26 Décembre 2014
Évoquant les esclaves noirs américains, Alexis de Tocqueville écrivait en 1835 : « Il y a un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal. À l’inégalité réelle que produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a sa racine dans les mœurs [...] Les Modernes, après avoir aboli l’esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du Blanc [1]. »
Si l’idéal républicain de modernité et de progrès proclame la justice sociale et l’égalité pour tous, force est de constater que cet idéal est ébranlé. L’universel – questionné par les féminismes, les études gaies, lesbiennes – que l’on savait masculin et hétérosexuel, doit être repensé aussi comme « Blanc [2] » à la lumière des études post-coloniales, celles des relations ethnico-raciales, ou des subaltern studies [3].
Si les mots de Tocqueville résonnent encore si fort c’est, d’une part, parce que ces stéréotypes sont toujours opérationnels et, d’autre part, parce que bien qu’ayant aboli l’esclavage et la colonisation, le long chemin de la déconstruction du préjugé de race [4] est semé d’embûches. Quant à celui de la découverte du « Blanc », il permet la mise en cause d’un universalisme, souvent aveugle à des inégalités de fait, et du système de privilèges qu’il suppose. Cette perspective permet d’avancer dans la compréhension de systèmes qui attribuent des avantages relatifs aux individus d’un groupe, au détriment d’autres groupes, et met à jour que « nous sommes tous et toutes une partie de ce que nous combattons [5] ». C’est à l’interprétation de ces deux points aveugles que je souhaite apporter une contribution.
Cet article est le fruit du constat que, si nous voulons vraiment comprendre le contexte racial du 21e siècle, nous devons réfléchir à notre appréhension à comprendre les modèles de racisme et de discriminations, pour ce qu’ils sont dans leur globalité. C’est-à-dire des rapports sociaux qui mettent en présence des dominant-e-s et des dominé-e-s, et où les stéréotypes empruntent de part et d’autre, à un champ commun de significations.
Bien entendu, je n’ai pas la prétention de répondre ici à cette globalité ; ce qui suit est une modeste tentative d’approcher et de montrer l’implication réciproque de ces groupes, dans des rapports sociaux où l’aliénation apparaît, dans la situation d’oppression – ici la racialisation –, comme l’attribut du dominé aussi bien que du dominant. C’est autour de cette interrogation, « parente pauvre » des recherches sur le racisme/anti-racisme, que je m’interroge. En décalant mon regard, pour aller voir là où les courants de pensée dominants (dans la recherche, comme au sein des mouvements sociaux) ne nous invitent guère à l’imagination et, à ce que j’aime à nommer le « vagabondage ».
Qui sommes-nous ? Le groupe « Race et Genre » [6]
Avant d’aborder ces questions centrales, j’aimerais expliciter d’où je parle. Si ma position sociale de « femme arabe, ou de culture arabo-musulmane », ne représente pas une condition suffisante, ni même toujours nécessaire, pour une compréhension de certains phénomènes étudiés, il est clair que celle-ci est pour le moins propice à une connaissance située [7].
Cette question est centrale au groupe « Race et Genre », qui travaille sur les intersections entre race et genre. Il rassemble des chercheuses qui travaillent depuis longtemps sur le racisme, sur les rapports sociaux de sexe, notamment au sein des populations dites « issues de l’immigration » d’origine maghrébine et africaine, et sur l’histoire du féminisme et des mouvements sociaux antiracistes, ici et à l’étranger. Mais notre spécificité vient du fait que ses membres sont toutes des « hybrides » : des personnes multi-ethniques, immigrées, ou dites « issues de l’immigration ».
Nos séances de travail mélangent regards sociologiques et historiques, avec autobiographies. Ces récits, où notre subjectivité, nos expériences peuvent se dire et devenir matériau pour l’analyse, sont devenus partie intégrante de notre équipe, voire l’un de ses aspects les plus riches.
Ce groupe de recherche fonctionne aussi comme une sorte de « une chambre à soi » intellectuelle, sans la menace ou le soupçon d’être traitées de « communautaristes ». C’est précisément nos réactions aux discours dominants qui nous ont unies au départ. Nous nous retrouvons souvent dans une sorte d’espace paradoxal dans la société française aujourd’hui. Par exemple, dans les débats sur le racisme/antiracisme, la laïcité, le conflit israélo-palestinien ou sur le hijab, nous rejetons toute injonction à choisir un camp, et de le choisir en fonction de notre « identité » supposée.
Ce point de vue s’apparente à la « Stand Point Theory » développée notamment par des chercheuses féministes noires américaines [8]. Leur apport contribue à démystifier l’objectivité scientifique des élites masculines et blanches, et relégitime la participation de ceux/celles qui sont souvent relégué-e-s aux marges et aux places de minorités témoignantes « porteuses de visions partielles et partiales qui surgissent de la diversité de leur vécu, de leur situation concrète et symbolique de minoritaires » (Juteau, 1999).
Bien que nous soyons prudentes vis-à-vis de la revendication d’un point de vue uniquement légitimé par « qui nous sommes », et reconnaissant les potentielles dérives essentialisantes d’une telle perspective, nos perceptions et positionnements s’avèrent souvent extrêmement différents des discours que nous entendons autour de nous. Et si cette position située nous permet d’entrouvrir des portes pour saisir certaines réalités sociales, il est évident que cela ne nous confère pas pour autant une quelconque supériorité.
Cela étant, nous estimons que notre point de vue mérite, pour le moins, une écoute attentive. On peut en effet penser que :
« Pour ce qui concerne notre domaine de recherche, le racisme et l’ethnicité, contrairement à ce qui s’est fait en France jusqu’à présent, il convient (donc) de prendre au sérieux les témoignages des minoritaires, comme source d’information privilégiée sur les processus de domination/subordination qui structurent l’ordre social. [9] »
Un (anti)-racisme sans race est-il possible ?
Évidemment, parler de race, c’est dangereux. L’idée de race naturalisée, associée à la domination et l’exploitation de certains groupes, et les idéologies meurtrières qu’elle a engendrées, fonctionnent aujourd’hui comme un repoussoir, pour le sens commun comme pour les sciences sociales. Mais suffit-il de gommer un mot, pour en faire disparaître ses effets pervers, et sa réalité ?
