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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

La Syrie et l'Irak existent-ils encore?

Non pour la Syrie, pas sûr pour l'Irak
par Joel Rayburn
La Syrie n'existe plus, du moins, pas comme nous l'avons connue et je pense que l’Etat syrien ne peut être reconstitué à l'intérieur de ses anciennes frontières. En d'autres termes, une nouvelle organisation politique est en train d'émerger en Syrie et, à mon avis, il est hautement improbable qu'il s'agisse d'un Etat unitaire.
Mais, selon moi, l'Irak existe toujours et on peut encore espérer que le pays reste intact. Il y a donc une différence d'envergure entre la santé de l’Etat irakien et celle de l’Etat syrien, et j'ai l'impression que notre stratégie prend cette réalité en ligne de compte.
Cela étant dit, l’Etat islamique représente une menace vitale pour l'unité de l’Etat irakien et plus durera leur mainmise sur d'importantes parties du territoire irakien, plus il sera difficile de restaurer l'autorité de l’Etat irakien dans ces régions, sans même parler d'une bonne gouvernance.
Faisons l'hypothèse que la campagne contre l'EI soit une réussite, que l'organisation perde le contrôle des territoires qui sont actuellement sous son emprise et qu'elle redevienne un groupe terroriste obligé d’œuvrer dans la clandestinité.
Une fois cet objectif réalisé et un calme relatif revenu, le plus difficile consistera à réintégrer toutes ces communautés et tous ces territoires irakiens au sein d'un Etat fonctionnel –ce qui ne se limite pas aux territoires sunnites que l'EI contrôle actuellement, mais concerne l'ensemble du pays, y compris le sud et le Kurdistan irakien.
La prolifération des milices opposées aujourd'hui à l'EI pose un problème supplémentaire pour cette réintégration à long terme.
Comme en 2006-2007, bon nombre de dirigeants irakiens estiment que lorsque la menace EI sera neutralisée (à l'instar de celle que représentait al-Qaida en Irak à l'époque), les milices se dissoudront d'elles-mêmes, vu qu'elles n'auront plus de raison d'être.
A mon sens, comme la chose a été prouvée en 2007, c'est une erreur de le penser. Quand la menace que représentait al-Qaida s'est résorbée, les milices n'ont pas déposé les armes, mais les ont tournées vers l’Etat irakien qui a frôlé l'effondrement. J'espère que les dirigeants irakiens actuels retiendront la leçon.
Joel Rayburn | Auteur de Iraq after America: Strongmen, Sectarians, Resistance
2. Eh non!
par Derek Harvey
L'Irak et la Syrie, tels que nous les avons connus, n'existeront plus. Qu'est-ce à dire? Là-dessus, Joel Rayburn a au moins un coup d'avance quand il met en perspective les rogatons des Etats syrien et irakien avec les diverses communautés kurdes et sunnites apatrides.
La situation actuelle du Liban pourrait nous donner une bonne idée de ce qui nous attend en Syrie: en l'espèce, un équilibre relatif des forces entre différents groupes qui, fondamentalement, neutralisent le gouvernement central et les Forces armées libanaises. De fait, nous assisterons à l'émergence d'organisations d'obédience religieuse et ethnique, chacune attachée à une milice dominant des zones géographiques spécifiques. Et des instances gouvernementales nationales qui n'ont pas de réel pouvoir.
A bien des égards, le Liban peut être considéré comme un Etat de façade où, en réalité, les choses sont contrôlées par de puissantes milices et des intérêts religieux. On assistera peut-être à une telle évolution en Syrie et dans certaines régions d'Irak.
Bien avant la crise actuelle, Bagdad a toujours eu un mal de chien à exercer son autorité dans l'ensemble du pays, soit parce qu'elle est directement remise en question par le gouvernement régional du Kurdistan, soit par manque d'intérêt/peur vis-à-vis de Ninive/Mossoul, d'Al-Anbâr, de Salâh ad-Dîn ou d'autres régions sunnites. De même, les provinces de Maysan et de Bassora sont relativement indépendantes tout en étant chiites.
