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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

L’individu et la société Autonomie et aliénation selon C. Castoriadis

En guise d’introduction : les universités populaires et l’émancipation


Un principe de l’Université populaire au 19e siècle, ravivé par Michel Onfray en 2002, est que le savoir est émancipateur. Pas seulement de manière utilitaire, parce qu’il donne accès à des professions plus valorisantes ou parce qu’il permet de se défendre ; aussi parce qu’il ouvre des horizons d’expérience humaine loin au-delà de la préoccupation quotidienne pour la survie. On a beaucoup de témoignages du fait que les prolétaires révolutionnaires éprouvaient ce besoin d’accéder à d’autres dimensions de la vie humaine, au-delà de la simple survie, c’est-à-dire d’accéder à une culture, au sens large.


Sur le site de l’Université populaire de Caen : « l’Université Populaire retient de l’Université traditionnelle la qualité des informations transmises, le principe du cycle qui permet d’envisager une progression personnelle, la nécessité d’un contenu transmis en amont de tout débat. Elle garde du café philosophique l’ouverture à tous les publics, l’usage critique des savoirs, l’interactivité et la pratique du dialogue comme moyen d’accéder au contenu. »


Un « usage critique des savoirs » ne signifie pas qu’il faut se limiter à apporter des outils pour mieux affronter la réalité politique et sociale, même s’il faut le faire aussi ; dans l’université populaire de Caen, il y a des cours à peu près de toutes les matières : mathématiques, architecture, psychologie, économie, histoire, littérature, musique, et bien sûr philosophie. En ce qui concerne la philosophie, elle n’est pas émancipatrice seulement par sa partie qui s’appelle « politique », elle est émancipatrice en elle-même, parce qu’elle consiste à pousser l’interrogation le plus loin possible, à propos des choses qui semblent le plus évidentes, les plus généralement acceptées, pour vérifier si on a de bonnes raisons de les accepter. Si, par exemple, une philosophie politique se demande comment étendre la reconnaissance sociale à tous les exclus, comment leur accorder la même intégration dans la société, on peut douter qu’il s’agisse d’une bonne philosophie, car elle prend pour acquis que ce qui est souhaitable c’est d’intégrer la société telle qu’elle est. Elle va peut-être développer d’excellentes théories sur les mécanismes de l’exclusion, mais elle ne remplira pas sa tâche propre, qui consiste à mettre en question ce qu’on considère comme la norme, ce dont on ne veut pas être exclu.


Il y a peut-être d’autres conditions pour qu’un enseignement soit émancipateur. Le philosophe Jacques Rancière a mis récemment en doute le fait que la transmission de savoir soit émancipatrice, du moins de la manière dont on la pratique le plus souvent dans le système scolaire. Dans Le maître ignorant, il dit que le fait même de placer un professeur comme intermédiaire entre les matières à apprendre et les apprenants signifie qu’on considère ceux-ci comme incapables d’aborder directement ces matières et d’apprendre par eux-mêmes. On considère qu’il faut leur expliquer, sinon ils ne comprendraient pas, donc on doute de leur intelligence. Or, émanciper c’est précisément faire confiance à l’intelligence de l’apprenant, pour que lui-même ait confiance en ses capacités et de ce fait soit motivé pour les développer au maximum. Rancière fait le pari de l’égalité des intelligences à la naissance (c’est un pari, car on ne peut prouver ni l’égalité ni l’inégalité, puisque tous les tests qu’on pourra faire mesureront les résultats du développement de ces capacités de départ et non ce qu’elles étaient avant tout développement). La thèse de Rancière est que les inégalités d’intelligence surgissent en raison des différences de stimulation des enfants, en particulier de stimulation de leur attention, de leur motivation et de leur effort. C’est un pari intéressant pédagogiquement puisqu’il mène à stimuler de la même façon tous les enfants, en posant a priori qu’ils sont tous également capables. Je nuancerais la conclusion de la thèse en proposant qu’on exige effectivement de chacun qu’il réalise le meilleur de lui-même, mais que ce meilleur ne soit pas nécessairement le même chez tous.


Quant à la question de l’intermédiaire, dans la plupart des cas il s’agit d’un intermédiaire entre l’apprenant et des savoirs exposés dans des livres (ou sur d’autres supports plus récemment). Rancière estime qu’il faut beaucoup plus laisser les apprenants se coltiner tous seuls avec les livres. Or, il faut bien reconnaître que les livres sont déjà des intermédiaires, et qu’ils sont eux aussi plus ou moins explicites, plus ou moins pédagogiques, de sorte qu’on retombe sur la nécessité de l’explication. Avoir affaire aux connaissances sans intermédiaire est impossible par définition dans la transmission humaine, ou alors il faudrait que chaque individu retrouve, à partir de la seule observation, tout ce que des centaines de générations ont petit à petit découvert, compris, élaboré, construit comme un édifice plus ou moins cohérent. Autant dire qu’on n’arriverait jamais à la roue. Ce n’est évidemment pas ce que veut dire Rancière : il veut dire que, dans le cas où il y a des livres, il vaut mieux éviter de venir expliquer le livre au lieu de laisser les lecteurs le comprendre par eux-mêmes.


C’est exactement notre cas ; et donc j’ai besoin de me justifier parce que je trouve que c’est une objection très valable. Ma justification est que, pour la philosophie du moins (ce n’est sans doute pas le cas au même titre pour toutes les matières), l’entrée dans le type de réflexion qu’elle constitue et dans le type de langage qu’elle utilise n’est vraiment pas facile et peut totalement rebuter. On peut répondre qu’il est néanmoins préférable de pousser à consacrer le temps et les efforts nécessaires pour y arriver, même s’il faut recommencer cinquante fois la lecture d’une page. Mais il n’y a pas que ça : il est très facile en philosophie de faire des contresens, de partir sur des fausses pistes, de croire qu’on a compris une idée alors qu’on est à côté (je ne parle pas ici des possibilités d’interprétations différentes). Une des raisons en est que les pensées sont développées à partir de concepts (notions créées pour un certain usage philosophique), et qu’un même mot peut recouvrir des concepts très différents accumulés au cours de l’histoire de la philosophie. Il est donc important qu’au début du moins, quelqu’un soit à la disposition de l’apprenant pour lui préciser le sens d’un concept selon le contexte, l’auteur, le courant philosophique. Un dictionnaire n’aura jamais cette souplesse, cette adaptation à un parcours individuel. D’autre part, il ne faut pas mépriser la question du temps : tout le monde n’a pas des décennies devant lui pour découvrir par lui-même les principaux courants philosophiques, surtout qu’au début c’est extrêmement lent puisque presque chaque mot demande une recherche sur sa signification, qui nécessairement dépend d’une histoire déjà longue. Je pense donc qu’une certaine aide au début est émancipatrice parce qu’elle donne les moyens nécessaires pour ensuite découvrir par soi-même.


Cornelius CASTORIADIS (1922-1997)


Né à Constantinople en 1922, il est élevé à Athènes et y fait des études de droit, d’économie et de philosophie. Pendant la guerre, il fait partie d’une organisation trotskyste et en raison de ses activités politiques il doit fuir le pays en 1945 ; il arrive en France officiellement pour faire une thèse en philosophie. Il entre comme économiste à l’OCDE et y reste jusqu’en 1970, année où il reçoit la naturalisation française, car c’est pour lui une protection pour ne pas être extradé. En raison de cette situation, jusque là il écrit toujours sous pseudonyme, notamment dans la revue Socialisme ou barbarie dont il est le co-fondateur avec Claude Lefort. La revue paraît de 1949 à 1965 ; elle rompt très vite avec la IVe Internationale (trotskyste) et produit des textes critiques qui ont une influence importante sur les milieux militants juste avant 68. Les premiers écrits de Castoriadis sont donc avant tout politiques, critiques par rapport à toutes les formes de marxisme tout en défendant la révolution et l’émancipation. Il devient psychanalyste en 1973 et participe à la création du « IVe groupe », dissidence de l’Ecole freudienne, c’est-à-dire du courant lacanien. De 1981 à 1995, il donne des cours à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), cours qui conjuguent plusieurs disciplines : philosophie, anthropologie, histoire...


Dans son ouvrage principal, L’Institution imaginaire de la société, paru en 1975, Castoriadis dit que son but est politique : c’est de faire avancer la révolution vers une véritable démocratie où tous les individus pourront être autonomes. Pour ce but, il utilise la démarche philosophique parce qu’elle est la seule capable de fournir une élucidation (mise en lumière) des conditions de possibilité de cette révolution. Il s’agit d’examiner ce qui, dans la nature de la société et de l’individu humain, rend possible la réalisation d’un projet politique. En examinant les conditions de l’autonomie, dans l’individu et dans la société, Castoriadis en arrive à la nécessité de créer deux nouveaux concepts, celui d’imaginaire radical et celui de magma. Nous allons y arriver progressivement. La suite de son œuvre comporte six volumes de « Carrefours du labyrinthe », qui sont des recueils d’articles approfondissant chacun des thèmes abordés dans L’institution imaginaire en les adaptant aux nouvelles circonstances, en répondant à certaines objections, etc.