Rappeler ici l’absence de corrélation scientifique entre les caractéristiques physiques des personnes et leurs attributs est, à vrai dire, hors de propos. C’est une évidence sur laquelle il n’est pas utile, selon nous, de revenir. Et, lorsque nous parlons de race, nous ne donnons à cette idée aucun caractère biologique. Il s’agit d’une catégorie socialement construite – au même titre que le genre – changeante selon l’époque et les lieux. Différents groupes ont fait l’objet de racialisation, c’est-à-dire qu’ils ont été perçus par la société dominante comme appartenant à une « race » différente. Ce fut par exemple, le cas des Irlandais aux États-Unis, des ouvriers au 19e siècle, ou des Juifs et des Tsiganes pendant le régime nazi. Et il est indéniable que dans la société française actuelle, l’expression « français issus de l’immigration » désigne désormais de manière quasi-exclusive, quelque chose comme les « Arabes », et plus récemment les « Noirs ».
Si le « nouveau racisme », qui met en exergue, non pas la supériorité biologique de certaines races sur d’autres [10], mais les différences culturelles entre groupes ethniques, parait plus « soft », ses dégâts n’en sont pas moins considérables. Par un de ces tours de passe-passe lexical, on est passé de la biologie à la culture, et de la race à l’ethnie ou l’ethnicité, mais ces catégories aussi fictives et changeantes soient-elles, sont porteuses des mêmes stéréotypes, et des mêmes caractéristiques naturalisées. Et lorsqu’il est question de catégories qui unifient et homogénéisent des groupes et des populations hétérogènes, sous un même vocable : les « Asiatiques », les « Maghrébins », les « immigrés », on retrouve des typologies, fortement stigmatisées, inspiratrices de la pensée raciste.
Malgré l’euphémisation des termes, la perception que des différences irréductibles séparent les occidentaux « Blancs » de culture chrétienne, des non européens, « non Blancs », reste bien vivace [11]. Et cela a un impact réel et très concret sur la vie des gens et la façon dont est structurée la société. Comme il est dit dans la charte du groupe « Race et Genre » : « Nous estimons que le refus systématique d’employer cette catégorie nous rend aveugle à de nombreuses réalités sociologiques, psychologiques et historiques et par conséquent, invisibilise le racisme et ses dégâts [12] ».
Car, si les races n’existent pas, pourtant « la race n’est certes pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités » (Guillaumin, 1992 : 216).
Le caractère physique devient le signifiant de la différence radicale, sa manifestation tangible, car il existe « des races imaginaires » (Guillaumin, 2002). Ces caractéristiques, comme la couleur de la peau, les traits du visage, la forme des yeux ou la texture des cheveux, sont ensuite associées à des valeurs morales, sociales ou psychologiques, et peuvent devenir discriminantes [13].
Ces races, sont justement celles dont la recherche scientifique s’évertue à montrer qu’elles ne sont pas des races réelles. « Or, races imaginaires comme races réelles jouent le même rôle dans le processus social et sont donc identiques eu égard à ce fonctionnement : le problème sociologique est précisément là » (Guillaumin, 2002 : 92). Autrement dit, ce ne sont pas les différences visibles en tant que telles, mais la valeur que la société accorde à ces différences, qui est le fondement du rejet et de l’exclusion.
Le terme race doit donc être entendu ici dans son sens le plus large. Il englobe à la fois la couleur et une constellation de marqueurs souvent visibles, censés représenter l’appartenance ethnique, l’origine nationale, la religion et la culture.
Par exemple, il me semble qu’aujourd’hui en France, la question du port du hijab, fonctionne dans certains cas comme un système d’assignation, plus proche de l’idée de race, que d’une quelconque conception spirituelle. Il devient parfois la marque visible d’une différence quasi irréductible.
Pour résumer, c’est l’objet social « race » qui nous intéresse, et les relations raciales qui doivent retenir notre attention. Objet social qui renvoie à un ensemble complexe, qui relie dans un même mouvement, l’idée d’altérité, de rapport au pouvoir, et celle de marque physique.
Connaître le racisme, c’est certes en analyser la production, les processus de formation et de renouvellement [14]. Des travaux existent, qui mériteraient d’être davantage développés.
Mais, c’est aussi se doter d’instruments de mesure, pour questionner l’accès au travail, au logement, aux loisirs, à l’école, etc. Lever les tabous sur l’idée de race, c’est ouvrir la possibilité de travailler sur une analyse systémique des inégalités, c’est permettre que des données existent pour rendre compte des discriminations racistes. Mais cette question, qui fait depuis quelques années l’objet de politiques publiques et de dispositifs spécialisés, continue à être perçue en terme de réparation individuelle [15] plutôt qu’en terme sociétal [16].
Globalisation et racialisation
L’histoire de la colonisation par les pays européens, et celle de l’esclavage transatlantique, sont indissociables de l’histoire du racisme. Et aujourd’hui, la constitution de la forteresse Europe, avec le sort réservé aux immigré-e-s, exilé-e-s et autres réfugié-e-s, très souvent, mais pas exclusivement en provenance d’anciennes colonies, semble être un exemple significatif de ces processus de racialisation. C’est-à-dire la construction de hiérarchies sociales et ethnico-raciales, caractérisées par des rapports de domination et de subordination, entre des groupes inégaux. Cette racialisation, convergeant, aujourd’hui comme par le passé, avec des intérêts économiques, est mondialisée, dans la mesure où elle s’incarne dans la division et la stratification des ressources et des pouvoirs à l’échelle mondiale [17]. Certains auteurs utilisent la notion « d’apartheid global » pour décrire ces inégalités économiques où richesses et pouvoir sont structurés par le genre, la classe et la race (Booker ; Minter, 2001).