A de nombreux égards, la contestation qui agite les provinces du sud chiite est d'une importance bien plus cruciale. Dans le livre de Joel Rayburn, un tas de divergences politiques inter ou extra-religieuses/ethniques, que beaucoup ont pu louper, ont été mises en lumière. Son analyse est toujours d'actualité.
Il est possible qu'une insoumission à la capitale (Sanaa au Yémen, Beyrouth au Liban, par exemple) soit la trajectoire qu'emprunteront la Syrie et l'Irak, mais avec des zones «gouvernées» par des chefs de guerre, des confédérations tribales, l'EI, le Front Al-Nosra, et d'autres. Avec des phénomènes de transfert –les frontières auront aussi peu d'importance qu'ailleurs– comme on le voit avec la région du Sahel, Boko Haram, etc. Il est possible que les frontières reflètent désormais des réalités identitaires fondamentales –des identités qui comptent et que peuvent entretenir les technologies et la mondialisation actuelles.
Derek Harvey | Ancien responsable du renseignement militaire américain et actuel directeur de la Global Initiative on Civil Society and Conflict au sein de l'Université de Floride du Sud. Il a été plusieurs années en poste en Irak.
3. Non, et le processus a démarré depuis longtemps
Par Henri Barkey
La frontière entre les deux pays n'existe plus, mais c'est une réalité qui n'est pas nouvelle, comme je l'expliquais en 2012.
Les Etats irakien et syrien ont perdu le contrôle d'un grand nombre de provinces. Du point de vue des populations locales, notamment celles très éloignées de la capitale, que fait un Etat? Il collecte des impôts et recrute des soldats. Aujourd'hui, il n'y a plus d'impôts à collecter, plus d'infrastructures à construire ou à entretenir et, indubitablement, plus de volontaires pour l'armée. Et c'est pour cela que l’Etat n'existe plus.
Mais dans d'autres régions de Syrie ou d'Irak, l’Etat survit. Même quand le conflit se terminera (et, bien sûr, s'il se termine), les Nations unies reconnaîtront toujours la Syrie et l'Irak, mais, en réalité, le gouvernement central sera incapable de restaurer son autorité pendant très longtemps. Dans les régions frontalières, les populations continueront à faire comme si les frontières n'existaient pas. Ce qui s'appliquera aussi aux régions frontalières kurdes.
Henri Barkey | Professeur de relations internationales à la Lehigh University.
4. Le vrai problème, c'est l'incapacité des Etats-Unis à formuler une stratégie
par John Batiste
Je suis d'accord: la Syrie et l'Irak n'existent plus, pour peu qu'ils aient existé un jour. Les choses remontent aux accords Sykes-Picot, signés en 1916, et par lesquels des pays comme l'Irak et la Syrie ont été, avec l'aval de la Russie, délimités par la France et le Royaume-Uni. Les frontières ont été tracées sans le moindre égard pour la composition ethnique et religieuse de ces régions –un choix relevant, au mieux, de l'irrédentisme. Un phénomène auquel nous avons aussi assisté en ex-Yougoslavie.
Est-ce qu'il faut fonder la stratégie américaine sur une telle vérité? Oui, absolument. J'en veux comme preuve l'attitude du gouvernement américain en 2001 et sa précipitation vers la guerre sans la conception préalable d'une stratégie mettant fins, moyens et méthodes en perspective.
Le véritable problème était, et demeure, que le gouvernement américain est incapable de concevoir une stratégie globale.
Le problème, hier comme aujourd'hui, c'est qu'il n'existe aucun processus de planification stratégique inter-agences au sein du gouvernement américain, aucun expert en planification dans les 18 principaux agences et départements gouvernementaux et personne en charge de ce processus –ce qui est en soi un scandale.
Quand le président parle de stratégie, il se réfère à ce que conçoit, selon des intérêts politiques, une équipe réduite au sein de la Maison Blanche, pas à un processus concerté et mis en œuvre par toutes les différentes agences.
Et nous récoltons ce que nous semons: une stratégie boiteuse qui ne précise aucun objectif final et n'arrive pas à synchroniser les efforts du gouvernement dans son ensemble. Il n'y a aucune synchronisation inter-agences, aucun cadre, pas de travail d'équipe, aucune définition de la mission et des résultats espérés, pas la moindre analyse des différentes trajectoires possibles et, au final, aucune unité dans l'effort.
