2 Octobre 2014
« Sachez bien que tous les despotismes s’enchaînent ;
que le Tzarisme russe n’est que l’expression monstrueuse
de toute civilisation monstrueuse, à Paris comme à Pétersbourg ;
et que, séparément attaqués, les deux despotismes résistent
et résisteront dans les siècles des siècles. »
Ernest Cœurderoy, Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques (1854)
« FASCISTE (fachist)
Dans l’argot des tchékistes et des truands,
individu arrêté en vertu d’un article politique. »
Jacques Rossi, Le Manuel du Goula
Décidément, la Révolution mondiale est une tâche de longue haleine : depuis la fuite du tyran de Carthage, qui propagea l’insurrection dans le monde arabophone et déclencha, à partir de la Kasbah de Tunis, le mouvement international d’occupation « des places », il aura fallu trois années terribles, et les immenses sacrifices consentis par l’héroïque peuple syrien, avant que « le scénario tunisien » – que tout le monde s’est accordé à trouver le moins mauvais, et en tout cas le moins sanguinaire – soit rejoué sur une scène plus vaste, dans une autre langue et devant un autre public, pour enfin menacer sérieusement « l’équilibre géopolitique » du monde unifié dans l’oppression, et commencer à dénouer le complexe entrelacs de manipulations destiné à faire entendre, au lieu du cri universel pour la liberté et la dignité, au lieu des débats roulant sur tant de projets d’avenir et de propositions de progrès, au lieu bref du fracas de la Révolution la plus moderne, un anachronique appel au djihad, qui par définition ne s’adresserait qu’aux musulmans les plus fanatiques, autrement dit qu’aux terroristes. Qui oserait en effet prétendre qu’en Ukraine, des millions de fidèles chrétiens orthodoxes se sont convertis en bloc au djihadisme ? Leur cause pourtant n’est pas distincte de celle du peuple syrien ; mais cette fois l’Épouvantail unificateur de « l’après-guerre froide », qui avait créé la panique à Moscou dès 1999, pour que la Russie soit de nouveau bien gouvernée par un agent du KGB, n’était pas opérationnel : non que l’Ukraine fût un pays archaïque, imperméable à la propagande mondialisée, mais au contraire parce que l’État ukrainien était si moderne que ne faisant plus qu’un avec la Mafia, il ne pouvait envisager de mater la contestation autrement qu’à la manière typique des gangsters – une bonne raclée en guise d’avertissement, et si le cave s’obstine, on envoie des professionnels régler définitivement le problème – en traitant donc jusqu’au bout le peuple comme un cave, au mépris du principe de base de toute politique, censé bien connu depuis qu’il suffit de lire Le Prince de Machiavel pour entamer la carrière de conseiller des tyrans. Mais tout le monde traite le peuple comme un cave, pourrait légitimement protester l’ex-président Ianoukovitch – certes ; et c’est pourquoi tout ce monde-là devra bientôt le rejoindre dans les poubelles de l’histoire.
***
En France, où l’onde de choc de la révolution tunisienne a été si bien ressentie que toute la politique du pays en a été bouleversée – la coûteuse option militaire s’imposant dès lors systématiquement comme la meilleure solution aux « problèmes de gouvernance », non seulement dans les colonies, mais aussi en métropole, où l’on conditionne le troupeau pour le faire applaudir au massacre d’une éventuelle nouvelle Commune, en le matraquant de propagande intégriste et patriotarde, comme il a applaudi à la reconquête civilisatrice du Mali et de la Centrafrique, comme il a défilé contre les droits civiques sous les auspices du sabre et du goupillon –, la révolution ukrainienne n’est d’abord apparue qu’en tant que belle image,presque familière, de combat sur les barricades, d’aussi peu de sens et de conséquence qu’une reproduction de La Liberté guidant le peuple sur un vieux billet de cent balles, sans que personne ici prenne la juste mesure de l’importance de la bataille de Kiev, sinon pour déplorer les nuisances qui en ont résulté pour « les intérêts français », quand a éclaté le scandale des « Mistral », qui révélait le soutien stratégique de l’État français à la contre-révolution ouverte menée par Poutine, en Syrie comme en Ukraine. [1] Ce n’est là pourtant que l’un des premiers symptômes prouvant le caractère invasif d’une subversion qui s’attaque directement au cœur du capitalisme européen, en mettant notamment en pleine lumière l’immensité du hiatus entre d’une part le sage et prudent réformisme des institutions communautaires officielles, et d’autre part la folie criminelle qui préside à la routine des affaires ; entre le masque rassurant d’un despotisme éclairé et la monstrueuse réalité de la dictature du Marché. Ainsi la vieille bourgeoisie d’Europe, plus cloîtrée que jamais dans sa prison mentale, et possédant peu d’intérêts en Ukraine – où elle ne va guère se fournir qu’en domestiques, en esclaves sexuelles et en mercenaires qualifiés – ne ressent d’abord cette secousse politique et sociale qu’en termes de « menace de crise économique », c’est-à-dire comme simple gêne survenue dans son avantageux partenariat noué avec les parrains de la Mafia russe. Car la révolution ukrainienne est avant tout, bien sûr, le plus terrible coup jamais porté au capitalisme d’État reconstitué tant bien que mal par le néo-KGB au pouvoir à Moscou ; l’effondrement brutal de son grand projet de Restauration de l’U.R.S.S. totalitaire, et au-delà, carrément de la Sainte Russie d’avant 1917, bref de l’empire-bagne des tsars blancs et rouges, de cet État géant cannibale qui est allé jusqu’à asservir le rêve même de liberté ; une ineffaçable humiliation pour ces psychopathes qui se fantasmaient déjà les prochains maîtres du monde à la faveur du réchauffement climatique (qu’ils s’emploient donc à accélérer), et qui se sont heureusement montrés incapables de conserver le plus glorieux de ce dont ils avaient hérité, la Kiev des origines, la classe ouvrière du Donbass, Odessa-mama ; un modèle et un exemple pour des dizaines d’autres peuples opprimés par l’impérialisme russe, et pour le peuple russe lui-même, qui se réveillera bien un jour du cauchemar orwellien dans lequel il est replongé par l’injection à haute dose d’un concentré de peur et de haine tel que pouvait distiller par exemple la Radio Mille Collines (du temps où la France était à l’avant-garde de la résistance au même grand complot anglo-américain qui menaçait – disait-on – la « majorité hutu du Rwanda » comme il menace aujourd’hui – dit-on – la « majorité russophone d’Ukraine orientale » [2]), mais cette fois-ci à l’audience planétaire, par la mobilisation générale des réseaux de promotion du totalitarisme, néonazis et néostaliniens unis dans la défense à outrance du néo-tsarisme pogromiste, qui incarne leur dernier espoir de sauver les vieux mythes périmés par l’avènement de la diabolique Modernité. Ainsi, quelles que soient les illusions individuelles ou collectives qui ont pu en être le moteur, la révolution ukrainienne a déjà changé l’avenir du monde, en aggravant et en précipitant la crise structurelle du despotisme mafieux globalisé. Et puisque l’insurrection dite « Euromaidan » n’a évidemment rien du « coup d’État fasciste » dont parlent les partisans du monde à l’envers (qui définissent symétriquement l’authentique coup d’État fasciste qui s’en est suivi dans le Donbass comme un mouvement révolutionnaire [3]), quelle est-elle et que veut-elle en réalité ?
Les révolutionnaires ukrainiens donnent eux-mêmes une première définition négative de leur mouvement : il n’est pas une répétition de la « Révolution orange » de 2004, malgré les apparences (il s’agissait déjà d’occuper la place de l’Indépendance à Kiev pour dégager l’usurpateur Ianoukovitch), parce que cette fois aucun parti, aucun leader de « l’opposition » n’eut la moindre part dans le déclenchement des protestations, ni même la moindre influence sur le cours des événements, qui les emporta comme tout le reste dans un flot furieux où ils ne pouvaient que s’agiter éperdument pour tenter de surnager, et où la plupart se noyèrent ou, tout au moins, burent la tasse : ainsi « l’égérie de la Révolution orange », Ioulia Timochenko, amnistiée dans la foulée de la chute de son rival, se précipitant sur la scène de « Maïdan » convaincue de s’y faire acclamer comme dix ans plus tôt, et qui s’y fit copieusement huer ; ou Oleh Tyahnybok, le Guide suprême du parti dit « Liberté » (Svoboda), dont les militants furent pourtant visiblement présents dans les manifestations – assez en tout cas pour capter toute l’attention de la presse internationale [4] –, rêvant d’être élu Guide suprême du pays, et qui n’obtint guère plus d’un pourcent des suffrages, y compris dans les circonscriptions censées les plus favorables, à la présidentielle anticipée du 25 mai ; ce qui tout de même – maigre consolation – était presque deux fois plus que son principal concurrent au rôle de Führer du « coup d’État fasciste », Dmytro Yaroch, candidat du fameux « Secteur Droit » (Praviy Sektor), qui avait pour lui de n’avoir pas manqué le rendez-vous des barricades, et avait donc encore mieux bénéficié de l’hystérie des médias internationaux, ayant été choisi par une sorte dedroit divin médiatique comme unique « représentant », porte-parole et idéologue de l’ensemble du formidable mouvement spontané d’« autodéfense » [5] civile qui brisa les plus féroces assauts des forces de l’ordre, jusqu’à leur infliger la totale déroute qui détermina la fuite en catastrophe du président et de sa clique. En 2004, le peuple ukrainien n’avait fait que suivre un mouvement impulsé et contrôlé par les organisations politiques, et s’en était vite mordu les doigts ; en 2013-2014, ce fut exactement l’inverse. Qui connaît un peu l’histoire reconnaîtra là tout de suite la marque indubitable des grandes révolutions.
Tout a commencé le 21 novembre 2013, par une série d’appels à descendre dans la rue le soir même, lancés d’un peu partout sur les réseaux sociaux par la jeunesse instruite, étudiants (étudiantes surtout) et/ou employés en petit(s) boulot(s) qui mettaient tous leurs espoirs d’avenir dans la promesse mille fois répétée de la prochaine signature d’un « accord d’association » avec l’Union européenne, et qui vécurent comme un cauchemar l’annonce brutale de la signature imminente d’un accord avec… la Russie de Poutine, qui équivalait à renfermer l’économie ukrainienne dans les vieilles frontières de l’Union soviétique, donc à ranimer les spectres terrifiants de tout un passé d’extorsion, de pillage, de misère et de famine – pour ne parler que de l’aspect économique. Cette jeunesse bigarrée, tolérante, pacifique, courageuse, sérieuse, responsable, allait pendant huit jours effectuer une œuvre exemplaire de « pédagogie populaire », de clarification à la base des vrais enjeux de l’entourloupe gouvernementale, sans langue de bois idéologique, en parlant franchement et simplement de ses propres intérêts matériels, et bien sûr de ses rêves d’une vie meilleure. [6] Ainsi s’imposa rapidement dans la rue – et partant dans toutes les strates de la société – la libre discussion sur l’avenir concret du pays, et inséparablement la critique radicale des maîtres du présent. Dès que le pouvoir perçut le danger, il ordonna de disperser à coups de trique les campements des protestataires, mais il était déjà trop tard : convaincue de la nécessité de les maintenir, la masse se soulevait pour les soutenir et les protéger – et d’abord celui, capital, de la place de l’Indépendance à Kiev, devenu le centre d’un immense mouvement de solidarité qui se renforça au fur et à mesure de l’intensification de la répression [7], et transformé en véritable forteresse dont les défenseurs, organisés en « centuries » sur le modèle traditionnel de la redoutable cavalerie cosaque, résistèrent avec une telle puissance qu’au jour de la victoire, ils étaient indiscutablement devenus la principale force de sécurité de la ville et du pays. Mais si cet afflux massif de volontaires modifia évidemment la sociologie et la stratégie du mouvement, désormais pleinement populaire et ouvertement révolutionnaire, seuls les militants politiques de toutes tendances pouvaient avoir la volonté d’en détourner le cours initial, et ils étaient si impuissants que fondamentalement, les idéaux d’« Euromaidan » sont restés jusqu’à aujourd’hui ceux de cette jeunesse qui l’a initié. Trois mois jour pour jour après les premiers rassemblements, le soir du 21 février 2014, quand il apparut évident que la répression avait échoué à reprendre la place malgré trois longues et tragiques journées d’offensive ininterrompue soutenue à balles réelles – trois jours de massacre serait plus exact –, un « commandant » des centuries d’autodéfense, Volodymyr Parasyuk, montait à la tribune de Maïdan pour refuser le compromis négocié par les partis de l’opposition et exiger la démission du président avant le lendemain matin dix heures, faute de quoi les centuries prendraient d’assaut le Palais ; pas fou, l’autre s’envola, suivi de toute sa clique en panique, dont bon nombre de députés. Le 23 l’opposition parlementaire, se voyant majoritaire à l’Assemblée, s’empressait de légaliser le fait accompli, et formait une précaire coalition pour se partager les ministères d’un « gouvernement de transition » à peu près dépourvu de force de coercition, la police étant quasiment dissoute de fait, et l’armée en pleine décomposition, laminée par une vague de désertions et de trahisons. Voilà, très sommairement résumé, comment s’est déroulé ce que d’aucuns veulent absolument qualifier de « coup d’État fasciste » ou de « putsch nazi » orchestré par la CIA, avec l’appui du Mossad [8] : enrichissant ainsi encore le Grand Dictionnaire de « novlangue » – le langage obligatoire de l’État totalitaire – imaginé par le pauvre vieil Orwell [9].
