19 Novembre 2014
Géographe de renommée internationale, Élisée Reclus (1830-1905) est indissociablement un savant, un écrivain et un poète, resté en marge de l’institutionnalisation universitaire de sa discipline. Son écriture correspond aussi à un projet politique : diffuser un savoir émancipateur auprès d’un public profane.
À la fin des années 1830, en Dordogne, les domestiques des grands-parents maternels du volubile petit Élisée font de lui leur barde attitré : « Cadet ! Cadet ! Un conte ! » Sept décennies et une monumentale trilogie plus tard [1], lorsqu’il s’éteint en Belgique, Élisée Reclus est le plus célèbre géographe au monde, reconnu comme un écrivain de premier ordre. Son cousin, le géographe Franz Schrader, affirme à bon droit que « chaque livraison de la Géographie Universelle, dès son apparition, entrait d’emblée dans le trésor de la littérature française ». Et d’ajouter que ses deux récits de géographie poétique et sensualiste, Histoire d’un ruisseau (1869) et Histoire d’une montagne (1880), sont des « œuvres de divulgation géographique, car on ne saurait parler de ʺvulgarisationʺ à propos de joyaux littéraires et scientifiques comme ces deux petits volumes ».
Du reste, au moment où il donne à la Revue des Deux Mondes un article sur « La poésie et les poètes dans l’Amérique espagnole » (1864), Élisée Reclus se définit comme « homme de lettres ». Il est dans les années 1880 un admirateur de Dostoïevski et, en juin 1891, c’est seulement son anarchisme affirmé qui lui vaut de se voir refuser le prestigieux Prix Biennal de l’Institut dont certains immortels de l’Académie française désiraient le gratifier. Des décennies durant, il écrit chaque jour sa page, en artisan de la plume pour lequel les langues dépourvues d’une littérature écrite sont vouées à l’appauvrissement, voire à la mort [2].
En ce temps d’éclosion de grands cycles romanesques, les savants ne sont pas rares à allier, selon les termes de Reclus, la « sincérité que l’homme studieux doit à la science » et « l’amour que l’artiste doit à son œuvre » : ainsi Jules Michelet, rédacteur d’une flamboyante Histoire de France, Jean-Henri Fabre, auteur de fameux Souvenirs entomologiques, ou encore Camille Flammarion, dont l’Astronomie populaire fut un best-seller.
La circulation du savoir
Par l’écriture, Élisée Reclus ambitionne d’être géographe en dehors des institutions étatiques, de s’adresser à tous grâce à une langue commune capable de défendre une vision libertaire du monde, de rendre visible à l’imagination la surface du globe et d’en suggérer la beauté par celle du style [3].
Être écrivain est d’abord pour Élisée Reclus le moyen de vivre de la géographie en marge de l’institutionnalisation universitaire de la discipline. Pendant quarante-cinq ans, l’essentiel de ses revenus provient des droits d’auteurs versés par la maison Hachette. Il y publie récits de voyage (1860-1874) et guides touristiques (1860-1870), participe à des dictionnaires (1864-1905), donne surtout son encyclopédique Nouvelle Géographie universelle qui lui assure une rémunération régulière de 1872 à 1905. Reclus n’est pas pour autant partisan du droit de propriété intellectuelle : les plagiats, les emprunts et les traductions sauvages de son œuvre participent à la circulation du savoir, avec son approbation anarchiste-communiste [4].
Dans L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique (1898), le géographe estime que « le savant a son immense utilité comme carrier : il extrait les matériaux, mais ce n’est pas lui qui les emploie, c’est au peuple, à l’ensemble des hommes associés qu’il appartient d’élever l’édifice ». D’où la dignité qu’il accorde à tous les genres d’écriture et toutes les sources d’information, y compris littéraires et populaires ; d’où l’usage d’une langue richement évocatrice à syntaxe simple ; d’où la publication d’une édition bon marché de son traité La Terre, ou encore la parution initiale en feuilleton hebdomadaire, à l’instar des romans, de la Nouvelle Géographie universelle puis de L’Homme et la Terre.