Pour mettre en œuvre une stratégie contre l’Etat islamique, il faut d'abord un processus concerté et résolu de planification inter-agences. Et avant cela, nous aurons besoin de définir le processus et de former des planificateurs dans chaque département et dans chaque agence.
Quand nous y serons parvenus, nous comprendrons que la solution ne réside pas dans des frappes aériennes contre l'EI. Qu'au contraire, il faut mettre en œuvre une action inter-agences qui, évidemment, consistera à abattre l'EI de toutes les manières possibles, mais qui, surtout, ne s'arrêtera pas là.
Pour commencer, on pourrait se demander pourquoi de jeunes Américains vivant à Minneapolis peuvent avoir envie de se convertir à l'islamisme radical et resserrer nos politiques migratoires. Un véritable plan stratégique intègre des tâches spécifiques et implicites à chaque département et à chaque agence du gouvernement américain. Quand nous n'avons qu'un marteau dans notre boîte à outils, tous les problèmes se mettent à ressembler à des clous. Et c'est très grave. La bonne nouvelle, c'est qu'en mettant le bon processus en œuvre, nous pourrons nous en sortir.
John Batiste | Ancien général-major de l'Armée américaine, commandant entre 2004 et 2005 de la première division d'infanterie en Irak et d'une brigade de la Première division blindée en Bosnie.
5. Non, et c'est pourquoi leurs armées ne vont fondamentalement servir à rien
par Paul Eaton
Dans la plupart des nations occidentales, transformer un civil de 18 ans en soldat est assez facile. On les entraîne pour qu'ils gagnent en force physique, on leur transmet les compétences militaires nécessaires à la réalisation d'une mission et on accentue ce que mes collègues britanniques nomment la «composante morale». Cette dernière étape de l'instruction militaire demande, fondamentalement, d'avoir confiance dans les institutions nationales et dans la chaîne de commandement, du chef de section au commandant en chef. Pour un jeune soldat occidental, la composante morale s'échafaude au quotidien et se renforce quand il revêt son uniforme.
Dans des pays dénués d'une solide tradition démocratique, l'édification de cette composante morale représente un réel défi, ce que j'ai pu personnellement appréhender, avec mon équipe, lorsque que nous avons dû reconstruire l'armée irakienne en 2003. Surmonter 1.500 ans de paternalisme islamique et plus de trois décennies de despotisme baasiste n'est pas une mince affaire.
En 2003, lors d'une visite dans les rangs de l'armée jordanienne, j'ai remarqué qu'un général portait un insigne –le drapeau jordanien surmonté du numéro 1. Le général avait expliqué que cela ne voulait pas dire qu'il était le numéro 1, mais que, à la demande du roi, cet insigne signifiait «La Jordanie en premier». La Jordanie avant la famille, l'imam, la religion, l’ethnie, la tribu, le cheikh –et tout ce qui est susceptible de concurrencer la loyauté envers l’Etat.
Le roi Abdallah, diplômé de l'Académie royale militaire de Sandhurst, en Grande-Bretagne, comprend à l'évidence combien la composante morale est cruciale pour créer un soldat qui se considérera comme un acteur légitime et agissant au nom d'un gouvernement légitime.
En Inde, il aura fallu quasiment trois siècles à la Grande-Bretagne pour réussir à développer toutes les institutions nécessaires au fonctionnement politique, économique et militaire d'un Etat moderne et immensément complexe.
Les accords Sykes-Picot, qui ont jeté les bases du dilemme auquel nous devons faire aujourd'hui face en Syrie et en Irak vis-à-vis de l’Etat islamique, n'ont pas encore un siècle, et ce sans qu'aucune sage-femme ne soit disposée à faire accoucher l'Irak et la Syrie de ce qu'une administration britannique des plus compétentes a réussi à accomplir en Inde. Avec des pressions religieuses qui ne cessent de déchirer l'Irak et la Syrie et une légitimité nationale en berne, le sentiment de légitimité du soldat irakien et de son homologue syrien est aussi précaire que la viabilité de leur État.
Paul Eaton | Ancien général-major de l'Armée américaine et responsable entre 2003 et 2004 de la formation de l'armée irakienne.