Il est certain que le mouvement « Euromaidan » s’est très vite affirmé nationaliste, en hissant haut les couleurs bleue et jaune de l’Ukraine indépendante [10], et rouge et noire de la Résistance auxoccupations nazie et stalinienne, étiquetée « bandériste » [11]. Les Européens de l’Ouest ont tendance à voir un surprenant paradoxe dans ce fait qu’une mobilisation ouvertement pro-européenne a pu servir de détonateur à une explosion « nationaliste » : ce qui serait en effet impensable en Turquie, pour comparer avec un autre grand pays frontière qui négocie depuis longtemps son « intégration » à « l’Europe » – car la Turquie est aussi, comme la plupart des États européens, un empire déchu, dont le « nationalisme » nécessairement suprématiste n’exprime fondamentalement que la soif revancharde de sang et de butin, ce que confirme suffisamment l’extermination des Arméniens – comme l’extermination des Juifs et des Tsiganes le confirme suffisamment aussi pour le nationalisme allemand ; ou l’extermination des Algériens pour le nationalisme français ; ou l’extermination des Tchétchènes pour le nationalisme grand-russe dernier cri. On sait bien pourtant que le « nationalisme » a été aussi un outil de cohésion des peuples opprimés, qui a déjà pu faire bon ménage avec un certain internationalisme comme le panafricanisme, chez Patrice Lumumba par exemple, dont on se souvient qu’il eut à défendre la grande révolution congolaise contre la « rébellion séparatiste » du Katanga, téléguidée depuis l’étranger. On n’ira pas jusqu’à dire que la révolution ukrainienne est inconsciemment lumumbiste ; mais ce qui est en tout cas certain, c’est que le nationalisme ukrainien d’aujourd’hui a plus à voir avec le lumumbisme qu’avec l’hitlérisme, quoi qu’en « pense » peut-être la tendance groupusculaire mise en avant par les médias internationaux [12]. C’est sur le terrain « culturel » que cette opposition se fait peut-être le mieux sentir : là où les nationalismes européens sont surtout préoccupés de nier et dissimuler leur répugnant passé criminel, donc ennemis de toute recherche historique indépendante, et plus généralement de tout progrès réel des connaissances – ou pour mieux dire, sont inconditionnellement, dans tous les domaines,partisans du secret d’État –, les mouvements « nationalistes » africains quant à eux ont accompagné et favorisé une indiscutable renaissance de la critique historique (à laquelle se rattachent les grands noms de Cheikh Anta Diop ou d’Amadou Hampâté Bâ, pour ne citer que ceux dont même les admirateurs de l’inepte Fernand Braudel ont forcément entendu parler), qui est loin d’avoir fini de nuire aux mythologies officielles des vieux empires [13]. De la même manière, le « nationalisme » en Ukraine est inséparable d’un mouvement de fond visant à se réapproprier un passé effacé ou falsifié par l’oppresseur, àdécoloniser l’histoire ; et parmi les premiers bénéficiaires de la révolution ukrainienne, on compte les historiens, à qui le régime de Ianoukovitch s’était empressé d’interdire l’accès aux archives du KGB – sans lesquelles il ne leur était évidemment plus possible de faire avancer significativement la connaissance des années 1918-1991, c’est-à-dire de la quasi-totalité de la période dite « contemporaine » – et qui ont pu tout de suite se remettre sérieusement au travail, conscients d’avoir à rattraper le temps perdu, ou plutôtvolé par ceux qui avaient aussi fait main basse sur tout le reste de la vie sociale. De façon plus décisive, ce désir d’histoire s’est aussi manifesté à la base de la révolution, quand la foule muséifia presque instantanément le président déchu, allant tranquillement en famille le dimanche visiter ses ex-propriétés, comme on va à Versailles s’étonner et s’amuser du grandiose mauvais goût de Louis XIV, avant que les historiens de l’art rejoignent le mouvement et rapatrient une fraction du « trésor » d’Ali Baba-Ianoukovitch (un consternant amas de bling-bling où les rares pièces authentiques font pâle figure auprès des beaux cadeaux des amis chinois et du grand style pictural de Maradona) au Musée national d’art de Kiev, pour l’exposer avec leurs propres commentaires [14] ; tandis que sur la place de l’Indépendance devenue lieu de mémoire et de recueillement, fleurissaient les touchants petits « musées » improvisés par les occupants afin de rappeler aux badauds quels moyens radicaux il a fallu employer pour que l’avenir de l’Ukraine ne soit plus désespérément semblable à son passé. Voilà pourquoi il n’y a rien de paradoxal dans le procès en sorcellerie intenté à « Euromaidan » par les vaincus de l’histoire, fascistes européens qui auraient dû s’enthousiasmer à l’annonce du prétendu triomphe de leurs camarades « ultranationalistes » ukrainiens, et léninistes du monde entier censés soutenir sans conditions toute lutte « anti-impérialiste » [15] : car tous ceux-là ont très bien perçu que la révolution ukrainienne s’est fixé entre autres buts celui de les reléguer définitivement au musée des horreurs.
Si l’on considère le mouvement du point de vue des « doctrines économiques », il apparaît nettementlibéral : son exigence initiale d’un développement du libre-échange avec « l’Europe » n’a pas été contestée par la masse populaire venue le renforcer, qui comptait d’ailleurs nombre d’artisans et autres « petits entrepreneurs individuels » farouchement opposés aux interventions de l’État dans leurs affaires. Mais qui ne le serait pas, dans un pays où le poids de l’héritage de la bureaucratie dite soviétique – paperassière jusqu’à l’absurde, sournoisement inquisitrice, abusant systématiquement de son pouvoir discrétionnaire, et bien sûr outrancièrement incompétente – s’était encore alourdi du fardeau du racket et de la corruption généralisés par la fusion achevée de l’État et de la Mafia ? Le « libéralisme économique » d’Euromaidan doit être resitué dans son contexte, pour être compris comme protestation antibureaucratique et, surtout, comme première expression de l’exigence d’un grand coup de balai anticorruption, d’une « lustration » (lioustratsiya), terme employé au début des années 1990 pour nommer la purge des pires collabos de l’ancien régime, et qui significativement s’est retrouvé sur toutes les lèvres en 2014. Mais cette nouvelle « lustration » revendiquée aujourd’hui se distingue fondamentalement de celle de l’époque précédente : d’une part parce que les révolutionnaires ont heureusement perdu toute confiance en l’État pour la mener à bien, et ont donc tout de suite commencé à s’en charger eux-mêmes, non seulement en dégageant directement les pourris les plus notoires, mais aussi en désignant en assemblée à Maïdan un « Comité de lustration » composé de bénévoles au-dessus de tout soupçon [16] ; d’autre part parce qu’ils exigent cette fois une « lustration » complète, qui ne se limite pas à sanctionner quelques boucs émissaires, mais qui aille débusquer l’ensemble des profiteurs de l’ancien régime, à commencer par les plus puissants « oligarques » qui n’ont pu s’enrichir qu’en s’achetant des soutiens dans toutes les sphères de l’État. Début juillet 2014, dans une retentissante adresse à « l’oligarque de Donetsk » Rinat Akhmetov, considéré comme l’homme le plus riche d’Ukraine, le même Volodymyr Parasyuk qui avait annoncé l’ultimatum de Maïdan à Ianoukovitch, se faisait une fois de plus le porte-parole de la révolution : « Ce qui était avant ne sera plus jamais, et les milliards que tu as volés ne te sauveront pas. De plus, tu as envoyé des douzaines de gens à la mort dans tes usines. Le scénario pour ton avenir est très simple : après notre victoire dans l’Est, les gens te débusqueront. Ce ne seront pas ces bandéristes pleins de haine venus de l’Ouest. [17] Ce seront des mineurs et des travailleurs ordinaires du Donbass, et ils prendront ce qui leur appartient. Alors, monsieur Akhmetov, tu auras à répondre pleinement de tout ce que tu as fait – en opprimant, dépouillant, trompant ces simples gens. » Bref, les revendications « libérales » d’Euromaidan n’ont pas tardé à devenir visiblement ce qu’elles étaient déjà essentiellement : la lutte pour l’expropriation des principaux capitalistes du pays. Ce n’est ni par un soudain accès de patriotisme, ni sur ordre de la CIA que quelques-uns d’entre eux ont commencé à se délester d’une petite part de leur fortune au profit de la révolution : il leur a suffi de réfléchir une minute à tout ce qu’ils ont à perdre de plus. Une autre option, qu’on ne recommanderait qu’aux amateurs de jeux dangereux, serait de faire comme si les révolutionnaires ukrainiens n’étaient que de mauvais plaisantins.
En somme, « Euromaidan » se présente comme une révolution nationaliste et internationaliste, libérale etanticapitaliste, ou pour employer des mots aujourd’hui presque dénués de sens tant ils ont servi à bâtir et consolider le grand mensonge du XXe siècle, « bourgeoise » et « prolétarienne » ; il est donc bien normal qu’elle égare les idéologues de tous bords, toujours en retard d’au moins un demi-siècle sur une réalité sociale trop complexe et mouvante pour se laisser appréhender par leur pensée congelée. (Ils se croient ainsi généralement revenus en pleine guerre froide, ou à la veille de la deuxième guerre mondiale, résolus pour les plus avertis à ne pas répéter l’erreur commise par leurs aînés qui avaient honteusement cédé à l’injonction de choisir entre la CIA et le KGB, ou entre Hitler et Staline ; et dans l’espoir qu’on les en félicite d’ici quelques décennies, colportent au sujet de la révolution ukrainienne toutes les erreurs et les calomnies qu’ils peuvent ramasser dans les poubelles idéologiques d’Hitler ou de Staline, en précisant bien qu’il ne s’agit pas pour eux de se ranger dans le camp de Poutine. Il est vrai que ce dernier est aussi beaucoup trop contemporain pour mériter leur soutien.) Évidemment, aucun mouvement spontané des masses n’a jamais été sans mélange, univoque, dépourvu de toute ambiguïté ; et l’une des tâches des révolutionnaires d’Ukraine est assurément de clarifier sans délai les choix auxquels le peuple devra nécessairement se confronter, dès que sera écarté le danger immédiat de contre-révolution totalitaire. Pour accomplir correctement cette tâche de dissipation des brumes du proche avenir, les lumières de l’histoire sont indispensables (pour tout le reste, elles sont inutiles). Un siècle s’est écoulé depuis la dernière grande révolution qu’a connue l’Ukraine, un siècle que ses habitants ont vécu comme un long cauchemar éveillé ; et aujourd’hui qu’ils sont enfin sortis de leur sommeil, les forces qui s’affrontaient alors se sont pareillement réveillées, pour ranimer leur vieille cause et reprendre leur combat. La principale énigme que le XXe siècle avait soumise à l’humanité : quelle est la nature exacte de ce nouveau pouvoir installé à Moscou ?, a été cependant résolue ; et la contre-révolution apparaît aujourd’hui en Ukraine dans sa vérité, comme Union sacrée des Rouges et des Blancs [18] pour la dictature absolue d’un tsar à la fois rouge et blanc (ou, c’est la même chose, « rouge-brun »), tandis que la révolution d’« Euromaidan » se présente, sous tous ses aspects, comme l’unité stratégique des « nationalistes bourgeois » de Petlioura et de la glorieuse Makhnovtchina. [19] Cette « unité nationale », ou plutôt anticoloniale, qui caractérise « Euromaidan » (rassemblant depuis les « ultranationalistes » autoritaires de Svoboda ou du Secteur Droit jusqu’aux anarchistes et libertaires qui furent, quoi qu’on en dise, bien autant présents et actifs que les précédents [20], en passant par tout ce qui peut se définir « libéral » ou « démocrate ») n’aurait pas duré au-delà de la chute du régime de Ianoukovitch, si « l’intégrité territoriale » n’avait pas été immédiatement remise en cause par les coups d’État poutinistes (de nature gangstéro-policière, d’idéologie « rouge-brune » et téléguidés depuis Moscou) en Crimée et dans le Donbass. La défense des frontières devenue ainsi une tâche prioritaire – ne fût-ce que par solidarité avec les populations prises en otage, et en soutien à la résistance locale [21] – devait forcément mettre un frein au processus de révolution sociale, en déplaçant la lutte sur le terrain le plus favorable au développement du chauvinisme et du racisme antirusse, et en imposant la militarisation des forces d’autodéfense, officiellement intégrées à ce qui restait de la « Garde nationale » dépendant du ministère de l’intérieur pour servir de fer de lance à « l’opération antiterroriste » menée dans le Donbass – et aussi, on peut le craindre, de chair à canon –, cadre qui les éloigne du strict principe révolutionnaire d’« autodéfense » civile et qui les rapproche d’éléments louches, chiens fidèles à tous les régimes et militants d’extrême droite engagés par calcul politique et/ou goût de la guerre. La propagande moscoutaire a ainsi beau jeu d’amalgamer tous les bataillons de volontaires en un seul bloc censé tout à la fois obéir aveuglément à la « junte fasciste de Kiev », outrepasser les ordres en se livrant au « génocide des russophones », et s’être vendu à l’oligarchie juive. (Il faut sans doute reconnaître là les trois plus célèbres bataillons ukrainiens, qui ont prouvé leur capacité à repousser l’élite des forces spéciales de l’empire russe : le « bataillon Donbass », issu des « centuries d’autodéfense » de Maïdan, qui a gagné la faveur et le respect des masses pour son comportement exemplaire dans les zones qu’il a libérées [22] ; le « bataillon Azov », formé autour d’un noyau dur de « prisonniers politiques » d’obédience nazie bénéficiaires de l’amnistie proclamée au surlendemain de la fuite de Ianoukovitch [23] ; et le « bataillon du Dniepr », organisé et financé sur sa fortune « personnelle » par le nouveau gouverneur de l’oblast de Dnipropetrovsk, le banquier multimilliardaire d’origine juive et philosémite Igor Kolomoïsky ; mais il en existe bien d’autres, près d’une cinquantaine à ce jour, qui sont autant de noyaux locaux de résistance à la contre-révolution poutiniste). Il va de soi qu’au ministère de l’intérieur à Kiev, on s’inquiète autant qu’on se réjouit du phénomène : « Maintenant, bien sûr, les bataillons ont un certain sentiment de liberté dans le style Makhno. Mais ce sont de vrais patriotes, et nous avons besoin de créer une nouvelle police là où elle s’est complètement désintégrée, spécialement dans l’Est. Il y a dix-sept mille policiers dans l’oblast de Donetsk, mais de facto aucun n’assume ses fonctions. Et nous voulons créer une police qui ne soit pas au service d’un gouvernement en particulier, de Kolomoïsky, d’Avakov ou de Porochenko, mais du peuple directement. » [24] On comprend bien qu’au sein de ces bataillons de volontaires, aujourd’hui unis contre l’ennemi commun traditionnel, certains pourraient demain s’abaisser à servir de troupes de choc aux ordres d’un nouvel État-Mafia secrètement « social-nationaliste » (car les partenaires occidentaux s’offusqueraient du trop de transparence de ce slogan publicitaire), et d’autres au contraire vouloir poursuivre la lutte armée contre tout ce qui fait obstacle à la vie libre et digne pour laquelle le peuple s’est insurgé [25]. On a déjà pu voir germer le prévisible conflit entre ces deux tendances extrêmes, lors des affrontements qui ont émaillé le dégagement « sanitaire » du campement de la place de l’Indépendance, au mois d’août, entre une ou deux centuries obéissant au nouveau maire de Kiev, le pourri Vitali Klitchko – qui lui aussi s’était fait huer par la foule quand il était apparu à Maïdan –, et le dernier carré des occupants – accusés par la rumeur publique, ce qui n’était que partiellement vrai, d’être des fainéants, des clochards, des voyous et des alcoolos ; et qui, quoi qu’il en soit de ces allégations, ne pouvaient être assez mûrs à ce stade pour fédérer le peuple de Kiev autour d’un grand projet d’urbanisme unitaire visant à modifier durablement la psychogéographie politique d’une capitale de quatre millions d’habitants.