Autrement dit, les « Blancs » ne sont certainement pas à regarder comme une communauté, ni comme un groupe ethnique ou racial, en tant que tel, mais davantage comme représentant quelque chose qui symbolise de près ou de loin, le capitalisme, l’oppression, sans évidemment s’y réduire. Se profile dès lors, une « ligne de couleur » qui traverserait tous les continents [18]. « Plus que jamais il n’y a, au sens fort, que "deux races", dont la marque sociale est d’autant plus contraignante que la réalité biologique en est plus fantasmatique : les Blancs (ou les Nordistes) et les non-Blancs (ou les Sudistes) » (Balibar, 1992). Comme le souligne encore Etienne Balibar, personne ne sait exactement, ni ce qu’est un « Blanc », ni ce qu’est un « non-Blanc », mais la ligne de clivage est partout perceptible, et ne sera sûrement pas atténuée par les récents, et probablement durables, phénomènes de migrations (Balibar, 1992).
Aussi, plutôt que d’en appeler au réductionnisme idéologique d’une telle approche, il me semble plus stimulant de se dire d’une part que cette « color line » ne constitue pas à elle seule le « moteur de l’histoire ». Et d’autre part, puisqu’elle se donne à voir peu ou prou, qu’elle nous engage à un effort de questionnement (y compris sur nous-mêmes), et d’interprétation.
Les « whiteness studies » ou la construction de la blanchité
« On dit des noirs qu’ils sont noirs par rapport aux blancs, mais les blancs sont, tout court, il n’est pas sûr d’ailleurs que les blancs soient d’une quelconque couleur », écrivait déjà Colette Guillaumin en 1978.
Si certain-e-s chercheur-e-s emploient le mot blanchitude pour traduire le mot whiteness, nous préférons celui de blanchité. Comme le fait remarquer Judith Ezekiel [19], blanchitude est calqué sur le mot négritude, mouvement littéraire et artistique qui cherchait à valoriser les aspects positifs de la culture ou de l’identité noire. C’est sur ce modèle, nous rappelle J. Ezekiel, que Marie Jo Dhavernas (1978) a utilisé le mot féminitude pour désigner ce féminisme qui valorisait une soi-disant « nature » féminine (qu’on a plus tard appelé différentialisme ou essentialisme). La blanchitude, dans cette logique, ne pourrait être qu’une affirmation de ce qui serait positif dans une culture « blanche », ce qui est parfaitement contradictoire avec le concept développé ici.
La blanchité est bien sûr une catégorie fictive, et comme d’autres catégories d’analyse référant à des identités ethnico-raciales, elle n’a aucun fondement biologique. Cependant, elle est un fait social, qui comporte des conséquences réelles en termes de distribution de richesses, de pouvoir et de prestige. L’originalité de ce concept repose sur le changement de perspective qu’elle propose, c’est-à-dire qu’aussi longtemps que les « Blancs » ne seront pas nommés et perçus comme un groupe « racial » (au même titre que tous les autres groupes), alors le « Blanc » sera la norme, le standard, l’universel : « Other people are raced, we (white people) are just people [20] », et les autres groupes, d’éternelles minorités renvoyant au particulier, au spécifique [21].
C’est à partir de ces prémisses que sont nées les Whiteness Studies en Amérique du nord notamment [22]. Un certain nombre de chercheur-e-s ont donc pris comme objet l’idée de construction de la « race blanche » et l’étude de son impact dans la société. Une partie de ces études portent sur les « privilèges des Blanc-he-s », c’est-à-dire sur la différence de pouvoir entre « Blanc-he-s » et « non-Blanc-he-s », et sur les avantages relatifs que les « Blanc-he-s » ont pris l’habitude de considérer comme allant de soi. Tous/toutes les « Blanc-he-s », dans ce sens, bénéficieraient d’un certain nombre d’avantages relatifs, liés à leur condition de « Blanc-he », bien que leur ampleur et leur degré changent en fonction d’autres variables comme le sexe, le statut socio-économique, l’âge, la capacité physique, etc.
Est-il besoin d’insister sur le fait qu’il n’existe pas de dimension moralisante dans cette approche ? Pourtant, bell hooks [23] note pour sa part combien les gens sont à la fois surpris et furieux dès lors que l’on prête attention à la blanchité, dès lors qu’ils/elles sont vu-e-s comme des « Blanc-he-s », par des « non-Blanc-he-s ». Ces réactions proviennent sans doute du trouble causé par une perspective qui bafoue la croyance largement partagée en une universalité généreuse (we are all just people), non exempte d’un sentiment de culpabilité, et qui suffirait à faire disparaître le racisme.
Car, a contrario des thèses (plus ou moins ouvertement racisantes) sur les risques de fragmentation de notre société, liés aux revendications identitaires qui menaceraient l’indivisibilité et l’unicité républicaine, d’autres admettent que nous vivons à présent dans des sociétés pluri ou multi-culturelles, où co-existent des identités multiples, hybrides. Dans cette optique, l’ère du métissage (Laplantine ; Nouss, 1997), libérée de toute mixophobie [24], serait devant nous, entraînant avec elle la disparition de toute hégémonie ethnico-raciale que cette idée sous-tend. Mais cet horizon semble un peu lointain, à ceux et celles qui vivent le racisme et les discriminations au quotidien [25].
L’aveuglement à la couleur (color blindness), ou à la race, loin d’être une façon de se libérer du racisme, devient au contraire une arme utilisée par le groupe dominant, pour invisibiliser les privilèges et, protéger et pérenniser sa position de privilégié.
L’invisibilité des « privilèges blancs »
Lors d’une discussion avec un proche, militant anarchiste et anti-raciste de longue date, quand je lui parle de l’importance de la race dans nos cadres conceptuels et dans les stratégies des mouvements sociaux, il me rétorque : « Faut-il rappeler que l’oppression n’a pas de frontière, et que les opprimés n’ont pas de couleur ? » Cette déclaration sincère, me semble néanmoins symptomatique de l’aveuglement à la couleur, et de la difficulté à penser ses propres privilèges.
Interroger les « privilèges blancs » serait, m’a-t-on dit à plusieurs reprises, une question mal posée, parce qu’elle oppose les opprimé-e-s, au lieu de les rassembler. Cette lecture, qui s’insère dans un héritage intellectuel français marxiste, et qui identifie la classe, plutôt que la race (ou d’autres variables), comme déterminant essentiel des expériences des individus, alors qu’il y a une évidence du contraire, doit être interrogée.