6. Ils existent toujours, mais sont à l'agonie
par Laurence Pope
Les deux régimes contrôlent encore leur capitale, mais pas grand-chose d'autre comme territoire...
Ils sont en pleine désintégration, et nous n'avons rien pour les remplacer, ni même aucun moyen d'empêcher la progression de leur déclin.
A mon avis, reconstruire une légitimité politique dans le Bilād al-Šām sera l’œuvre d'une génération entière et il n'existe aucun mécanisme international pour défaire un Etat-nation moderne. Ce qui signifie que, dans leur état moribond, la Syrie et l'Irak seront une source de problèmes pendant encore de longues années.
Laurence Pope | Diplomate américain à la retraite
7. Ces pays n'ont de toute façon jamais eu aucun sens
par Anthony Zinni
Tout est parti des accords de Sykes-Picot, alors pourquoi leur existence devrait-elle être sacrée? Dès le départ, leur délimitation n'avait aucun sens. Ce pourrait être l'occasion de fixer les frontières et de rassembler des groupes ethniques.
Anthony Zinni | Ancien général de marine, ex-commandant du Commandement central des Etats-Unis.
8. La Syrie est morte, peut-être que l'Irak aussi
par Judith Yaphe
Je ne sais pas si la Syrie peut revenir à l'état dans lequel nous la connaissions avant 2011. Il y a eu trop de tueries, trop de haine déchaînée, même s'il est difficile de tout attribuer à des racines religieuses et communautaires.
Depuis les années 1990, les Irakiens vivent avec des luttes de pouvoir déguisées en conflits religieux, notamment parce que Saddam Hussein s'est vengé des insurrections, parce que nous ne connaissons rien à l'Irak, parce que l’Etat islamique se nourrit de la colère et de la frustration des arabes sunnites, d'autant plus renforcées par les négligences américaines, parce que Maliki a commis de multiples trahisons et parce que les activistes chiites et kurdes ne cherchent que leur propre profit.
La réconciliation nationale n'a jamais été une option.
Judith Yaphe | Analyste de la CIA à la retraite, spécialiste de l'Irak
9. Ils n'existent peut-être plus, mais on ne peut rien y faire
par David Fastabend
L'Irak et la Syrie n'existent sans doute plus. La stratégie américaine devrait sans doute changer. Mais le moteur de ce changement ne doit pas être le statut national de la Syrie ou de l'Irak, mais notre réponse à un défi que Clausewitz a été le premier à formuler:
«Le premier acte de jugement, le plus important, le plus décisif, que l’homme d’Etat ou le général exécute, consiste à discerner exactement selon ces critères le genre de guerre qu’il entreprend: ne pas la prendre pour ce qu’elle n’est pas, ou ne pas vouloir en faire ce qu’elle ne peut pas être en raison de la nature de la situation. C’est donc la première, la plus vaste de toutes les questions stratégiques.»
Depuis plusieurs décennies, un inquiétant fil conducteur court dans toute la région et révèle un conflit idéologique –religieux– entre chiites et sunnites. Un conflit qui dure depuis toute l'histoire de l'islam, du moins dans le monde perso-arabique et qui, s'il a pu se mettre en sommeil à la chute de l'Empire ottoman, est aujourd'hui de retour. Avec, à sa disposition, tous les outils propres à la communication et à la guerre modernes.
Notre choix stratégique consiste donc à savoir s'il est de notre ressort d'aider le monde musulman à résoudre ce conflit. La réponse est non.
Notre choix ultérieur demande de savoir qui nous voulons voir gagner. Et mieux: voulons-nous vraiment voir gagner quiconque? Tout vainqueur d'un tel conflit serait incité, à la fois par l'euphorie de la victoire et les préceptes de son idéologie, à se tourner ensuite vers les infidèles. Il vaut mieux pour nous et nos amis que nous n'atteignons jamais cette phase. Notre implication pourrait donc relever d'un effort d'équilibrage qui, s'il ne résout pas au final ce conflit, le circonscrit à la région – d'une manière la moins propice à la propagation.