A la fin de sa vie, Castoriadis était devenu très pessimiste sur l’évolution de notre société, comme l’atteste le titre d’une de ses dernières œuvres, La montée de l’insignifiance : la société contemporaine est caractérisée par une perte de sens, une incapacité à se donner de nouvelles valeurs, et de ce fait elle se contente d’une répétition des formes héritées, que ce soit en art, en philosophie ou en politique. C’est le règne du conformisme et de l’apathie, de la résignation à un modèle comme si on avait tout essayé et qu’il ne restait que celui-là comme moins pire. Cependant, son pessimisme ne s’étend pas à l’avenir, car, en vertu de sa conception de l’histoire comme création non déterminée, le futur est absolument imprévisible, et tout peut à nouveau changer très vite.


Autonomie et aliénation dans les institutions sociales


L’autonomie telle que la conçoit Castoriadis est l’opposé de l’aliénation. L’aliénation, c’est littéralement le fait d’être possédé par quelqu’un d’autre (signification que l’on trouve dans l’origine juridique du terme : aliéner un bien, c’est-à-dire le céder à quelqu’un d’autre ; et que l’on retrouve dans l’usage psychiatrique : un aliéné ne s’appartient plus, ne se maîtrise plus). Marx a théorisé l’aliénation du travail ou du travailleur comme étant la perte de la maîtrise sur son propre travail, en particulier sur ses fins, ses conditions et ses bénéfices. Dans le courant du 20e siècle, la notion a été étendue aux autres domaines de la vie humaine, par l’introduction d’une dimension psychanalytique dans la critique politique (voir par exemple les travaux d’Herbert Marcuse : Eros et civilisation, L’Homme unidimensionnel), et par la liaison entre la politique et la vie quotidienne, l’art, la création, notamment sous l’influence de l’Internationale Situationniste et des autres mouvements qui ont fait Mai 68. L’aliénation devient donc, d’une manière générale, la perte de toute capacité de décision et de choix pour sa propre vie, aussi bien privée que publique, sous l’emprise des contraintes extérieures mais aussi du conformisme, du consumérisme, de manque de désir pour des modes de vie qui sortent des voies toutes tracées.


L’aliénation de l’individu ne désigne pas le fait que tout individu est nécessairement formé au sein d’une certaine société dont il reçoit la vision du monde, les valeurs, les modes de vie et de connaissance. Un individu qui ne serait pas influencé par d’autres, qui l’ont précédé dans le monde, est absolument inconcevable. La nature sociale de l’être humain n’est pas un obstacle à l’individualité, mais au contraire on constate qu’un individu ne peut s’épanouir pleinement dans toutes ses dimensions que dans un contexte culturel riche, varié, bénéficiant du maximum de transmission. Mais il y a deux manières de recevoir un héritage culturel : soit en l’adoptant sans l’interroger, soit en le mettant en question et en jugeant ce qu’on veut adopter ou non. Quand un individu demande pourquoi on tient telle représentation pour vraie et pas telle autre, pourquoi on agit de telle façon et pas d’une autre (et vous savez que les enfants posent toujours ce genre de question, ce qui montre que l’être humain n’est pas spontanément passif dans l’acquisition des codes sociaux), il est très rare qu’on lui réponde que c’est par convention et qu’on pourrait très bien faire autrement. La plupart du temps on lui dira que Dieu ou les dieux l’ont voulu ainsi, ou que l’équilibre du cosmos dépend de la répétition toujours identique des mêmes pratiques, ou que c’est la manière qui prend le moins de temps, or le temps c’est de l’argent. Il faut que l’institution sociale soit indiscutable, sinon elle sera constamment changée, or le but de tout pouvoir instituant est de faire durer sa création le plus longtemps possible — peut-être parce que le groupe instituant croit que c’est la meilleure, peut-être parce que ça sert ses intérêts et ça exalte sa puissance. Ici, il faudra distinguer les sociétés homogènes et les sociétés divisées, au sens où dans les sociétés homogènes il y a une adhésion générale aux institutions et leur fondateur ne fait pas partie de la communauté, tandis que dans les sociétés divisées il y a un groupe fondateur bien identifié et qui parfois impose ses institutions par la contrainte au reste de la communauté (mais nous savons que parmi les variantes les plus subtiles de la contrainte il y a la « fabrication du consentement » selon l’excellente expression de Chomsky, sur laquelle il faudra évidemment revenir).


L’aliénation de l’individu n’est pas simplement l’intériorisation de la loi de l’autre, ou du discours de l’autre, mais bien du discours de l’autre non su comme tel, c’est-à-dire dont on croit qu’il est le nôtre, dont on ne se rend pas compte qu’en fait il nous est imposé alors que d’autres sont possibles. L’opposé de l’aliénation ainsi comprise est l’autonomie, littéralement : le fait de se donner à soi-même sa propre loi — loi à comprendre à nouveau au sens large de : vision du monde, valeurs, modes de vie.


La définition est un peu différente pour une société autonome, par opposition à hétéronome ou aliénée. Elle est autonome si elle reconnaît que ses lois (au sens large) ont été établies par elle-même, par un choix qui aurait pu être autre, et non par une obligation extérieure, c’est-à-dire sous l’autorité d’un dieu, d’un ancêtre fondateur, ou d’une nécessité naturelle (des « lois de l’économie » copiées sur les « lois » des sciences physico-chimiques, qui permettent d’atteindre, par la rationalité instrumentale càd le développement des moyens les plus efficaces, un but supposé universel : le bien-être ou l’intérêt individuel, défini implicitement et sans réflexion comme le maximum de confort matériel). En réalité, toute société se donne à elle-même ses propres lois, mais la plupart sont hétéronomes parce qu’elles ne le reconnaissent pas. L’autonomie sociale est la conscience de l’arbitraire du choix des institutions (« institutions », non pas au sens des structures organisant la vie sociale, comme la sécurité sociale ou l’Éducation nationale, mais au sens des convictions qui servent de base à ces organisations ; par exemple, l’institution de l’Éducation nationale repose sur la conviction que le savoir doit être transmis par des professionnels, dans des lieux et en des temps identiques pour tous les enfants ; cette conviction repose à son tour sur la division sociale des tâches et métiers, qui est justifiée par l’étendue des savoirs et des savoir-faire impossibles à posséder par un même individu ; à ce stade on atteint l’autonomie si on choisit consciemment ce qu’on préfère : ou bien favoriser la complexité des savoirs, avec tout ce que ça entraîne comme conséquences pour leur transmission, ou bien favoriser une égalité stricte impliquant les mêmes activités pour tous — et il est bien entendu qu’à l’intérieur de ces deux orientations, il y a encore de nombreuses choix possibles).


Les sociétés autonomes sont très rares ; Castoriadis estime que les premières ont été les cités grecques antiques, avec l’apparition conjointe de la philosophie et de la démocratie ; et ensuite sont réapparues à la fin du Moyen-Age avec l’émergence de petites villes ou petites républiques indépendantes qui voulaient s’auto-gouverner ; depuis lors l’autonomie existe comme projet politique mais n’a plus jamais été réalisée effectivement. On verra aussi plus tard de quelle manière Castoriadis rapproche l’autonomie et la démocratie radicale, car a priori ce ne sont pas les mêmes choses, elles ne sont pas définies par les mêmes caractéristiques.


Pour comprendre pourquoi c’est si difficile de réaliser l’autonomie individuelle et sociale, il faut comprendre comment sont instituées les lois et représentations d’une société, et quel est le rôle des individus dans ce processus.


D’où viennent les institutions d’une société ?


On masque l’aliénation si on pense que les institutions sont simplement des réponses rationnelles et adaptées aux besoins, influencées uniquement par les contraintes naturelles. Or, c’est l’explication la plus simple et la plus spontanée, et en sciences sociales on l’appelle le fonctionnalisme (cf. L’Institution imaginaire de la société, p. 171-174 ; p. 256) : toute institution est faite pour accomplir une certaine fonction et pour fournir une certaine utilité pour le groupe. Peu importe qu’elle ait été fondée consciemment en vue de cette fonction déterminée, ou qu’elle soit apparue par hasard et conservée après qu’on a constaté son utilité, en tous cas elle est un moyen en vue d’une fin. Dans notre société aussi c’est l’explication le plus souvent invoquée pour justifier une institution : par exemple, on dit que l’institution policière et judiciaire est nécessaire parce que la fonction d’arrêter et de punir les criminels doit être remplie, et elle doit avoir les caractéristiques qu’on lui a données pour accomplir au mieux cette fonction. Qu’est-ce qui manque dans ce type d’explication ? D’abord, dans beaucoup de cas l’institution accomplit mal la fonction pour laquelle est sensée avoir été créée, non par un dysfonctionnement qu’on pourrait redresser, mais parce que dans ses principes mêmes elle est inadéquate ; par exemple, si on justifie les peines judiciaires par un but de dissuasion ou d’amendement, l’institution est tout à fait inadéquate, elle n’a pas du tout ces effets. Ensuite, plus fondamentalement, il manque une interrogation sur le fait même que telle ou telle fonction est jugée nécessaire, alors que dans d’autres sociétés elle ne l’est pas, ou est remplie d’une manière extrêmement différente. On postule ainsi une identité des besoins humains ou du moins un noyau inaltérable de besoins, dont on n’est pas capable de comprendre l’extrême variabilité des moyens de les satisfaire.


