Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Individualisme anarchiste

Le mot "Individualisme" ne doit pas être mal interprété. L'individualisme, dont il est question, n'a rien à voir avec l'individualisme bourgeois (libéral ou aristocratique). L'individualisme, c'est tout simplement la défense de l'individu. Il peut exister autant d'individualismes que d'individus. L'individualiste n'est pas un ermite. C'est un homme sociable qui peut passer des contrats associatifs avec la société tant que ceux-ci ne conduisent ni au malheur ni à l'esclavage. Les anarchistes individualistes estiment que les affaires humaines doivent être gérées par des individus ou des organisations basées sur le volontariat. Égoïste, au sens philosophique, l'individualisme défend simplement son Moi, sa libre pensée. Parfois, sa raison lui commande de sacrifier certaines parcelles de sa liberté pour des enjeux qui correspondent à sa philosophie. Il détermine lui-même les limites des "contrats" qu'il engage avec d'autres personnes. Ces contrats sont résiliables. L'individualiste ne nie pas les règles, il exige seulement de participer à leur élaboration. Le bon fonctionnement de l'anarchiste individualiste suppose l'engagement d'hommes et de femmes conscients qui sauront construire un monde fait de joies et de libertés.

Les deux traditions de l'individualisme anarchiste


Max Stirner est considéré comme le fondateur et le premier théoricien de l'individualisme anarchiste, même s'il se défend dans L'Unique et sa propriété d'être anarchiste. En fait, l'individualisme stirnérien a eu peu d'impact sur le développement de l'anarchisme au XIXe siècle. Ce n'est qu'avec la parution des ouvrages de John Henry Mackay que l'individualisme stirnérien est redécouvert, vulgarisé et adapté aux revendications anarchistes. Mackay peut ainsi être considéré comme l'un des principaux initiateurs de la tendance anarcho-individualiste.
Les théories unicistes de Stirner ont été lues, commentées et assimilées principalement en France et aux États-Unis, où elles ont donné naissance à deux types distincts d'individualisme anarchiste.
L'école américaine
N'ayant été que très peu exposée aux théories holistes radicales portées par le mouvement ouvrier européen, la pensée individualiste américaine évolue, au cours du XIXe siècle, d'un libéralisme influencé par John Stuart Mill et Spencer vers une position ultra-libérale, antiétatiste et antiautoritaire. S'appuyant sur des expériences pratiques de libre entreprise privée (comme c'est le cas pour Josiah Warren), de vie en autarcie (comme l'a expérimenté Thoreau à Walden pond) ou d'actions juridiques antiétatistes (comme celles de Lysander Spooner), ce courant ultra-libéral, exposé à l'individualisme stirnérien et au mutualisme proudhonien, se mue en une forme d'anarchisme original et spécifiquement américain.

Deux penseurs font figures d'inspirateurs, Josiah Warren et James L. Walker, qui posent dès les années 1860 les bases d'une philosophie faisant de l'égoïsme l'unique base de toutes les actions humaines. Les thèses anarchistes de Warren et de Walker sont ensuite reprises par Lysander Spooner et surtout Benjamin Tucker qui, bien avant Mackay, a redécouvert et vulgarisé l'égoïsme stirnérien.
De façon générale, les anarchistes individualistes américains préconisent la libre association et rejettent les révolutions violentes. Ils optent plutôt pour la résistance passive et le refus d'obéissance comme moyen de faire advenir l'anarchie. Par exemple, Tucker préconise le refus de payer l'impôt ainsi que la création de coopératives indépendantes, pratiquant le libre-échange commercial et même la fondation d'un système bancaire dégagé de l'emprise de l'État. Les anarchistes individualistes américains ne sont donc pas opposés par principe à la propriété privée mais en critiquent l'utilisation qu'en font les institutions de domination sociale que sont la grande entreprise et l'État. Reconnaissant pour l'essentiel la notion de possession telle que définie par Proudhon, ils ne s'opposent en réalité qu'à la nue-propriété, et donc à tout revenu de prêt - tels que les bénéfices ou les loyers et le salariat - tout en reconnaissent à chacun le droit de posséder son logement ou de travailler sa terre. C'est, selon les anarchistes individualistes, en ce sens l'usage seul qui fonde et légitime la propriété individuelle.
Après la Seconde Guerre mondiale, les principaux thèmes de la pensée individualiste anarchiste américaine ont été repris par Ayn Rand qu'on peut considérer comme la fondatrice du libertarianisme et de l'"anarcho"-capitalisme. Ses disciples, dont Murray Rothbard est le plus brillant représentant, proposent à partir des années soixante une forme radicale de libéralisme économique préconisant le remplacement du gouvernement par une simple agence rétribuée, chargée de protéger les individus, et un capitalisme libéré de toute ingérence étatique. Les héritiers de l'individualisme anarchiste américain sont actuellement divisés entre les minarchistes du parti libertarien et "anarcho"-capitalistes qui souhaitent la dissolution de l'État dans le marché par la prise en main de ses pouvoirs par l'entreprise privée.

L'école française


La première page d'un numéro de L'Unique, mensuel animé par E. Armand (1956)
En France, la philosophie de Stirner se développe dans un terreau riche d'une longue tradition de luttes sociales. Alors que l'individualisme stirnérien se greffe aux États-Unis sur un support libéral et capitaliste, ce même individualisme se greffe en France sur un support plus révolutionnaire et résolument anticapitaliste. L'individualisme anarchiste français conserve donc des préoccupations sociales et égalitaires qui n'apparaissent pas chez les individualistes "anarcho"-capitalistes américains. Certains anarchistes comme Charles-Auguste Bontemps vont jusqu'à parler d'individualisme social, en considérant le Marché et la Propriété comme des fantômes stirnériens, des idées oppressives qui exigent le sacrifice de l'individu.


Actuellement


Ce double héritage fait que certains anarchistes américains, collaborateurs de la revue Anarchy, a Journal of Desire Armed (comme Jason McQuinn, Hakim Bey ou Bob Black) refusent l'étiquette individualiste même si leur pensée rejoint pour l'essentiel celle des individualistes anarchistes français, principalement par souci de se démarquer des libertariens et des "anarcho"-capitalistes qui ont usurpé l'étiquette anarchiste individualiste aux USA dans l'après-guerre. Ils se disent alors partisans de l'anarchie post-gauchiste (Post-Left Anarchy) ou de l'anarchie, tout simplement.
Caractéristiques de l'individualisme anarchiste