Dans un contexte mondialisé, le risque le plus évident est que l'une ou l'autre des parties, voire les deux, multiplient les provocations visant à nous attirer et à attiser ceux qui les soutiennent. Quand de telles provocations surviendront – et elles surviendront inévitablement – nous devrons réagir. Plus précisément, nous devrons les sanctionner. Nos renseignements n'ont pas à être parfaits, mais notre réaction devra être parfaitement immédiate, violente et dévastatrice. Et, soit dit en passant, aucune nation ne se construit dans la dévastation.
Si j'avais eu davantage de place, j'aurais pu dire qu'on peut sans doute considérer comme cruel et sans pitié le fait de consigner la région à des décennies de violence. Mais la stratégie est une question de choix. Les islamistes extrémistes, comme les modérés qui espèrent que d'autres résolvent ce conflit pour eux, ont fait les leurs. A nous de faire les nôtres.
David Fastabend | Ancien officier de l'Armée américaine, directeur de la stratégie (G-5) et chef des opérations stratégiques pour l'armée américaine en Irak lors du «Surge» de 2007
10. Attention avant de les rayer de la carte!
par James Soriano
Eu égard à l'hypothèse que la Syrie n'existe plus, merci d'examiner les points suivants:
1. La Syrie est une idée qu'il faut défendre par la force.
2. Si vous retirez la force, vous retirez l'idée.
3. Si vous retirez l'idée, la Syrie se morcelle.
4. Si la Syrie se morcelle, les Alaouites deviennent indépendants.
5. Si les Alaouites deviennent indépendants, ils deviennent les alliés naturels d'Israël.
6. Vu que les nationalistes arabes ne peuvent tolérer le moindre compromis avec Israël, merci de revenir au point 1.
James Soriano | Ancien officier du Service extérieur des États-Unis, responsable entre 2006 et 2009 de l'équipe de reconstruction de la province d'Al-Anbâr et conseiller pour la politique étrangère du Commandement Central de l'U.S. Air Forces entre 2010 et 2012.
11. Raison de plus pour oeuvrer à un meilleur partage des pouvoirs
par Zalmay Khalilzad
L'Irak et la Syrie doivent faire face à trois défis spécifiques. Le premier, c'est que leurs frontières ne sont ni naturelles, ni historiques. Elles sont le produit de l'époque coloniale et certaines communautés, notamment les Kurdes, n'ont jamais ressenti d'attachement fort à ces frontières. Elles rêvent d'un Kurdistan indépendant.
En outre, le concept de frontières nationales est en contradiction avec l'école de pensée islamique. Historiquement, les régions islamiques ont été organisées selon des dynasties. Ensuite, il y a le conflit religieux entre chiites et sunnites, qui n'a fait que se renforcer ces dix dernières années. Enfin, trois puissances se disputent la suprématie de la région –l'Iran, la Turquie et l'Arabie saoudite. Pour ces pays, les milices religieuses et ethniques œuvrant en Irak et en Syrie sont les pions d'une guerre par procuration.
Même si les frontières entre l'Irak et la Syrie n'existent plus de facto, il sera très difficile et coûteux pour n'importe quelle partie de redessiner des lignes plus «naturelles», sans compter que cela ne mettra pas forcément fin au conflit –notamment parce qu'il n'y a pas de frontières naturelles alternatives qui font consensus. Mais cela pourrait se produire dans tous les cas, tant que des accords internes d'équilibrage entre les pouvoirs ne seront pas largement acceptés et tant que les puissances régionales ne s'entendront pas pour mettre fin à leur guerre par procuration.
L'Irak possède déjà un cadre politique accepté par les sunnites, les chiites et les Kurdes, mais sa mise en œuvre a rencontré de nombreux et d'importants obstacles. En Syrie, un tel cadre n'existe pas encore. Et rien ne dit que les puissances régionales aient la moindre envie d'arrêter leur guerre par procuration.
A court ou moyen terme, trois trajectoires s'offrent à l'Irak et la Syrie. La première, c'est qu'un adversaire écrase l'autre par la force, puis le soumette à un régime dictatorial. C'est un modèle voué évidemment à l'échec. La seconde est de continuer sur la voie du conflit et du morcellement. La troisième est un accord politique d'équilibrage des puissances au centre et de décentralisation du système politique national. Les puissances régionales auront un rôle crucial à jouer, quelle que soit la trajectoire choisie.
Quid des Etats-Unis?