Car l’heure n’est pas à la fête, mais à la guerre, hélas, cette calamité qui dévore les hommes et leurs révolutions. C’est pourquoi il importe avant tout de mettre fin au plus vite à l’agression poutiniste, pour que puisse se poursuivre de façon naturelle, la véritable lutte sociale d’Ukraine, c’est-à-dire pour que les travailleurs ukrainiens se retrouvent face à leurs ennemis de l’intérieur : les puissants « oligarques » de l’Est et les négociants de main-d’œuvre bon marché de l’Ouest, leurs larbins politiciens et leurs bandes armées assermentées. Tant que le spectre d’une invasion massive par l’Armée rouge-brune planera au-dessus de l’Ukraine, le pays restera gouverné par ceux qui bénéficient du soutien du capitalisme occidental : c’est le choix du moindre mal fait en pleine conscience par la majorité du peuple [26], qui a beau avoir la foi du charbonnier, ne veut pas risquer de tout perdre en s’en remettant à la seule grâce de Dieu, dont l’existence n’est pas si bien prouvée que celle du Père européen, du Fils américain et du Saint-Esprit de l’OTAN. Quel autre soutien les Ukrainiens pourraient-ils attendre de l’Ouest, quand ils peuvent constater chaque jour que la « solidarité révolutionnaire internationale » qu’ils étaient en droit d’espérer de la part de tous ces Occidentaux qui paraît-il, aspirent à un monde meilleur que celui de l’UE, de Wall Street et de l’OTAN, existe pour eux encore moins que Dieu ? Il ne s’agit pourtant évidemment pas de soutenir inconditionnellement (ou d’une façon critique) le gouvernement « nationaliste » ukrainien, mais de lutter avec conséquence et sans concessions contre le projet poutiniste de sauvetage de l’empire russe, bourreau et fossoyeur de cent révolutions. Ceux qui actuellement y contribuent de la manière la plus efficace, mis à part les révolutionnaires ukrainiens, sont ceux qui prônent et pratiquent en Russie même la subversion de ce projet, avec un courage exemplaire : tels ces milliers de Pétersbourgeois qui ont plusieurs fois manifesté « contre la guerre » et en soutien à la cause ukrainienne ; ou ces milliers de Moscovites qui, le 13 avril 2014, ont marché « pour la vérité » concernant l’Ukraine ; ou ces activistes sibériens qui, prenant au mot la propagande officielle en faveur de la « fédéralisation » de l’Ukraine, ont lancé l’idée de la « fédéralisation » de la pseudo-« Fédération » de Russie, et ont réussi malgré la censure et la répression à se rassembler le 17 août à Novossibirsk pour la Sibérie libre (le plus beau peut-être des rêves rendus concrets par la révolution ukrainienne) ; bref, tous ceux qui participent aujourd’hui à la formation du nouveau mouvement révolutionnaire panrusse qui seul pourra en finir avec la dictature des chiennes [27] qui règne sans partage de Kaliningrad à Vladivostok. Quant à ceux qui pourraient craindre que la résurrection de cette bonne vieille cause que le gourou Lénine et sa secte de fanatiques avaient si bien ensevelie au fin fond des oubliettes de leur infernal « paradis des travailleurs », serve surtout les intérêts de la concurrence impérialiste européenne et/ou américaine, ils feraient mieux de s’inquiéter de leur propre mentalité de petits épiciers qui les pousse à calculer les mesquins bénéfices annexes qu’empochent les charognards rôdant à l’arrière-garde des grandes luttes historiques, aussi bien qu’à croire au mythe d’un marché libre que la vraie foi conserverait à l’abri des outrages du Monopole – qui lave son linge sale en Famille, par le biais d’accords secrets ou de ténébreux règlements de comptes, dans le respect absolu de l’omertà qui garantit qu’aucun affrontement subalterne ne s’envenime jusqu’à troubler la routine du racket des masses. En Syrie plus qu’ailleurs s’est fait jour cette complicité générale de la « communauté internationale », qui entretient la guerre en ménageant la chèvre contre-révolutionnaire et le chou révolutionnaire, pour permettre aux principaux États-Mafias – et d’abord aux cinq « membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU » – de maintenir à flot l’économie mafieuse en écoulant leurs stocks d’armement, là où elle est directement menacée par la révolte du peuple déterminé à reprendre son destin en mains. La fille aînée des Églises de Rome et de Moscou, la vieille France coloniale et bigote, soudée derrière la junte fasciste de Paris qui contrôle l’armée, la police, la justice, les partis politiques, l’information, les débats publics, collabore déjà semi-ouvertement au projet poutiniste [28] ; et ricane de ceux qui ne sont pas loin d’applaudir au nom de la « solidarité antifasciste » – le général Puga aujourd’hui étant assurément un plus ferme soutien des partisans de la « Nouvelle Russie » que Léon Blum ne le fut en 1936 de la République espagnole. Après tout, Voltaire lui-même ne s’était-il pas vendu à la Grande Catherine, pour assurer le succès mondain international de celle qui achevait la liquidation de l’indépendance de l’Ukraine pour y instituer le servage, et transformait les rives du Dniepr en décor de théâtre où des acteurs déguisés en villageois heureux la remerciaient de ses bienfaits ? L’alliance de la barbarie sanguinaire de la tyrannie russe et de l’hypocrisie raffinée de la bourgeoisie française se retrouve à la racine de « la société du spectacle » ; et l’on n’extirpera pas celle-ci sans anéantir celle-là. Voilà aussi ce que la révolution ukrainienne a remis à l’ordre du jour.
***
Jamais un peuple en révolution n’avait été désavoué, calomnié, insulté par un si grand nombre de bouches, sans un instant de répit : mais cette haine universelle et générale que lui ont vouée toutes les fractions du vieux monde n’est que celle que la subversion la plus moderne a toujours excitée à chacune de ses scandaleuses apparitions ; la nouveauté réside seulement dans les moyens techniques employés pour l’inoculer au grand public, et peut-être dans l’unification d’un langage totalitaire commun aux héritiers du bolchevisme et aux héritiers du fascisme. Les idéaux d’Euromaidan sont cependant si simples et si clairs que leur permanent procès stalinien n’empêchera pas que s’impose bientôt le juste verdict de l’histoire, c’est-à-dire de ceux qui la font. Car des centaines de révolutionnaires, pas seulement ukrainiens, ont déjà contresigné leur témoignage en lettres de sang, des milliers ont pris les armes pour abattre les forces du mensonge et de la falsification, des centaines de milliers ont défié l’hiver, les flics, les titouchki,les snipers pour défendre leur vérité : tous ont rêvé et rêvent encore d’une Ukraine où il ferait bon vivre, unie dans sa diversité et accueillante pour l’étranger, d’un temps de paix, de liberté et d’abondance, qui rangerait joyeusement au musée toutes les horreurs du passé – terrible passé de mort et de mensonge, qui s’accroche en teigne au présent, et tue, et ment, pour ne rien changer. Tous ont conscience que ce n’est pas l’affaire d’un jour, mais de quelques années, qui doivent d’abord faire évoluer les mentalités, formatées par le système à n’être mues que par la peur et la cupidité. Tous voient bien que c’est aussi le monde qui doit changer, et d’abord le vieil ogre de Moscou, être définitivement renvoyé à son obscure forêt de Moscovie. Tous sont certains d’avoir vécu quelques instants de cet avenir heureux, du bon côté des barricades, chaque fois que la chaude humanité l’emportait sur l’homme-loup dans la neige et dans la nuit. Ce rêve se nomme ici Europe, Ukraine, dignité, démocratie, révolution : tout ce que vous voudrez, mais par pitié, n’allez pas l’appeler communisme.
Fabrice Wolff
Août 2014
1. Rappelons que le bâtiment de classe « Mistral » est conçu pour suffire à perpétrer une « opération spéciale » de type néocolonial ou contre-insurrectionnel, avec sa capacité de neuf cents hommes, seize hélicoptères parés à décoller, plus de cinquante véhicules blindés dont une quinzaine de chars d’assaut, quatre barges et deux aéroglisseurs de débarquement, sans oublier son fameux hôpital. C’est une des plus redoutables machines de guerre « conventionnelle » que l’industrie moderne sache produire en série ; l’un des fleurons du « savoir-faire français » et, nous assure-t-on, la plus sûre perspective de développement durable de l’économie de Saint-Nazaire. Seuls les agents étrangers d’une concurrence déloyale, et une poignée de traîtres pro-nazis pourraient oser prétendre le contraire. ▲ [retour]
2. Lire à ce propos l’indispensable Vendredi 13 à Bisesero de Bruno Boudiguet, éd. Aviso, Paris, 2014. Vingt ans plus tard, c’est le même schéma qu’on a vu à l’œuvre dans le Donbass : la puissance néocoloniale n’engage d’abord directement qu’un commando d’élite clandestin, laissant le gros du sale boulot et toute responsabilité morale et juridique à la charge de ses supplétifs locaux. (Il semble que cette intervention française au Rwanda soit devenue un cas d’école – comme à l’époque précédente « la bataille d’Alger » qu’enseignait par exemple le tortionnaire Aussaresses à ses élèves de Fort Bragg, qui devaient appliquer ses leçons dans toute l’Amérique latine. Car la similitude avec le Rwanda ne s’arrête pas là : on se souvient aussi du rôle de la « défense de la langue française » comme vague prétexte au soutien diplomatique inconditionnel de la France à la dictature nazie de Habyarimana ; ou encore du chef d’état-major particulier du président Mitterrand, le général Quesnot, affirmant le 29 avril 1994, alors même qu’il supervisait la solution finale de la question tutsie – les Tutsis naissent-ils tous agents de la subversion anglophone du Front Patriotique Rwandais ? – : « Le FPR est le parti le plus fasciste que j’aie rencontré en Afrique » [cité in J.-P. Gouteux, « Le Monde », un contre-pouvoir ?, éd. L’Esprit frappeur, Paris, 1999, p. 61] ; et bien sûr du grand bouquet final baptisé « opération Turquoise », invasion visant à sauver les génocidaires en déroute et à créer un « Hutuland » sur une partie au moins du Rwanda, cyniquement maquillée en « opération humanitaire ». Le gros des troupes coloniales françaises subit un tel choc moral sur le terrain que l’opération tourna rapidement au désastre.) ▲ [retour]
3. Ceux qui en douteraient encore se référeront au témoignage direct de « V.T., un anarchiste basé à Donetsk », recueilli début mai 2014 par Valeriy Listev pour « le groupe anarchiste russe Avtonomnoïé Deïstvié » (« Action Autonome »), et dont une traduction en anglais a été publiée le 20 juillet 2014 par Gabriel Levy sur son blog « People and Nature » (http://peopleandnature.wordpress.com) sous le titre « A gangster-police putsch, presented in “people’s” wrapping » [« Un putsch gangstéro-policier, présenté dans un emballage “populaire” »] : cet entretien en effet, très orienté anti-Maidan (autour de la problématique, confondante de naïveté : « Y a-t-il un espace pour l’influence libertaire dans le mouvement anti-Maidan ? »), brosse une saisissante esquisse de la minorité, disons « de gauche radicale », qui a cru bon de rejoindre les barricades de la « République populaire de Donetsk », et qui donc a pu jauger au plus près la valeur de « l’antifascisme » et de « la lutte contre les oligarques » hautement revendiqués par la masse insurgée des flics pourris et toute leur clientèle de soudards et de larbins, indics, prête-nom dans le business, esclaves toxicos, etc. (le génie de la langue ukrainienne a forgé le néologisme titouchki pour désigner d’un seul mot cette domesticité d’un genre nouveau, dont on aurait tort de croire qu’elle est une réalité spécifiquement postsoviétique). ▲ [retour]
4. On trouvera un remarquable aveu de cette fascination pour « Svoboda » que les journalistes ont travaillé à transmettre à leur public, dans un reportage d’Antoine Perraud, « envoyé spécial » du site d’information Mediapart (qui passe pour être en France le plus indépendant des grands médias généralistes) à Lviv, « base arrière de la révolution ukrainienne en cours » que « Svoboda » considérerait comme « son heimat et son laboratoire » : l’auteur y narre l’excitante petite frayeur qu’il se faisait à l’idée d’« aller à la rencontre de Svoboda comme on se jette dans la gueule du loup », et comment soulagé de n’être pas sur-le-champ dévoré, mais courtoisement reçu, il se mit à sympathiser avec le gras politicard fasciste-mou qui lui faisait l’honneur de répondre sérieusement à ses questions : « une franche rigolade s’ensuit, tandis que s’instaure une étrange complicité… » (« Ukraine : à Lviv, ce que veulent dire nationalisme et extrême droite », publié en deux parties les 9 et 12 février 2014). ▲ [retour]
5. Mot qui de lui-même n’a pu que terroriser des dirigeants maîtrisant parfaitement l’argot des prisons : « AUTODÉFENSE (samooborona). Liquidation des mouchards par les détenus. Ce terme est employé dans ce sens à partir du milieu des années 40, au moment de l’arrivée en masse, dans les camps du Goulag, de soldats soviétiques en provenance du front, ainsi que de résistants ukrainiens, lituaniens et autres. Ils entreprennent aussitôt de lutter contre l’arbitraire des truands et de combattre les mouchards. Si, contre les premiers, une résistance physique s’avère suffisante, la seule mesure efficace contre les seconds est l’élimination. » (Jacques Rossi, Le Manuel du Goulag, éd. Le Cherche Midi, Paris, 1997) ▲ [retour]
6. Il faut ici dissiper le plus grossier des malentendus, qui irait bêtement identifier ces jeunes gens à « la petite-bourgeoisie intellectuelle » (selon une espèce de réflexe de Pavlov pseudo-sociologique bien implanté en France par des légions de calomniateurs de Mai 68, staliniens notamment). Cette classification, qui déjà en Europe occidentale aujourd’hui s’apparente plus à une néo-raciologie inspirée de Pol Pot qu’elle ne correspond à une quelconque réalité sociale (comme aussi des nouvelles catégories plus à la mode, la « bourgeoisie-bohème » par exemple), appliquée à l’Ukraine relèverait du plus pur délire hallucinatoire : car même en admettant qu’une couche « intellectuelle » ait pu s’y reconstituer en tant que telle, avec des intérêts distincts de ceux de la masse ignorante, depuis l’effondrement de l’U.R.S.S. (qui comme on sait, étouffait dans l’œuf toute velléité de réflexion indépendante, et ne formait donc que des techniciens-fonctionnaires décérébrés), il faudrait encore prouver qu’elle coïncide un minimum avec la couche de nouveaux privilégiés économiques qui s’est développée dans cette même période, dont nul ne conteste l’existence, mais qui aussi, c’est le moins qu’on puisse dire, ne brille pas par son niveau. (Ceux qui en ont les moyens envoient bien sûr leurs rejetons à l’étranger, pour tenter de leur inculquer quelques notions élémentaires de bonne gestion du patrimoine ; quant à la petite masse des parvenus plus modestes, elle forme l’essentiel de la clientèle des trafiquants de vrais-faux diplômes, dont la fabrication en grande série assure l’autoreproduction de « l’élite » mafieuse, qui justifie ainsi souverainement son accaparement de tous les postes de rapport et de prestige, pendant qu’évidemment ceux à qui on a promis qu’étudier dur pour obtenir un bon diplôme permet d’espérer s’en sortir, se retrouvent gros-jean comme devant avec leur inutile bout de papier attestant vaguement leur savoir. Mais que ces derniers en arrivent à protester alors qu’ils sont si généreusement dotés en capital culturel montre bien qu’ils ont au moins des aspirations « petites-bourgeoises », mesquinement matérialistes, rétorqueront sans réplique nos fins sociologues, en exhibant peut-être un authentique diplôme ès sciences télépathiques.) ▲ [retour]