Il est certain qu’il y a des institutions indispensables pour la survie d’un groupe humain et qu’elles doivent être organisées efficacement. Par exemple, l’organisation de la production de nourriture doit être adaptée aux types de ressources de l’environnement : des peuples habitant le désert ou la montagne ou la banquise ne peuvent décider de fonder toute leur subsistance sur l’agriculture. De même, tout groupe humain doit organiser sa défense contre les dangers et contre la rudesse du climat ; et en outre, il ne peut interdire totalement la fonction reproductive, etc. Il y a un étayage du social sur le naturel, qui signifie que le social doit tenir compte du naturel dans une certaine mesure mais qui ne signifie pas que le social soit déductible du naturel (par ex. les multiples distinctions sociales entre les sexes ne sont pas directement déductibles de la distinction biologique, cf. p. 338-340 ; cf. 341 : l’étayage a lieu seulement sur la première strate naturelle, c’est-à-dire sur les phénomènes observables, mesurables, connaissables par des régularités).


Mais même dans des circonstances similaires, on constate des différences innombrables entre les interprétations des besoins qu’il faut satisfaire, et les manières de les satisfaire. Il faut manger, oui, mais quoi, comment, avec qui, à quelle heure, dans quelle position ? Dans toutes les sociétés, une valeur est données aux différents aliments disponibles indépendamment de leur qualité nutritive — et cela va jusqu’à l’interdit alimentaire de choses à la fois disponibles et nutritives, et aussi à une variante de l’interdit, atténuée mais tout aussi efficace, qui est le dégoût (pour les insectes, les araignées, les vers, les moules ou les escargots...) (v. p. 226-7). D’où l’on peut dire que toute rareté d’un aliment en particulier est une rareté sociale (excès de demande par rapport à l’offre et surexploitation). Même chose pour la défense et pour la reproduction. Dans tous ces choix il y a de larges parts d’arbitraire qui partagent la décision avec la part de nécessité. Castoriadis cite plus particulièrement l’exemple des rituels religieux, dont tous les détails sont strictement prescrits comme s’ils avaient tous la même importance (gestes et paroles, mais aussi l’architecture en croix des églises, le chandelier à sept branches, l’habillement des officiants, la matière et la décoration des objets utilisés...), alors qu’il est clair que le culte pourrait fonctionner aussi bien avec d’autres choix dans tous ces objets et ces actes : l’important c’est qu’il y ait quelque chose de prescrit.


Et de même dans le système pénal : on peut expliquer fonctionnellement l’échelle de gravité des délits, le plus grave étant celui qui menace le plus la survie ou la sécurité ou l’équilibre interne du groupe, mais les peines qui sont fixées pour punir ces délits sont arbitraires. L’important pour l’analyse de l’aliénation, c’est que la part d’arbitraire est donnée pour tout aussi nécessaire et inéluctable que la part de contrainte vitale, de sorte que l’individu n’a pas le droit de la discuter alors même qu’elle pourrait être autrement.


Conclusion concernant le fonctionnalisme des institutions par rapport aux besoins : « Que l’on dise que ce besoin est maintenu constamment insatisfait par le progrès technique, qui fait surgir de nouveaux objets, ou par l’existence de couches privilégiés qui mettent devant le yeux des autres d’autres modes de le satisfaire — et l’on aura concédé ce que nous voulons dire : que ce besoin ne porte pas en lui-même la définition d’un objet qui pourrait le combler, comme le besoin de respirer trouve son objet dans l’air atmosphérique, qu’il naît historiquement, qu’aucun besoin défini n’est le besoin de l’humanité. [...] L’homme n’est pas ce besoin qui comporte son « bon objet » complémentaire, une serrure qui a sa clé (à retrouver ou à fabriquer). L’homme ne peut exister qu’en se définissant chaque fois comme un ensemble de besoins et d’objets correspondants, mais dépasse toujours ces définitions — et, s’il les dépasse (non seulement dans un virtuel permanent, mais dans l’effectivité du mouvement historique), c’est parce qu’elles sortent de lui-même, qu’il les invente (non pas dans l’arbitraire, certes, il y a toujours la nature, le minimum de cohérence qu’exige la rationalité, et l’histoire précédente), donc qu’il les fait en faisant et en se faisant, et qu’aucune définition rationnelle, naturelle ou historique ne permet de les fixer une fois pour toutes. « L’homme est ce qui n’est pas ce qu’il est, et qui est ce qu’il n’est pas », disait déjà Hegel. » (p. 204).

La semaine dernière nous avons vu comment il faut comprendre la notion d’ « institution imaginaire sociale », à savoir comme création de significations ou de représentations fondamentales sur lesquelles sont basées les structures de la société, par exemple ses divisions en sous-groupes (classes, professions, genres,...), ses modes de vie (modes de production, activités diverses, religion...), mais aussi la représentation de son identité même, de ce qu’elle est par rapport aux autres groupes, aux autres êtres et au monde en général. Ces institutions sont à la fois nécessaires à toute société et le plus souvent implicites, inconscientes :


« Toute société jusqu’ici a essayé de donner une réponse à quelques questions fondamentales : qui sommes-nous, comme collectivité ? que sommes-nous, les uns pour les autres ? où et dans quoi sommes-nous ? que voulons-nous, que désirons-nous, qu’est-ce qui nous manque ? La société doit définir son « identité » ; son articulation ; le monde, ses rapports à lui et aux objets qu’il contient ; ses besoins et ses désirs. Sans la « réponse » à ces « questions », sans ces « définitions », il n’y a pas de monde humain, pas de société et pas de culture — car tout resterait chaos indifférencié. [...] Bien entendu, lorsque nous parlons de « questions », de « réponses », de « définitions », nous parlons métaphoriquement. Il ne s’agit pas de questions et de réponses posées explicitement, et les définitions ne sont pas données dans le langage. Les questions ne sont même pas posées préalablement aux réponses. La société se constitue en faisant émerger une réponse de fait à ces questions dans sa vie, dans son activité. C’est dans le faire de chaque collectivité qu’apparaît comme sens incarné la réponse à ces questions, c’est ce faire social qui ne se laisse comprendre que comme réponse à des questions qu’il pose implicitement lui-même. [...] L’homme est un animal inconsciemment philosophique, qui s’est posé les questions de la philosophie dans les faits longtemps avant que la philosophie n’existe comme réflexion explicite ; et il est un animal poétique, qui a fourni dans l’imaginaire des réponses à ces questions. » (L’Institution imaginaire de la société, p. 221).


Or, cette réflexion explicite est nécessaire pour qu’une société se comprenne comme autonome, comme étant la seule productrice de ses significations et organisations ; et c’est pourquoi l’autonomie est apparue historiquement pour la première fois grâce à l’avènement conjoint de la philosophie et de la démocratie dans les cités grecques, toutes deux étant des mises en question explicites de ce qui est habituel et hérité. Dans la discussion a surgi une question dont nous avons reporté l’examen à plus tard parce que Castoriadis ne l’affronte qu’après certains détours : une société autonome doit-elle nécessairement être une démocratie au sens propre du terme, c’est-à-dire une organisation politique où tous les individus participent de manière permanente au processus instituant ? Et, parallèlement, est-ce qu’elle est nécessairement constituée d’individus autonomes ? Autrement dit, comment s’articulent l’une à l’autre l’autonomie de l’individu et celle de la société ?


Enfin, nous avons parcouru la critique que fait Castoriadis de l’interprétation fonctionnaliste des institutions sociales, insuffisante en ce qu’elle n’interroge pas la notion de besoin, comme s’il y avait une détermination universelle des besoins humains préalable à leur affirmation par une certaine société. La fonctionnalité ne concerne que les moyens pour arriver à une fin ; c’est une rationalité instrumentale ; elle ne dit rien du choix de la fin elle-même. En outre, aussi bien concernant la fin que concernant les moyens, on constate dans toutes les sociétés une part très importante d’arbitraire du choix à côté des contraintes réelles.


Qu’est-ce que l’imaginaire radical


L’imaginaire radical est le concept que Castoriadis forge pour évoquer cette capacité, partagée par tous les groupes humains, de créer leurs interprétations, leurs valeurs, leurs modes d’organisation, ainsi que les instruments les plus fondamentaux pour ces créations, comme le langage. Il s’appelle radical parce qu’il est à la racine de toute création humaine. Il ne faut pas le confondre avec l’imaginaire effectif, qui est le résultat du processus de création, l’ensemble de tous les produits de l’imaginaire radical (p. 191).


Presque toutes ces productions imaginaires comportent un aspect symbolique (et je dis « presque toutes » parce qu’on va voir que les toutes dernières, sur lesquelles reposent les autres, n’en ont pas). Qu’est-ce qu’un symbole ? C’est un signe conventionnel, ou une image, ou un objet, qui renvoie à autre chose que lui, qui permet de représenter, de désigner ou de faire référence à une autre chose. Toute image est un symbole, parce qu’elle représente autre chose, ou, si elle n’est pas figurative, elle exprime du moins quelque chose. Plus les symboles sont conventionnels, plus ils sont explicites et univoques, par ex. les symboles de signalisation routière. Pour pouvoir produire et saisir des symboles, il faut avoir la capacité de « voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de la voir autre qu’elle n’est » (cf. Magritte : « ceci n’est pas une pipe »), ou encore « la capacité de poser entre deux termes un lien permanent de sorte que l’un « représente » l’autre » (p. 191). Cette opération n’est pas remplie par la faculté sensorielle (qui saisit seulement les phénomènes tels qu’ils apparaissent) ni par la pensée rationnelle (qui structure et généralise les phénomènes pour en faire une connaissance scientifique, mais ne les renvoie pas à autre chose qu’eux-mêmes). La capacité symbolique est donc bien une capacité imaginaire.