Tenter de définir l'anarchisme individualiste est malaisé car, comme l'a justement écrit Émile Armand, « on ne trouve guère deux anarchistes individualistes défendant les mêmes théories ». Au sein de l'anarchisme, l'individualisme s'oppose franchement aux courants liés à la gauche politique, principalement l' anarcho-communisme, le communisme libertaire (surtout dans sa version insurrectionnelle) et l'anarcho-syndicalisme.
Cela ne signifie toutefois pas que l'individualisme anarchiste soit associé à la droite ou au conservatisme (si on exclut évidemment l'"anarcho"-capitalisme qui est en réalité davantage une forme de libéralisme radical qu'un courant anarchiste). Les individualistes s'opposent pour la plupart radicalement au capitalisme et refusent d'en être la loyale opposition ou « la gauche de toutes les gauches », se plaçant ainsi par delà ce binôme «gauche/droite» hérité de la Révolution française.
L'individu
Les anarchistes individualistes considèrent l'individu comme seule réalité et comme principe de toute évaluation. Mais contrairement aux individualistes libéraux, les anarchistes individualistes comprennent l'individu comme l'Unique, l'individu réel, existant, effectif, différent de tous les autres par son existence, et non comme un concept, une idée générale. Cet individu est son propre principe directeur et ne demande pas à être reconnu comme « Homme ». L'individu, l'Unique existe en-soi et par soi, et ne saurait être réduit à aucun concept. Toute tentative de réduction de l'individu à un concept, aussi séduisant soit-il, constitue pour l'individu une coercition inacceptable, une tentative de négation de ce qu'il est. Par exemple, la pression à « être quelqu'un de bien » n'est qu'une tentative de restreindre la richesse de l'Unique à un cadre moralisateur.
Ainsi, l'individualisme anarchiste est foncièrement anti-humaniste. Ne voir en l'individu que l'Homme ou la Personne, ne respecter que l'Homme en lui, c'est ne voir que ce qu'il a de commun avec les autres. C'est ne voir que ses ressemblances avec les autres et tenter de fabriquer une identité fictive à partir de la description de ces ressemblances. Bref, « l'homme » est un concept froid, abstrait, un « fantôme » dans le vocabulaire stirnérien, alors que l'individu, lui, est ce qui existe réellement.
L'association
La plupart des individualistes anarchistes font une nette distinction entre la Société et l'association entre individus. Pour eux, la libre association est un instrument de l'individu, alors que la Société est un de ses oppresseurs. La Société veut passer pour sacrée, elle se sert des individus. L'association, au contraire, est à leur service. Une association d'égoïstes est donc pensable si elle reste un moyen pour eux de satisfaire leurs intérêts en unissant leurs forces. Mais elle ne doit jamais rester une instance autonome, obligatoire, permanente, supérieure à l'individu au sens où elle poursuit ses propres fins au détriment de l'individu. L'association doit donc être petite, limitée, informelle, ouverte et temporaire.
Moyens d'action
L'individualisme anarchiste s'oppose généralement à l'idée révolutionnaire, les rêves de Grand Soir étant jugés potentiellement répressifs. Les anarchistes individualistes croient généralement que les mouvements d'insurrection sombrent fatalement dans un organisationnisme militarisé aux antipodes de l'intérêt de l'individu. C'est donc à l’individu lui-même de se libérer en rejetant la société dominatrice. Pour beaucoup d’individualistes, être anarchiste signifie être un « en dehors » et vivre selon ses propres principes, en refusant de collaborer aux institutions oppressives et en refusant toute forme d'embrigadement qui pervertit l'idéal libertaire sous prétexte de le servir.
Concrètement, les anarchistes individualistes proposent deux grands types de moyens d'action : d'une part, l'objection de conscience généralisée et la mise en pratique de modes de vie en rupture avec les principes autoritaires, et de l'autre la pédagogie libertaire. La conjonction de ces deux stratégies a été qualifiée par Gaetano Manfredonia de « modèle éducationniste-réalisateur »
Stratégies expérimentales
La première des stratégies proposées par les individualistes anarchistes est basée sur l'insoumission, l'objection de conscience et la mise en pratique immédiate de modes de vie antiautoritaires. Ainsi, l'individualiste n'obéit que par nécessité, que lorsque sa propre préservation est en cause. Mais lorsque l'État présente comme des devoirs civiques certaines actions (comme par exemple le vote), il refuse de répondre à son appel. L'individualiste anarchiste refuse de participer à ce qu'il désapprouve et remet fortement en cause, par ce refus et par ces gestes quotidiens, la légitimité de l'État.
De plus, les anarchistes individualistes préconisent la mise en application immédiate des principes libertaires de la libre association. Selon eux, il est non seulement utopique de croire, à l'instar de Bakounine, que nous ne pouvons être libres tant que tous les individus ne le seront pas, mais une telle croyance condamne également l'individu au sacrifice de soi à une cause extérieure à lui-même, ce qui est inacceptable. Il importe donc de créer immédiatement des zones de liberté expérimentale dans les espaces négligés par l'État, des expériences anarchistes dont le caractère temporaire et insaisissable garantit l'authenticité.
L'expérience immédiate de la liberté passe, pour les anarchistes individualistes, par l'exploration de modes de vie et de valeurs antiautoritaires, que ce soit par le végétarisme, la création de milieux libres, ou de ZAT, et par des pratiques transgressives, l'amour libre, le naturisme, etc.
Stratégies éducationnistes
D'autres anarchistes individualistes pensent que le préalable à la libération sociale est le changement--non imposé--des individus. Selon eux, on ne peut concevoir une société libre sans la formation d'individus nouveaux, ayant bénéficié d'une éducation spécifique. Ils proposent donc l'éducation intégrale des enfants au moyen d’institutions indépendantes de l’École, de l’Église et de l’État.
Citations


« Nous sommes tous les deux, l'État et moi, des ennemis... Tout État est une tyrannie. »
Max Stirner L'Unique et sa propriété
« L'État ne poursuit jamais qu'un but : limiter, enchaîner, assujettir l'individu, le subordonner à une généralité quelconque. »
Max Stirner L'Unique et sa propriété
« Si tu es individualiste, toute association ne peut être pour toi qu'un pis-aller puisqu'en t'associant tu perds tant soit peu de ton indépendance. Un pis-aller - pour un temps déterminé, avec des individus déterminés, pour une besogne déterminée - sans lequel la besogne qui te tient au cœur ne pourrait être accomplie. »
E.Armand, L'initiation individualiste-anarchiste
« Tant que l’homme sera persuadé de l’existence de causes supérieures à la sienne propre, il sera fatalement, et pour ainsi dire légitimement, privé d’autonomie réelle ; son unicité ne sera qu’un mot : le fantôme Dieu, dans ses divers et coexistants avatars, lui ravira la joie. »
Manuel Devaldes, Reflexion sur l'individualisme

Anarchisme et individualisme






L'anarchisme…


ce paradoxe selon lequel il n'y a d'humanité sans individualité


mais que nul(le) individu n'est indispensable à la cause de l'humanité





Les anarchistes sont souvent qualifié(e)s d'individualistes, et, ce faisant, accusé(e)s d'être… égoïstes. Il est vrai que d'un point de vue théorique il existe un courant anarchiste dit individualiste et des anarchistes se disant individualistes. Qu'en est-il exactement ?


L'individualisme[1], selon, par exemple, le Petit Robert, est :


1) une "théorie ou tendance qui voit dans l'individu la suprême valeur dans le domaine politique, économique, moral" et, plus précisément, en politique et économie, "une théorie ou tendance visant au développement des droits et des responsabilités de l'individu" et dans le sens courant, "une attitude d'esprit, un état de fait favorisant l'initiative et la réflexion individuelles, le goût de l'indépendance" [L'individualisme s'oppose au grégarisme] ;


2) en philosophie, "une doctrine affirmant la réalité propre des individus au détriment des genres et des espèces" et une "théorie qui cherche à expliquer les phénomènes historiques et sociaux par l'action consciente et intéressée des individus".


Les anarchistes dressent une critique radicale de la société actuelle, dans toutes ses déclinaisons (capitalistes, "communistes", fascistes ; républicaines, monarchiques…) et portent un projet de société – d'une société enfin véritablement humaine, c'est-à-dire, pour faire simple, libre, égale et fraternelle - tout autant radical. Dans les deux cas, cette radicalité[2] vient de ce que la racine[3] de cette critique et de ce projet n'est autre que l'humain, c'est-à-dire les individus – TOU(TE)S les individus sans aucune exception ou exclusive - dans leur effectivité de chair et non une quelconque entité dont on sait, par ailleurs, qu'elle est objectivement inexistante, comme, par exemple… l'Homme.


Les anarchistes considéré(e)s comme les théoricien(ne)s de l'individualisme et les tenant(e)s d'une praxis individualiste[4], à commencer, bien entendu, par Max Stirner[5], sauf à être mal lu(e)s et, plus ou moins volontairement, consciemment incompris(es), ne sont pas pour autant les apologistes de… l'égoïsme dans son acception courante et même psychologique[6]. Ils-elles ne le sont pas tout simplement parce que, anarchistes, ils-elles considèrent qu'aucun individu ne peut être libre tant qu'un seul autre individu ne l'est pas et que, de ce fait, la liberté de l'Autre est la condition de la liberté de l'Un(e), le bonheur de l'Un(e) ne peut naître du malheur de l'Autre, rien de ce qui advient à l'Un(e) ne peut indifférer l'Autre, la liberté n'est possible que dans l'égalité et la fraternité….[7] Antiautoritaires par nature, les anarchistes ne peuvent considérer et, a fortiori, admettre que la liberté de l'Un(e) soit l'asservissement de l'Autre et que le je et les tu, nous, vous, ils, elles… autrement dit le singulier et le pluriel soient incompatibles ou même seulement qu'ils puissent s'ignorer dans leur existence réciproque.


Ces précisions faites, il ne s'agit pas pour moi de faire une contribution théorique conséquente sur la compatibilité de l'anarchisme et de… l'individualisme mais, plus modestement, de faire part d'une réflexion personnelle sur la place et le(s) rôle(s) des individus dans un groupement anarchiste.


Je rappellerai d'abord que le mouvement anarchiste, malgré les persécutions, assassinats, arrestations, emprisonnements… et, plus simplement et naturellement, le vieillissement et le décès dont sont victimes les individus qui le composent, perdure, se développe, s'étend, se diversifie, évolue, grandit…même si, parfois, ici ou ailleurs, il semble disparaître en tant que tel. L'anarchisme ne s'est pas éteint avec la mort de Bakounine, Kropotkine, Michel, Reclus, Malatesta, Goldman… ou bien encore Ravachol, Sante Caserio, Makhno, Durutti… Il ne 'est pas non plus éteint après Kronstadt, l'Espagne de 36… A plus fortes raisons, il ne s'éteint pas avec la mort ou même, plus simplement, le départ[8] de quelque individu anonyme que ce soit, aussi actif(ive), utile, important(e), indispensable soit-il-elle dans un contexte particulier[9]. Incarné dans chaque anarchiste, l'anarchisme ne peut se réduire à un seul(e) anarchiste !