La politique américaine devrait s'atteler à l'inclusion d'autres puissances internationales, en plus des trois principales puissances régionales, et les inciter à trouver un consensus qui, au final, permettra la création d'un nouveau cadre politique en Syrie et l'application de celui qui existe déjà en Irak.
Zalmay Khalilzad | A été l'ambassadeur des Etats-Unis en Afghanistan, en Irak et aux Nations unies
12. Ne faisons pas l'erreur de croire que la Syrie et l'Irak n'existent plus
par Kalev Sepp
En faisant comme si la Syrie et l'Irak étaient des «non-Etats» (sans même avoir à le déclarer officiellement), les Etats-Unis ne feront que légitimer l'EI et renforcer ses prétentions nationales. Les populations de telles régions dénuées d’Etat, sans autre gouvernement capable de mettre de l'ordre dans leur vie, se tourneront vers l'EI pour y trouver un quelconque degré de stabilité, qu'importe la sévérité de leurs lois et de leurs sanctions.
Un tel soutien populaire, même s'il se fait à regret, est la fondation d'un Etat viable. On l'a vu en Afghanistan où, dans de nombreux districts, la vacance gouvernementale laissée par une autorité centrale incompétente et corrompue a été comblée par les Talibans, un régime dur mais effectif.
De plus, une stratégie américaine qui laisserait entendre que l'Irak et la Syrie sont des zones in-gouvernées et offertes «au plus offrant» ne ferait que grossir le flot de djihadistes prêts à rejoindre l'EI.
Plus inquiétant encore, cela pourrait inciter l'Iran à envoyer des forces armées dans ces deux anciens pays. L'Iran pourrait parfaitement prétendre vouloir stopper cette violence chaotique avant qu'elle ne traverse ses frontières et il n'y aurait aucun problème de viol de souveraineté, vu qu'une telle souveraineté n'existerait plus. Non, il faut que la stratégie américaine, quelle qu'elle soit, ne cesse de reconnaître l'existence des gouvernements d'Irak et de Syrie –qu'importe qu'ils soient considérés comme amis ou ennemis.
Kalev Sepp | Diplômé de l'Académie navale américaine
13. Il faut que la Syrie existe, car cela nous offre une porte de sortie
par Jeff White
L'Irak et la Syrie existent toujours et la stratégie américaine devrait être formulée en fonction. L’Etat islamique œuvre sans la moindre considération pour les frontières officielles et doit être combattu de la sorte, mais l'Irak et la Syrie sont deux théâtres d'opération distincts, chacun avec des contextes sociaux, militaires et politiques différents et différentes exigences et opportunités pour l'action militaire américaine.
En Irak, l'EI peut être combattu grâce à la coalition et à la combinaison de diverses forces irakiennes, en tant qu'unique adversaire, et avec le soutien du gouvernement irakien.
En Syrie, l'objectif d'une coalition serait à la fois de dissoudre l'EI et d'affaiblir les forces du régime. Les Etats-Unis doivent mener leurs opérations sans jamais oublier l'existence d'une guerre sous-jacente et distincte entre les forces du régimes et celles de la rébellion; en d'autres termes, que l'EI n'est seul sur le terrain de jeu.
Ainsi, les opérations américaines en Syrie devraient aussi viser à limiter la capacité du régime à mener des offensives contre les rebelles, par exemple en imposant des zones d'exclusion aérienne et/ou en détruisant les infrastructures aériennes du régime. Ce qui renforcerait la résistance syrienne et galvaniserait leur soutien à la coalition dans son combat contre l'EI. Et ce qui préparerait le terrain à une coopération accrue avec les rebelles syriens, via leur formation par l'armée américaine.
Jeff White | A œuvré 34 ans au sein de la Defense Intelligence Agency, où il était spécialiste des questions militaires du Moyen-Orient. Il est aujourd'hui chargé des questions de défense au sein du Washington Institute for Near East Policy.