Il existe une discipline qui étudie les signes en général, et qui s’appelle la sémiologie, mais on connaît surtout les systèmes symboliques par deux cas particuliers qui sont le langage et les mythes, étudiés respectivement par la linguistique et par l’ethnologie-anthropologie.


La théorie du signe en linguistique va être très utile pour comprendre certaines institutions sociales. Depuis Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale, 1916), on considère qu’un signe linguistique est la combinaison d’un signifiant (son ou trace écrite) et d’un signifié (la signification ou le sens). Il peut en outre renvoyer à un référent dans le réel extérieur, mais pas nécessairement. L’association d’un certain signifiant avec un certain signifié est arbitraire, au sens où il n’y a pas de nécessité à ce que tel son ou tel graphe ait telle signification (au contraire des cris animaux), d’où la potentialité quasi illimitée des langues. Saussure dit aussi que chaque signe reçoit sa signification par différenciation d’avec tous les autres et non comme un contenu isolé, de sorte que la langue constitue un « système de signes » dont il faut connaître, si pas la totalité, du moins un certain nombre, pour en comprendre un seul. Cette idée de système symbolique va ensuite être reprise par différentes disciplines et être appliquée notamment aux mythes par le courant dit « structuraliste » de l’anthropologie, dont le fondateur est Claude Lévi-Strauss, et à l’inconscient par la psychanalyse lacanienne.


L’influence très importante, au 20e siècle, de l’explication structuraliste des institutions sociales (surtout en France), a poussé Castoriadis à en évaluer la pertinence pour son propre projet, et à montrer là aussi une insuffisance, différente de celle du fonctionnalisme. L’interprétation structuraliste part du constat que de nombreux peuples expriment symboliquement l’origine de leur organisation par des mythes, y compris les peuples européens jusqu’à l’époque moderne, avec les mythes gréco-romains ou judéo-chrétiens. Le structuralisme consiste à mettre en évidence le fonctionnement logique propre à la structure du mythe, en correspondance avec la structure sociale, et au-delà à chercher une structure universelle présente dans tous les mythes et dans toutes les sociétés indépendamment des variétés de formes que chacune présente (voir, par exemple, de Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté ; Le cru et le cuit, etc.). A l’inverse du fonctionnalisme, le danger est ici de trop détacher les significations de leur étayage naturel, de considérer le signe comme exclusivement arbitraire, en négligeant des éléments extérieurs à la structure qui ont motivé son choix : « Lorsqu’une tribu pose deux clans comme homologues au couple faucon-corneille, la question de savoir : pourquoi ce couple a été choisi parmi tous ceux qui pourraient connoter une différence dans la parenté, surgit aussitôt. » (p. 206). La différenciation symbolique entre faucons et corneilles dans le système totémique repose sur des représentations préalables des animaux réels, et donc leur place dans le système ne vient pas seulement du jeu interne des interactions entre signes mais aussi d’éléments extérieurs — ce qui est négligé par le structuralisme, qui veut s’en tenir à une interprétation immanente au système. Mais l’objection principale de Castoriadis est que le structuralisme laisse de côté le fait que tout système symbolique est créé à un moment donné de l’histoire, et se modifie au cours de l’histoire (p. 208-209) ; la question est justement de comprendre comment il s’est constitué, question à laquelle l’observation simplement synchronique est incapable de répondre. Or, nous savons actuellement que toute société est historique, et c’est pourquoi Castoriadis propose même de parler de son objet comme du « social-historique », expression dont les deux termes sont inséparables. Nous reviendrons plus tard sur la manière dont chaque société se rapporte à sa propre temporalité (le temps étant lui-même quelque chose d’institué).


Le rapport du symbolique au réel, au rationnel, à l’imaginaire


L’interprétation structurale a cependant l’intérêt de montrer la tendance de tout système symbolique à s’autonomiser — et l’autonomisation a ici une portée négative. Elle signifie que le système s’affranchit des raisons pour lesquelles on l’a constitué et échappe à ses fondateurs ; une fois installé, il a la puissance de se perpétuer même si la situation change et ne le justifie plus, ou en tous cas plus tel quel (p. 198). C’est une source importante d’aliénation, à la fois des individus et de la société : les individus sont obligés de s’y soumettre (ça a force de loi, que ce soit sous forme de droit positif ou de coutume imposée par pression sociale), et les sociétés oublient leur pouvoir de le changer.


L’autonomisation d’un symbole, c’est-à-dire le fait qu’il se mette à dominer l’utilisateur, qu’il ne soit plus maîtrisé par lui, est d’autant plus difficile à éviter que son référent est imaginaire, et non pas réel ou rationnel (voir p. 210-214). En effet, l’ensemble signifiant-signifié (un mot d’une langue, un élément d’un code) peut renvoyer à un objet dans le domaine du perçu, ou dans le domaine de la pensée, ou dans le domaine de la fiction [Il est bien entendu que cette distinction entre réel, rationnel et fictif est déjà une institution de notre culture, et il n’y pas le même partage dans toutes les sociétés, mais je reporte à plus tard la question du relativisme culturel que Castoriadis a dû affronter]. Quand le référent appartient au domaine du réel perçu, la signification est assez facilement maîtrisable : on ne peut dire n’importe quoi d’un chat, d’un arbre, d’un sentiment, car il est facile de vérifier si la signification donnée au mot correspond à l’objet. Si le référent appartient au domaine du rationnel ou scientifique, la validité de la signification dépend aussi des objets réels qu’on veut exprimer (on élabore, par exemple, le concept de cause en adéquation avec des relations réellement observées, ou celui d’infini à partir de la négation logique du fini, etc.). Si le référent se situe dans le registre de la fiction, sans être reconnu comme une fiction, la limite au pouvoir du symbole que constitue la vérification du référent n’existe plus. Par exemple, le mot « centaure » a une signification assez précise, on peut le décrire et même le représenter en image ; mais cette représentation ne renvoie ni à quelque chose de perçu ni à quelque chose de connu scientifiquement. Si on le reconnaît comme une fiction, les effets réels qu’il aura sur la société seront sans danger pour son autonomie, par exemple ses utilisations dans le domaine artistique. Mais si on ne le reconnaît pas pour une fiction, ses effets réels, par exemple la peur qu’il suscite, seront aliénants. On peut considérer de la même manière le dieu des monothéismes (si Castoriadis prend souvent cet exemple, c’est qu’il n’est pas quelconque mais constitue une aliénation par excellence).


« Quel que soient les points d’appui que sa représentation prenne dans le perçu [le fait qu’il soit inspiré par une force de la nature, ou qu’il prenne une forme animale] ; quelle que soit son efficace rationnelle comme principe d’organisation du monde pour certaines cultures [argumentation logique selon laquelle une telle complexité nécessite une intelligence créatrice], Dieu n’est ni une signification de réel, ni une signification de rationnel ; il n’est pas non plus symbole d’autre chose. Qu’est-ce que Dieu — non pas comme concept de théologien, ni comme idée de philosophe, mais pour nous qui pensons ce qu’il est pour ceux qui croient en Dieu ? Ils ne peuvent l’évoquer, s’y référer qu’à l’aide de symboles, ne serait-ce que le « Nom » — mais pour eux, et pour nous qui considérons ce phénomène historique constitué par Dieu et ceux qui croient en Dieu, il dépasse indéfiniment ce « Nom », il est autre chose. Dieu n’est ni le nom de Dieu, ni les images qu’un peuple peut s’en donner, ni rien de similaire. Porté, indiqué par tous ces symboles, il est, dans chaque religion, ce qui fait de ces symboles des symboles religieux, une signification centrale, organisation en système de signifiants et de signifiés, ce qui soutient l’unité croisée des uns et des autres, ce qui en permet aussi l’extension, la multiplication, la modification. Et cette signification, ni d’un perçu (réel) ni d’un pensé (rationnel) est une signification imaginaire. » (p. 211).


Significations imaginaires centrales et secondes


Contrairement donc à tous les autres éléments d’un système symbolique, qui renvoient à des référents ou à d’autres signes du système, la signification centrale n’est plus un symbole, ne renvoie plus à rien d’autre (car on n’admet pas qu’elle renvoie à une fiction) (voir aussi p. 190). Cependant, cette signification centrale a d’énormes implications sociales.