Cesser de concevoir une blanchité faussement neutre et désincarnée, et plaider pour une blanchité située, qui ferait la part de cette position de dominance dans l’espace social, serait le projet « of making whiteness strange [26] », et de la rendre – parce qu’inexplorée – étrange et insolite.
C’est l’expérience qu’a réalisée Peggy McIntosh. Dans un article [27] qui fait aujourd’hui référence, elle se questionne sur les « privilèges des blancs ». Elle souligne le fait qu’on enseigne avec soin aux « Blanc-he-s » à ne pas reconnaître leurs privilèges, tout comme les hommes sont socialisés à ne pas reconnaître leurs avantages liés à leur condition d’individu de sexe masculin. On pourrait rajouter à cette liste les hétérosexuel-le-s.
Elle explique qu’elle s’est attachée à la couleur de peau, plus qu’à la classe sociale, la religion ou le statut ethnique, bien que tous ces facteurs soient bien sûr très liés. On peut faire l’hypothèse que le contexte de la société américaine, anciennement ségrégationniste et marquée par l’esclavage, explique sans nul doute l’importance de la couleur de peau, comme caractéristique des processus de catégorisation de l’autre, de sa labellisation. De plus, si cet attribut n’est certes pas la seule cause de racisme, il tient une place importante dans la définition de l’identité ethnico-raciale, et a une signification toute particulière, dans une société où l’on accorde autant d’importance au visuel et à l’image, donc au visible.
C’est ainsi que P. McIntosh définit les privilèges de la peau blanche (white skin privileges), comme un pack invisible chargé de biens immérités sur lesquels elle peut compter dans sa vie quotidienne, mais au sujet desquels, elle était supposée demeurer inconsciente : « Je pense que les Blancs ont été consciencieusement éduqués pour ne pas reconnaître le "privilège de la peau blanche", tout comme les hommes ont appris à ne pas reconnaître les privilèges masculins. C’est ainsi que j’ai commencé à chercher (de manière intuitive), ce qu’est un "privilège de la peau blanche". J’en suis arrivée à percevoir ce privilège, comme un paquet invisible obtenu sans aucun mérite, et contenant des provisions sur lesquelles je peux compter chaque jour, paquet qu’on me "signifierait" de toujours oublier. Le "privilège de la peau blanche", c’est en fait un sac à dos invisible et sans poids, rempli de fournitures spéciales, cartes, passeports, carnets d’adresses, codes, visas, vêtements, outils et chèques en blanc » (McIntosh, 1989).
Elle dresse ainsi une liste de cinquante privilèges qu’elle a pu identifier [28], comme par exemple « si je suis convoquée par le/la professeur-e de mon enfant, je ne crains pas qu’il/elle soit raciste », ou encore « je trouve partout du maquillage ou des pansements couleur "chair", qui s’accordent à ma couleur de peau ».
Un outil pour la singularité contre l’universel ?
Au sein du groupe Race et Genre, frappées par la pertinence du propos, nous avons décidé de créer un outil de conscientisation, pour rendre visible les systèmes d’oppression, dans une perspective anti-raciste et anti-sexiste. Voici un extrait de ce que j’écrivis : « La découverte de cet outil a été pour moi comme une véritable "révélation" : celle d’un renversement de perspective qui se présentait à moi pour la première fois ! [...] Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’était la première fois que je le ressentais aussi clairement, et sans ambiguïtés ».
Nous avons décidé d’étendre les énoncés à des formes de privilèges de genre, comme : « si je n’ai aucune crédibilité en tant que patron-ne ou porte-parole d’un groupe, jamais je ne penserai que c’est à cause de ma "race" ou mon sexe », ou bien : « je peux marcher seul-e dans la rue à n’importe quelle heure sans avoir peur ».
Nous avons également aménagé l’outil en essayant de l’adapter à notre réalité française. Puisque nous sommes « non Blanches », nous avons eu du mal, lors de l’adaptation de l’outil aux réalités du contexte français, à formuler des privilèges : évidemment, nous pensions les choses d’abord en termes de discriminations. Nous avons donc dû subvertir la posture adoptée par Peggy McIntosh, réflexion d’une femme blanche, pour des « Blanc-he-s ».
Cela donne concrètement : « je peux être premièr-e de la classe, ou gagner un prix, sans être présenté-e comme un modèle d’intégration » ou : « Quand j’entre dans une pièce où va se décider mon avenir professionnel ou financier, je n’appréhende pas d’être la seule personne de mon sexe ou de ma "race" », ou encore : « Je peux avoir une odeur corporelle forte, manger avec les doigts, mâcher du chewing-gum bruyamment, ou encore parler fort sans m’inquiéter d’entacher la réputation des gens de ma "race" ».
Cet outil donne sens à cette conscience de l’oppression raciste, que j’ai parfois éprouvée lors de situations très concrètes (recherche d’appartements, de boulots, interactions quotidiennes diverses, surtout dans les commerces...). Ce sentiment, comme l’a si bien décrit Sandra Lee Bartky (1976), peut être parfois voisine d’une certaine paranoïa. Cet e xemple : « Si je suis contrôlé-e dans un lieu public, je suis certain-e que ce n’est pas en raison de ma “race” », exprime bien cet avantage relatif que connaissent les dominant-e-s, non-racisé-e-s.
Mais essayons de décrire un peu mieux cette idée de « privilège ». Prenons l’énoncé suivant : « je peux être premièr-e de la classe, ou gagner un prix, sans être présenté-e comme un modèle d’intégration ».
Au premier abord, il peut paraître abusif de parler de privilège dans cette situation. D’abord, parce qu’il n’existe pas de référence directe à une discrimination, ensuite parce qu’on peut considérer que l’enfant ou l’adolescent-e en face, n’est absolument pas responsable de la situation. Si son/sa camarade de classe, sénégalais-e, algérien-ne, vietnamien-ne, tsigane, etc. réussit scolairement, on peut considérer que c’est une chance d’être présenté-e comme exemplaire, ce n’est donc pas si terrible. Quel avantage pouvons-nous donc y déceler pour l’enfant ou l’adolescent-e non racisé-e ?
Tout d’abord, l’avantage de n’être pas « nommé-e », catégorisé-e. Or dans un contexte de relations raciales, la catégorisation, qui fait référence implicitement à un « point zéro » (supposé neutre, non-dit, et impensé), est souvent associée à une position dominante, et s’accompagne d’une hiérarchisation.