7. Dans toute l’Ukraine, des millions d’individus ont contribué à la révolution par leurs dons : argent, nourriture et boissons, matériel médical, vêtements et couvertures, combustible pour le chauffage, carburant pour les cocktails Molotov, matériel de chantier et meubles pour les barricades, etc. Des centaines d’automobilistes se sont mis à disposition du mouvement avec leur véhicule, sous le nom d’« Automaidan », convoi de ravitaillement, service d’ambulance et – hélas – de corbillard, patrouille de sécurité, etc. L’organisation des secours sur le terrain a été renforcée par des réseaux d’alerte et d’hébergement des blessés – pour les mettre à l’abri de la répression, qui les pourchassait dans les hôpitaux –, d’aide psychologique aux traumatisés, etc. Après la chute de Ianoukovitch, ce mouvement de solidarité s’est maintenu en faveur des réfugiés de Crimée et du Donbass (les minorités ethniques et religieuses, comme les Tatars musulmans, ayant été tout de suite la cible de persécutions organisées ou couvertes par les usurpateurs, qui n’ont pas d’autre programme que le nettoyage ethnique de tout ce qui n’est pas de pure race russe-orthodoxe), puis aussi en faveur des bataillons de volontaires, qui n’ont reçu et ne reçoivent presque rien de la part d’un État en quasi-faillite morale et financière. ▲ [retour]
8. Tant la participation de Juifs au mouvement a été visible : l’une des centuries d’autodéfense étant même ouvertement commandée par un abominable sioniste, revenu d’Israël où il fut formé par Tsahal à la guerre urbaine (voir son interview recueillie par Mykhaïlo Gold pour Hadashot, journal de l’Association des organisations et communautés juives d’Ukraine, traduite en anglais par Olia Knight pour les médias internationaux d’Euromaidan, et publiée par exemple le 13 février 2014 sur le blog « Voices of Ukraine » [maidantranslations.com]). Mais des « musulmans d’apparence » aussi s’étant fait remarquer à Maïdan (notamment l’Afghan Mustafa Nayem, célèbre journaliste respecté pour son franc-parler), on ne saurait exclure une conspiration impliquant Al-Qaïda ou le Grand Mufti de Jérusalem. ▲ [retour]
9. Qui a lui-même fait son entrée dans la section des noms propres il y a près de vingt ans, dans l’édition francophone, quand un ex-stalinien nazifié s’est fait connaître en publiant un ouvrage qui renversait l’accusation d’« hitléro-trotskisme » – qu’on supposait bien établie depuis 1936 – en une plaidoirie tout aussi convaincante en faveur de l’« anarchisme tory » d’Orwell, le travestissant en théoricien d’un certain radicalisme conservateur – en somme en penseur fasciste, quoique ce soit dans son cas pour l’en féliciter. ▲ [retour]
10. « L’étendard jaune et bleu des pogroms et du massacre des mécréants », pouvait asséner sans pitié Nestor Makhno en personne dans le premier tome de ses Mémoires (La Révolution russe en Ukraine, éd. La Brochure Mensuelle, Paris, 1927, reprint éd. Ressouvenances, Paris, 2003, p. 227). Dans la guerre en effet qu’il mena de 1918 à 1921 pour défendre le peuple d’Ukraine et les vrais idéaux de la grande Révolution « russe », qu’il considérait à juste titre comme un épisode clé de la Révolution mondiale (d’importants troubles révolutionnaires faisaient alors vaciller aussi le système au Mexique, en Italie, en Allemagne, en Hongrie et ailleurs), il fut le seul à s’opposer avec succès aux exactions antijuives auxquelles se livraient non seulement les troupes de l’armée « nationaliste » de la République indépendantiste, mais aussi celles de l’armée blanche de Dénikine, et même de l’Armée rouge du Juif Trotski, sans parler des bandes armées incontrôlées – tant persistait cette pratique barbare encouragée par le tsarisme en décomposition, qui continua à la promouvoir jusque dans son exil, obsédé par sa haine du « judéo-bolchevisme », auto-intoxiqué par Les Protocoles des Sages de Sion que sa francophilie lui avait inspirés à Paris, et qu’il exporta dans le monde entier avec les conséquences que l’on sait. Le véritable « étendard des pogroms et du massacre des mécréants » a toujours été celui avec un aigle bicéphale couronné, Makhno lui-même l’aurait admis dans ses bons jours. ▲ [retour]
11. Du nom de Stepan Bandera, qui fait partie de cette génération de leaders nationalistes autoritaires qui mena, avec plus d’échec que de succès, la « lutte de libération nationale » des peuples vampirisés par le colonialisme (y compris en tentant un moment de négocier le soutien des ennemis de leurs ennemis, l’Allemagne de Hitler en l’occurrence, comme par exemple Gandhi dans sa lutte contre l’impérialisme britannique), mais qui ne pouvait évidemment se revendiquer, lui, « anti-impérialiste » au sens « marxiste-léniniste » certifié par le KGB qui, au contraire, le traquait pour l’assassiner (mission accomplie en 1959). À la fin des années 1940, « des centaines de milliers de bandéristes, condamnés pour “banditisme”, se retrouvent alors dans les prisons et les camps où, avec les Baltes et autres résistants, ils mettent un frein à la terreur que font régner les truands » (Jacques Rossi, op. cit., entrée « BANDÉRISTE (banderovets) ») – on aura noté l’estimation du nombre de victimes de la répression, dans une Ukraine déjà dépeuplée par vingt ans de tragédies ininterrompues, dont deux génocides. ▲ [retour]
12. Comme le Congo en effet, l’Ukraine se présente comme un grand ensemble « multiethnique » dont les origines remontent à la nuit des temps (les archéologues ont mis au jour une brillante culture agricole, dite de « Cucuteni », qui unifiait aux Ve et IVe millénaires avant l’ère chrétienne une vaste zone allant des Carpates au Dniepr, et dont les vestiges laissent à penser qu’on y peignait déjà de beaux et fragilespyssanki magiques – cf. Marija Gimbutas, Le Langage de la Déesse [The Language of the Goddess], éd. des femmes/Antoinette Fouque, Paris, 2005, passim), qui a longuement subi la prédation esclavagiste (c’est essentiellement dans ce qui est devenu l’Ukraine que la Chrétienté et l’Islam allaient acheter ces innombrables « Slaves » ou « Esclavons » qui ont renouvelé tout le vocabulaire du travail servile, jusqu’à ce que la chute de Constantinople contraigne les chrétiens à abandonner leurs comptoirs de la mer Noire et à explorer l’Atlantique pour en fonder de nouveaux), et qui au XXe siècle s’est retrouvé « au cœur des ténèbres », soumis à un terrifiant régime de surexploitation coloniale. On ne s’abaissera pas à réfuter ceux qui pourraient s’imaginer que la différence de couleur de peau interdit cette comparaison. ▲ [retour]
13. Comme a pu s’en rendre compte à ses dépens un ancien président de la République française – dont le drame personnel est de n’être pas assez entré dans l’histoire – qui sabota toute sa « politique africaine » en allant étaler son inculture et ses préjugés racistes à la tribune de l’université… Cheikh-Anta-Diop de Dakar, juste après son élection en 2007. ▲ [retour]
14. Qui ne seraient sans doute pas inutiles à tous ces éminents esthètes qu’on entend partout se plaindre de « la dictature du mauvais goût » qui enlaidit, sans conteste, le monde contemporain, mais qui s’abstiennent prudemment de se demander s’il ne s’agit pas là plutôt de simple soumission au mauvais goût de la dictature. ▲ [retour]
15. Qu’une cause ainsi labellisée se révèle ouvertement nazie n’a d’ailleurs jamais fait obstacle à un tel soutien : on se contentera ici de citer l’exemple du Hezbollah libanais, milice confessionnelle, antisémite et négationniste, qui a envahi une partie de la Syrie pour s’y livrer au nettoyage ethnique des « sunnites », dans l’indifférence totale de ceux qui préfèrent s’indigner des persécutions imaginaires que subiraient les « russophones » en Ukraine. ▲ [retour]
16. Pour preuve, après trois mois de travail et la rédaction de quatre propositions de loi non votées par le Parlement, il rendait le 13 juin 2014 des conclusions accablantes pour celui-ci et pour le « gouvernement de transition », dénonçant publiquement ce dont tout le monde se doutait déjà : que le système mafieux n’avait fait que changer de têtes, et que la majorité des députés faisait obstruction à ces mesures de « lustration » par crainte de mettre fin à leur carrière en les adoptant. ▲ [retour]
17. Cette phrase doit bien sûr s’entendre dans toute son ironie, V. Parasyuk étant lui-même originaire de Lviv et combattant volontaire dans le Donbass. ▲ [retour]
18. « Il vaut mieux céder l’Ukraine entière à Dénikine que de permettre une expansion du mouvement makhnoviste », disait déjà le feld-maréchal Trotski (cité d’après Archinoff par Voline, La Révolution inconnue, éd. Les Amis de Voline, Paris, 1947, reprint éd. Tops/Trinquier, Paris, 2007, p. 562). ▲ [retour]
19. Cette alliance pour l’indépendance que les pétliouriens avaient « très amicalement » proposée aux makhnovistes vers la fin 1918, à Ekaterinoslav (Dnipropetrovsk), et que ceux-ci repoussèrent en arguant « qu’ils n’admettaient aucune union avec qui que ce fût », avant de se dédire dès mars 1919 en s’alliant naïvement avec l’Armée rouge (Voline, op. cit., p. 540 s.) – alors que Lénine apparaissait déjà comme un nouveau genre de tsar régnant par la terreur et la fourberie, et que les anarchistes russes auraient dû être les mieux placés pour le savoir, et les plus résolus à le faire comprendre. Les exactions des tchékistes commencèrent sur-le-champ, soutenues par la toute première campagne de calomnies (à laquelle contribua Trotski en personne, auteur d’un article « théorique » sur « La Makhnovtchina ») qui présentait le mouvement makhnoviste – et partant toute la libre paysannerie d’Ukraine – comme un ramassis de « koulaks » « contre-révolutionnaires » et de « bandits », calomnies que l’hitléro-trotskiste Staline n’eut qu’à ramasser dans l’article de son meilleur ennemi pour justifier l’éradication de cette maudite race d’esclaves. Les makhnovistes bien sûr se défendirent, mais ne se résignèrent jamais à abandonner leur foi en la possibilité de faire « cause commune » avec les bolcheviks, qui exploitèrent sans le moindre scrupule cette tragique illusion (Voline, passim). Fallait-il que le meilleur de l’Ukraine meure pour que vive l’idéal de la fraternité des peuples ? Ne valait-il pas mieux tenter de construire une moins enthousiasmante « démocratie bourgeoise » indépendante et socialisante, qui aurait sans doute épargné le pire au peuple ukrainien, et peut-être au monde, en limitant la puissance matérielle et idéologique de l’U.R.S.S. ? Voilà quelques-unes des désagréables questions historiques qui tarabustent nécessairement, depuis tout ce temps, le mouvement ukrainien de libération – déterminé en tout cas à ne pas tomber dans les mêmes erreurs que les héros du passé. ▲ [retour]
20. Comme on peut le déduire de l’utile et lucide témoignage direct d’un camarade de Kiev, publié en français dans le n° 2 de la revue internationale Avalanche, Correspondance anarchiste (« Quelques réflexions sur la révolution ukrainienne, Lettre d’un anarchiste de Kiev », juillet 2014), et des faitshonnêtement rapportés par Antti Rautiainen, un anarchiste qui a « vécu plus de douze ans à Moscou », recueillis auprès de ses amis en Ukraine, mais malheureusement interprétés de la manière la plus délirante qui soit (« Ukraine, l’anarchisme en contexte de guerre civile », mai 2014, traduit en français par Gio pour la CGA, « Coordination des Groupes Anarchistes » ; l’auteur écrit qu’il a « vite compris » que la situation en Ukraine tournait à la « guerre civile », quoique « tous [ses] ami-e-s ukrainiens (…) étaient absolument certain-e-s qu’une telle chose ne pouvait arriver », et conclut en proposant aux anarchistes de « diriger » un mouvement visant « à empêcher (sic) des bains de sang en se plaçant au milieu des troupes comme des boucliers humains » ! On mettra ça au compte des dégâts causés par la folie furieuse de la propagande russophone). ▲ [retour]
21. Le même numéro d’Avalanche a relayé en français un appel à la « Solidarité avec l’anarchiste Aleksandr Kolchenko », « un anarchiste et un antifasciste qui a participé à des actions autour de l’université et à des actions écologistes en Crimée », emprisonné à Moscou par le FSB qui l’a « soupçonné d’avoir participé à un “groupe terroriste” qui aurait planifié des attentats à l’explosif contre le monument du Feu éternel et contre le monument de Lénine à Simféropol le 8 et le 9 mai 2014 et qui aurait saboté des chemins de fer et des lignes électriques », « aussi soupçonné d’avoir réalisé deux attaques incendiaires : une contre le quartier-général du parti Unité Russe et de la Communauté Russe de Crimée le 14 avril et une autre contre les bureaux du parti Unité Russe à Simféropol le 18 avril », et qui « ferait partie d’un groupe plus large de gens qui s’opposent à l’invasion russe de la Crimée par des actions directes ». Sans surprise, ce camarade qui « était constamment visé par des nazis à cause de ses idées antifascistes » a été mensongèrement présenté par les autorités russes comme étant un membre du « Secteur Droit ». ▲ [retour]
22. Son commandant, Semen Semenchenko, a eu l’occasion de préciser son programme au cours d’un entretien avec un correspondant de l’Ukrainskaya Pravda : « Nous ne défendons ni la mythique “junte”, ni le gouvernement d’Ukraine. Nous n’aimons pas ce qui se passe en ce moment dans le pays. Nous luttons pour l’Ukraine telle qu’elle devrait être, pour notre rêve. Cessons de nous entretuer. Commençons par nous écouter mutuellement. Nettoyons le pays des mercenaires, de la racaille à gages et des flots de mensonges. Discutons de l’avenir du pays. » Selon lui, les trois quarts de l’effectif du bataillon sont des résidents des régions de Donetsk et Louhansk, insurgés contre le règne de terreur contre-révolutionnaire instauré par les pseudo-« séparatistes » ; dans le dernier quart, on compte des volontaires internationaux venus de toute l’ex-U.R.S.S. (« 60 Volunteers from Belarus and Russia to Form Squadron in Donbass Battalion » [« 60 volontaires venus de Belarus et de Russie pour former un escadron dans le bataillon Donbass »], 12 juin 2014). ▲ [retour]