Castoriadis introduit alors une comparaison avec l’existence d’une signification centrale dans l’inconscient individuel. La psychanalyse révèle l’existence, dans les inconscients individuels, d’un phantasme ultime qui n’est le symbole de rien d’autre, qui ne représente rien mais est condition de toute représentation consciente ou inconsciente, qui constitue un schème organisateur propre au sujet (p. 214-215). Ce phantasme fondamental ne peut pas être saisi directement mais il peut être reconstitué à partir de ses manifestations, par exemple dans des rêves ou dans d’autres phantasmes devenus conscients. La même chose se passe au niveau social, moyennant une série de précautions car il ne s’agit pas du même phénomène (il n’y a pas d’inconscient collectif !) : « Lorsqu’il s’agit de la société — qu’il n’est évidemment pas question de transformer en « sujet », ni au propre, ni métaphoriquement —nous rencontrons cette difficulté à un degré redoublé. Car nous avons bien ici, à partir de l’imaginaire qui foisonne immédiatement à la surface de la vie sociale, la possibilité de pénétrer dans le labyrinthe de la symbolisation de l’imaginaire ; et en poussant l’analyse, nous parvenons à des significations qui ne sont pas là pour représenter autre chose, qui sont comme les articulations dernières que la société en question a imposées au monde, à elle-même et à ses besoins, les schèmes organisateurs qui sont condition de représentabilité de tout ce que cette société peut se donner. » (p. 215).


Cette signification centrale ne se maintiendrait pas si elle ne se manifestait pas dans une prolifération d’imaginaires seconds, ou périphériques, qui viennent la déterminer : par exemple, la création du monde en sept jours et tout ce qu’entraîne l’organisation du temps en semaine et son jour sacré de repos ; la sacralisation des objets liés au culte (y compris pour le culte de la nation : l’effet produit par le drapeau chez le patriote dépasse de loin sa fonction rationnelle) (p. 193-197).


Quel est le rapport entre l’imaginaire social et l’imaginaire individuel ?


Mais puisque le social n’est pas un sujet, n’a pas d’inconscient ni de faculté propre, il faut bien que toutes ces significations soient apparues chez des individus ; en quoi donc est-ce que l’institution sociale dépend des individus ? Si l’on reprend l’exemple de Dieu, « Dieu est peut-être, pour chacun des fidèles, une « image » — qui peut même être une représentation « précise » —, mais Dieu en tant que signification sociale imaginaire, n’est ni la « somme », ni la « partie commune », ni la « moyenne » de ces images, il est plutôt leur condition de possibilité et ce qui fait que ces images sont des images « de Dieu ». » (p. 215-216). La signification sociale de Dieu n’est pas dérivée ou constituée de significations individuelles qui seraient antérieures, mais elle est la condition pour que les individus en aient une.


S’il est si difficile de savoir comment les individus sont la source des significations sociales, c’est d’abord pour une raison que nous avons déjà rencontrée, à savoir que les individus dépendent autant de la société que la société des individus : on ne peut pas concevoir l’un sans l’autre ni l’un avant l’autre. Si, par exemple, comme l’a proposé Freud, Dieu vient combler, dans l’inconscient, le besoin d’un père imaginaire, il n’en demeure pas moins que l’individu ne peut combler cette place qu’en utilisant des significations disponibles dans sa société. Il y a certes des fondateurs de religion, dont on peut dire que, s’ils ont réussi, c’est que leur phantasme privé correspondait à ce qu’attendait l’inconscient des autres et possédait suffisamment de cohérence fonctionnelle pour devenir une institution. Mais pour que cette jonction ait lieu et que le discours du prophète soit adopté à grande échelle, il faut que les inconscients individuels soient déjà préparés à ce discours par des conditions sociales favorables (p. 217-218). Toutes les religions connues sont déjà fondées sur des formes de religiosité précédentes, et il est probablement impossible de saisir une limite précise entre des hominidés sans croyance religieuse et des hominidés pourvus d’une telle croyance — pas seulement faute de traces et de témoignages, mais aussi parce qu’il serait arbitraire de dire à partir de quel moment une représentation devient une croyance religieuse.


La fonction symbolique et l’origine de la division en classes


Comment, sachant tout ce que nous savons du symbolique, pouvons-nous essayer de déterminer le moment de l’histoire où est apparue une certaine institution, et de comprendre pourquoi elle est apparue (quelles ont été ses conditions nécessaires et suffisantes). Soit par exemple l’origine de la domination et de l’exploitation d’une classe par une autre, ou encore l’origine de l’esclavage. Pour inventer l’esclavage ou l’exploitation du travailleur, il a fallu la capacité symbolique consistant à voir dans une chose ce qu’elle n’est pas. Car dans les deux cas, un homme n’est pas considéré comme un homme mais comme une bête de somme ou comme un rouage d’une machine (« réification » est le terme forgé par Marx pour exprimer que le travailleur est transformé en chose, en latin res). L’apparition de la division en classes et de la domination d’une classe sur l’autre est un moment clé de l’histoire, qui n’a pas eu lieu partout, mais qui, là où elle a eu lieu, a énormément favorisé le développement productif de la société. C’est pourquoi Marx et Engels ont essayé d’expliquer l’origine de cette division, depuis les premières civilisations où on la constate, mais d’après Castoriadis, leur explication est insatisfaisante (voir sa critique p. 228-235). Il y en a deux versions. La plus courante consiste à faire remonter la division à l’apparition de surplus de production, rendus possibles par des découvertes techniques ou par la sédentarisation, de sorte qu’il devint possible d’entretenir une classe parasite. L’objection de Castoriadis est que cette conception passe sans justification de la possibilité d’une classe oisive à sa nécessité ; or nous connaissons de nombreuses sociétés où il y a des surplus, mais qui restent homogènes parce que les surplus sont supprimés dans des fêtes de prestige où l’on distribue et dépense tout (voir les travaux anthropologiques de Marcel Mauss, Essai sur le don, et de Pierre Clastres, La société contre l’État). Une autre version est que l’apparition des classes se serait faite à partir de la division des métiers et des tâches (qui n’existe pas non plus dans toutes les sociétés, sauf la division sexuelle des tâches). Mais en fait dans la plupart des cas tous les métiers productifs font partie de la même classe dominée (laborieuse, prolétaire ou esclave), de sorte que ce n’est pas la spécialisation professionnelle qui entraîne l’émergence d’une classe dominante. Enfin, pour terminer sur les insuffisances de l’explication marxiste, en ce qui concerne le rapport entre développement technique et division des tâches, il n’est pas vrai en tous cas qu’à chaque étape du développement technique correspond un certain type d’antagonisme social (par exemple, qu’au moulin à eau correspond la société féodale et à la machine à vapeur la société capitaliste) : il est vrai que la société capitaliste est inséparable de la société industrielle (car le capitalisme se caractérise par l’accroissement illimité des forces productives grâce aux techniques et aux sciences), mais le stade technique pré-industriel a correspondu au cours de l’histoire à différents types d’antagonismes sociaux et donc il faut justifier autrement la différence entre les dominations de type pharaonique, impériale romaine, féodale, etc.


La thèse de Castoriadis est que, pour remonter à l’origine de la division en classes, il faut remonter au moment où la signification « classe » est devenue pensable, c’est-à-dire au moment où cela a eu un sens de considérer que de larges parties d’un groupe étaient inférieures ou supérieures les unes aux autres, de manière durable et identitaire. Castoriadis avoue qu’il ne voit pas comment nous pourrions augmenter notre connaissance de ce passage, qui remonte au moins au IVe millénaire en Mésopotamie et en Egypte, un peu plus tard en Chine. Une hypothèse intéressante est avancée par Nietzsche dans la Généalogie de la morale, mais elle n’est pas nécessairement applicable partout. Il propose que les premières dominations de classe aient été d’abord des dominations entre deux peuples distincts qui ont fusionné en une seule société composée de deux strates imperméables. Il part de l’observation des peuples indo-européens qui, au cours du IIe millénaire avant notre ère, ont migré depuis l’Asie centrale vers toutes les parties de l’Europe et une partie de l’Asie (Inde, Perse). C’étaient des peuples de chasseurs et guerriers nomades, qui se sont sédentarisés en se superposant à des populations déjà sédentaires qu’ils ont soumises par la force. Le peuple vainqueur a donc constitué la classe militaire et dirigeante, le peuple vaincu la classe productrice et laborieuse, et l’identité ethnique s’est prolongée dans la notion de noblesse héréditaire. L’hypothèse est tentante parce qu’elle évite de devoir expliquer comment, au sein d’un groupe ou d’une communauté, une partie se met soudain à considérer l’autre comme des instruments utilisables, alors qu’on voit mieux comment cela peut se produire entre deux peuples qui ont des modes de vie et des apparences physiques très différents. Cependant, à nouveau il n’y a pas de nécessité à une telle évolution, car on connaît aussi de nombreux exemples de peuples guerriers nomades qui se sont contentés d’effectuer régulièrement des razzias contre des peuples sédentaires, sans s’y installer comme classe dominante permanente. Il y a donc bien eu à certains moments des choix de dominations sur d’autres peuples, qui auraient pu ne pas être faits, mais dont l’institution imaginaire est étayée sur une différence naturelle ou culturelle.


Quoi qu’il en soit, la difficulté de saisir l’origine de la division en classes n’empêche pas de désacraliser cette contingence historique, de comprendre qu’elle n’a rien de nécessaire, et de rendre possible ainsi sa suppression. Ici encore un parallèle est établi avec l’inconscient individuel en psychanalyse. L’impossibilité d’atteindre l’« origine » d’une névrose n’empêche pas de comprendre ce dont il s’agit et de le relativiser, de désacraliser les significations constitutives du sujet névrosé : « Il vient un moment où le sujet, non pas parce qu’il a retrouvé la scène primitive ou détecté l’envie du pénis chez sa grand-mère, mais par sa lutte dans la vie effective et à force de répétition, déterre le signifiant central de sa névrose et le regarde enfin dans sa contingence, sa pauvreté et son insignifiance. » (p. 234 ; cf. p. 202 : un événement n’est traumatique que parce qu’il est vécu comme tel, parce qu’il reçoit une signification qui n’était pas inéluctable).