C’est ensuite, celui d’être considéré-e comme un individu, et non comme représentant-e de son supposé groupe d’appartenance. En effet, une caractéristique du racisme est de nier l’individualité des personnes minorisées, et de les définir d’abord en référence à leur groupe réel ou supposé.
A contrario, l’enfant ou l’adolescent-e racialisé-e qui réussit, est vu-e comme une « anomalie », puisqu’on suppose ses capacités moindres, en raison de ce qu’il/elle est (sa race en l’occurrence, ou sa classe). En l’état actuel de nos réflexions, il me semble que si l’enfant blanc en face, ne fait que jouir de son droit d’être regardé comme un individu, l’agglomérat de ses droits, mis en relief par leur absence chez les personnes altérisées, constitue une situation privilégiée.
Enfin, cette simple phrase, met à jour la rhétorique intégration/assimilation qui continue à nourrir tous les débats – intellectuels ou politiques – sur la présence de certain-e-s immigré-e-s et de leurs descendant-e-s, en France ou en Europe. Cet énoncé, ainsi que d’autres, permettent de montrer toutes les micro-agressions invisibles, contenues dans le fait de vouloir repérer le degré, ou le niveau d’intégration d’un individu ou d’un groupe, et de lui délivrer un certificat de bonne ou mauvaise conduite en conséquence.
Mais au-delà des avantages – et préjudices – individuels au quotidien, ces logiques renvoient également à des avantages plus systémiques, comme l’accès à l’emploi, aux ressources économiques : « quand je cherche un logement, que j’ai l’argent et les garanties nécessaires, je peux être sûr-e de pouvoir louer ou acheter dans n’importe quel quartier », ou « quand j’entre dans une pièce où va se décider mon avenir professionnel ou financier, je n’appréhende pas d’être la seule personne de mon sexe ou de ma « race », à la sphère politique, la représentation dans les médias (et pas uniquement la TV !) : « Je peux trouver très facilement et n’importe où, des livres d’images, des cartes de vœux, des poupées, des jouets, ou des livres d’enfants qui représentent des gens de ma "race" », la sécurité physique : « je n’ai pas besoin de conscientiser mes enfants sur le racisme pour leur propre protection quotidienne », ou la place accordée à l’histoire de sa culture, sa langue maternelle [29], etc. à l’école.
En dévoilant des logiques invisibles, lors d’interactions quotidiennes auxquelles tout le monde peut se trouver confronté, il permet un dépassement de la posture d’extériorité, liée au fait de n’être pas soi-même victime, ou acteur/actrice de racisme. « Enfin » avais-je encore écrit à l’époque, « le regard se centrait sur les dominant-e-s, et pas sur les victimes du racisme », enfin, j’avais le sentiment que l’expérience du vécu de l’altérité se trouvait renversée. « Enfin, ce n’était pas encore et toujours sur moi, sur "nous" que le regard se posait... »
Lors des ateliers que nous avons animés, cette expérience a bien sûr provoqué des réactions diverses, allant de l’adhésion à la règle du jeu, à des attitudes plus circonspectes, voire réticentes, surtout en ce qui concerne l’idée de race.
En premier lieu, nous avons observé une résistance à penser ses propres privilèges ; elle se manifeste par deux attitudes que l’on a retrouvé lors des différents ateliers. Premièrement, la tendance à re-basculer sur les victimes du racisme : le regard et la discussion se tourne naturellement vers le/la dominé-e. Deuxièmement, l’aveuglement à la race/couleur : le débat se déplace sur d’autres critères comme le nom, la nationalité...qui bien sûr sont importants, mais cela résonne parfois comme un refus d’accepter que les marques visibles, comme la couleur de peau, jouent actuellement un rôle important dans les processus de différenciation.
Jusqu’ici, il n’est toujours pas question de réfléchir à des avantages dont on bénéficie, sans même en avoir conscience ; il est toujours question de l’autre. Colette Guillaumin évoque à ce propos ce qu’elle nomme la « cécité logique », c’est-à-dire la réduction d’une situation à un seul de ses éléments. Ainsi en France à l’heure actuelle, la « question noire [30] » est à l’ordre du jour, mais ne s’agirait-il pas davantage, comme le disaient les militant-e-s du Black Power, de « problème blanc » ? Car en effet, « Il n’y a pas de communauté noire en France, sinon dans le regard du Blanc. Ce qui nous unit, nous les Noirs en France, ce n’est pas une culture commune. Un Antillais, un Sénégalais ou un Malien n’ont pas la même culture. Non, ce qui nous unit, c’est simplement d’être Noirs en France, avec tout ce que ça signifie de ségrégation, de racisme et d’humiliation » (Sagot-Duvauroux, 1994).
L’autre caractéristique consiste en un sentiment de culpabilité, mêlé d’impuissance ; deux comportements se retrouvent ici. Le premier consiste à rappeler des pages d’histoire ou des « Blanc-he-s » se sont solidarisé-e-s avec des opprimé-e-s dits « de couleur » (par exemple, des porteurs de valises aux côtés des Algérien-ne-s, pendant la guerre d’Algérie). Comme si les énoncés des privilèges ci-dessus, de par leur simple formulation, signifiaient la négation de toutes les actions, pratiques, et alliances anti-racistes. Comme s’il fallait, dans un même mouvement, prouver son anti-racisme, et montrer qu’il n’existe pas de supériorité morale chez les opprimé-e-s.
Le second est de relater des cas, où l’on s’est senti soi-même opprimé-e (c’est très souvent la classe qui est citée). Comme si, réintroduire le fait qu’il existe d’autres oppressions, exonèrerait, ou délesterait des « privilèges blancs ».
Or, s’il est incontestable que des personnes « blanches » sont pauvres, de milieu populaire, et ne bénéficient pas de fait, des privilèges d’une position sociale et économique dominante, elles bénéficient tout de même, en moindre proportion, de certains avantages relatifs des « Blanc-he-s ».