23. Commandé par Andriy Biletsky, également chef de l’organisation paramilitaire « Patriotes d’Ukraine » (ancienne milice du Parti Social-National d’Ukraine, dissoute en 2004 lors du congrès de « dédiabolisation » du parti renommé « Svoboda », mais immédiatement reconstituée en tant qu’organisation « indépendante » se fantasmant « avant-garde révolutionnaire du mouvement social-nationaliste européen » – alors que leurs camarades néonazis d’Europe sont plus normalement pro-Poutine, et rejoignent en général le camp d’en face, notamment le corps de mercenaires dit « bataillon Vostok » –, en rupture officielle avec le parti bien que le lien se soit manifestement maintenu par l’intermédiaire de quelques députés) et chef de l’Assemblée Sociale-Nationale (nous laissons aux spécialistes la tâche ingrate de faire la différence entre les deux structures), soutenu politiquement par son frère de race petite-russe Dmytro Yaroch (qui lui a volé la vedette en tant que leader du « Secteur Droit », habile initiative des nazillons de Kiev qui réussit à réaliser l’unité anti-police des « ultras » de tous les stades d’Ukraine, sous une bannière démagogique et consensuelle – le terme praviy évoquant en ukrainien, comme l’anglais right, autant l’idée de justice que le contraire d’une gauche dont le sens politique se restreint en Ukraine aux divers avatars du léninisme, tous plus ou moins pro-Poutine –, mais échoua sauf exceptions à les endoctriner), le « bataillon Azov » fédère effectivement tout ce que le nationalisme ukrainien a produit de plus bête et de plus méchant. À noter que quand ces groupuscules nazis tentèrent de s’approprier la mémoire des martyrs d’Euromaidan, en prétendant leur rendre « hommage » par une marche aux flambeaux dans le style hitlérien, le soir du 29 avril 2014, ils ne parvinrent qu’à se faire expulser manu militari du secteur de la place de l’Indépendance, comme du reste tous ceux qui s’étaient déjà essayé à une quelconque récupération politique (« Ukraine Crisis: Rally Turns into Massive Brawl on Kiev’s Maidan » [« Crise ukrainienne : une marche dégénère en affrontement massif sur Maïdan à Kiev »], brève publiée en anglais le 30 avril sur le site « Independent.mk, the Macedonian English language news agency »). À cette époque, si l’on en croit Andriy Biletsky, lui-même et son groupe passaient « beaucoup de temps à frapper aux portes des agences de maintien de l’ordre », pour obtenir « le plus de soutien au ministère de l’intérieur – exactement là où [ce dangereux crétin] [s]’attendai[t] le moins à en trouver » (compte rendu de conférence de presse publié en anglais le 1er août 2014 sur le compte Facebook international du Secteur Droit). Dans le cours imposé par Poutine de la militarisation accrue du conflit en Ukraine, ce « bataillon Azov » pourrait peut-être y jouer un rôle politique analogue à celui du Jabhat al-Nusra en Syrie, « branche officielle d’al-Qaïda » (certifiée par la CIA) fondée par des fanatiques amnistiés par Bachar pour horrifier le monde et pourrir la révolution, mais qui combat aussi très efficacement le régime, et s’efforce d’acquérir et de conserver une bonne réputation sur le terrain en protégeant autant que possible la population civile (y compris maintenant contre ses anciens alliés de « l’État Islamique d’Irak », engagés quant à eux dans une stratégie de terreur et de chaos régional qui pourrait bien être la réplique du FSB – qui a toujours entretenu des rapports paternels avec les services de sécurité du régime de Saddam, entrés en résistance contre l’invasion américaine en troquant simplement leur moustache de serviteurs de l’État baasiste pour la barbe des serviteurs de l’État proclamé « islamique » – à ce qu’il croit être le résultat d’une monstrueuse opération de déstabilisation de son pré carré ukrainien : œil pour œil, néocolonie stratégique pour néocolonie stratégique, « guerre sale » réelle pour « guerre sale » supposée). Car force est de constater que la pratique réelle du « bataillon Azov » est heureusement restée jusqu’à ce jour un modèle d’incohérence avec son idéologie nazie : comme Biletsky l’a souligné au cours de la même conférence de presse, sur un ton qui laisse d’ailleurs percevoir une pointe de regret, lors de la reconquête rapide et sans bavure de Marioupol où ses hommes se sont heurtés aux Tchétchènes du FSB, faisant cinq morts et trente prisonniers parmi eux, ils ont normalement livré ces derniers au SBU, les services de renseignement ukrainiens, sans avoir « exécuté ni torturé quiconque », quoique sans doute « personne ne [les] aurait blâmés si trente-cinq combattants avaient été tués ». Disons enfin que le « bataillon Azov » accueille aussi des volontaires étrangers, recrutés sur critères idéologiques et raciaux par un ex-légionnaire français, « Gaston Besson », placé là, évidemment, par la DGSE ou quelque autre service français pour contrôler ceux des nazis d’Europe qui seraient trop originaux ou trop bêtes pour comprendre que leur place est dans le « bataillon Vostok » pro-Poutine – où un autre « Gaston Besson » les prendra en charge. (Seuls quelques Scandinaves en retard d’un bon millénaire semblent pouvoir vraiment adhérer à la cause du nazisme ukrainien, en s’identifiant aux « Varègues », les conquérants vikings fondateurs de la « Rous kiévienne », peuplade de trafiquants d’esclaves christianisée pour pouvoir commercer en paix sur l’insatiable marché aux païens de l’Empire byzantin. Il semble que les « Patriotes d’Ukraine » cultivent aussi la nostalgie de cette société cannibale – et donc le transfert de culpabilité qui les pousse à haïr d’autres peuples dits marchands –, incapables d’admettre que « l’identité » ukrainienne n’a de sens et d’avenir qu’en tant que négritude blanche : la conscience du lourd fardeau de nombreux siècles d’esclavage, de mépris et de coups de knout, et inséparablement la culture de la résistance à l’oppression, de la révolte, de l’accueil fraternel de tous les fugitifs assoiffés de liberté et de dignité. Qu’est-ce qu’un Ukrainien qui renie ce simple message universel que les makhnovistes lui ont fidèlement transmis des premiers Zaporogues ? Un serf soumis, un valet des boyards, un opritchnik, de la merde !) ▲ [retour]
24. Anton Herachtchenko, assistant du ministre de l’intérieur, interviewé par Kateryna Sergatsova pour l’Ukrainskaya Pravda (article traduit en anglais par Mariya Chtcherbinina pour la presse internationale d’Euromaidan, sous le titre « The “Political Prisoner Battalion” wants to go to Maidan and return Crimea » [« Le “bataillon des prisonniers politiques” veut aller à Maïdan et récupérer la Crimée »], publié sur Internet le 24 juin 2014). ▲ [retour]
25. On songe bien sûr à ceux qui auront le mieux bénéficié de l’apport théorique libertaire : car déjà « plusieurs anarchistes ont rejoint des bataillons de volontaires », où l’on peut être « sûr qu’ils s’efforc[ent] sans cesse à faire de l’agitation » (« Lettre d’un anarchiste de Kiev » in Avalanche n° 2). ▲ [retour]
26. Qui s’est exprimée sans ambiguïté par l’élection au premier tour de Petro Porochenko, patron « social » du groupe leader national de la confiserie, à la présidentielle anticipée du 25 mai, comme pour se moquer cruellement du spectacle politique, en désavouant les jeunes premiers comme les vieux cabots pour donner le premier rôle au marchand de bonbons, glaces, chocolats – qui lui au moins ne vend pas que des mots et des grimaces. ▲ [retour]
27. Dans la langage de la vieille pègre russe, la « chienne » est le traître, le truand qui collabore en quoi que ce soit avec l’État (J. Rossi, op. cit., entrées « CHIENNE (souka) », « GUERRE DES CHIENNES(soutchia voïna) », « LOI DU MILIEU (“zakon”, vorovskoï zakon) »). À plus forte raison peut-on parler de « chiennes » pour résumer en un seul mot la nature et la mentalité des dirigeants-gangsters de l’État-Mafia moderne. ▲ [retour]
28. Le scandale des « Mistral », les tractations du trust De Villiers avec les gentils organisateurs de la Crimée Potemkine, l’envoi du sous-ambassadeur officieux Bernard-Henri-Gilles Lévy-Hertzog en mission de discrédit de la cause ukrainienne glorifiée en tant que pure moutonnerie pro-UE, le recrutement de mercenaires par les généraux russes au Salon du Bourget 2014, ne sont évidemment que la partie émergée de l’iceberg. ▲ [retour]
Décidément, la Révolution mondiale est une tâche de longue haleine : depuis la fuite du tyran de Carthage, qui propagea l’insurrection dans le monde arabophone et déclencha, à partir de la Kasbah de Tunis, le mouvement international d’occupation « des places », il aura fallu trois années terribles, et les immenses sacrifices consentis par l’héroïque peuple syrien, avant que « le scénario tunisien » – que tout le monde s’est accordé à trouver le moins mauvais, et en tout cas le moins sanguinaire – soit rejoué sur une scène plus vaste, dans une autre langue et devant un autre public, pour enfin menacer sérieusement « l’équilibre géopolitique » du monde unifié dans l’oppression, et commencer à dénouer le complexe entrelacs de manipulations destiné à faire entendre, au lieu du cri universel pour la liberté et la dignité, au lieu des débats roulant sur tant de projets d’avenir et de propositions de progrès, au lieu bref du fracas de la Révolution la plus moderne, un anachronique appel au djihad, qui par définition ne s’adresserait qu’aux musulmans les plus fanatiques, autrement dit qu’aux terroristes. Qui oserait en effet prétendre qu’en Ukraine, des millions de fidèles chrétiens orthodoxes se sont convertis en bloc au djihadisme ? Leur cause pourtant n’est pas distincte de celle du peuple syrien ; mais cette fois l’Épouvantail unificateur de « l’après-guerre froide », qui avait créé la panique à Moscou dès 1999, pour que la Russie soit de nouveau bien gouvernée par un agent du KGB, n’était pas opérationnel : non que l’Ukraine fût un pays archaïque, imperméable à la propagande mondialisée, mais au contraire parce que l’État ukrainien était si moderne que ne faisant plus qu’un avec la Mafia, il ne pouvait envisager de mater la contestation autrement qu’à la manière typique des gangsters – une bonne raclée en guise d’avertissement, et si le cave s’obstine, on envoie des professionnels régler définitivement le problème – en traitant donc jusqu’au bout le peuple comme un cave, au mépris du principe de base de toute politique, censé bien connu depuis qu’il suffit de lire Le Prince de Machiavel pour entamer la carrière de conseiller des tyrans. Mais tout le monde traite le peuple comme un cave, pourrait légitimement protester l’ex-président Ianoukovitch – certes ; et c’est pourquoi tout ce monde-là devra bientôt le rejoindre dans les poubelles de l’histoire.
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En France, où l’onde de choc de la révolution tunisienne a été si bien ressentie que toute la politique du pays en a été bouleversée – la coûteuse option militaire s’imposant dès lors systématiquement comme la meilleure solution aux « problèmes de gouvernance », non seulement dans les colonies, mais aussi en métropole, où l’on conditionne le troupeau pour le faire applaudir au massacre d’une éventuelle nouvelle Commune, en le matraquant de propagande intégriste et patriotarde, comme il a applaudi à la reconquête civilisatrice du Mali et de la Centrafrique, comme il a défilé contre les droits civiques sous les auspices du sabre et du goupillon –, la révolution ukrainienne n’est d’abord apparue qu’en tant que belle image,presque familière, de combat sur les barricades, d’aussi peu de sens et de conséquence qu’une reproduction de La Liberté guidant le peuple sur un vieux billet de cent balles, sans que personne ici prenne la juste mesure de l’importance de la bataille de Kiev, sinon pour déplorer les nuisances qui en ont résulté pour « les intérêts français », quand a éclaté le scandale des « Mistral », qui révélait le soutien stratégique de l’État français à la contre-révolution ouverte menée par Poutine, en Syrie comme en Ukraine. [1] Ce n’est là pourtant que l’un des premiers symptômes prouvant le caractère invasif d’une subversion qui s’attaque directement au cœur du capitalisme européen, en mettant notamment en pleine lumière l’immensité du hiatus entre d’une part le sage et prudent réformisme des institutions communautaires officielles, et d’autre part la folie criminelle qui préside à la routine des affaires ; entre le masque rassurant d’un despotisme éclairé et la monstrueuse réalité de la dictature du Marché. Ainsi la vieille bourgeoisie d’Europe, plus cloîtrée que jamais dans sa prison mentale, et possédant peu d’intérêts en Ukraine – où elle ne va guère se fournir qu’en domestiques, en esclaves sexuelles et en mercenaires qualifiés – ne ressent d’abord cette secousse politique et sociale qu’en termes de « menace de crise économique », c’est-à-dire comme simple gêne survenue dans son avantageux partenariat noué avec les parrains de la Mafia russe. Car la révolution ukrainienne est avant tout, bien sûr, le plus terrible coup jamais porté au capitalisme d’État reconstitué tant bien que mal par le néo-KGB au pouvoir à Moscou ; l’effondrement brutal de son grand projet de Restauration de l’U.R.S.S. totalitaire, et au-delà, carrément de la Sainte Russie d’avant 1917, bref de l’empire-bagne des tsars blancs et rouges, de cet État géant cannibale qui est allé jusqu’à asservir le rêve même de liberté ; une ineffaçable humiliation pour ces psychopathes qui se fantasmaient déjà les prochains maîtres du monde à la faveur du réchauffement climatique (qu’ils s’emploient donc à accélérer), et qui se sont heureusement montrés incapables de conserver le plus glorieux de ce dont ils avaient hérité, la Kiev des origines, la classe ouvrière du Donbass, Odessa-mama ; un modèle et un exemple pour des dizaines d’autres peuples opprimés par l’impérialisme russe, et pour le peuple russe lui-même, qui se réveillera bien un jour du cauchemar orwellien dans lequel il est replongé par l’injection à haute dose d’un concentré de peur et de haine tel que pouvait distiller par exemple la Radio Mille Collines (du temps où la France était à l’avant-garde de la résistance au même grand complot anglo-américain qui menaçait – disait-on – la « majorité hutu du Rwanda » comme il menace aujourd’hui – dit-on – la « majorité russophone d’Ukraine orientale » [2]), mais cette fois-ci à l’audience planétaire, par la mobilisation générale des réseaux de promotion du totalitarisme, néonazis et néostaliniens unis dans la défense à outrance du néo-tsarisme pogromiste, qui incarne leur dernier espoir de sauver les vieux mythes périmés par l’avènement de la diabolique Modernité. Ainsi, quelles que soient les illusions individuelles ou collectives qui ont pu en être le moteur, la révolution ukrainienne a déjà changé l’avenir du monde, en aggravant et en précipitant la crise structurelle du despotisme mafieux globalisé. Et puisque l’insurrection dite « Euromaidan » n’a évidemment rien du « coup d’État fasciste » dont parlent les partisans du monde à l’envers (qui définissent symétriquement l’authentique coup d’État fasciste qui s’en est suivi dans le Donbass comme un mouvement révolutionnaire [3]), quelle est-elle et que veut-elle en réalité ?
Les révolutionnaires ukrainiens donnent eux-mêmes une première définition négative de leur mouvement : il n’est pas une répétition de la « Révolution orange » de 2004, malgré les apparences (il s’agissait déjà d’occuper la place de l’Indépendance à Kiev pour dégager l’usurpateur Ianoukovitch), parce que cette fois aucun parti, aucun leader de « l’opposition » n’eut la moindre part dans le déclenchement des protestations, ni même la moindre influence sur le cours des événements, qui les emporta comme tout le reste dans un flot furieux où ils ne pouvaient que s’agiter éperdument pour tenter de surnager, et où la plupart se noyèrent ou, tout au moins, burent la tasse : ainsi « l’égérie de la Révolution orange », Ioulia Timochenko, amnistiée dans la foulée de la chute de son rival, se précipitant sur la scène de « Maïdan » convaincue de s’y faire acclamer comme dix ans plus tôt, et qui s’y fit copieusement huer ; ou Oleh Tyahnybok, le Guide suprême du parti dit « Liberté » (Svoboda), dont les militants furent pourtant visiblement présents dans les manifestations – assez en tout cas pour capter toute l’attention de la presse internationale [4] –, rêvant d’être élu Guide suprême du pays, et qui n’obtint guère plus d’un pourcent des suffrages, y compris dans les circonscriptions censées les plus favorables, à la présidentielle anticipée du 25 mai ; ce qui tout de même – maigre consolation – était presque deux fois plus que son principal concurrent au rôle de Führer du « coup d’État fasciste », Dmytro Yaroch, candidat du fameux « Secteur Droit » (Praviy Sektor), qui avait pour lui de n’avoir pas manqué le rendez-vous des barricades, et avait donc encore mieux bénéficié de l’hystérie des médias internationaux, ayant été choisi par une sorte dedroit divin médiatique comme unique « représentant », porte-parole et idéologue de l’ensemble du formidable mouvement spontané d’« autodéfense » [5] civile qui brisa les plus féroces assauts des forces de l’ordre, jusqu’à leur infliger la totale déroute qui détermina la fuite en catastrophe du président et de sa clique. En 2004, le peuple ukrainien n’avait fait que suivre un mouvement impulsé et contrôlé par les organisations politiques, et s’en était vite mordu les doigts ; en 2013-2014, ce fut exactement l’inverse. Qui connaît un peu l’histoire reconnaîtra là tout de suite la marque indubitable des grandes révolutions.