Et pourtant, de nombreux groupes anars, simples regroupements affinitaires sans véritable intention opérationnelle ou bien groupe d'action constitué à raison d'un objet bien précis[10], disparaissent avec la mort ou le départ d'un(e) seul(e) individu comme si le groupe en question était indissociable de cet(te) individu au point de ne pouvoir lui survivre, de vivre sans lui-elle.


Les ancien(ne)s n'ont pas manqué, d'emblée, de poser un certain nombre de principes sans le respect desquels une organisation anarchiste ne pourrait ni être et rester anarchiste, ni durer. Toujours d'actualité, ces principes sont le mandat précis, impératif et révocable, la rotation des tâches et le consensus.





Un groupement anarchiste, comme n'importe quel autre groupement humain, est une organisation, c'est-à-dire un système complexe qui, pour fonctionner, et d'un point de vue purement mécanique, cybernétique, physique…, doit obéir à des lois[11] pour pouvoir fonctionner et, a contrario, ne pas mourir. Ainsi, l'une des conditions de développement d'un groupement est que, à tout moment, ses membres, individuellement et/ou collectivement, doivent pouvoir avoir une réponse immédiate, claire, intelligible, compréhensible… à ce questionnement : "qui fait quoi avec qui, quand, comment, où, pour quoi, pour qui… ?"[12].


Plusieurs méthodes, procédures permettent de répondre à ce questionnement mais d'un point de vue anarchiste, c'est-à-dire au regard des principes et valeurs qui fondent l'anarchisme, le mandat précis, impératif et révocable est, me semble-t-il, le plus approprié. Or, force est de constater que dans de nombreux groupes anars il n'y a pas de tels mandats ou que, du moins, à l'usage, leur renouvellement n'est pas/plus à l'ordre du jour et qu'il y a donc d'un côté des auto-proclamé(e)s ou bien des mandataires à vie, en d'autres termes des représentant(e)s permanents et professionnels, des guides[13], des chef(e)s[14], des patron(ne)s, des cadres, des délégué(e)s… et de l'autre côté des démissionnaires, des résigné(e)s, des représenté(e)s à vie, un troupeau docile, une main d'œuvre corvéable, des encadré(e)s, des relégué(e)s… Peut-on alors parler de groupes… anarchistes ? J'en doute…





La rotation des tâches ? Sans entrer dans le détail de la critique sociologique et philosophique[15] de la division des tâches avec tout ce que cela comporte comme inégalité, ségrégation, discrimination…, et sans avoir fait Saint-Cyr il est facile de comprendre que la rotation des tâches au sein d'un groupe présente de nombreux avantages qui participent tous de la coopération. En particulier, la rotation des tâches, parce qu'elle permet la distribution égalitaire des compétences, évite la spécialisation et, de ce fait, la prise de pouvoir, même non intentionnelle, par la monopolisation d'un savoir-faire et d'un savoir[16].


Or, force est de constater que, ne serait-ce par paresse, nombre d'individus ne souhaitent pas pratiquer la rotation des tâches et se défaussent de certaines d'entre elles sur certain(e)s, voire un(e) seul(e) membre du groupe. Il s'agit bien là de paresse car l'autre constat que l'on peut faire est que les tâches ainsi délaissées n'appellent pas nécessairement des compétences particulières et élevées, des efforts, physiques ou intellectuels, importants et pénibles…, des sacrifices insupportables au regard de soi-même, de sa famille, de son environnement personnel…, un coût financier prohibitif relativement à ses revenus…


Il n'en demeure pas moins que, même s'il n'y a aucune intentionnalité, l'absence de rotation des tâches conduit invariablement à l'émergence sinon d'un chef, du moins d'un leadership. En effet, le désinvestissement de la majorité amène cette extrême minorité qu'est un(e) individu à se surinvestir dans le fonctionnement du groupe et, en accomplissant les tâches délaissées par les autres, même s'il n'y a là aucun autoritarisme, à exercer sur le groupe une autorité particulière qu'est le pouvoir qu'il-elle a d'animer le groupe, de lui donner vie, de le mettre en mouvement, en action. Pour reprendre une image, ce pouvoir est celui qu'à la locomotive de tracter les wagons d'un train ; il est une force dynamique en mesure d'agir sur et donc de faire agir cette autre force particulière qu'est… l'inertie des autres mondes.


L'occupation par tel(le) ou tel(le) individu du vide laissé par les autres qui ne font pas (ne veulent pas faire ?) ce qu'il y a lieu de faire pour que le groupe puisse… être et, a fortiori, fonctionner, agir.., n'obéit pas nécessairement à une mauvaise intention, un… égoïsme mal compris et, par exemple, à une ambition personnelle de pouvoir, la preuve en étant que, souvent, un tel zèle militant finit par… user, lasser, fatiguer… et que l'abandon, le renoncement, la démission… de l'intéressé(e) entraînent, purement et simplement, sous le seul poids de la force d'inertie, à l'éclatement, à l'implosion, à la dégénérescence… du groupe.





Comme l'Histoire ne cesse de l'attester, la majorité n'a pas toujours raison et de nombreuses majorités s'avèrent non démocratiques mais tyranniques. C'est pourquoi, l'opposition irréductible d'un seul individu, l'avis sinon contraire, du moins différent manifesté avec insistance par une minorité, même extrême, une opinion dominante à raison d'une seule majorité relative…, tout cela, d'un point de vue anarchiste, doit être autant d'empêchement à une prise de décision qui, d'une manière ou d'une autre, qu'on le veuille ou non, serait prise autant contre que pour. Seul, le consensus permet de maintenir la cohésion et la cohérence d'un groupe, étant précisé que l'obtention du consensus passe nécessairement par la confrontation[17], c'est-à-dire le débat et donc la prise de parole de chacun(e) mais également l'écoute de chacun(e)[18].


Or, combien de décisions sont prises dans des groupes (pseudo)anarchistes par la seule majorité des votant(e)s [19], une majorité qui plus est ne se sent même pas engagée par la décision prise puisque, de toutes les façons, ce seront des délégué(e)s qui la mettront en œuvre et non la majorité elle-même[20] ? Pire encore[21] : combien de majorité silencieuse se contente de suivre silencieusement[22] non pas tant forcément la décision que l'initiative prise par un(e) individu et qui, parce qu'elle est suivie par la majorité, prend, de facto, force de loi, autrement dit valeur décisionnelle ? Que de volontés tacites, silencieuses ou tonitruantes, ne sont-elles pas des servitudes volontaires, des renoncements, des résignations ?





Ainsi, alors même qu'il prend l'individu, en tant qu'être humain réel, comme racine de sa critique et de son projet, l'anarchisme ne se soumet à aucun… individu. L'anarchisme n'a ni dieu, ni maître. Il n'a pas non plus de chef(e)s, même petits, même sympas…, de caporaux, p'tits ou grands, de généraux…, de gourous, de papes, de prêtres, de pasteurs, d'imams…, de leaders, de stars, de vedettes… Pas même d'héroïnes et de héros[23] auxquel(le)s ils rendraient un culte à l'instar des déesses, des dieux, des saint(e)s, des martyr(e)s, des reliques… d'une vulgaire religion.




Aventure collective, l'anarchisme est comme un navire qui voguerait sur les mers. Lors des escales, certain(e)s préfèrent descendre à terre et ne plus continuer le voyage, d'autres, au contraire, montent à bord. Peu importe qui monte, qui descend, qui reste, qui ne reste pas. Le navire poursuit sa route. Et il sera ainsi jusqu'au… Grand Soir car l'anarchisme (sur)vivra tant qu'un seul individu sera privé de son humanité, tant que la société des humains ne sera pas véritablement humaine, c'est-à-dire libre, égale et fraternelle. Alors, l'anarchisme cédera la place à l'anarchie et les anarchistes s'éclipseront de l'Histoire, accoucheurs-euses qu'ils-elles auront été de l'humanité.




[1] Terme apparu en Français en 1826 seulement de individuel, relatif à l'individu.


[2] Ce néologisme n'est peut-être pas heureux mais il me convient mieux que le terme de "radicalisme" qui, historiquement, renvoie à un mouvement politique bien précis et nullement… anarchiste !


[3] Radical vient de radicalis - lui-même de radix - : racine.


[4] Autant dans la relation à l'Autre en général que dans la lutte sociale, politique, culturelle…


[5] Cf. Max Stirner : "L'Unique et sa propriété".