D’autres participant-e-s déplacent le débat sur d’autres formes d’oppression, comme un « look » marginal (tenue vestimentaire, piercing, tatouages, etc.) qui fait perdre certains privilèges. C’est ce qu’exprimait, à Toulouse, un jeune étudiant lors d’une manifestation anti-CPE du printemps dernier [31], au cours d’une conversation sur les phénomènes d’exclusion et de discrimination. Ce à quoi, un autre jeune homme arabe lui rétorque : « Oui, toi bien sûr, tu peux te couper les cheveux et ça passe, mais moi qu’est-ce que tu veux que je fasse... que je me frotte à l’eau de javel pour blanchir ma peau ? »
Ceci est une caractéristique de ce que nous appelons des privilèges – ou des différences – non-discrétionnaires : alors que les privilèges discrétionnaires peuvent être définis comme des avantages, que je choisis d’exercer ou non, les privilèges non-discrétionnaires sont des avantages que je possède sans avoir à le décider, qui me sont octroyés de fait, par ma seule appartenance au groupe dominant.
Car, on ne peut pas traverser, ou franchir certaines frontières aussi aisément : les « Noir-e-s », par exemple, ne peuvent pas changer la couleur de leur peau. Il n’existe donc pour certains membres d’une race subordonnée, aucun moyen de se soustraire à l’oppression raciale.
Présomptions et préjugés : les deux revers d’une même médaille
Au-delà des formes actives, aisément repérables, que prend l’oppression raciste, il reste à caractériser la dimension invisible des privilèges. Si l’on prend le temps de considérer ce que signifie qu’être membre d’un groupe dominant, et au-delà de la neutralité universelle, cette dimension invisible peut être classée en trois grandes catégories.
La première serait une présomption d’innocence octroyée aux « Blanc-he-s », avec son symétrique, une présomption de culpabilité chez des « non-Blanc-he-s », souvent intériorisée. Une anecdote permet de comprendre ce processus : un collègue me rapporte qu’il était chez lui (il habite une ville moyenne) et qu’entendant du bruit, il se met à la fenêtre. Aussitôt, deux jeunes garçons, visiblement arabes, qui se trouvaient dans la rue, lèvent aussitôt les mains en disant : « On n’a rien fait, Monsieur... ! ». L’affaire des jeunes gens morts à Clichy-sous-Bois [32] en est la forme la plus tragique, elle révèle qu’être un jeune homme, souvent pauvre, « noir » ou « arabe », et être soupçonné d’être potentiellement délinquant, est loin de constituer un phénomène isolé.
La deuxième renvoie à une « valeur » accordée aux dominant-e-s (être traité-e avec considération), son corollaire étant une présomption de médiocrité, qui entraîne du mépris et à l’extrême, réactive l’imagerie du « sauvage », du « barbare ».
Enfin, les « Blanc-he-s » bénéficient largement d’une présomption de compétence, avec comme revers l’incompétence légendaire des « non-Blanc-he-s » (le « travail d’Arabe », ou le « Noir paresseux » en sont des exemples).
Le problème n’est pas seulement que ces présomptions soient attribuées à certaines personnes, et pas à d’autres, uniquement pour ce qu’elles sont. La difficulté est de prendre conscience d’une part, de ce que chacun-e dispose dans son « sac à privilèges », et d’autre part, que d’autres peuvent a contrario en subir des préjudices, des souffrances ou des difficultés. Car en effet, combien d’hommes sont bouleversés par les avantages systémiques liés à leur sexe ? Combien d’hétérosexuel-le-s ont conscience de l’hétéronormativité qui irrigue toute notre société et ses valeurs ? Combien de « Blanc-he-s » le sont par les « bénéfices secondaires » liés au racisme ?
Les « Blanc-he-s » seraient amené-e-s à accepter de diminuer, non pas leurs droits, mais leurs chances d’obtenir certaines denrées rares, comme du travail, de la reconnaissance, etc. On peut faire un parallèle avec un exemple cité par M. Kimmel lors d’une conférence : à la remarque faite par des hommes, disant que « les femmes prennent leur boulot », il répond : « Mais qui vous a dit que c’était vos emplois ? »
In fine, cette perspective permet non seulement de montrer que si des « Blanc-he-s » ont des « sacs à dos » invisibles et sans poids, remplis de passe-droits, les « non-Blanc-he-s » ont en revanche une lourde charge à porter. Mais aussi de faire sauter le verrou d’un principe d’irréversibilité, lorsqu’il est question de justice sociale et d’égalité. Bref elle prétend remanier la place octroyée à chaque individu, au sein de l’espace social.
Dire, ou ne pas dire ?
Faut-il parler de la peau blanche et de ses privilèges associés ? Est-ce une variable pertinente pour penser les dominations ? Comment les « Blanc-he-s » peuvent-ils se dirent blanc-he-s [33] ?
Comme le montre brillamment Colette Guillaumin, le majoritaire ne se nomme pas, il est défini en creux, par ce qu’il n’est pas : noir, jaune, juif, femme, arabe, homosexuel, handicapé, etc. Elle écrit : « Le groupe adulte, blanc, de sexe mâle, catholique, de classe bourgeoise, sain d’esprit et de mœurs, est donc cette catégorie qui ne se définit pas comme telle et fait silence sur soi-même. Elle impose aux autres cependant à travers la langue sa définition comme norme, dans une sorte d’innocence première, croyant que "les choses sont ce qu’elles sont" » (Guillaumin, 1992 : 294). Car si les minorités (sexuelles, ethnico-raciales...), les « marges » mettent en avant leurs particularismes ou leurs différences, le « centre » lui n’est jamais nommé.
Comment les « Blanc-he-s » peuvent-ils se dirent blanc-he-s ? Car voilà un terme très déplaisant, pour les « Blanc-he-s » : leur infinie diversité – symétrique de la prétendue homogénéité des groupes minorisés – s’efface au profit d’une caractéristique commune.
A l’inverse des dangers de l’aveuglement à la race, le danger de réification des groupes minorisés perçus comme éternellement autres nous menace en permanence, et nous contraint à une vigilance lexicale perpétuelle. Par exemple, l’expression « femmes des quartiers » devient une marque de différence, qui témoignerait de ce qui dépasse l’expérience des femmes « blanches ». Cette unicité reconstruite de la catégorie « femmes des quartiers » (ou encore celle aujourd’hui très en vogue de « femmes de couleur [34] ») implique souvent le nivellement des différences qui existent parmi elles, et donc une nouvelle construction de stéréotypes.