D’ailleurs, Castoriadis fait remarquer que la mise en question de la division en classes a commencé très tôt, dès qu’il y a eu lutte des classes, à condition toutefois que cette lutte ait été une contestation de la division elle-même et non la simple revendication d’accéder à une autre classe : « Les opprimés, qui luttent contre la division de la société en classes, luttent contre leur propre oppression surtout ; de mille façons ils restent tributaires de l’imaginaire qu’ils combattent par ailleurs dans une de ses manifestations, et souvent ce qu’ils visent n’est qu’une permutation des rôles dans le même scénario. Mais très tôt aussi, la classe opprimée répond en niant en bloc l’imaginaire social qui l’opprime, et en lui opposant la réalité d’une égalité essentielle des hommes. » (p. 235).

Autonomie et relativisme


Lors de la séance précédente, je vous avais dit qu’on parlerait aujourd’hui de la position de Castoriadis par rapport au relativisme culturel, question sur laquelle il a été interpellé puisque, par le biais de la notion d’autonomie, il semble valoriser certaines cultures par rapport à d’autres. Mais avant de voir comment il s’est expliqué à ce propos dans des œuvres plus tardives que l’Institution imaginaire de la société, il faut rappeler que le projet même de cet ouvrage-ci est une critique approfondie adressée à sa propre société précisément concernant le type d’imaginaire qu’elle a développé et son occultation.


Il faut d’abord rappeler que le but de Castoriadis est d’agir sur sa propre société pour la transformer, et il est évident qu’il ne se propose pas d’agir sur les autres sociétés ni de dicter à leurs membres la manière dont ils devraient le faire. Puisqu’à la base même de la conception du social-historique développée par Castoriadis se trouve l’affirmation de la diversité, il serait tout simplement absurde de lui prêter l’ambition de leur imposer à toutes un seul modèle. Et même si, comme on le verra, Castoriadis pense qu’il vaut mieux vivre en autonomie qu’en hétéronomie, il y a de multiples manières de réaliser l’autonomie et cela n’équivaut en rien à une homogénéisation culturelle. La seule question qui reste est de savoir au nom de quoi il vaut mieux vivre en autonomie.


Mais avant de l’aborder il faut bien souligner que nous ne vivons pas dans une société autonome. La plupart des membres de notre société, et en particulier ses instances dirigeantes, ne sont pas conscients du fait que notre interprétation fondamentale du monde et de l’homme est une création de notre imaginaire radical exactement au même titre que celle des autres cultures, ni ne sont conscients de la signification imaginaire qui a été instituée comme première ou centrale, de son caractère arbitraire et par conséquent remplaçable. Il est donc nécessaire de préciser d’abord ce qu’est exactement l’imaginaire de la société capitaliste, en utilisant le cadre conceptuel que nous avons découvert lors de la séance précédente, c’est-à-dire : quelles sont les institutions premières qui commandent toute notre vision du monde ? quelle est notre signification centrale autour de laquelle toutes les autres s’organisent et qui elle-même ne symbolise plus rien d’autre ? comment l’autonomie réelle de ces institutions premières est-elle occultée sous un masque de nécessité hétéronome ? et ensuite seulement nous verrons en quoi certains moments de notre histoire ont pu être différents.


J’ai entendu récemment, lors d’un débat, quelqu’un affirmer que nous sommes dominés par le mythe autant que les sociétés dont nous étudions les mythes par l’anthropologie, et qu’il est impossible de sortir du mythe. On peut accepter la première affirmation à condition de comprendre le mot « mythe » dans son sens courant d’illusion, de discours faux, comme lorsqu’on dit « la croissance, c’est un mythe ». Si en revanche, on comprend le mot « mythe » dans le sens précis où l’utilise l’anthropologie, alors cette affirmation est fausse, parce que notre imaginaire n’est pas fondé sur le récit mythique mais sur le récit scientifique, qui ne fonctionne pas du tout de la même façon ; il y a suffisamment d’études éclairantes sur la logique propre de chacune des deux formes de pensée pour qu’on ne les confonde pas. Quant à la deuxième affirmation, selon laquelle il est impossible de sortir du mythe, même si on l’entend au sens de l’illusion, pour Castoriadis c’est faux, car cela voudrait dire qu’il est impossible de sortir de l’aliénation et de l’hétéronomie. En revanche, il est vrai de dire que nous sommes dominés par des illusions, et précisément nous allons voir comment l’illusion qui nous domine le plus profondément est celle de la rationalité.


L’imaginaire du monde moderne


Quelles sont les institutions imaginaires fondatrices dans le monde moderne ? — et entendons par là dans la culture dominante, européenne mondialisée, qui bien sûr n’est pas le tout de l’imaginaire contemporain (v. p. 235-248 ; je développe ci-dessous des précisions qui sont évoquées très rapidement par Castoriadis, comme des évidences). La culture moderne européenne est fondée sur la rationalité et la science. Son rapport au monde est double : scientifique et instrumental. Le rapport scientifique au monde signifie que le monde est quelque chose qu’on veut comprendre et expliquer, dont on veut connaître le fonctionnement et les transformations en mettant en évidence ses régularités et les raisons pour lesquelles les phénomènes se développent nécessairement d’une certaine façon, et en élaborant pour ce faire de multiples méthodes d’observation, d’expérimentation, de vérification. Ce rapport rationnel au monde a été instauré une première fois dans l’Antiquité grecque, puis à nouveau à partir de la Renaissance (après une relative éclipse où la rationalité n’a pas disparu, mais a été mise au service de la religion révélée), et il a été instauré consciemment et volontairement, comme une réaction contre les représentations religieuses et mythologiques. Le rapport à l’homme et à la société est du même type : les sciences humaines et sociales ainsi que la philosophie apparaissent en même temps que les sciences naturelles lors des deux périodes. Là aussi on cherche à comprendre et à expliquer par des raisons, même si l’on ne cherche pas les mêmes nécessités (quoique le degré d’alignement sur les sciences naturelles diffère selon les approches, voir par exemple l’opposition entre neuro-sciences et psychanalyse). Quant au rapport instrumental au monde, il est apparu plus tard et sous l’influence d’autres significations, qu’on pourrait essayer d’identifier, de la même manière que Castoriadis a essayé d’identifier la signification nouvelle nécessaire pour provoquer l’institution de l’esclavage. En effet, par « rapport instrumental » on ne désigne pas l’utilisation du milieu naturel pour survivre, ce qui est commun à tout le vivant, mais l’exploitation illimitée de toutes les ressources de la planète et même au-delà, avec pour but le profit, sans souci de leur perennité, de leur préservation ou d’autres types de jouissance qu’on pourrait en avoir, par ex. esthétique. Cette exploitation est technique et rationnelle au sens d’une rationalité calculatrice : par quels moyens arriver au plus grand rendement avec le minimum de coûts ? C’est cette rationalité-là qui est dominante à l’époque actuelle et qui caractérise majoritairement notre société, et non pas celle de la science, car la science n’est favorisée que si elle contribue au développement technique et par là au développement de l’exploitation ; la science a un rôle subalterne par rapport à la technique et à l’économie. Dans la sphère politique, on peut y ajouter la rationalité procédurale, celle de l’inflation des règlements, des législations, des contrôles, la rationalité formaliste de la bureaucratie.


Les rationalités instrumentale et procédurale poussées à l’extrême sans aucune considération pour leurs conséquences deviennent des pseudo-rationalités, car elles sont dépourvues de sens, et même en arrivent à se retourner contre elles-mêmes, à devenir autodestructrices. La raison en est qu’elles se sont autonomisées, elles fonctionnent toutes seules comme un processus en inertie : « La pseudo-rationalité moderne est une des formes historiques de l’imaginaire ; elle est arbitraire dans ses fins ultimes pour autant que celles-ci ne relèvent d’aucune raison [si sa fin est le profit, c’est-à-dire un désir insatiable immaîtrisé et non interrogé], et elle est arbitraire lorsqu’elle se pose elle-même comme fin, en ne visant rien d’autre qu’une « rationalisation » formelle et vide. Dans cet aspect de son existence, le monde moderne est en proie à un délire systématique — dont l’autonomisation de la technique déchaînée et qui n’est « au service » d’aucune fin assignable est la forme la plus immédiatement perceptible et la plus directement menaçante » (p. 236). L’autonomisation de la technique ne signifie pas qu’au sens propre elle se développe toute seule : il y a des gens qui la développent et d’autres qui la financent et la promeuvent ; il y a des responsabilités humaines à cette avancée, et ce sont ces humains qui agissent de manière inertielle, aveugle et sans fins. S’il y a parfois une fin rationnelle revendiquée pour tout ce déchaînement de moyens, c’est le bien-être commun, mais celui-ci est défini exclusivement comme l’optimum de la production économique, de sorte que la légitimation est circulaire : en vue de quoi faut-il produire toujours plus ? en vue du bien-être de tous. Qu’est-ce que le bien-être de tous ? c’est de produire toujours plus. De ce fait, l’économie capitaliste, qui prétend fonder sa légitimité sur la rationalité et le caractère scientifique, révèle plus que toutes les autres économies la domination de l’imaginaire. On l’a déjà vu à propos des besoins créés par l’imaginaire. On peut y ajouter la domination de l’imaginaire quant à la place assignée aux hommes dans la structure productive. L’économie étant au centre de l’imaginaire, les hommes ne sont considérés par la société que comme des données économiques ; et comme tels ils sont réduits à des indicateurs d’efficacité, mesurés en fonction de leur contribution à la méga-machine productive dont ils ne sont que des rouages. Or, nous l’avons vu à propos de l’apparition de l’exploitation de l’homme par l’homme, considérer un homme comme une chose (la réification), en l’occurrence comme un instrument ou une partie de machine, demande plus d’intervention de l’imaginaire que de le considérer comme un hibou dans un système totémique. Récemment, avec les nouvelles techniques de management, on a assisté au passage de l’image de l’automate à celle de « la personnalité bien intégrée dans un groupe », mais cette adaptation, introduite en vue d’augmenter le rendement, n’empêche pas que les hommes n’ont de valeur « qu’en fonction des statuts et des positions qu’ils occupent sur l’échelle hiérarchique » (p. 240).