Tout a commencé le 21 novembre 2013, par une série d’appels à descendre dans la rue le soir même, lancés d’un peu partout sur les réseaux sociaux par la jeunesse instruite, étudiants (étudiantes surtout) et/ou employés en petit(s) boulot(s) qui mettaient tous leurs espoirs d’avenir dans la promesse mille fois répétée de la prochaine signature d’un « accord d’association » avec l’Union européenne, et qui vécurent comme un cauchemar l’annonce brutale de la signature imminente d’un accord avec… la Russie de Poutine, qui équivalait à renfermer l’économie ukrainienne dans les vieilles frontières de l’Union soviétique, donc à ranimer les spectres terrifiants de tout un passé d’extorsion, de pillage, de misère et de famine – pour ne parler que de l’aspect économique. Cette jeunesse bigarrée, tolérante, pacifique, courageuse, sérieuse, responsable, allait pendant huit jours effectuer une œuvre exemplaire de « pédagogie populaire », de clarification à la base des vrais enjeux de l’entourloupe gouvernementale, sans langue de bois idéologique, en parlant franchement et simplement de ses propres intérêts matériels, et bien sûr de ses rêves d’une vie meilleure. [6] Ainsi s’imposa rapidement dans la rue – et partant dans toutes les strates de la société – la libre discussion sur l’avenir concret du pays, et inséparablement la critique radicale des maîtres du présent. Dès que le pouvoir perçut le danger, il ordonna de disperser à coups de trique les campements des protestataires, mais il était déjà trop tard : convaincue de la nécessité de les maintenir, la masse se soulevait pour les soutenir et les protéger – et d’abord celui, capital, de la place de l’Indépendance à Kiev, devenu le centre d’un immense mouvement de solidarité qui se renforça au fur et à mesure de l’intensification de la répression [7], et transformé en véritable forteresse dont les défenseurs, organisés en « centuries » sur le modèle traditionnel de la redoutable cavalerie cosaque, résistèrent avec une telle puissance qu’au jour de la victoire, ils étaient indiscutablement devenus la principale force de sécurité de la ville et du pays. Mais si cet afflux massif de volontaires modifia évidemment la sociologie et la stratégie du mouvement, désormais pleinement populaire et ouvertement révolutionnaire, seuls les militants politiques de toutes tendances pouvaient avoir la volonté d’en détourner le cours initial, et ils étaient si impuissants que fondamentalement, les idéaux d’« Euromaidan » sont restés jusqu’à aujourd’hui ceux de cette jeunesse qui l’a initié. Trois mois jour pour jour après les premiers rassemblements, le soir du 21 février 2014, quand il apparut évident que la répression avait échoué à reprendre la place malgré trois longues et tragiques journées d’offensive ininterrompue soutenue à balles réelles – trois jours de massacre serait plus exact –, un « commandant » des centuries d’autodéfense, Volodymyr Parasyuk, montait à la tribune de Maïdan pour refuser le compromis négocié par les partis de l’opposition et exiger la démission du président avant le lendemain matin dix heures, faute de quoi les centuries prendraient d’assaut le Palais ; pas fou, l’autre s’envola, suivi de toute sa clique en panique, dont bon nombre de députés. Le 23 l’opposition parlementaire, se voyant majoritaire à l’Assemblée, s’empressait de légaliser le fait accompli, et formait une précaire coalition pour se partager les ministères d’un « gouvernement de transition » à peu près dépourvu de force de coercition, la police étant quasiment dissoute de fait, et l’armée en pleine décomposition, laminée par une vague de désertions et de trahisons. Voilà, très sommairement résumé, comment s’est déroulé ce que d’aucuns veulent absolument qualifier de « coup d’État fasciste » ou de « putsch nazi » orchestré par la CIA, avec l’appui du Mossad [8] : enrichissant ainsi encore le Grand Dictionnaire de « novlangue » – le langage obligatoire de l’État totalitaire – imaginé par le pauvre vieil Orwell [9].
Il est certain que le mouvement « Euromaidan » s’est très vite affirmé nationaliste, en hissant haut les couleurs bleue et jaune de l’Ukraine indépendante [10], et rouge et noire de la Résistance auxoccupations nazie et stalinienne, étiquetée « bandériste » [11]. Les Européens de l’Ouest ont tendance à voir un surprenant paradoxe dans ce fait qu’une mobilisation ouvertement pro-européenne a pu servir de détonateur à une explosion « nationaliste » : ce qui serait en effet impensable en Turquie, pour comparer avec un autre grand pays frontière qui négocie depuis longtemps son « intégration » à « l’Europe » – car la Turquie est aussi, comme la plupart des États européens, un empire déchu, dont le « nationalisme » nécessairement suprématiste n’exprime fondamentalement que la soif revancharde de sang et de butin, ce que confirme suffisamment l’extermination des Arméniens – comme l’extermination des Juifs et des Tsiganes le confirme suffisamment aussi pour le nationalisme allemand ; ou l’extermination des Algériens pour le nationalisme français ; ou l’extermination des Tchétchènes pour le nationalisme grand-russe dernier cri. On sait bien pourtant que le « nationalisme » a été aussi un outil de cohésion des peuples opprimés, qui a déjà pu faire bon ménage avec un certain internationalisme comme le panafricanisme, chez Patrice Lumumba par exemple, dont on se souvient qu’il eut à défendre la grande révolution congolaise contre la « rébellion séparatiste » du Katanga, téléguidée depuis l’étranger. On n’ira pas jusqu’à dire que la révolution ukrainienne est inconsciemment lumumbiste ; mais ce qui est en tout cas certain, c’est que le nationalisme ukrainien d’aujourd’hui a plus à voir avec le lumumbisme qu’avec l’hitlérisme, quoi qu’en « pense » peut-être la tendance groupusculaire mise en avant par les médias internationaux [12]. C’est sur le terrain « culturel » que cette opposition se fait peut-être le mieux sentir : là où les nationalismes européens sont surtout préoccupés de nier et dissimuler leur répugnant passé criminel, donc ennemis de toute recherche historique indépendante, et plus généralement de tout progrès réel des connaissances – ou pour mieux dire, sont inconditionnellement, dans tous les domaines,partisans du secret d’État –, les mouvements « nationalistes » africains quant à eux ont accompagné et favorisé une indiscutable renaissance de la critique historique (à laquelle se rattachent les grands noms de Cheikh Anta Diop ou d’Amadou Hampâté Bâ, pour ne citer que ceux dont même les admirateurs de l’inepte Fernand Braudel ont forcément entendu parler), qui est loin d’avoir fini de nuire aux mythologies officielles des vieux empires [13]. De la même manière, le « nationalisme » en Ukraine est inséparable d’un mouvement de fond visant à se réapproprier un passé effacé ou falsifié par l’oppresseur, àdécoloniser l’histoire ; et parmi les premiers bénéficiaires de la révolution ukrainienne, on compte les historiens, à qui le régime de Ianoukovitch s’était empressé d’interdire l’accès aux archives du KGB – sans lesquelles il ne leur était évidemment plus possible de faire avancer significativement la connaissance des années 1918-1991, c’est-à-dire de la quasi-totalité de la période dite « contemporaine » – et qui ont pu tout de suite se remettre sérieusement au travail, conscients d’avoir à rattraper le temps perdu, ou plutôtvolé par ceux qui avaient aussi fait main basse sur tout le reste de la vie sociale. De façon plus décisive, ce désir d’histoire s’est aussi manifesté à la base de la révolution, quand la foule muséifia presque instantanément le président déchu, allant tranquillement en famille le dimanche visiter ses ex-propriétés, comme on va à Versailles s’étonner et s’amuser du grandiose mauvais goût de Louis XIV, avant que les historiens de l’art rejoignent le mouvement et rapatrient une fraction du « trésor » d’Ali Baba-Ianoukovitch (un consternant amas de bling-bling où les rares pièces authentiques font pâle figure auprès des beaux cadeaux des amis chinois et du grand style pictural de Maradona) au Musée national d’art de Kiev, pour l’exposer avec leurs propres commentaires [14] ; tandis que sur la place de l’Indépendance devenue lieu de mémoire et de recueillement, fleurissaient les touchants petits « musées » improvisés par les occupants afin de rappeler aux badauds quels moyens radicaux il a fallu employer pour que l’avenir de l’Ukraine ne soit plus désespérément semblable à son passé. Voilà pourquoi il n’y a rien de paradoxal dans le procès en sorcellerie intenté à « Euromaidan » par les vaincus de l’histoire, fascistes européens qui auraient dû s’enthousiasmer à l’annonce du prétendu triomphe de leurs camarades « ultranationalistes » ukrainiens, et léninistes du monde entier censés soutenir sans conditions toute lutte « anti-impérialiste » [15] : car tous ceux-là ont très bien perçu que la révolution ukrainienne s’est fixé entre autres buts celui de les reléguer définitivement au musée des horreurs.
Si l’on considère le mouvement du point de vue des « doctrines économiques », il apparaît nettementlibéral : son exigence initiale d’un développement du libre-échange avec « l’Europe » n’a pas été contestée par la masse populaire venue le renforcer, qui comptait d’ailleurs nombre d’artisans et autres « petits entrepreneurs individuels » farouchement opposés aux interventions de l’État dans leurs affaires. Mais qui ne le serait pas, dans un pays où le poids de l’héritage de la bureaucratie dite soviétique – paperassière jusqu’à l’absurde, sournoisement inquisitrice, abusant systématiquement de son pouvoir discrétionnaire, et bien sûr outrancièrement incompétente – s’était encore alourdi du fardeau du racket et de la corruption généralisés par la fusion achevée de l’État et de la Mafia ? Le « libéralisme économique » d’Euromaidan doit être resitué dans son contexte, pour être compris comme protestation antibureaucratique et, surtout, comme première expression de l’exigence d’un grand coup de balai anticorruption, d’une « lustration » (lioustratsiya), terme employé au début des années 1990 pour nommer la purge des pires collabos de l’ancien régime, et qui significativement s’est retrouvé sur toutes les lèvres en 2014. Mais cette nouvelle « lustration » revendiquée aujourd’hui se distingue fondamentalement de celle de l’époque précédente : d’une part parce que les révolutionnaires ont heureusement perdu toute confiance en l’État pour la mener à bien, et ont donc tout de suite commencé à s’en charger eux-mêmes, non seulement en dégageant directement les pourris les plus notoires, mais aussi en désignant en assemblée à Maïdan un « Comité de lustration » composé de bénévoles au-dessus de tout soupçon [16] ; d’autre part parce qu’ils exigent cette fois une « lustration » complète, qui ne se limite pas à sanctionner quelques boucs émissaires, mais qui aille débusquer l’ensemble des profiteurs de l’ancien régime, à commencer par les plus puissants « oligarques » qui n’ont pu s’enrichir qu’en s’achetant des soutiens dans toutes les sphères de l’État. Début juillet 2014, dans une retentissante adresse à « l’oligarque de Donetsk » Rinat Akhmetov, considéré comme l’homme le plus riche d’Ukraine, le même Volodymyr Parasyuk qui avait annoncé l’ultimatum de Maïdan à Ianoukovitch, se faisait une fois de plus le porte-parole de la révolution : « Ce qui était avant ne sera plus jamais, et les milliards que tu as volés ne te sauveront pas. De plus, tu as envoyé des douzaines de gens à la mort dans tes usines. Le scénario pour ton avenir est très simple : après notre victoire dans l’Est, les gens te débusqueront. Ce ne seront pas ces bandéristes pleins de haine venus de l’Ouest. [17] Ce seront des mineurs et des travailleurs ordinaires du Donbass, et ils prendront ce qui leur appartient. Alors, monsieur Akhmetov, tu auras à répondre pleinement de tout ce que tu as fait – en opprimant, dépouillant, trompant ces simples gens. » Bref, les revendications « libérales » d’Euromaidan n’ont pas tardé à devenir visiblement ce qu’elles étaient déjà essentiellement : la lutte pour l’expropriation des principaux capitalistes du pays. Ce n’est ni par un soudain accès de patriotisme, ni sur ordre de la CIA que quelques-uns d’entre eux ont commencé à se délester d’une petite part de leur fortune au profit de la révolution : il leur a suffi de réfléchir une minute à tout ce qu’ils ont à perdre de plus. Une autre option, qu’on ne recommanderait qu’aux amateurs de jeux dangereux, serait de faire comme si les révolutionnaires ukrainiens n’étaient que de mauvais plaisantins.
En somme, « Euromaidan » se présente comme une révolution nationaliste et internationaliste, libérale etanticapitaliste, ou pour employer des mots aujourd’hui presque dénués de sens tant ils ont servi à bâtir et consolider le grand mensonge du XXe siècle, « bourgeoise » et « prolétarienne » ; il est donc bien normal qu’elle égare les idéologues de tous bords, toujours en retard d’au moins un demi-siècle sur une réalité sociale trop complexe et mouvante pour se laisser appréhender par leur pensée congelée. (Ils se croient ainsi généralement revenus en pleine guerre froide, ou à la veille de la deuxième guerre mondiale, résolus pour les plus avertis à ne pas répéter l’erreur commise par leurs aînés qui avaient honteusement cédé à l’injonction de choisir entre la CIA et le KGB, ou entre Hitler et Staline ; et dans l’espoir qu’on les en félicite d’ici quelques décennies, colportent au sujet de la révolution ukrainienne toutes les erreurs et les calomnies qu’ils peuvent ramasser dans les poubelles idéologiques d’Hitler ou de Staline, en précisant bien qu’il ne s’agit pas pour eux de se ranger dans le camp de Poutine. Il est vrai que ce dernier est aussi beaucoup trop contemporain pour mériter leur soutien.) Évidemment, aucun mouvement spontané des masses n’a jamais été sans mélange, univoque, dépourvu de toute ambiguïté ; et l’une des tâches des révolutionnaires d’Ukraine est assurément de clarifier sans délai les choix auxquels le peuple devra nécessairement se confronter, dès que sera écarté le danger immédiat de contre-révolution totalitaire. Pour accomplir correctement cette tâche de dissipation des brumes du proche avenir, les lumières de l’histoire sont indispensables (pour tout le reste, elles sont inutiles). Un siècle s’est écoulé depuis la dernière grande révolution qu’a connue l’Ukraine, un siècle que ses habitants ont vécu comme un long cauchemar éveillé ; et aujourd’hui qu’ils sont enfin sortis de leur sommeil, les forces qui s’affrontaient alors se sont pareillement réveillées, pour ranimer leur vieille cause et reprendre leur combat. La principale énigme que le XXe siècle avait soumise à l’humanité : quelle est la nature exacte de ce nouveau pouvoir installé à Moscou ?, a été cependant résolue ; et la contre-révolution apparaît aujourd’hui en Ukraine dans sa vérité, comme Union sacrée des Rouges et des Blancs [18] pour la dictature absolue d’un tsar à la fois rouge et blanc (ou, c’est la même chose, « rouge-brun »), tandis que la révolution d’« Euromaidan » se présente, sous tous ses aspects, comme l’unité stratégique des « nationalistes bourgeois » de Petlioura et de la glorieuse Makhnovtchina. [19] Cette « unité nationale », ou plutôt anticoloniale, qui caractérise « Euromaidan » (rassemblant depuis les « ultranationalistes » autoritaires de Svoboda ou du Secteur Droit jusqu’aux anarchistes et libertaires qui furent, quoi qu’on en dise, bien autant présents et actifs que les précédents [20], en passant par tout ce qui peut se définir « libéral » ou « démocrate ») n’aurait pas duré au-delà de la chute du régime de Ianoukovitch, si « l’intégrité territoriale » n’avait pas été immédiatement remise en cause par les coups d’État poutinistes (de nature gangstéro-policière, d’idéologie « rouge-brune » et téléguidés depuis Moscou) en Crimée et dans le Donbass. La défense des frontières devenue ainsi une tâche prioritaire – ne fût-ce que par solidarité avec les populations prises en otage, et en soutien à la résistance locale [21] – devait forcément mettre un frein au processus de révolution sociale, en déplaçant la lutte sur le terrain le plus favorable au développement du chauvinisme et du racisme antirusse, et en imposant la militarisation des forces d’autodéfense, officiellement intégrées à ce qui restait de la « Garde nationale » dépendant du ministère de l’intérieur pour servir de fer de lance à « l’opération antiterroriste » menée dans le Donbass – et aussi, on peut le craindre, de chair à canon –, cadre qui les éloigne du strict principe révolutionnaire d’« autodéfense » civile et qui les rapproche d’éléments louches, chiens fidèles à tous les régimes et militants d’extrême droite engagés par calcul politique et/ou goût de la guerre. La propagande moscoutaire a ainsi beau jeu d’amalgamer tous les bataillons de volontaires en un seul bloc censé tout à la fois obéir aveuglément à la « junte fasciste de Kiev », outrepasser les ordres en se livrant au « génocide des russophones », et s’être vendu à l’oligarchie juive. (Il faut sans doute reconnaître là les trois plus célèbres bataillons ukrainiens, qui ont prouvé leur capacité à repousser l’élite des forces spéciales de l’empire russe : le « bataillon Donbass », issu des « centuries d’autodéfense » de Maïdan, qui a gagné la faveur et le respect des masses pour son comportement exemplaire dans les zones qu’il a libérées [22] ; le « bataillon Azov », formé autour d’un noyau dur de « prisonniers politiques » d’obédience nazie bénéficiaires de l’amnistie proclamée au surlendemain de la fuite de Ianoukovitch [23] ; et le « bataillon du Dniepr », organisé et financé sur sa fortune « personnelle » par le nouveau gouverneur de l’oblast de Dnipropetrovsk, le banquier multimilliardaire d’origine juive et philosémite Igor Kolomoïsky ; mais il en existe bien d’autres, près d’une cinquantaine à ce jour, qui sont autant de noyaux locaux de résistance à la contre-révolution poutiniste). Il va de soi qu’au ministère de l’intérieur à Kiev, on s’inquiète autant qu’on se réjouit du phénomène : « Maintenant, bien sûr, les bataillons ont un certain sentiment de liberté dans le style Makhno. Mais ce sont de vrais patriotes, et nous avons besoin de créer une nouvelle police là où elle s’est complètement désintégrée, spécialement dans l’Est. Il y a dix-sept mille policiers dans l’oblast de Donetsk, mais de facto aucun n’assume ses fonctions. Et nous voulons créer une police qui ne soit pas au service d’un gouvernement en particulier, de Kolomoïsky, d’Avakov ou de Porochenko, mais du peuple directement. » [24] On comprend bien qu’au sein de ces bataillons de volontaires, aujourd’hui unis contre l’ennemi commun traditionnel, certains pourraient demain s’abaisser à servir de troupes de choc aux ordres d’un nouvel État-Mafia secrètement « social-nationaliste » (car les partenaires occidentaux s’offusqueraient du trop de transparence de ce slogan publicitaire), et d’autres au contraire vouloir poursuivre la lutte armée contre tout ce qui fait obstacle à la vie libre et digne pour laquelle le peuple s’est insurgé [25]. On a déjà pu voir germer le prévisible conflit entre ces deux tendances extrêmes, lors des affrontements qui ont émaillé le dégagement « sanitaire » du campement de la place de l’Indépendance, au mois d’août, entre une ou deux centuries obéissant au nouveau maire de Kiev, le pourri Vitali Klitchko – qui lui aussi s’était fait huer par la foule quand il était apparu à Maïdan –, et le dernier carré des occupants – accusés par la rumeur publique, ce qui n’était que partiellement vrai, d’être des fainéants, des clochards, des voyous et des alcoolos ; et qui, quoi qu’il en soit de ces allégations, ne pouvaient être assez mûrs à ce stade pour fédérer le peuple de Kiev autour d’un grand projet d’urbanisme unitaire visant à modifier durablement la psychogéographie politique d’une capitale de quatre millions d’habitants.