Les ouvrages encyclopédiques de Reclus et ses nombreux articles disséminés dans la presse anarchiste révèlent une écriture propice à la plus large diffusion d’un savoir émancipateur auprès d’un public profane, « à la fois totale et fragmentaire » et qui offre « une identité entre la forme de l’exposé et son objet, le monde lui-même », uni dans son infinie pluralité [5]. De là cette volonté de ne pas user d’un jargon scientifique qui multiplie, au détriment du public, les signes de reconnaissance et d’allégeance corporatives.
Au surplus, pour le géographe, les spécialisations institutionnalisées amoindrissent intellectuellement – le savoir à la découpe interdit certaines manières de penser ou d’écrire – et abaissent moralement par les luttes de pouvoir qu’elles engendrent. Le bornage et les chasses gardées des champs disciplinaires ne tourmentent pas un libertaire adonné au mouvement perpétuel et à une science globalisante ouverte au peuple.
L’engagement politique
L’historien Jules Michelet n’a-t-il pas aussi écrit L’Oiseau (1856), L’Insecte (1857) et La Mer (1861) ? Avec L’Homme et la Terre (1905), Élisée Reclus propose une géographie sociale de l’humanité dont la forme, un récit historique et anthropologique, est fort peu goûtée de géographes universitaires qui viennent tout juste de s’émanciper des historiens. Ces derniers ne la prennent pas davantage au sérieux. C’est que, suivant en cela l’accroissement de la quantité et de la technicité des moyens d’appréhender le monde, la légitimité savante passe alors des « lettrés » à ceux que l’on nomme les « hommes spéciaux » ou « hommes d’étude spéciale ». Les spécialistes sont nés.
Il n’empêche que Reclus fait une science de pointe, d’ailleurs favorisée par son polyglottisme (français, allemand, anglais, espagnol, italien, des notions de portugais et de russe), et qu’il pratique toutes les techniques savantes du métier, à l’exception du traité théorique, dont l’intérêt est surtout de pérenniser un usage normé et reproductible d’un savoir institutionnel [6].
Sa critique libertaire de la réduction du « vouloir » de chaque individu au bénéfice du pouvoir sécrété par les hiérarchies – en science comme ailleurs – est également à la source de sa sortie du calvinisme, de son désir de voir advenir l’union libre pour tous, ainsi que de sa critique du vote en régime de démocratie indirecte. Parce qu’il juge la tour d’ivoire comme fondamentalement immorale, Élisée Reclus n’hésite pas à risquer sa vie et son œuvre future en combattant pour la Commune de Paris en 1871.
La volonté d’écrire pour tous correspond à une vision du monde qui ne renonce pas à faire de la beauté une valeur fondamentale de l’existence humaine. D’où l’évidence, pour Reclus, de l’engagement politique et social : le styliste, le savant, l’anarchiste, le végétarien, le féministe et le naturiste sont les facettes d’une même personnalité en lutte contre l’injustice des dominations qui enlaidissent le monde. Car l’animal est rendu hideux par les cruautés de son exploitation, de même que le corps humain corseté par les conventions vestimentaires, l’homme dominé par l’homme, la femme par l’homme, l’enfant par l’adulte.
« L’impression de la beauté précède le sens du classement et de l’ordre », écrit Reclus. Savoir géographique, éthique libertaire et esthétique littéraire sont indissociables pour le promoteur d’un monde harmonieux dont l’inventaire doit en faire émerger et connaître le sens et les lois – lutte mais entraide, recherche de l’équilibre par progrès et régrès, impulsions dues à la décision souveraine des individus. Comme dans toute littérature, au lieu d’être exhibées, ces structures analytiques du travail de Reclus sont dissoutes dans une esthétique, ici celle d’une géographie sensible.