14. Ceux qui disent que la Syrie et l'Irak n'existent plus sont en train d'écrire la recette d'une guerre générale
par Daniel Serwer
Admettre ce point serait un cadeau énorme fait à l’Etat islamique, une manœuvre totalement absurde et contre-productive si nous souhaitons l'anéantir. Si l'est de la Syrie et l'ouest de l'Irak se coupent de leurs Etats respectifs, il n'y aura plus grand-chose pour empêcher l'EI de dominer le reste de son «califat», qui aura ainsi peu de ressources, mais d'énormes ambitions. Le gros du pétrole irakien se situe dans le sud de son «chiistan». Et les Kurdes contrôleront à peu près tout le reste. Dans l'est de la Syrie, les champs pétrolifères s'épuisent rapidement. Le califat sera alors un rogaton miséreux et précaire du «sunnistan», avec comme ambition la capture de Damas et de Bagdad, capitales historiques des anciens califats. Et ce sera aussi un repaire pour des terroristes internationaux.
La conséquence serait une guerre de tous contre tous afin de déterminer les frontières du califat et d'autres Etats nés du morcellement de la Syrie et de l'Irak. Les Kurdes vont sans doute vouloir revendiquer une partie du nord de la Syrie, voire un bout de la Turquie. En Iran, les Kurdes rejoindront tout Kurdistan souverain. La Turquie s'opposera à ce «grand Kurdistan», à l'instar de l'Iran. L'Arabie saoudite ne va pas être heureuse de voir l’émergence d'un chiistan à ses frontières (elle considère d'ores et déjà comme tel le gouvernement irakien). Dans l'ouest de la Syrie, les Alouites chercheront l'effondrement de l’Etat libanais et intégreront le gros de ses territoires contrôlés par les chiites. L’Etat alaouite deviendra un allié résolu de l'Iran et de la Russie.
L'idée qu'un tel processus puisse être contrôlé pour que les Américains y trouvent leur compte est un non-sens. Dans les Balkans, dans les années 1990, nous avons vu quelles conséquences pouvait avoir une telle tentative d'ajuster des frontières à des différences ethniques. Le chaos qui émerge actuellement au Levant promet d'être encore pire, et même bien pire que tout ce que nous avons pu connaître jusqu'à aujourd'hui.
Daniel Serwer | Professeur à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies et auteur de Righting the Balance. Il blogue sur www.peacefare.net et tweete @DanielSerwer
15 S'ils n'existaient pas, il faudrait peut-être les inventer
par Thomas Donnelly
«S'ils n'existaient pas, il faudrait peut-être qu'on les invente.» Il est difficile de voir quelles situations constitueraient une amélioration, particulièrement au vu de la montée des mouvements salafistes et des prétentions iraniennes à l'hégémonie régionale.
Essentiellement deux approches ont émergé concernant le Levant de l'après-accords Sykes-Picot. Une vise à créer un nouvel ordre ethniquement plus cohérent, avec le Kurdistan comme étendard. Mais un Kurdistan ethnique est un pousse-au-crime –une anomalie géographique entourée de ses amis ancestraux. Même le Kurdistan irakien est, pour une grande partie, l'enfant des excès du régime de Saddam Hussein et de l'intervention américaine.
L'autre option consiste à regrouper des mini-États qui ne sont pas viables dans un ordre régional plus global –néo-ottoman, néo-abbasside ou un califat arabe sunnite, dont la conclusion la plus probable est quelque chose qui ressemble d'assez près à l'organisation État islamique.
Aucune de ces solutions ne constitue un succès géopolitique pour les États-Unis, et c'est un euphémisme. Elles constitueraient aussi une catastrophe humanitaire de proportions gigantesques, incluant, au minimum, des déplacements de population sur une grande échelle, mais aussi probablement beaucoup de sang versé. Pour le dire autrement, quelque chose de moralement répugnant. Pour finir, je noterais que «l'autodétermination nationale» (c'est à dire, ici, ethnique/religieuse/tribale) est contraire à des principes politiques fermement enracinés aux États-Unis. À part ça, la dévolution est une excellente idée.
L'Iran et la Syrie modernes peuvent difficilement être considérés comme des abominations historiques. La région du Tigre et de l'Euphrate a formé un «système humain» cohérent depuis très longtemps. En recoller les morceaux ne sera pas rapide, facile ni amusant. C'est néanmoins la moins pire des solutions, et de loin.
Thomas Donnelly | Directeur du Marilyn Ware Center for Security Studies à l'American Enterprise Institute.


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