Car l’heure n’est pas à la fête, mais à la guerre, hélas, cette calamité qui dévore les hommes et leurs révolutions. C’est pourquoi il importe avant tout de mettre fin au plus vite à l’agression poutiniste, pour que puisse se poursuivre de façon naturelle, la véritable lutte sociale d’Ukraine, c’est-à-dire pour que les travailleurs ukrainiens se retrouvent face à leurs ennemis de l’intérieur : les puissants « oligarques » de l’Est et les négociants de main-d’œuvre bon marché de l’Ouest, leurs larbins politiciens et leurs bandes armées assermentées. Tant que le spectre d’une invasion massive par l’Armée rouge-brune planera au-dessus de l’Ukraine, le pays restera gouverné par ceux qui bénéficient du soutien du capitalisme occidental : c’est le choix du moindre mal fait en pleine conscience par la majorité du peuple [26], qui a beau avoir la foi du charbonnier, ne veut pas risquer de tout perdre en s’en remettant à la seule grâce de Dieu, dont l’existence n’est pas si bien prouvée que celle du Père européen, du Fils américain et du Saint-Esprit de l’OTAN. Quel autre soutien les Ukrainiens pourraient-ils attendre de l’Ouest, quand ils peuvent constater chaque jour que la « solidarité révolutionnaire internationale » qu’ils étaient en droit d’espérer de la part de tous ces Occidentaux qui paraît-il, aspirent à un monde meilleur que celui de l’UE, de Wall Street et de l’OTAN, existe pour eux encore moins que Dieu ? Il ne s’agit pourtant évidemment pas de soutenir inconditionnellement (ou d’une façon critique) le gouvernement « nationaliste » ukrainien, mais de lutter avec conséquence et sans concessions contre le projet poutiniste de sauvetage de l’empire russe, bourreau et fossoyeur de cent révolutions. Ceux qui actuellement y contribuent de la manière la plus efficace, mis à part les révolutionnaires ukrainiens, sont ceux qui prônent et pratiquent en Russie même la subversion de ce projet, avec un courage exemplaire : tels ces milliers de Pétersbourgeois qui ont plusieurs fois manifesté « contre la guerre » et en soutien à la cause ukrainienne ; ou ces milliers de Moscovites qui, le 13 avril 2014, ont marché « pour la vérité » concernant l’Ukraine ; ou ces activistes sibériens qui, prenant au mot la propagande officielle en faveur de la « fédéralisation » de l’Ukraine, ont lancé l’idée de la « fédéralisation » de la pseudo-« Fédération » de Russie, et ont réussi malgré la censure et la répression à se rassembler le 17 août à Novossibirsk pour la Sibérie libre (le plus beau peut-être des rêves rendus concrets par la révolution ukrainienne) ; bref, tous ceux qui participent aujourd’hui à la formation du nouveau mouvement révolutionnaire panrusse qui seul pourra en finir avec la dictature des chiennes [27] qui règne sans partage de Kaliningrad à Vladivostok. Quant à ceux qui pourraient craindre que la résurrection de cette bonne vieille cause que le gourou Lénine et sa secte de fanatiques avaient si bien ensevelie au fin fond des oubliettes de leur infernal « paradis des travailleurs », serve surtout les intérêts de la concurrence impérialiste européenne et/ou américaine, ils feraient mieux de s’inquiéter de leur propre mentalité de petits épiciers qui les pousse à calculer les mesquins bénéfices annexes qu’empochent les charognards rôdant à l’arrière-garde des grandes luttes historiques, aussi bien qu’à croire au mythe d’un marché libre que la vraie foi conserverait à l’abri des outrages du Monopole – qui lave son linge sale en Famille, par le biais d’accords secrets ou de ténébreux règlements de comptes, dans le respect absolu de l’omertà qui garantit qu’aucun affrontement subalterne ne s’envenime jusqu’à troubler la routine du racket des masses. En Syrie plus qu’ailleurs s’est fait jour cette complicité générale de la « communauté internationale », qui entretient la guerre en ménageant la chèvre contre-révolutionnaire et le chou révolutionnaire, pour permettre aux principaux États-Mafias – et d’abord aux cinq « membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU » – de maintenir à flot l’économie mafieuse en écoulant leurs stocks d’armement, là où elle est directement menacée par la révolte du peuple déterminé à reprendre son destin en mains. La fille aînée des Églises de Rome et de Moscou, la vieille France coloniale et bigote, soudée derrière la junte fasciste de Paris qui contrôle l’armée, la police, la justice, les partis politiques, l’information, les débats publics, collabore déjà semi-ouvertement au projet poutiniste [28] ; et ricane de ceux qui ne sont pas loin d’applaudir au nom de la « solidarité antifasciste » – le général Puga aujourd’hui étant assurément un plus ferme soutien des partisans de la « Nouvelle Russie » que Léon Blum ne le fut en 1936 de la République espagnole. Après tout, Voltaire lui-même ne s’était-il pas vendu à la Grande Catherine, pour assurer le succès mondain international de celle qui achevait la liquidation de l’indépendance de l’Ukraine pour y instituer le servage, et transformait les rives du Dniepr en décor de théâtre où des acteurs déguisés en villageois heureux la remerciaient de ses bienfaits ? L’alliance de la barbarie sanguinaire de la tyrannie russe et de l’hypocrisie raffinée de la bourgeoisie française se retrouve à la racine de « la société du spectacle » ; et l’on n’extirpera pas celle-ci sans anéantir celle-là. Voilà aussi ce que la révolution ukrainienne a remis à l’ordre du jour.
***
Jamais un peuple en révolution n’avait été désavoué, calomnié, insulté par un si grand nombre de bouches, sans un instant de répit : mais cette haine universelle et générale que lui ont vouée toutes les fractions du vieux monde n’est que celle que la subversion la plus moderne a toujours excitée à chacune de ses scandaleuses apparitions ; la nouveauté réside seulement dans les moyens techniques employés pour l’inoculer au grand public, et peut-être dans l’unification d’un langage totalitaire commun aux héritiers du bolchevisme et aux héritiers du fascisme. Les idéaux d’Euromaidan sont cependant si simples et si clairs que leur permanent procès stalinien n’empêchera pas que s’impose bientôt le juste verdict de l’histoire, c’est-à-dire de ceux qui la font. Car des centaines de révolutionnaires, pas seulement ukrainiens, ont déjà contresigné leur témoignage en lettres de sang, des milliers ont pris les armes pour abattre les forces du mensonge et de la falsification, des centaines de milliers ont défié l’hiver, les flics, les titouchki,les snipers pour défendre leur vérité : tous ont rêvé et rêvent encore d’une Ukraine où il ferait bon vivre, unie dans sa diversité et accueillante pour l’étranger, d’un temps de paix, de liberté et d’abondance, qui rangerait joyeusement au musée toutes les horreurs du passé – terrible passé de mort et de mensonge, qui s’accroche en teigne au présent, et tue, et ment, pour ne rien changer. Tous ont conscience que ce n’est pas l’affaire d’un jour, mais de quelques années, qui doivent d’abord faire évoluer les mentalités, formatées par le système à n’être mues que par la peur et la cupidité. Tous voient bien que c’est aussi le monde qui doit changer, et d’abord le vieil ogre de Moscou, être définitivement renvoyé à son obscure forêt de Moscovie. Tous sont certains d’avoir vécu quelques instants de cet avenir heureux, du bon côté des barricades, chaque fois que la chaude humanité l’emportait sur l’homme-loup dans la neige et dans la nuit. Ce rêve se nomme ici Europe, Ukraine, dignité, démocratie, révolution : tout ce que vous voudrez, mais par pitié, n’allez pas l’appeler communisme.
Fabrice Wolff
Août 2014
1. Rappelons que le bâtiment de classe « Mistral » est conçu pour suffire à perpétrer une « opération spéciale » de type néocolonial ou contre-insurrectionnel, avec sa capacité de neuf cents hommes, seize hélicoptères parés à décoller, plus de cinquante véhicules blindés dont une quinzaine de chars d’assaut, quatre barges et deux aéroglisseurs de débarquement, sans oublier son fameux hôpital. C’est une des plus redoutables machines de guerre « conventionnelle » que l’industrie moderne sache produire en série ; l’un des fleurons du « savoir-faire français » et, nous assure-t-on, la plus sûre perspective de développement durable de l’économie de Saint-Nazaire. Seuls les agents étrangers d’une concurrence déloyale, et une poignée de traîtres pro-nazis pourraient oser prétendre le contraire. ▲ [retour]
2. Lire à ce propos l’indispensable Vendredi 13 à Bisesero de Bruno Boudiguet, éd. Aviso, Paris, 2014. Vingt ans plus tard, c’est le même schéma qu’on a vu à l’œuvre dans le Donbass : la puissance néocoloniale n’engage d’abord directement qu’un commando d’élite clandestin, laissant le gros du sale boulot et toute responsabilité morale et juridique à la charge de ses supplétifs locaux. (Il semble que cette intervention française au Rwanda soit devenue un cas d’école – comme à l’époque précédente « la bataille d’Alger » qu’enseignait par exemple le tortionnaire Aussaresses à ses élèves de Fort Bragg, qui devaient appliquer ses leçons dans toute l’Amérique latine. Car la similitude avec le Rwanda ne s’arrête pas là : on se souvient aussi du rôle de la « défense de la langue française » comme vague prétexte au soutien diplomatique inconditionnel de la France à la dictature nazie de Habyarimana ; ou encore du chef d’état-major particulier du président Mitterrand, le général Quesnot, affirmant le 29 avril 1994, alors même qu’il supervisait la solution finale de la question tutsie – les Tutsis naissent-ils tous agents de la subversion anglophone du Front Patriotique Rwandais ? – : « Le FPR est le parti le plus fasciste que j’aie rencontré en Afrique » [cité in J.-P. Gouteux, « Le Monde », un contre-pouvoir ?, éd. L’Esprit frappeur, Paris, 1999, p. 61] ; et bien sûr du grand bouquet final baptisé « opération Turquoise », invasion visant à sauver les génocidaires en déroute et à créer un « Hutuland » sur une partie au moins du Rwanda, cyniquement maquillée en « opération humanitaire ». Le gros des troupes coloniales françaises subit un tel choc moral sur le terrain que l’opération tourna rapidement au désastre.) ▲ [retour]
3. Ceux qui en douteraient encore se référeront au témoignage direct de « V.T., un anarchiste basé à Donetsk », recueilli début mai 2014 par Valeriy Listev pour « le groupe anarchiste russe Avtonomnoïé Deïstvié » (« Action Autonome »), et dont une traduction en anglais a été publiée le 20 juillet 2014 par Gabriel Levy sur son blog « People and Nature » (http://peopleandnature.wordpress.com) sous le titre « A gangster-police putsch, presented in “people’s” wrapping » [« Un putsch gangstéro-policier, présenté dans un emballage “populaire” »] : cet entretien en effet, très orienté anti-Maidan (autour de la problématique, confondante de naïveté : « Y a-t-il un espace pour l’influence libertaire dans le mouvement anti-Maidan ? »), brosse une saisissante esquisse de la minorité, disons « de gauche radicale », qui a cru bon de rejoindre les barricades de la « République populaire de Donetsk », et qui donc a pu jauger au plus près la valeur de « l’antifascisme » et de « la lutte contre les oligarques » hautement revendiqués par la masse insurgée des flics pourris et toute leur clientèle de soudards et de larbins, indics, prête-nom dans le business, esclaves toxicos, etc. (le génie de la langue ukrainienne a forgé le néologisme titouchki pour désigner d’un seul mot cette domesticité d’un genre nouveau, dont on aurait tort de croire qu’elle est une réalité spécifiquement postsoviétique). ▲ [retour]
4. On trouvera un remarquable aveu de cette fascination pour « Svoboda » que les journalistes ont travaillé à transmettre à leur public, dans un reportage d’Antoine Perraud, « envoyé spécial » du site d’information Mediapart (qui passe pour être en France le plus indépendant des grands médias généralistes) à Lviv, « base arrière de la révolution ukrainienne en cours » que « Svoboda » considérerait comme « son heimat et son laboratoire » : l’auteur y narre l’excitante petite frayeur qu’il se faisait à l’idée d’« aller à la rencontre de Svoboda comme on se jette dans la gueule du loup », et comment soulagé de n’être pas sur-le-champ dévoré, mais courtoisement reçu, il se mit à sympathiser avec le gras politicard fasciste-mou qui lui faisait l’honneur de répondre sérieusement à ses questions : « une franche rigolade s’ensuit, tandis que s’instaure une étrange complicité… » (« Ukraine : à Lviv, ce que veulent dire nationalisme et extrême droite », publié en deux parties les 9 et 12 février 2014). ▲ [retour]
5. Mot qui de lui-même n’a pu que terroriser des dirigeants maîtrisant parfaitement l’argot des prisons : « AUTODÉFENSE (samooborona). Liquidation des mouchards par les détenus. Ce terme est employé dans ce sens à partir du milieu des années 40, au moment de l’arrivée en masse, dans les camps du Goulag, de soldats soviétiques en provenance du front, ainsi que de résistants ukrainiens, lituaniens et autres. Ils entreprennent aussitôt de lutter contre l’arbitraire des truands et de combattre les mouchards. Si, contre les premiers, une résistance physique s’avère suffisante, la seule mesure efficace contre les seconds est l’élimination. » (Jacques Rossi, Le Manuel du Goulag, éd. Le Cherche Midi, Paris, 1997) ▲ [retour]
6. Il faut ici dissiper le plus grossier des malentendus, qui irait bêtement identifier ces jeunes gens à « la petite-bourgeoisie intellectuelle » (selon une espèce de réflexe de Pavlov pseudo-sociologique bien implanté en France par des légions de calomniateurs de Mai 68, staliniens notamment). Cette classification, qui déjà en Europe occidentale aujourd’hui s’apparente plus à une néo-raciologie inspirée de Pol Pot qu’elle ne correspond à une quelconque réalité sociale (comme aussi des nouvelles catégories plus à la mode, la « bourgeoisie-bohème » par exemple), appliquée à l’Ukraine relèverait du plus pur délire hallucinatoire : car même en admettant qu’une couche « intellectuelle » ait pu s’y reconstituer en tant que telle, avec des intérêts distincts de ceux de la masse ignorante, depuis l’effondrement de l’U.R.S.S. (qui comme on sait, étouffait dans l’œuf toute velléité de réflexion indépendante, et ne formait donc que des techniciens-fonctionnaires décérébrés), il faudrait encore prouver qu’elle coïncide un minimum avec la couche de nouveaux privilégiés économiques qui s’est développée dans cette même période, dont nul ne conteste l’existence, mais qui aussi, c’est le moins qu’on puisse dire, ne brille pas par son niveau. (Ceux qui en ont les moyens envoient bien sûr leurs rejetons à l’étranger, pour tenter de leur inculquer quelques notions élémentaires de bonne gestion du patrimoine ; quant à la petite masse des parvenus plus modestes, elle forme l’essentiel de la clientèle des trafiquants de vrais-faux diplômes, dont la fabrication en grande série assure l’autoreproduction de « l’élite » mafieuse, qui justifie ainsi souverainement son accaparement de tous les postes de rapport et de prestige, pendant qu’évidemment ceux à qui on a promis qu’étudier dur pour obtenir un bon diplôme permet d’espérer s’en sortir, se retrouvent gros-jean comme devant avec leur inutile bout de papier attestant vaguement leur savoir. Mais que ces derniers en arrivent à protester alors qu’ils sont si généreusement dotés en capital culturel montre bien qu’ils ont au moins des aspirations « petites-bourgeoises », mesquinement matérialistes, rétorqueront sans réplique nos fins sociologues, en exhibant peut-être un authentique diplôme ès sciences télépathiques.) ▲ [retour]