[6] Égoïsme : 1755, du latin ego, moi : disposition à parler trop de soi, à rapporter tout à soi [acception désuète mais originelle] ; attachement excessif à soi-même qui fait que l'on recherche exclusivement son plaisir et son intérêts personnels et, par extension, tendance chez les membres d'un groupe à tout subordonner à leur intérêt.


[7] Dans la relation de l'Un(e) à l'Autre, l'anarchiste refuse tout rapport de domination, d'exploitation, de pouvoir… En matière de sexualité et de sentiment, il en est donc aussi de cette relation particulière qu'est le sadomasochisme même si d'aucun(e)s, s'affirmant anarchistes, la considèrent comme normale et licite au nom de la… liberté.


[8] Que ce départ soit une retraite/cessation d'activités ou bien un changement de cap, un retournement de veste…


[9] Comme par exemple, celui d'un journal, d'un groupe musical…


[10] Actions militantes de toute nature, édition d'un journal, centre culturel…


[11] Au sens scientifique du terme. Il s'agit donc de règles, de méthodes, de principes, de procédures…


[12] Il existe un questionnement préalable antérieur à la constitution du groupement lui-même : celui de la finalité de l'association et donc, aussi, de ses principes, ses valeurs, ses méthodes…


[13] Qui, je le rappelle, en Allemand se dit Führer, en Italien, Duce, en Espagnol, Caudillo…


[14] D'armée, d'entreprise…


[15] Et, pour commencer, marxienne.


[16] Au sens de connaissances, d'informations.


[17] A ne pas confondre avec… l'affrontement. Aussi bien d'idées que de… personnes.


[18] Contrairement à ce que l'on pense, la recherche du consensus n'implique pas la paralysie d'un groupe faute, par exemple, de pouvoir prendre des décisions dans l'urgence au regard d'une situation… urgente. Il existe en effet des méthodes, des pratiques… qui permettent un fonctionnement consensuel même pendant des situations de crise, d'urgence. C'est d'ailleurs le cas naturel d'un groupe… anarchiste, composé d'… anarchistes et fonctionnant couramment selon des principes et valeurs… anarchistes.


[19] Et donc des présent(e)s ce qui est souvent loin de correspondre à la totalité de l'effectif du groupe.


[20] Une majorité qui fait donc sienne la chanson de Léo Ferré "Ils ont voté… et puis après ?"…


[21] Mais est-ce vraiment si… pire que cela ?


[22] Religieusement…


[23] Ce qui n'empêche pas les anarchistes de savoir faire preuve d'héroïsme et, au besoin, de payer de leur vie leur engagement.

Max Stirner
encore et toujours un dissid
ent


Comment Marx et Nietzsche ont évincé leur collègue Max Stirner et pourquoi il leur a pourtant survécu
par Bernd A. La
ska

Max Stirner ? Le petit bourgeois philosophe, tancé de son temps déjà par Karl Marx ? L'anarchiste, l'égoïste, le nihiliste, le grossier précurseur de Nietzsche ? -- Oui, nul autre que lui. Certes mal famé dans le monde philosophique, qui l'évoque tout au plus en marge, mais encore aujourd'hui détenteur de la dynamite intellectuelle qu'un de ceux qui vinrent après lui prétendit avoir fabriquée.


Il suffit de prononcer son nom pour qu'apparaissent des formules telles que "Je suis Unique", "Il n'y a rien au-dessus de Moi", "J'ai fondé Ma cause sur rien", qui l'ont fait passer pour l'incarnation de l'égoïste sans gêne, du solipsiste naïf, etc... Il n'est donc pas complètement oublié. Son livre, »Der Einzige und sein Eigenthum« (1844) [»L'Unique et sa propriété«] -- il n'en a pas écrit d'autre -- est édité de nos jours encore dans la »Reclams Universalbibliothek« [»Bibliothèque Universelle Reclam«], pour ainsi dire comme l'ouvrage classique de l'égocentrisme. Sans que personne le considère pour autant comme actuel.


Pourtant -- telle est en revanche ma thèse -- voici venu le temps de Stirner. On trouvera peut-être la meilleure explication de ce que je veux dire dans l'histoire de l'influence de son livre, qui s'est exercée de manière étrangement clandestine dans ses périodes les plus riches de conséquences et qui est aujourd'hui encore très peu connue. Elle permet également de comprendre comment et pourquoi l'idée centrale et spécifique de Stirner n'est devenue véritablement actuelle que plus d'un siècle et demi après sa formulation.


***


Stirner a écrit son »Unique« dans le contexte de la philosophie jeune-hégélienne des années 40 du XIXième siècle. Celle-ci, si l'on met à part la critique biblique de ses débuts, a tenté de développer pour la première fois en Allemagne une théorie rationaliste et athée conséquente (la "vraie" ou "pure" critique) et une pratique (la "philosophie de l'action"). Ses théoriciens les plus représentatifs furent Ludwig Feuerbach et Bruno Bauer, tandis que, sur le plan politique et pratique, Arnold Ruge et Moses Hess se distinguaient dans la lutte pour la démocratie et la justice sociale.


Max Stirner fut d'abord un membre plutôt effacé du groupe de Bruno Bauer. Aussi la critique impitoyable de l'ensemble du jeune-hégélianisme présentée dans son livre (»L'Unique«) surprit-elle tout le monde. Stirner ne critiquait pas, dans la philosophie de Feuerbach et de Bauer -- à l'instar des nombreux adversaires du Nouveaux Rationalisme post-hégélienne -- l'athéisme des deux anciens théologiens, mais plutôt le manque de conséquence de leur pensée. Sans doute étaient-ils parvenus à s'émanciper du système totalisateur de Hegel, mais pas à quitter vraiment le "cercle magique du christianisme". D'où le bilan de Stirner: "Nos athées sont des gens pieux !"


Ceux qu'il avait ainsi critiqués virent très bien que Stirner était allé plus loin, et de manière conséquente, sur leur chemin, le chemin de la critique. Et, s'ils admirèrent son audace, ils s'effrayèrent du résultat, qu'ils considérèrent comme un nihilisme moral.


Fascinés en privé -- Feuerbach écrivit à son frère que Stirner était "l'écrivain le plus génial et le plus libre qu'il ait connu", tandis que Ruge, Engels et d'autres se montrèrent également spontanément impressionnés -- ils adoptèrent publiquement une attitude défensive et choisirent de garder leurs distances ou le silence: cette avant-garde intellectuelle réagit de manière ambivalente et tactique à l'œuvre de la plus audacieuse de ses têtes. Personne ne voulut faire avec Stirner ce pas au-delà du Nouveau Rationalisme -- une pensée rationaliste ne devait pas déboucher sur le nihilisme. Et l'on s'alarma au point de ne pas voir que Stirner avait déjà ouvert des chemins "au-delà du nihilisme".


Le réflexe défensif devant les idées stirnériennes caractérise également la plus grande partie de l'histoire de la réception, faite à la fois de ré-pulsion et de dé-ception, de »L'Unique«. L'ouvrage tomba d'ailleurs pour commencer dans l'oubli pendant un demi-siècle; c'est seulement dans les années 90 du XIXième siècle que Stirner connut une renaissance, qui se poursuivit au siècle suivant, toujours dans l'ombre de Nietzsche toutefois, dont le style et la rhétorique ("Dieu est mort", "Moi, le premier immoraliste", etc.) fascinèrent tout le monde.


Quelques penseurs sentirent néanmoins très bien que Stirner, quoique passant pour un prédécesseur borné de Nietzsche, était en fait le plus radical des deux. Ils n'en négligèrent pas moins eux-mêmes de s'expliquer publiquement avec lui. Edmund Husserl parle par exemple, dans un passage isolé, de la "puissante tentation" que représente »L'Unique« -- et ne l'évoque pas une seule fois dans ses écrits. Carl Schmitt, bouleversé par sa lecture lorsqu'il était jeune, n'en dit pas un mot jusqu'au jour où, en 1947, dans la détresse et l'abandon d'une cellule de prison, Stirner vient à nouveau le "hanter". Max Adler, le théoricien de l'austro-marxisme, eut toute sa vie, dans le plus grand secret, une discussion avec »L'Unique«. Georg Simmel se détourna instinctivement de son "étrange espèce d'individualisme". Rudolf Steiner, qui fut à ses débuts un publiciste rationaliste engagé, s'enthousiasma spontanément pour Stirner mais, voyant vite que celui-ci le "conduisait à l'abîme", il se tourna vers la théosophie. Quant aux anarchistes, ils se tinrent silencieusement à distance (Proudhon, Bakounine et Kropotkine) ou eurent avec lui une relation perpétuellement ambivalente (Landauer).