De toutes ces observations on peut conclure que le trait le plus spécifique de l’imaginaire moderne est d’être limité au rôle de l’entendement, c’est-à-dire de la faculté qui adapte les moyens à la fin, tandis qu’il « ignore les questions des fondements, de la totalité, des fins, et du rapport de la raison avec l’homme et avec le monde (c’est pourquoi nous avons appelé sa « rationalité » une pseudo-rationalité) ; et il vit pour l’essentiel dans un univers de symboles qui, la plupart du temps ni ne représentent le réel, ni ne sont nécessaires pour le penser ou le manipuler ; c’est celui qui réalise à l’extrême l’autonomisation du pur symbolisme » (p. 240). « Autonomisation du pur symbolisme », car l’homme moderne peut passer tout son temps à considérer des choses complètement détachées du réel comme des tableaux de chiffres, des indicateurs de productivité et de croissance, toutes choses qui n’ont de sens qu’à l’intérieur d’un cadre très étroit, celui de l’entreprise, et qui n’ont plus aucun sens si on se détache de ce cadre. Bien entendu, toutes les organisations économiques ont besoin d’une certaine efficacité et donc d’une certaine rationalité. La grande différence est que, dans les autres sociétés, les préoccupations de la vie sociale sont tout autres, les finalités principales de la vie humaine se trouvent ailleurs et les activités productives y sont subordonnées. Dans ses derniers écrits (fin des années 90), Castoriadis a fini par douter qu’il y ait une rationalité du capitalisme même au sens restreint de la rationalité instrumentale, à cause de son caractère autodestructeur : « la liberté absolue des mouvements du capital est en train de ruiner des secteurs entiers de la production de presque tous les pays » (Figures du pensable, p. 80) ; sans les revendications ouvrières d’augmentation des salaires et de diminution du temps de travail, le capitalisme se serait auto-détruit par incapacité à écouler ses excédents de production (id., p. 91, 108) ; il s’est maintenu en fait malgré tous ses dysfonctionnements et ses irrationnalités ; son refus de tout contrôle et de toute vision au-delà du court terme l’empêchent d’affronter les conséquences écologiques et humaines de son extension aux continents jusqu’ici non industrialisés (id., p. 111). Mais Castoriadis se garde bien de prédire sa chute ou bien la chute de l’humanité dans la barbarie : il conclut que l’avenir dépendra « des réactions et des actions des populations ».


L’institution de la temporalité


Un autre domaine important dans lequel on peut vérifier certaines illusions que la société capitaliste entretient sur elle-même, est celui de la temporalité. C’est un domaine particulièrement important puisque toute société s’inscrit dans une histoire et donc dans une certaine temporalité, et la manière dont on se représente le temps est socialement instituée, c’est une production de l’imaginaire radical. Toute société se donne nécessairement une temporalité explicite, sous une double forme, à la fois identitaire et imaginaire. La temporalité identitaire est la mesure instituée du temps, le calendrier, les repères qui reviennent cycliquement ; la temporalité imaginaire est l’ensemble des significations liées à certains moments particuliers (les dates anniversaires qui commémorent des événements fondateurs, les fêtes liées aux solstices ou aux changements de saisons, les interprétations symboliques des moments du jour comme l’aube, le crépuscule, le midi, etc...). Ces deux temporalités explicites sont étayées sur des phénomènes naturels mais sont très loin de s’y réduire. On peut dire qu’il est impossible qu’un temps institué soit seulement identitaire, sans significations imaginaires en plus, car toute organisation sociale renvoie à des significations imaginaires (par exemple : l’institution identitaire de la semaine divisée en jours de travail et jours de repos fait naître toute une série d’expressions qui sont liées aux sentiments de plaisir et de déplaisir associés au travail et au repos : « le lundi au soleil » ou « la semaine des 4 jeudis » ou « vivement ce soir »). A côté de cette temporalité explicite, toute société développe aussi, par sa propre évolution historique, une temporalité implicite, qui généralement n’est pas consciente. Il s’agit de sa temporalité effective, de la manière dont effectivement elle se transforme avec le temps, selon une vitesse et une régularité qui lui sont propres. De ce point de vue on peut distinguer des sociétés à évolution lente ou rapide, et régulière, sans ruptures brutales, ou au contraire chaotique, à ruptures fréquentes (sur tout ceci, voir p. 307-314). Dans tous les cas, plus il y a d’hétéronomie, plus la temporalité effective est niée et contredite par la temporalité explicite. Par exemple, les sociétés fondées sur le mythe refusent de reconnaître qu’elles évoluent, elles nient toute temporalité créatrice c’est-à-dire porteuse de nouveauté : la temporalité ne peut être qu’un éternel recommencement des mêmes événements. Ce refus est lié à leur type d’hétéronomie, puisque leur fondation est considérée comme transcendante, sacrée, et par là immuable. Il est vrai qu’il y a des mythes qui racontent des transformations, mais ce sont les anthropologues qui cherchent à les mettre en rapport avec des événements historiques, pas les peuples eux-mêmes. A l’opposé, notre société, dont l’évolution est très rapide, refuse de voir qu’elle est aussi extrêmement chaotique, parcourue de ruptures et de régressions, car elle s’imagine être en progrès constant et infini. Il y a là aussi un rapport avec notre propre hétéronomie, qui est la prétention que ce système est le plus rationnel, de sorte qu’il se développe naturellement et va nécessairement toujours vers le mieux. Cette représentation constitue notre temporalité explicite, dont l’aspect identitaire est la mesure scientifique du temps, basée sur l’astronomie et les mathématiques, qui définit le temps comme linéaire et homogène, comme un flux qui s’écoule toujours dans le même sens et de la même façon. Notre société accepte en général son autonomie concernant l’aspect imaginaire de sa temporalité (le caractère contingent et arbitraire des jours de la semaine ou des jours de fête, qui influencent l’ensemble de ses activités, cf. p. 312) ; la seule signification imaginaire dont elle ne reconnaît pas l’arbitraire est sa conception d’une avancée régulière vers le progrès et vers le toujours meilleur, que vient confirmer la temporalité identitaire scientifique, par une adéquation entre la marche linéaire de l’univers et la marche linéaire de la civilisation.


Il faut reconnaître cependant que la physique du 20e siècle a fortement ébranlé la conception scientifique du temps (devenu relatif et non uniforme, quoique toujours irréversible), et que parallèlement s’est élevé de plus en plus le doute sur le progrès de la civilisation. Cela explique peut-être la position de retranchement qu’est en train d’adopter la société libérale-capitaliste, qui ne se prétend plus tant le meilleur des systèmes que le « moins mauvais », que le dernier rempart contre le pire. Ce retranchement va de pair avec un recul de l’hétéronomie : devant les contradictions qui s’aggravent (notamment la menace de destruction écologique), on n’est plus aussi sûr de la rationalité et de la supériorité naturelle du système, et c’est pourquoi on cherche désormais à le légitimer par un choix autonome reposant sur le dénigrement de tous les autres choix possibles. Il y a donc bien actuellement une intensification de l’autonomie de la société libérale-capitaliste (elle reconnaît de plus en plus son auto-institution), mais qui tente immédiatement de fermer l’accès à une reconsidération de ce choix : un autre choix n’est même pas discutable tellement il est évident qu’il serait pire (c’est le fameux « there is no alternative » de Thatcher). D’autre part, du côté des sociétés mythologiques, la colonisation a constitué une irruption imprévisible dans les temporalités aussi bien effectives qu’imaginaires, et dans la plupart des cas a tout simplement détruit les représentations propres pour les remplacer par celles de l’envahisseur (on ne soulignera jamais trop à ce propos le rôle prépondérant des missionnaires pour faire passer les peuples d’une hétéronomie à une autre). La résistance actuelle de certains peuples indigènes contre l’homogénéisation capitaliste, et leur désir de recommencer à vivre selon leurs traditions révèle qu’ils se situent dans un entre-deux entre hétéronomie et autonomie : d’une part, ils sont dans l’autonomie par la conscience que la réinstitution de leurs modes de vie ne dépend que d’eux-mêmes, de leur volonté et de leur lutte ; d’autre part, un partie de ce qu’ils revendiquent explicitement est une hétéronomie : c’est le retour aux croyances ancestrales.