La forme littéraire
En ce sens, la géographie est un rapport à l’espace et aux paysages, un « sentiment de la nature » [7]. Élisée Reclus ponctue sa prose d’emprunts à toutes sortes de langues qui donnent à ses récits la couleur du vrai et reflètent la perception que les peuples ont de leur milieu. Si « pour connaître, il est impératif de voir », cependant « notre regard n’est point assez vaste », « il faut nous transporter par la pensée », écrit-il dans Histoire d’un ruisseau. Et, dans une lettre à Franz Schrader :
« Je me rappelle encore le jour où mon grand-père me dit que le Sahara est un désert où l’on peut marcher pendant des jours et des jours sans trouver autre chose que du sable. Depuis qu’il m’a donné cette première leçon de géographie, je me vois essayant sans cesse en imagination de ʺréaliserʺ cet espace sans bornes, ʺQui ne finit jamais et toujours recommenceʺ. »
La puissance évocatrice de la forme littéraire fait voir l’invisible, raison pour laquelle elle est au fondement historique de la religion comme de la science. Elle convient mieux qu’une autre à cette recommandation de Reclus : « Il faut à la mise en train de notre morale toutes les forces de l’être vivant [dont] celles de l’amour, de l’enthousiasme, qui se mêlaient diversement à la religion de nos ancêtres. »
Le géographe use, pour ce faire, de dispositifs visuels, rhétoriques et narratifs. Il en invente même, tel ce globe gigantesque qu’il espérait ériger sur la colline de Chaillot à l’Exposition universelle de Paris en 1900, ou bien ces « cartes globulaires » métalliques reproduisant la courbure de la surface de la Terre. L’écriture, quant à elle, lui permet de déployer un « grand récit » [8] naturaliste et libertaire, qui plonge ses racines dans la géologie et la préhistoire, et projette dans l’avenir son espoir de voir émerger un monde meilleur. De même que Michelet dit tirer de l’Archive sa vérité historique, de même Reclus puise sa vérité géographique dans la libre Nature, certes âpre et redoutable, mais dont il exalte la beauté et l’harmonie. Son écriture n’en est qu’un miroir, une invitation à aller l’éprouver par la vue, le toucher, le jeu des muscles et des poumons, les sonorités et les parfums : l’expérience vécue et la connaissance intellectuelle du monde s’enrichissent mutuellement.
De ce fait, le « je » et ses émotions ont leur place en science éliséenne, comme autant de partages d’expérience sensible avec le lecteur : « J’ai fait revivre la nature autour de moi », annonce la préface de la Nouvelle Géographie universelle en 1875. Les descriptions géographiques d’Élisée Reclus sont entrelardées de prises de position : il critique, recommande, envisage, espère, dans tous les domaines de la vie. Cette démarche remploie sans doute la tradition protestante de la justification de ses actes devant Dieu et sa propre conscience, que son père, le pasteur Jacques Reclus, et son oncle, l’inspecteur primaire Jean Reclus, ont chacun pratiquée par une mise en récit rétrospective de leur existence.
Mono no aware : l’« émouvance des choses » inventée par le géographe Augustin Berque en japonais et en français condense en un mot l’émotion procurée par l’écoulement du temps et par le mouvement dans l’espace. Cette mise en scène de soi était déjà celle d’Élisée Reclus, mais, dès la fin du XIXe siècle, elle fut dénigrée par un protocole savant selon lequel une neutralisation de la personnalité du spécialiste devant les « faits » conditionne la légitimité du discours scientifique.
Vu comme un fou ou un génie, un dangereux fanatique ou un saint laïc, Élisée Reclus ne laissait pas indifférent. Si bien que, de son vivant même et au-delà de son apparition dans quelques ouvrages des Voyages extraordinaires de Jules Verne [9], son personnage est enrôlé en géographe ou en anarchiste par divers romanciers. Ainsi le « poète de la géographie », « l’un de nos érudits les plus littéraires » [10], a fini par rejoindre la littérature romanesque.
par Christophe Brun , le 12 novembre
Élisée Reclus ou l'émouvance du monde
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