On retrouve ce refus horrifié d'une pensée ressentie comme abyssalement diabolique dans »L'Unique« chez d'éminents philosophes de notre temps. Pour Leszek Kolakowski, Stirner, auprès duquel "Nietzsche lui-même paraît faible et inconséquent", est certes irréfutable, mais il faut à tout prix le frapper d'anathème, parce qu'il détruit "le seul outil qui nous permette de faire nôtres des valeurs: la tradition". La "destruction de l'aliénation" à laquelle il aspire, "le retour à l'authenticité, ne signifierait pas autre chose que la destruction de la culture, le retour à l'animalité ... à un statut pré-humain". Et Hans Heinz Holz nous met en garde: "L'égoïsme stirnérien, s'il était mis en pratique, conduirait à l'auto-anéantissement de l'espèce humaine".


Il est possible que ce soit une angoisse apocalyptique de cette sorte qui ait poussé le jeune Jürgen Habermas à anathématiser, en termes frénétiques, "l'absurdité de la frénésie stirnérienne" et à ne plus jamais évoquer celui-ci par la suite, même lorsqu'il traite du jeune-hégélianisme. Adorno, qui devait se voir, sur la fin de sa carrière de penseur, "ramené au point de vue" -- pré-stirnérien -- "du jeune-hégélianisme", nota un jour de manière obscure que Stirner était celui qui avait véritablement "vendu la mèche", mais on ne trouve pas un seul mot sur lui dans toute son œuvre. Cependant que Peter Sloterdijk ne remarque rien de tout cela et se contente de hocher la tête en constatant que le "génial" Marx a "laissé libre cours à son irritation au sujet d'une pensée en somme aussi simple que celle de Stirner sur plusieurs centaines de pages".


Donc, Karl Marx: sa réaction mérite, comme celle de Nietzsche, d'être soulignée en raison de l'influence qu'elle a eue sur toute une époque. Dans l'été 1844, Marx voyait encore en Feuerbach "le seul penseur qui ait accompli une véritable révolution théorique", mais la parution de »L'Unique«, au mois d'octobre de la même année, ébranla cette conviction, car il sentit très clairement la profondeur et la portée de la critique de Stirner. Tandis que d'autres, dont Engels, commencèrent par admirer Stirner, Marx vit en lui dès le début un ennemi qu'il convenait d'anéantir.


Il envisagea d'abord d'écrire un compte-rendu critique de »L'Unique«, mais abandonna bientôt ce projet et décida d'attendre la réaction des autres (Feuerbach, Bauer). Dans son pamphlet »La sainte famille - Contre Bruno Bauer et consorts« (mars 1845), il épargna donc Stirner. En septembre 1845, parurent la critique de »L'Unique« par Feuerbach et la souveraine réplique de Stirner. Marx, se sentant provoqué à intervenir en personne, interrompit d'importants travaux en cours et se précipita sur »L'Unique«. Sa critique, intitulée »Saint Max«, débordante d'invectives contre "la plus pauvre des cervelles philosophiques", devint finalement plus volumineuse que »L'Unique« lui-même. Toutefois il semble que, son manuscrit terminé, Marx ait à nouveau hésité dans ses réflexions tactiques et, en fin de compte, la critique de Stirner resta inédite.


Le résultat de cette explication menée en privé avec Stirner fut que Marx se détourna définitivement de Feuerbach et construisit une philosophie qui, contrairement à celle de ce dernier, devait être immunisée contre la critique stirnérienne -- ce fut le matérialisme historique. Il paraît néanmoins avoir encore considéré à cette date sa nouvelle théorie comme provisoire, puisqu'il la laissa elle aussi, comme son »Saint Max«, dans ses tiroirs. Voulant éviter à tout prix une discussion publique avec Stirner, il se jeta dans la vie politique, dans les luttes contre Proudhon, Lassalle, Bakounine, etc. C'est ainsi qu'il parvint à refouler complètement le "problème Stirner" -- aussi bien au niveau psychologique qu'à celui de l'histoire des idées.


La signification historique du travail de refoulement de Marx devient claire, lorsqu'on examine la façon dont les marxologues de toute nuance ont vu Stirner et apprécié son influence sur Marx. Ils ont adopté sans le moindre esprit critique et de manière étonnamment unanime la manière de voir d'Engels dans son ouvrage de vulgarisation »Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande«, publié en 1888. Engels y parle de manière purement épisodique de Stirner comme d'un "cas curieux" dans le "processus de désagrégation de l'école hégélienne", qu'il loue Feuerbach d'avoir surmonté.


Cette manière de présenter les choses, bien que grossièrement fausse aussi bien du point de vue de la chronologie que des faits, fut vite généralement acceptée et le resta, même après la parution du »Saint Max« de Marx en 1903. Quoique les réactions de Marx à »L'Unique« de Stirner puissent être documentées de manière convaincante et détaillée, il n'y a eu jusqu'ici que de très rares auteurs -- tels Henri Arvon ou Wolfgang Essbach -- pour traiter du rôle décisif de Stirner dans l'élaboration de la conception du matérialisme historique de Marx et procéder à une réhabilitation sans enthousiasme du premier ne remettant pas en question la supériorité bien établie du second. Cependant, ces travaux eux-mêmes ont été ignorés pendant des décennies et on ne les discute que depuis peu, et avec hésitation, dans les milieux spécialisés.


On peut dire en résumé qu'au refoulement primaire de Stirner par Marx (au niveau psychologique et de l'histoire des idées) a succédé un refoulement secondaire, par lequel les marxologues de toute tendance ont automatiquement fait disparaître, contre toute évidence, le refoulement primaire marxien (ce fut en dernier lieu, et de manière très impressionnante, le cas de Louis Althusser), s'épargnant du même coup d'avoir à procéder au leur.


Friedrich Nietzsche, le second grand "vainqueur" de Stirner, est né l'année (et le mois même) de la parution de »L'Unique«. Toutefois, le jeune-hégélianisme dans son ensemble était déjà considéré partout, du temps de sa jeunesse, comme une philosophie manquant de sérieux, comme les élucubrations de quelques maîtres de conférences chassés de l'Université et de journalistes tapageurs d'avant les journées de mars 1848. Le jeune Nietzsche pourtant, dégoûté par la "sénilité" de ses condisciples, vanta dans une lettre ces mêmes années 40 comme une "époque de grande activité de l'esprit", à laquelle il aurait aimé participer lui-même. Le contact direct avec un vétéran jeune-hégélien orienta aussi le futur philosophe. Au mois d'octobre 1865, Nietzsche rencontra longuement et intensivement Eduard Mushacke, un ancien membre du cercle intime de Bruno Bauer, qui avait été lié d'amitié avec Stirner. Cette rencontre eut pour conséquence immédiate une profonde crise intellectuelle et la décision panique de "se tourner vers la philologie et Schopenhauer".
[pour plus amples détails voir La crise initiale de Nietzsche]


Nietzsche a tenté avec un certain succès d'effacer les traces directes de ce tournant intellectuel décisif -- ce qui donne un poids d'autant plus grand à celles qui subsistèrent.


Bien que, dans le cas de Nietzsche, les choses se présentent dans tous leurs détails (y compris au point de vue de la justification positive) autrement que chez Marx, on peut constater néanmoins des similitudes fondamentales dans l'évolution intellectuelle de ces deux penseurs dont l'influence devait être primordiale: la confrontation avec Stirner dans leur jeunesse; le refoulement (primaire) et l'édification d'une nouvelle philosophie renforçant un courant idéologique commençant de leur époque avant de devenir populaire, parce qu'elle fait avorter l'explication (véritablement en suspens et réclamée par Stirner) avec les problèmes de fond du projet moderne, à savoir "la manière dont l'homme peut sortir de sa minorité", tout en suggérant une solution pratique accessible.


Comme pour Marx, un refoulement secondaire collectif succéda au refoulement primaire -- celui de la recherche nietzschéenne de toute tendance, mais il s'exprima toutefois sous des formes plus souples. On n'hésita pas à comparer des déclarations de Stirner et de Nietzsche -- pour conclure que Stirner était et n'était pas un précurseur de Nietzsche. Il fut également répondu aussi bien positivement que négativement à la question de savoir si Nietzsche avait eu connaissance de »L'Unique«, sans qu'on en tire toutefois de conclusions.


La thèse la plus extrême, celle d'Eduard von Hartmann, veut que Nietzsche ait plagié Stirner. Mais ceux qui avaient compris le véritable apport de Nietzsche, se sont tus.