Le risque de dérive essentialiste, qui menace les approches binaires du social, suppose de ne pas formuler d’opposition radicale entre des blocs homogènes (des « Blanc-he-s » / des « Noir-e-s »). Comment dès lors dire ou ne pas dire, la « Femme », le « Noir », le « Blanc », l’« Africain », l’« Antillais », l’« Arabe », le « Tsigane », le « Juif », le « Musulman », etc. ?
Même si elles sont basées sur les affirmations des personnes concernées, ou sur des représentations, ces catégories ne manqueront pas de rappeler, de triste mémoire, certains tableaux en fonction du phénotype et du taux de mélanine. Le risque de sombrer dans une idéologie coloriste est réel.
Et comment définir qui est « Blanc-he » ? Car la catégorie « Blanc » comme construction sociale et historique n’est pas statique, comme le montrent les travaux existant sur cette question. Mais dans le contexte français, quel rôle joue le processus d’assimilation dans cette histoire ? Si tant est que l’on puisse effectivement politiser le terme de « blanchité » pour penser ces questions, dans un contexte où il n’existerait ni « Blanc-he-s », ni « Noir-e-s », mais uniquement des citoyen-ne-s.
Si nous pensons que le critère de blanchité est opérationnel, avec toute la fluidité nécessairement associée à cette catégorie de pensée, son efficience réside dans le fait de saisir à bras le corps certains tabous (le rôle joué par les mots et leurs signifiés), et de rompre avec notre frilosité dès qu’il est question de racisme et de rapports de pouvoir, surtout lorsque ce débat est imposé par les opprimé-e-s.
Au fond, « ce n’est pas d’un surplus de tabous et d’évitements symboliques que nous avons besoin, mais d’une élévation de nos exigences critiques, et de leur exercice effectif » (Taguieff, 1992).
L’impensé des privilèges et le concept d’intersectionnalité
En définitive, une réflexion sur la blanchité est nécessaire, si l’on veut comprendre la structure de la domination dans les rapports sociaux racialisés, sans l’isoler d’autres variables tout aussi déterminantes. Car elle n’est évidemment pas suffisante, pour rendre compte des articulations des rapports sociaux structurels, et des combinatoires multiples qui existent dans les interactions sociales entre individus.
Si les études féministes, soutenues par le mouvement des femmes, a réussi à imposer de haute lutte intellectuelle une rupture épistémologique à propos des structures de la domination masculine, la prise de conscience équivalente en ce qui concerne le racisme structurel reste à faire, aussi bien pour le sens commun, que dans la recherche en France.
Mettre l’accent sur la couleur de la peau, l’origine, la culture, l’ethnie, la « race », ne signifie pas pour autant que c’est la source unique et première, de toutes les exclusions sociales. D’où la nécessité de refuser autant la concurrence des systèmes d’oppression, qu’une approche en « sandwich », pour réfléchir aux croisements, aux imbrications, des catégories de sexe, classe et race, et saisir toute la complexité des rapports sociaux, en mettant à jour leurs contradictions [35].
Une voie prometteuse est celle de la Critical Race Theory [36], et notamment celle ouverte par Kimberlé W. Crenshaw qui introduit le concept « d’intersectionnalité » pour faire une analyse du point de vue des personnes sujettes à de multiples oppressions. Elle utilise l’analyse intersectionnelle pour mobiliser une « méthodologie qui essaie de mettre fin aux tendances à concevoir la race et le genre, comme des catégories exclusives ou séparables » (Crenshaw, 1991 [37]). Ces outils conceptuels qui fonctionnent ensemble de façon dynamique et systémique, sont utilisés par K. Crenshaw pour traiter de la question des violences contre les « femmes de couleur ». Mais ils peuvent être appliqués à d’autres situations, pour mettre en évidence comment les marqueurs de sexe, race, classe, s’appliquent à un individu donné [38].
En employant cette construction méthodologique, elle fait la démonstration qu’on ne peut pas regarder les effets du sexisme et du racisme de manière séparée. L’idée d’intersectionnalité postule que décrire le vécu des personnes confrontées au racisme et au sexisme, comme une simple addition d’oppressions n’est pas suffisant. Le croisement de ces deux oppressions provoque et crée une nouvelle forme d’oppression, une identité intersectionnelle qui renforce les processus de marginalisation.
Vous l’avez à présent compris, pour celui ou celle, qui bénéficie de privilèges ou d’avantages fondés sur la race, le sexe, la classe, l’orientation sexuelle, l’âge, la capacité physique, cette situation est tout simplement normale, évidente, impensée.
Dès lors, passer du niveau de l’évidence non questionnée, à un niveau de réalité sociale explicite, pour arriver enfin au niveau du politique, voilà peut-être le rôle d’une sociologie, consubstantielle de l’idée de démocratie.
Bibliographie
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- Crenshaw, Kimberlé Williams (1991). « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43:1241, pp. 93-118. Pour une version française raccourcie, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre, 39/2005, pp. 51-82.
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- Poiret, Christian (2005). « Articuler les rapports de sexe, de classe et interethniques : quelques enseignements du débat nord-américain », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 21, n°1, pp. 195-226.
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- Taguieff, Pierre-André (1988). La force du préjugé. Paris : La Découverte.
- Taguieff, Pierre-André (1992). « Du racisme au mot "race" : comment les éliminer ? », Mots-Les langages du politique, n°33, pp. 215-239.
- Tocqueville (De), Alexis (1835). De la démocratie en Amérique. Edition électronique : Les classiques des sciences sociales.
Horia Kebabza
P.S.
Texte publié initialement dans la revue Les cahiers du CEDREF n°14, « (Ré)articulation des rapports sociaux de sexe, classe et "race" », en 2006 (revue rattachée au Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes de l’Université Paris-Diderot / Paris VII).
Pour contacter l’auteure : hk[at]autan.org
[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835, p. 161 : édition électronique, Les classiques des sciences sociales.