Différences sans supériorité ; évaluations nécessairement situées


Pour en arriver donc à la question du relativisme culturel, on voit qu’il n’y a aucune supériorité de notre imaginaire social sur les autres du fait qu’il construit toutes ses institutions sur la rationalité plutôt que sur des formes de symbolisme que nous appelons « imaginaires » dans les autres sociétés, notamment les justifications religieuses et mythologiques. Il est bien clair que les deux types d’institutions sont imaginaires au sens de l’imaginaire radical ; il est clair aussi que la distinction forte que nous faisons entre rationnel et imaginaire au sens courant (au sens de la fiction) est propre à notre société et que nous ne pouvons pas faire semblant de la supprimer pour voir le monde et notre place dans le monde comme les voit un animiste ou un croyant littéraliste de n’importe quelle religion. Ou alors, si nous parvenons vraiment à adopter une telle autre vision du monde, nous ne sommes plus des membres de cette société-ci : « L’ethnologue qui a tellement bien assimilé la vue du monde des Bororos qu’il ne peut plus le voir qu’à leur façon, n’est plus un ethnologue, c’est un Bororo — et les Bororos ne sont pas des ethnologues. Sa raison d’être n’est pas de s’assimiler aux Bororos, mais d’expliquer aux Parisiens, aux Londoniens, aux New-Yorkais de 1965 cette autre humanité que représentent les Bororos. Et cela, il ne peut le faire que dans le langage, au sens le plus profond du terme, dans le système catégorial des Parisiens, Londoniens, etc. Or ces langages ne sont pas des « codes équivalents » — précisément parce que dans leur structuration, les significations imaginaires jouent un rôle central. » (p. 246). Personne ne peut s’exprimer exactement comme quelqu’un d’une autre culture, parce que les distinctions entre les notions ne sont pas les mêmes, par exemple entre « rationalité » et « imagination », ou entre « croire » et « savoir ». Nous ne pouvons interpréter les autres que par rapport à nous, dans nos propres termes et en fonction de ce qui nous intéresse : « L’histoire [au sens de l’enquête sur d’autres civilisations] est toujours histoire pour nous — ce qui ne veut pas dire que nous avons le droit de l’estropier comme il nous chante, ni de la soumettre naïvement à nos projections, puisque précisément ce qui nous intéresse dans l’histoire c’est notre altérité authentique, les autres possibles de l’homme dans leur singularité absolue. » (p. 247). La découverte de l’altérité, de la diversité des créations sociales vient confirmer la thèse de Castoriadis, que l’imaginaire radical est libre et non déterminé par des nécessités ; c’est pourquoi il n’y a pas de préférences ni de valeurs universelles. D’autre part, connaître la diversité nous intéresse pour notre projet pratique, car cela révèle d’autres possibles. Puisque notre projet d’élucidation théorique du monde a aussi pour but pratique de le transformer, considérer les autres formes d’imaginaire nous aide à dépasser l’asservissement à nos formes actuellement réalisées : il y a d’autres possibles, non seulement ailleurs et dans le passé, mais donc aussi ici dans le futur, et c’est à nous de les construire : « toute élucidation que nous entreprenons est finalement intéressée, elle est pour nous au sens fort, car nous ne sommes pas là pour dire ce qui est, mais pour faire être ce qui n’est pas » (p. 248). Pour faire être ce qui n’est pas, il faut délivrer l’imaginaire de sa sclérose par rapport à l’institué, il faut le déployer à nouveau comme activité instituante.


Nous avons donc vu que notre société n’a aucune raison de se sentir supérieure aux autres, du moins sous sa forme dominante, qui est clairement une hétéronomie ; en effet, sa rationalité dominante est une pseudo-rationalité, non consciente d’elle-même, ignorante de ses conditions et de ses conséquences. En revanche, nous avons peut-être par rapport à d’autres sociétés certains avantages qui faciliteraient notre accession à l’autonomie, sans que cela entraîne toutefois aucune nécessité ; un avantage est que nous avons dans notre histoire des exemples d’une rationalité autonome que nous pouvons à nouveau adopter, car ils font partie de notre imaginaire, nous n’avons pas à les inventer à partir de rien ; un autre avantage pourrait être que nous seuls avons développé cette attitude « intéressée » vis-à-vis des autres, qui nous permet de nous détacher de nos formes instituées pour envisager d’autres possibles. Tout cela n’est avantageux cependant que si nous avons déjà valorisé l’autonomie, mais cela ne nous dit en rien pourquoi choisir celle-ci plutôt que l’hétéronomie : « A la question : pourquoi l’autonomie ? pourquoi la réflexion ? il n’y a pas de réponse fondatrice, pas de réponse « en amont ». Il y a une condition social-historique : le projet d’autonomie, la réflexion, la délibération, la raison ont été déjà créés, ils sont déjà là, ils appartiennent à notre tradition. Mais cette condition n’est pas fondation. » (Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe VI, p. 48-49). C’est seulement a posteriori, lorsqu’une société a déjà fait ce choix, qu’elle peut le défendre en lui attribuant une valeur : « (Une société autonome) affirmera que l’autonomie sociale « vaut ». Certes, elle pourra justifier en aval son existence par ses œuvres, parmi lesquelles le type anthropologique d’individu autonome qu’elle créera. Mais l’évaluation positive de ces œuvres dépendra encore de ses critères, plus généralement de significations imaginaires sociales, qu’elle aura elle-même institués. Cela pour rappeler qu’à la fin des fins aucune sorte de société ne peut trouver sa justification en dehors d’elle-même. On ne peut pas sortir de cercle. » (Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe V, p. 82).


Il n’existe pas de critère absolu, pas de point de vue qui serait situé hors de toute représentation particulière de ce qui est plus ou moins bon. Cependant, du fait même que tout point de vue est situé, personne ne peut dire « tout se vaut », « tout est égal ». Nous sommes obligés de choisir, sinon nous ne faisons rien ; or, choisir, c’est attribuer des valeurs différentes, non pas au sens absolu et universel, mais relativement à chacun. Toute société doit nécessairement se donner des significations fondamentales, et il est normal qu’elle se donne celles qu’elle préfère et que donc elle les estime meilleures que celles des autres — sinon il serait logique qu’elle en adopte d’autres (mais dans ce cas, ces significations devenues siennes seraient à nouveau considérées comme meilleures). C’est exactement la signification du relativisme culturel : il n’y a de valeur que relative à chaque société, et aucune valeur absolue universelle.


Une difficulté philosophique : l’accès à la vérité


Et pourtant... il y a bien une prétention à l’universel chez Castoriadis, mais pas là où on la cherche d’habitude. Elle ne concerne pas les valeurs et les choix pratiques, mais la vérité théorique. En effet, la thèse selon laquelle l’imaginaire radical est une faculté de création qui appartient à toute l’espèce humaine, et toutes les sociétés se sont effectivement instituées par auto-création, cette thèse, Castoriadis pense qu’elle exprime la vérité, ce qu’il en est vraiment de l’homme et de la société, et que les thèses opposées, celles qui disent que les hommes et les sociétés ont été créés par des êtres transcendants, sont des erreurs théoriques. Un discours qui cherche à atteindre la vérité suppose deux choses : d’abord, qu’une vérité existe ; ensuite, que nous avons les moyens de la distinguer de l’erreur. Les deux conditions ont été mises en doute dans notre culture, sous la forme du scepticisme philosophique, dont une variante actuelle est le constructivisme : d’après celui-ci, le discours scientifique n’a pas plus de valeur que le discours religieux ou mythologique, parce que ce sont pareillement des constructions sociales et que rien ne peut être saisi en dehors de ces constructions sociales. Castoriadis pense qu’il y a une vérité historique : les choses du passé se sont passées d’une certaine façon et pas d’une autre ; et il pense que nous pouvons dans une certaine mesure connaître cette vérité, grâce aux documents, vestiges, témoignages divers, et grâce à la connaissance de la psychologie humaine, qui peut faire la différence entre invention, interprétation, expérience, etc. Là serait donc le seul privilège de notre société : pouvoir atteindre la vérité par des méthodes scientifiques, et par là, pouvoir affirmer que les sociétés sont toujours de fait autonomes et que celles qui le reconnaissent sont donc plus lucides, plus conscientes d’elles-mêmes que celles qui ne le reconnaissent pas. Nous touchons ici une difficulté philosophique ultime : on ne peut pas prouver par démonstration l’existence d’une vérité indépendante de nos constructions, ni l’existence ou la non-existence d’une transcendance ; et pourtant ça ne relève pas non plus d’une décision arbitraire ; il y a des indices qui plaident en faveur de fortes probabilités. Je pense qu’on ne pourra pas avancer dans l’examen de cette question tant que plus de gens de toutes les cultures ne seront pas au courant, et donc capable de juger, de tout ce qui a déjà été pensé à ce propos ; c’est seulement par des évaluations des mêmes connaissances à partir d’horizons culturels différents qu’on pourra envisager la question d’une éventuelle universalité quant à la vérité. Il reste beaucoup à faire en philosophie aussi.


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L’individu et la société Autonomie et aliénation selon C. Castoriadis
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