***


Les philosophes, dans la mesure où ils furent des rationalistes, furent toujours des dissidents. Cependant, tôt ou tard et le plus souvent après leur mort, leur enseignement fut intégré dans le corpus de l'histoire des idées. Contrairement à l'apparence superficielle, cela n'a pas été le cas jusqu'ici pour le critique rationaliste du rationalisme que fut Stirner. Contrairement à Marx et à Nietzsche, il est resté jusque dans notre temps lui-même, qui se croit post-idéologique et ne connaît effectivement plus de dissidence intellectuelle, un véritable dissident -- un dissident durable.


C'est de cette provocation que découle la valeur heuristique de son »Unique« pour l'époque actuelle, et son actualité. L'étude attentive de cet ouvrage et de son influence peuvent nous aider à comprendre l'étrange déclin qu'a connu le projet rationaliste au cours des cent cinquante dernières années -- et peut-être par là même inciter à sa réanimation.


Rationalisme -- on tient presque obligatoirement celui qui, de nos jours, veut faire de ce concept un thème du temps, pour un naïf n'ayant aucune notion de l'histoire des idées. Ne sommes-nous pas depuis longtemps "éclairés", et tout particulièrement sur le rationalisme elle-même ? N'appartiennent-elles pas à une époque passée et n'a-t-on pas depuis beau temps reconnu leurs contradictions ? Puisqu'elles ont engendré, de manière active et réactive à la fois, sur la base d'une image apparemment optimiste mais foncièrement fausse de l'homme, les idéologies meurtrières qui ont conduit aux catastrophes du XXième siècle.


Tous ceux qui ont voulu continuer au XXième siècle le projet rationaliste du XIXième, ont accepté cette leçon -- y compris ceux qui, dans les années 30, ont conçu une "théorie critique de la société" inspirée par Marx et Freud, puis l'ont silencieusement abandonnée peu d'années après pour finir par penser qu'une "dialectique" fatale était inhérente à tout rationalisme.


La proclamation de l'époque post-moderne a rapidement mis un terme aux dernières ambitions rationalistes qui se firent encore quelque peu entendre et effectuèrent une brève percée en 1968. Le projet moderne de rationalisme, déjà discrédité et démodé, devait être définitivement congédié nominalement et l'on résuma ainsi le bilan de siècles de rationalisme: nous sommes désormais éclairés sur le fait que l'homme ne peut être éclairé. L'homme nouveau, que ce soit celui selon Marx ou selon Nietzsche, n'est pas advenu, c'est le vieil Adam qui triomphe. Désormais, tout appel à la création d'un homme nouveau est vu d'un mauvais oeil, voire considéré comme grandement dangereux.


Les choses sont effectivement telles que toute intention de réanimation du projet rationaliste est aujourd'hui étouffée dans l'œuf par le fait que les idées porteuses des derniers penseurs rationalistes ayant agi sur les masses -- à savoir Marx et Nietzsche -- ont été fondamentalement dévalorisées par les expériences historiques du XXième siècle. Leur faillite a fait aussi se décourager ceux qui ne peuvent tout simplement pas croire, en face de l'omniprésent irrationalisme, que l'humanité -- et ne fût-ce que dans sa partie la plus avancée -- soit déjà "sortie de la minorité" et que le dernier mot ait été dit sur les possibilités de la raison humaine.


Pourtant, la faillite des idées rationalistes jusqu'ici dominantes offre aussi une chance. Maintenant que s'est évanoui le prestige de Marx et de Nietzsche, il devrait être possible de revenir à l'endroit de l'histoire des idées, jusqu'ici consciencieusement évité, où a commencé cette évolution erronée -- à savoir les débats rationalistes radicaux des jeunes hégéliens des années 1840, d'où sortirent tout d'abord les idées de Stirner, puis -- principalement en réaction contre elles -- celles de Marx et de Nietzsche.


***


Stirner reprocha aux rationalistes radicaux de son temps d'avoir seulement "tué Dieu" et supprimé l'"au-delà hors de nous", alors qu'ils conservaient, en "pieux athées" qu'ils étaient, le fondement de l'éthique religieuse, l'"au-delà en nous", le transposant simplement sous une forme sécularisée. Alors que nous ne nous libérerions de nos chaînes millénaires que lorsque ce dernier "au-delà" aurait lui aussi disparu.


Par l'"au-delà en nous", Stirner entendait très précisément l'instance psychologique pour laquelle Freud créa en 1923 le mot pertinent de "surmoi". Le surmoi apparaît chez l'individu comme le résultat principal de l'acculturation de l'enfant. Il est ensuite l'asile des estimations de valeur qui, engendrées au début de la vie de manière pré- et irrationnelle, ne peuvent plus être influencées que de manière très conditionnelle par la raison. Le surmoi, bien que considéré par l'individu comme son bien le plus personnel, est l'incarnation de l'hétéronomie (Voir à ce sujet »Die Negation des irrationalen Über-Ichs bei Max Stirner« [»La négation du surmoi irrationnel chez Max Stirner«]).


Stirner pensait que le stade de l'évolution au cours duquel un surmoi engendré pré- et irrationnellement gouvernait le comportement des hommes, passerait avec l'accomplissement de la rationalité au stade du gouvernement personnel, c'est-à-dire d'une véritable autonomie des individus.


Cette idée n'a cependant suscité jusqu'ici, partout où elle a été entendue, que de vives réactions de défense -- même chez un rationaliste comme Freud, qui voulait voir le surmoi ancré dans la biologie de manière ferme, inabrogeable et éternelle et qui a vulgarisé la psychanalyse avec la formule: "Là où était le Ça, doit advenir le Moi !" (N.B.: un moi avec surmoi). Et les quelques psychanalystes qui ont tenté de prendre pour thème l'alternative "Là où était le surmoi, doit advenir le moi !", furent aisément mis sur la touche. Mais ceci est un autre chapitre de l'histoire tout à fait non-dialectique de l'auto-paralysie du rationalisme.

Max Stirner ? Le petit bourgeois philosophe, tancé de son temps déjà par Karl Marx ? L'anarchiste, l'égoïste, le nihiliste, le grossier précurseur de Nietzsche ? -- Oui, nul autre que lui. Certes mal famé dans le monde philosophique, qui l'évoque tout au plus en marge, mais encore aujourd'hui détenteur de la dynamite intellectuelle qu'un de ceux qui vinrent après lui prétendit avoir fabriquée.


Il suffit de prononcer son nom pour qu'apparaissent des formules telles que "Je suis Unique", "Il n'y a rien au-dessus de Moi", "J'ai fondé Ma cause sur rien", qui l'ont fait passer pour l'incarnation de l'égoïste sans gêne, du solipsiste naïf, etc... Il n'est donc pas complètement oublié. Son livre, »Der Einzige und sein Eigenthum« (1844) [»L'Unique et sa propriété«] -- il n'en a pas écrit d'autre -- est édité de nos jours encore dans la »Reclams Universalbibliothek« [»Bibliothèque Universelle Reclam«], pour ainsi dire comme l'ouvrage classique de l'égocentrisme. Sans que personne le considère pour autant comme actuel.


Pourtant -- telle est en revanche ma thèse -- voici venu le temps de Stirner. On trouvera peut-être la meilleure explication de ce que je veux dire dans l'histoire de l'influence de son livre, qui s'est exercée de manière étrangement clandestine dans ses périodes les plus riches de conséquences et qui est aujourd'hui encore très peu connue. Elle permet également de comprendre comment et pourquoi l'idée centrale et spécifique de Stirner n'est devenue véritablement actuelle que plus d'un siècle et demi après sa formulation.


***


Stirner a écrit son »Unique« dans le contexte de la philosophie jeune-hégélienne des années 40 du XIXième siècle. Celle-ci, si l'on met à part la critique biblique de ses débuts, a tenté de développer pour la première fois en Allemagne une théorie rationaliste et athée conséquente (la "vraie" ou "pure" critique) et une pratique (la "philosophie de l'action"). Ses théoriciens les plus représentatifs furent Ludwig Feuerbach et Bruno Bauer, tandis que, sur le plan politique et pratique, Arnold Ruge et Moses Hess se distinguaient dans la lutte pour la démocratie et la justice sociale.


Max Stirner fut d'abord un membre plutôt effacé du groupe de Bruno Bauer. Aussi la critique impitoyable de l'ensemble du jeune-hégélianisme présentée dans son livre (»L'Unique«) surprit-elle tout le monde. Stirner ne critiquait pas, dans la philosophie de Feuerbach et de Bauer -- à l'instar des nombreux adversaires du Nouveaux Rationalisme post-hégélienne -- l'athéisme des deux anciens théologiens, mais plutôt le manque de conséquence de leur pensée. Sans doute étaient-ils parvenus à s'émanciper du système totalisateur de Hegel, mais pas à quitter vraiment le "cercle magique du christianisme". D'où le bilan de Stirner: "Nos athées sont des gens pieux !"