[2] Les catégories sociales « Blancs », « Noirs », ainsi que celles utilisées plus loin de « Maghrébins », « Juifs », « Asiatiques », « Arabes », « Tsiganes » etc. sont des catégories du registre ethniste et/ou raciste. Elles sont écrites avec une majuscule la plupart du temps dans ce texte pour rappeler que le sens commun les met en rapport, dans leur usage, avec des catégories censées décrire une réalité objective : la majuscule n’implique pas une caution sociologique de ces catégories. Cependant, leur mise entre guillemets permet la mise en évidence de leur caractère transitoire pour les besoins de l’analyse.
[3] Pour une présentation synthétique de ce courant de pensée indien, voir un article du Monde diplomatique de Partha Chatterjee, « Controverses en Inde autour de l’histoire coloniale », février 2006.
[4] Je n’utiliserai dorénavant pas de guillemets pour le mot race, sauf quand il est susceptible d’être confondu avec une catégorie descriptive. Cela me permet de souligner qu’il s’agit d’une construction sociale, au même titre que le genre, et de rappeler la fiction qu’il renferme en termes biologiques, tout en montrant l’existence et l’importance des effets sociaux et politiques de cette notion. J’y reviens plus loin dans le texte.
[5] Je reprends à mon compte cette citation d’un groupe féministe autonome danois, le texte intégral est ici.
[6] Ce groupe créé en 2003, est issu de l’atelier « Le féminisme face aux racismes et antisémitismes » du IIIe colloque international de la recherche féministe francophone : « Ruptures, résistances et utopies », Toulouse, septembre 2002. Cet article, bien que je sois seule à l’avoir écrit, est le fruit de nos réflexions et travaux de groupe, il est donc aussi collectif ; je tiens à remercier tout particulièrement Saloua Chaker, Judith Ezekiel, Fatiha Majdoubi et toutes celles avec qui nous avons eu des échanges.
[7] L’apport de l’épistémologie féministe est en ce sens précieux, dans la mesure où elle nous montre que toute connaissance est partielle, partiale et située. Le dire est une chose, accepter d’en tirer toutes les conséquences sociologiques concrètes, à la fois sur les recherches et les chercheur-e-s, en est une autre...
[8] Dont Patricia Hill Collins, bell hooks, Barbara Smith, etc.
[9] Christian Poiret (2005). « Articuler les rapports de sexe, de classe et interethniques : quelques enseignements du débat nord-américain », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 21, n°1, pp. 195-226. Cependant, en contradiction avec ce qu’il écrit, M. Poiret, homme blanc français, qui écrit sur le savoir situé et le black feminism, ne se situe pas lui-même. Et, l’accueil réservé à notre point de vue sur les privilèges – la question était mal posée, nous a-t-on dit... –, lors d’une séance de séminaire à Paris en avril dernier [2006], a été ressentie comme « méprisant », et non pris « au sérieux » par l’ensemble des participantes du groupe « Race et Genre ». Sans préjuger de sa validité, ni de son caractère systématique, il est tout de même symptomatique, que les privilèges « blancs » apparaissent souvent, comme une question tout à fait pertinente, à des femmes chercheures noires ou arabes par exemple. Pour une approche critique de l’utilisation du black feminism en France, voir Judith Ezekiel, « Le Black Feminism : la blanchité de la première vague du féminisme américain et son instrumentalisation en France », communication à la conférence internationale « Les "Etudes Genre" : enjeux scientifiques et effets sociaux », 7 juillet 2006, Université de Toulouse le Mirail.
[10] On peut cependant se demander si l’idéologie raciste ou le racisme doctrinal ont vraiment totalement disparu.
[11] Pour mémoire, en 1991, après les « bruits et les odeurs » dont les immigré-e-s se rendaient coupables à ses yeux, Jacques Chirac, président de la République Française, ajoutait : « Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose. C’est peut-être vrai qu’il n’y a pas plus d’étrangers qu’avant la guerre, mais ce n’est pas les mêmes et ça fait une différence. Il est certain que d’avoir des Espagnols, des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d’avoir des Musulmans et des Noirs. » (C’est moi qui souligne.)
[12] Charte du Groupe « Race et Genre », 2003.
[13] C’est bien pourquoi l’antisémitisme a trouvé des traits typiques du « Juif » comme la forme du nez, par exemple.
[14] En effet, un sondage réalisé par l’institut CSA (sur un échantillon représentatif de 1 011 personnes interrogées en face à face du 17 au 22 novembre 2005) montre une banalisation du racisme. Un Français sur trois se déclare raciste, ce qui marque une augmentation de 8 % par rapport à 2004. Et, sans doute plus inquiétant encore, 63 % estiment personnellement que « certains comportements peuvent justifier des réactions racistes ». Rappelons également que les condamnations pour discriminations ethniques ou raciales (concernent la fourniture d’un bien ou d’un service, ou l’accès à l’emploi) restent dérisoires en France : 12 en 2001, 29 en 2002, 20 en 2003. Ces chiffres sont issus des rapports de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) qui publie tous les ans un rapport sur le racisme et l’antisémitisme en France.
[15] Cette approche de réparation individuelle aux victimes de racisme (comme par exemple un procès individuel suite à un « testing » à l’embauche...), contraste vivement avec la contestation actuelle de l’idée de réparation individuelle pour des victimes de la Shoah. Dans l’affaire de Lipietz contre la SNCF, les arguments avancés reposent sur le fait de dire que seule une reconnaissance – de l’euro – symbolique, serait pertinente, dans la mesure où cette histoire serait soldée par sa présence dans l’Histoire (et ses manuels).
[16] En effet, en France, la tendance commune est de considérer le racisme comme un équivalent de la xénophobie, c’est-à-dire la « peur de l’autre, de l’étranger », et à des actes de « méchanceté » individuels. Or s’il en est une composante, il ne s’y réduit pas, car le racisme est aussi institutionnel ; c’est donc, plus qu’une question morale, une question politique.
[17] Division entre d’une part l’Europe, l’Amérique du nord et le Japon
" L'universel lave-t-il plus blanc ? " : " Race ", racisme et système de privilèges
Évoquant les esclaves noirs américains, Alexis de Tocqueville écrivait en 1835 : " Il y a un préjugé naturel qui porte l'homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore a...