Ceux qu'il avait ainsi critiqués virent très bien que Stirner était allé plus loin, et de manière conséquente, sur leur chemin, le chemin de la critique. Et, s'ils admirèrent son audace, ils s'effrayèrent du résultat, qu'ils considérèrent comme un nihilisme moral.


Fascinés en privé -- Feuerbach écrivit à son frère que Stirner était "l'écrivain le plus génial et le plus libre qu'il ait connu", tandis que Ruge, Engels et d'autres se montrèrent également spontanément impressionnés -- ils adoptèrent publiquement une attitude défensive et choisirent de garder leurs distances ou le silence: cette avant-garde intellectuelle réagit de manière ambivalente et tactique à l'œuvre de la plus audacieuse de ses têtes. Personne ne voulut faire avec Stirner ce pas au-delà du Nouveau Rationalisme -- une pensée rationaliste ne devait pas déboucher sur le nihilisme. Et l'on s'alarma au point de ne pas voir que Stirner avait déjà ouvert des chemins "au-delà du nihilisme".


Le réflexe défensif devant les idées stirnériennes caractérise également la plus grande partie de l'histoire de la réception, faite à la fois de ré-pulsion et de dé-ception, de »L'Unique«. L'ouvrage tomba d'ailleurs pour commencer dans l'oubli pendant un demi-siècle; c'est seulement dans les années 90 du XIXième siècle que Stirner connut une renaissance, qui se poursuivit au siècle suivant, toujours dans l'ombre de Nietzsche toutefois, dont le style et la rhétorique ("Dieu est mort", "Moi, le premier immoraliste", etc.) fascinèrent tout le monde.


Quelques penseurs sentirent néanmoins très bien que Stirner, quoique passant pour un prédécesseur borné de Nietzsche, était en fait le plus radical des deux. Ils n'en négligèrent pas moins eux-mêmes de s'expliquer publiquement avec lui. Edmund Husserl parle par exemple, dans un passage isolé, de la "puissante tentation" que représente »L'Unique« -- et ne l'évoque pas une seule fois dans ses écrits. Carl Schmitt, bouleversé par sa lecture lorsqu'il était jeune, n'en dit pas un mot jusqu'au jour où, en 1947, dans la détresse et l'abandon d'une cellule de prison, Stirner vient à nouveau le "hanter". Max Adler, le théoricien de l'austro-marxisme, eut toute sa vie, dans le plus grand secret, une discussion avec »L'Unique«. Georg Simmel se détourna instinctivement de son "étrange espèce d'individualisme". Rudolf Steiner, qui fut à ses débuts un publiciste rationaliste engagé, s'enthousiasma spontanément pour Stirner mais, voyant vite que celui-ci le "conduisait à l'abîme", il se tourna vers la théosophie. Quant aux anarchistes, ils se tinrent silencieusement à distance (Proudhon, Bakounine et Kropotkine) ou eurent avec lui une relation perpétuellement ambivalente (Landauer).


On retrouve ce refus horrifié d'une pensée ressentie comme abyssalement diabolique dans »L'Unique« chez d'éminents philosophes de notre temps. Pour Leszek Kolakowski, Stirner, auprès duquel "Nietzsche lui-même paraît faible et inconséquent", est certes irréfutable, mais il faut à tout prix le frapper d'anathème, parce qu'il détruit "le seul outil qui nous permette de faire nôtres des valeurs: la tradition". La "destruction de l'aliénation" à laquelle il aspire, "le retour à l'authenticité, ne signifierait pas autre chose que la destruction de la culture, le retour à l'animalité ... à un statut pré-humain". Et Hans Heinz Holz nous met en garde: "L'égoïsme stirnérien, s'il était mis en pratique, conduirait à l'auto-anéantissement de l'espèce humaine".


Il est possible que ce soit une angoisse apocalyptique de cette sorte qui ait poussé le jeune Jürgen Habermas à anathématiser, en termes frénétiques, "l'absurdité de la frénésie stirnérienne" et à ne plus jamais évoquer celui-ci par la suite, même lorsqu'il traite du jeune-hégélianisme. Adorno, qui devait se voir, sur la fin de sa carrière de penseur, "ramené au point de vue" -- pré-stirnérien -- "du jeune-hégélianisme", nota un jour de manière obscure que Stirner était celui qui avait véritablement "vendu la mèche", mais on ne trouve pas un seul mot sur lui dans toute son œuvre. Cependant que Peter Sloterdijk ne remarque rien de tout cela et se contente de hocher la tête en constatant que le "génial" Marx a "laissé libre cours à son irritation au sujet d'une pensée en somme aussi simple que celle de Stirner sur plusieurs centaines de pages".


Donc, Karl Marx: sa réaction mérite, comme celle de Nietzsche, d'être soulignée en raison de l'influence qu'elle a eue sur toute une époque. Dans l'été 1844, Marx voyait encore en Feuerbach "le seul penseur qui ait accompli une véritable révolution théorique", mais la parution de »L'Unique«, au mois d'octobre de la même année, ébranla cette conviction, car il sentit très clairement la profondeur et la portée de la critique de Stirner. Tandis que d'autres, dont Engels, commencèrent par admirer Stirner, Marx vit en lui dès le début un ennemi qu'il convenait d'anéantir.


Il envisagea d'abord d'écrire un compte-rendu critique de »L'Unique«, mais abandonna bientôt ce projet et décida d'attendre la réaction des autres (Feuerbach, Bauer). Dans son pamphlet »La sainte famille - Contre Bruno Bauer et consorts« (mars 1845), il épargna donc Stirner. En septembre 1845, parurent la critique de »L'Unique« par Feuerbach et la souveraine réplique de Stirner. Marx, se sentant provoqué à intervenir en personne, interrompit d'importants travaux en cours et se précipita sur »L'Unique«. Sa critique, intitulée »Saint Max«, débordante d'invectives contre "la plus pauvre des cervelles philosophiques", devint finalement plus volumineuse que »L'Unique« lui-même. Toutefois il semble que, son manuscrit terminé, Marx ait à nouveau hésité dans ses réflexions tactiques et, en fin de compte, la critique de Stirner resta inédite.


Le résultat de cette explication menée en privé avec Stirner fut que Marx se détourna définitivement de Feuerbach et construisit une philosophie qui, contrairement à celle de ce dernier, devait être immunisée contre la critique stirnérienne -- ce fut le matérialisme historique. Il paraît néanmoins avoir encore considéré à cette date sa nouvelle théorie comme provisoire, puisqu'il la laissa elle aussi, comme son »Saint Max«, dans ses tiroirs. Voulant éviter à tout prix une discussion publique avec Stirner, il se jeta dans la vie politique, dans les luttes contre Proudhon, Lassalle, Bakounine, etc. C'est ainsi qu'il parvint à refouler complètement le "problème Stirner" -- aussi bien au niveau psychologique qu'à celui de l'histoire des idées.


La signification historique du travail de refoulement de Marx devient claire, lorsqu'on examine la façon dont les marxologues de toute nuance ont vu Stirner et apprécié son influence sur Marx. Ils ont adopté sans le moindre esprit critique et de manière étonnamment unanime la manière de voir d'Engels dans son ouvrage de vulgarisation »Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande«, publié en 1888. Engels y parle de manière purement épisodique de Stirner comme d'un "cas curieux" dans le "processus de désagrégation de l'école hégélienne", qu'il loue Feuerbach d'avoir surmonté.


Cette manière de présenter les choses, bien que grossièrement fausse aussi bien du point de vue de la chronologie que des faits, fut vite généralement acceptée et le resta, même après la parution du »Saint Max« de Marx en 1903. Quoique les réactions de Marx à »L'Unique« de Stirner puissent être documentées de manière convaincante et détaillée, il n'y a eu jusqu'ici que de très rares auteurs -- tels Henri Arvon ou Wolfgang Essbach -- pour traiter du rôle décisif de Stirner dans l'élaboration de la conception du matérialisme historique de Marx et procéder à une réhabilitation sans enthousiasme du premier ne remettant pas en question la supériorité bien établie du second. Cependant, ces travaux eux-mêmes ont été ignorés pendant des décennies et on ne les discute que depuis peu, et avec hésitation, dans les milieux spécialisés.


On peut dire en résumé qu'au refoulement primaire de Stirner par Marx (au niveau psychologique et de l'histoire des idées) a succédé un refoulement secondaire, par lequel les marxologues de toute tendance ont automatiquement fait disparaître, contre toute évidence, le refoulement primaire marxien (ce fut en dernier lieu, et de manière très impressionnante, le cas de Louis Althusser), s'épargnant du même coup d'avoir à procéder au leur.


Friedrich Nietzsche, le second grand "vainqueur" de Stirner, est né l'année (et le mois même) de la parution de »L'Unique«. Toutefois, le jeune-hégélianisme dans son ensemble était déjà considéré partout, du temps de sa jeunesse, comme une philosophie manquant de sérieux, comme les élucubrations de quelques maîtres de conférences chassés de l'Université et de journalistes tapageurs d'avant les journées de mars 1848. Le jeune Nietzsche pourtant, dégoûté par la "sénilité" de ses condisciples, vanta dans une lettre ces mêmes années 40 comme une "époque de grande activité de l'esprit", à laquelle il aurait aimé participer lui-même. Le contact direct avec un vétéran jeune-hégélien orienta aussi le futur philosophe. Au mois d'octobre 1865, Nietzsche rencontra longuement et intensivement Eduard Mushacke, un ancien membre du cercle intime de Bruno Bauer, qui avait été lié d'amitié avec Stirner. Cette rencontre eut pour conséquence immédiate une profonde crise intellectuelle et la décision panique de "se tourner vers la philologie et Schopenhauer".
[pour plus amples détails voir La crise initiale de Nietzsche]


Nietzsche a tenté avec un certain succès d'effacer les traces directes de ce tournant intellectuel décisif -- ce qui donne un poids d'autant plus grand à celles qui subsistèrent.


Bien que, dans le cas de Nietzsche, les choses se présentent dans tous leurs détails (y compris au point de vue de la justification positive) autrement que chez Marx, on peut constater néanmoins des similitudes fondamentales dans l'évolution intellectuelle de ces deux penseurs dont l'influence devait être primordiale: la confrontation avec Stirner dans leur jeunesse; le refoulement (primaire) et l'édification d'une nouvelle philosophie renforçant un courant idéologique commençant de leur époque avant de devenir populaire, parce qu'elle fait avorter l'explication (véritablement en suspens et réclamée par Stirner) avec les problèmes de fond du projet moderne, à savoir "la manière dont l'homme peut sortir de sa minorité", tout en suggérant une solution pratique accessible.


Comme pour Marx, un refoulement secondaire collectif succéda au refoulement primaire -- celui de la recherche nietzschéenne de toute tendance, mais il s'exprima toutefois sous des formes plus souples. On n'hésita pas à comparer des déclarations de Stirner et de Nietzsche -- pour conclure que Stirner était et n'était pas un précurseur de Nietzsche. Il fut également répondu aussi bien positivement que négativement à la question de savoir si Nietzsche avait eu connaissance de »L'Unique«, sans qu'on en tire toutefois de conclusions.


La thèse la plus extrême, celle d'Eduard von Hartmann, veut que Nietzsche ait plagié Stirner. Mais ceux qui avaient compris le véritable apport de Nietzsche, se sont tus.


***


Les philosophes, dans la mesure où ils furent des rationalistes, furent toujours des dissidents. Cependant, tôt ou tard et le plus souvent après leur mort, leur enseignement fut intégré dans le corpus de l'histoire des idées. Contrairement à l'apparence superficielle, cela n'a pas été le cas jusqu'ici pour le critique rationaliste du rationalisme que fut Stirner. Contrairement à Marx et à Nietzsche, il est resté jusque dans notre temps lui-même, qui se croit post-idéologique et ne connaît effectivement plus de dissidence intellectuelle, un véritable dissident -- un dissident durable.


C'est de cette provocation que découle la valeur heuristique de son »Unique« pour l'époque actuelle, et son actualité. L'étude attentive de cet ouvrage et de son influence peuvent nous aider à comprendre l'étrange déclin qu'a connu le projet rationaliste au cours des cent cinquante dernières années -- et peut-être par là même inciter à sa réanimation.


Rationalisme -- on tient presque obligatoirement celui qui, de nos jours, veut faire de ce concept un thème du temps, pour un naïf n'ayant aucune notion de l'histoire des idées. Ne sommes-nous pas depuis longtemps "éclairés", et tout particulièrement sur le rationalisme elle-même ? N'appartiennent-elles pas à une époque passée et n'a-t-on pas depuis beau temps reconnu leurs contradictions ? Puisqu'elles ont engendré, de manière active et réactive à la fois, sur la base d'une image apparemment optimiste mais foncièrement fausse de l'homme, les idéologies meurtrières qui ont conduit aux catastrophes du XXième siècle.


Tous ceux qui ont voulu continuer au XXième siècle le projet rationaliste du XIXième, ont accepté cette leçon -- y compris ceux qui, dans les années 30, ont conçu une "théorie critique de la société" inspirée par Marx et Freud, puis l'ont silencieusement abandonnée peu d'années après pour finir par penser qu'une "dialectique" fatale était inhérente à tout rationalisme.


La proclamation de l'époque post-moderne a rapidement mis un terme aux dernières ambitions rationalistes qui se firent encore quelque peu entendre et effectuèrent une brève percée en 1968. Le projet moderne de rationalisme, déjà discrédité et démodé, devait être définitivement congédié nominalement et l'on résuma ainsi le bilan de siècles de rationalisme: nous sommes désormais éclairés sur le fait que l'homme ne peut être éclairé. L'homme nouveau, que ce soit celui selon Marx ou selon Nietzsche, n'est pas advenu, c'est le vieil Adam qui triomphe. Désormais, tout appel à la création d'un homme nouveau est vu d'un mauvais oeil, voire considéré comme grandement dangereux.


Les choses sont effectivement telles que toute intention de réanimation du projet rationaliste est aujourd'hui étouffée dans l'œuf par le fait que les idées porteuses des derniers penseurs rationalistes ayant agi sur les masses -- à savoir Marx et Nietzsche -- ont été fondamentalement dévalorisées par les expériences historiques du XXième siècle. Leur faillite a fait aussi se décourager ceux qui ne peuvent tout simplement pas croire, en face de l'omniprésent irrationalisme, que l'humanité -- et ne fût-ce que dans sa partie la plus avancée -- soit déjà "sortie de la minorité" et que le dernier mot ait été dit sur les possibilités de la raison humaine.


Pourtant, la faillite des idées rationalistes jusqu'ici dominantes offre aussi une chance. Maintenant que s'est évanoui le prestige de Marx et de Nietzsche, il devrait être possible de revenir à l'endroit de l'histoire des idées, jusqu'ici consciencieusement évité, où a commencé cette évolution erronée -- à savoir les débats rationalistes radicaux des jeunes hégéliens des années 1840, d'où sortirent tout d'abord les idées de Stirner, puis -- principalement en réaction contre elles -- celles de Marx et de Nietzsche.


***


Stirner reprocha aux rationalistes radicaux de son temps d'avoir seulement "tué Dieu" et supprimé l'"au-delà hors de nous", alors qu'ils conservaient, en "pieux athées" qu'ils étaient, le fondement de l'éthique religieuse, l'"au-delà en nous", le transposant simplement sous une forme sécularisée. Alors que nous ne nous libérerions de nos chaînes millénaires que lorsque ce dernier "au-delà" aurait lui aussi disparu.


Par l'"au-delà en nous", Stirner entendait très précisément l'instance psychologique pour laquelle Freud créa en 1923 le mot pertinent de "surmoi". Le surmoi apparaît chez l'individu comme le résultat principal de l'acculturation de l'enfant. Il est ensuite l'asile des estimations de valeur qui, engendrées au début de la vie de manière pré- et irrationnelle, ne peuvent plus être influencées que de manière très conditionnelle par la raison. Le surmoi, bien que considéré par l'individu comme son bien le plus personnel, est l'incarnation de l'hétéronomie (Voir à ce sujet »Die Negation des irrationalen Über-Ichs bei Max Stirner« [»La négation du surmoi irrationnel chez Max Stirner«]).


Stirner pensait que le stade de l'évolution au cours duquel un surmoi engendré pré- et irrationnellement gouvernait le comportement des hommes, passerait avec l'accomplissement de la rationalité au stade du gouvernement personnel, c'est-à-dire d'une véritable autonomie des individus.


Cette idée n'a cependant suscité jusqu'ici, partout où elle a été entendue, que de vives réactions de défense -- même chez un rationaliste comme Freud, qui voulait voir le surmoi ancré dans la biologie de manière ferme, inabrogeable et éternelle et qui a vulgarisé la psychanalyse avec la formule: "Là où était le Ça, doit advenir le Moi !" (N.B.: un moi avec surmoi). Et les quelques psychanalystes qui ont tenté de prendre pour thème l'alternative "Là où était le surmoi, doit advenir le moi !", furent aisément mis sur la touche. Mais ceci est un autre chapitre de l'histoire tout à fait non-dialectique de l'auto-paralysie du rationalisme.







Individualisme anarchiste
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article