7. Dans toute l’Ukraine, des millions d’individus ont contribué à la révolution par leurs dons : argent, nourriture et boissons, matériel médical, vêtements et couvertures, combustible pour le chauffage, carburant pour les cocktails Molotov, matériel de chantier et meubles pour les barricades, etc. Des centaines d’automobilistes se sont mis à disposition du mouvement avec leur véhicule, sous le nom d’« Automaidan », convoi de ravitaillement, service d’ambulance et – hélas – de corbillard, patrouille de sécurité, etc. L’organisation des secours sur le terrain a été renforcée par des réseaux d’alerte et d’hébergement des blessés – pour les mettre à l’abri de la répression, qui les pourchassait dans les hôpitaux –, d’aide psychologique aux traumatisés, etc. Après la chute de Ianoukovitch, ce mouvement de solidarité s’est maintenu en faveur des réfugiés de Crimée et du Donbass (les minorités ethniques et religieuses, comme les Tatars musulmans, ayant été tout de suite la cible de persécutions organisées ou couvertes par les usurpateurs, qui n’ont pas d’autre programme que le nettoyage ethnique de tout ce qui n’est pas de pure race russe-orthodoxe), puis aussi en faveur des bataillons de volontaires, qui n’ont reçu et ne reçoivent presque rien de la part d’un État en quasi-faillite morale et financière. ▲ [retour]
8. Tant la participation de Juifs au mouvement a été visible : l’une des centuries d’autodéfense étant même ouvertement commandée par un abominable sioniste, revenu d’Israël où il fut formé par Tsahal à la guerre urbaine (voir son interview recueillie par Mykhaïlo Gold pour Hadashot, journal de l’Association des organisations et communautés juives d’Ukraine, traduite en anglais par Olia Knight pour les médias internationaux d’Euromaidan, et publiée par exemple le 13 février 2014 sur le blog « Voices of Ukraine » [maidantranslations.com]). Mais des « musulmans d’apparence » aussi s’étant fait remarquer à Maïdan (notamment l’Afghan Mustafa Nayem, célèbre journaliste respecté pour son franc-parler), on ne saurait exclure une conspiration impliquant Al-Qaïda ou le Grand Mufti de Jérusalem. ▲ [retour]
9. Qui a lui-même fait son entrée dans la section des noms propres il y a près de vingt ans, dans l’édition francophone, quand un ex-stalinien nazifié s’est fait connaître en publiant un ouvrage qui renversait l’accusation d’« hitléro-trotskisme » – qu’on supposait bien établie depuis 1936 – en une plaidoirie tout aussi convaincante en faveur de l’« anarchisme tory » d’Orwell, le travestissant en théoricien d’un certain radicalisme conservateur – en somme en penseur fasciste, quoique ce soit dans son cas pour l’en féliciter. ▲ [retour]
10. « L’étendard jaune et bleu des pogroms et du massacre des mécréants », pouvait asséner sans pitié Nestor Makhno en personne dans le premier tome de ses Mémoires (La Révolution russe en Ukraine, éd. La Brochure Mensuelle, Paris, 1927, reprint éd. Ressouvenances, Paris, 2003, p. 227). Dans la guerre en effet qu’il mena de 1918 à 1921 pour défendre le peuple d’Ukraine et les vrais idéaux de la grande Révolution « russe », qu’il considérait à juste titre comme un épisode clé de la Révolution mondiale (d’importants troubles révolutionnaires faisaient alors vaciller aussi le système au Mexique, en Italie, en Allemagne, en Hongrie et ailleurs), il fut le seul à s’opposer avec succès aux exactions antijuives auxquelles se livraient non seulement les troupes de l’armée « nationaliste » de la République indépendantiste, mais aussi celles de l’armée blanche de Dénikine, et même de l’Armée rouge du Juif Trotski, sans parler des bandes armées incontrôlées – tant persistait cette pratique barbare encouragée par le tsarisme en décomposition, qui continua à la promouvoir jusque dans son exil, obsédé par sa haine du « judéo-bolchevisme », auto-intoxiqué par Les Protocoles des Sages de Sion que sa francophilie lui avait inspirés à Paris, et qu’il exporta dans le monde entier avec les conséquences que l’on sait. Le véritable « étendard des pogroms et du massacre des mécréants » a toujours été celui avec un aigle bicéphale couronné, Makhno lui-même l’aurait admis dans ses bons jours. ▲ [retour]
11. Du nom de Stepan Bandera, qui fait partie de cette génération de leaders nationalistes autoritaires qui mena, avec plus d’échec que de succès, la « lutte de libération nationale » des peuples vampirisés par le colonialisme (y compris en tentant un moment de négocier le soutien des ennemis de leurs ennemis, l’Allemagne de Hitler en l’occurrence, comme par exemple Gandhi dans sa lutte contre l’impérialisme britannique), mais qui ne pouvait évidemment se revendiquer, lui, « anti-impérialiste » au sens « marxiste-léniniste » certifié par le KGB qui, au contraire, le traquait pour l’assassiner (mission accomplie en 1959). À la fin des années 1940, « des centaines de milliers de bandéristes, condamnés pour “banditisme”, se retrouvent alors dans les prisons et les camps où, avec les Baltes et autres résistants, ils mettent un frein à la terreur que font régner les truands » (Jacques Rossi, op. cit., entrée « BANDÉRISTE (banderovets) ») – on aura noté l’estimation du nombre de victimes de la répression, dans une Ukraine déjà dépeuplée par vingt ans de tragédies ininterrompues, dont deux génocides. ▲ [retour]
12. Comme le Congo en effet, l’Ukraine se présente comme un grand ensemble « multiethnique » dont les origines remontent à la nuit des temps (les archéologues ont mis au jour une brillante culture agricole, dite de « Cucuteni », qui unifiait aux Ve et IVe millénaires avant l’ère chrétienne une vaste zone allant des Carpates au Dniepr, et dont les vestiges laissent à penser qu’on y peignait déjà de beaux et fragilespyssanki magiques – cf. Marija Gimbutas, Le Langage de la Déesse [The Language of the Goddess], éd. des femmes/Antoinette Fouque, Paris, 2005, passim), qui a longuement subi la prédation esclavagiste (c’est essentiellement dans ce qui est devenu l’Ukraine que la Chrétienté et l’Islam allaient acheter ces innombrables « Slaves » ou « Esclavons » qui ont renouvelé tout le vocabulaire du travail servile, jusqu’à ce que la chute de Constantinople contraigne les chrétiens à abandonner leurs comptoirs de la mer Noire et à explorer l’Atlantique pour en fonder de nouveaux), et qui au XXe siècle s’est retrouvé « au cœur des ténèbres », soumis à un terrifiant régime de surexploitation coloniale. On ne s’abaissera pas à réfuter ceux qui pourraient s’imaginer que la différence de couleur de peau interdit cette comparaison. ▲ [retour]
13. Comme a pu s’en rendre compte à ses dépens un ancien président de la République française – dont le drame personnel est de n’être pas assez entré dans l’histoire – qui sabota toute sa « politique africaine » en allant étaler son inculture et ses préjugés racistes à la tribune de l’université… Cheikh-Anta-Diop de Dakar, juste après son élection en 2007. ▲ [retour]
14. Qui ne seraient sans doute pas inutiles à tous ces éminents esthètes qu’on entend partout se plaindre de « la dictature du mauvais goût » qui enlaidit, sans conteste, le monde contemporain, mais qui s’abstiennent prudemment de se demander s’il ne s’agit pas là plutôt de simple soumission au mauvais goût de la dictature. ▲ [retour]
15. Qu’une cause ainsi labellisée se révèle ouvertement nazie n’a d’ailleurs jamais fait obstacle à un tel soutien : on se contentera ici de citer l’exemple du Hezbollah libanais, milice confessionnelle, antisémite et négationniste, qui a envahi une partie de la Syrie pour s’y livrer au nettoyage ethnique des « sunnites », dans l’indifférence totale de ceux qui préfèrent s’indigner des persécutions imaginaires que subiraient les « russophones » en Ukraine. ▲ [retour]
16. Pour preuve, après trois mois de travail et la rédaction de quatre propositions de loi non votées par le Parlement, il rendait le 13 juin 2014 des conclusions accablantes pour celui-ci et pour le « gouvernement de transition », dénonçant publiquement ce dont tout le monde se doutait déjà : que le système mafieux n’avait fait que changer de têtes, et que la majorité des députés faisait obstruction à ces mesures de « lustration » par crainte de mettre fin à leur carrière en les adoptant. ▲ [retour]
17. Cette phrase doit bien sûr s’entendre dans toute son ironie, V. Parasyuk étant lui-même originaire de Lviv et combattant volontaire dans le Donbass. ▲ [retour]
18. « Il vaut mieux céder l’Ukraine entière à Dénikine que de permettre une expansion du mouvement makhnoviste », disait déjà le feld-maréchal Trotski (cité d’après Archinoff par Voline, La Révolution inconnue, éd. Les Amis de Voline, Paris, 1947, reprint éd. Tops/Trinquier, Paris, 2007, p. 562). ▲ [retour]
19. Cette alliance pour l’indépendance que les pétliouriens avaient « très amicalement » proposée aux makhnovistes vers la fin 1918, à Ekaterinoslav (Dnipropetrovsk), et que ceux-ci repoussèrent en arguant « qu’ils n’admettaient aucune union avec qui que ce fût », avant de se dédire dès mars 1919 en s’alliant naïvement avec l’Armée rouge (Voline, op. cit., p. 540 s.) – alors que Lénine apparaissait déjà comme un nouveau genre de tsar régnant par la terreur et la fourberie, et que les anarchistes russes auraient dû être les mieux placés pour le savoir, et les plus résolus à le faire comprendre. Les exactions des tchékistes commencèrent sur-le-champ, soutenues par la toute première campagne de calomnies (à laquelle contribua Trotski en personne, auteur d’un article « théorique » sur « La Makhnovtchina ») qui présentait le mouvement makhnoviste – et partant toute la libre paysannerie d’Ukraine – comme un ramassis de « koulaks » « contre-révolutionnaires » et de « bandits », calomnies que l’hitléro-trotskiste Staline n’eut qu’à ramasser dans l’article de son meilleur ennemi pour justifier l’éradication de cette maudite race d’esclaves. Les makhnovistes bien sûr se défendirent, mais ne se résignèrent jamais à abandonner leur foi en la possibilité de faire « cause commune » avec les bolcheviks, qui exploitèrent sans le moindre scrupule cette tragique illusion (Voline, passim). Fallait-il que le meilleur de l’Ukraine meure pour que vive l’idéal de la fraternité des peuples ? Ne valait-il pas mieux tenter de construire une moins enthousiasmante « démocratie bourgeoise » indépendante et socialisante, qui aurait sans doute épargné le pire au peuple ukrainien, et peut-être au monde, en limitant la puissance matérielle et idéologique de l’U.R.S.S. ? Voilà quelques-unes des désagréables questions historiques qui tarabustent nécessairement, depuis tout ce temps, le mouvement ukrainien de libération – déterminé en tout cas à ne pas tomber dans les mêmes erreurs que les héros du passé. ▲ [retour]
20. Comme on peut le déduire de l’utile et lucide témoignage direct d’un camarade de Kiev, publié en français dans le n° 2 de la revue internationale Avalanche, Correspondance anarchiste (« Quelques réflexions sur la révolution ukrainienne, Lettre d’un anarchiste de Kiev », juillet 2014), et des faitshonnêtement rapportés par Antti Rautiainen, un anarchiste qui a « vécu plus de douze ans à Moscou », recueillis auprès de ses amis en Ukraine, mais malheureusement interprétés de la manière la plus délirante qui soit (« Ukraine, l’anarchisme en contexte de guerre civile », mai 2014, traduit en français par Gio pour la CGA, « Coordination des Groupes Anarchistes » ; l’auteur écrit qu’il a « vite compris » que la situation en Ukraine tournait à la « guerre civile », quoique « tous [ses] ami-e-s ukrainiens (…) étaient absolument certain-e-s qu’une telle chose ne pouvait arriver », et conclut en proposant aux anarchistes de « diriger » un mouvement visant « à empêcher (sic) des bains de sang en se plaçant au milieu des troupes comme des boucliers humains » ! On mettra ça au compte des dégâts causés par la folie furieuse de la propagande russophone). ▲ [retour]
21. Le même numéro d’Avalanche a relayé en français un appel à la « Solidarité avec l’anarchiste Aleksandr Kolchenko », « un anarchiste et un antifasciste qui a participé à des actions autour de l’université et à des actions écologistes en Crimée », emprisonné à Moscou par le FSB qui l’a « soupçonné d’avoir participé à un “groupe terroriste” qui aurait planifié des attentats à l’explosif contre le monument du Feu éternel et contre le monument de Lénine à Simféropol le 8 et le 9 mai 2014 et qui aurait saboté des chemins de fer et des lignes électriques », « aussi soupçonné d’avoir réalisé deux attaques incendiaires : une contre le quartier-général du parti Unité Russe et de la Communauté Russe de Crimée le 14 avril et une autre contre les bureaux du parti Unité Russe à Simféropol le 18 avril », et qui « ferait partie d’un groupe plus large de gens qui s’opposent à l’invasion russe de la Crimée par des actions directes ». Sans surprise, ce camarade qui « était constamment visé par des nazis à cause de ses idées antifascistes » a été mensongèrement présenté par les autorités russes comme étant un membre du « Secteur Droit ». ▲ [retour]
22. Son commandant, Semen Semenchenko, a eu l’occasion de préciser son programme au cours d’un entretien avec un correspondant de l’Ukrainskaya Pravda : « Nous ne défendons ni la mythique “junte”, ni le gouvernement d’Ukraine. Nous n’aimons pas ce qui se passe en ce moment dans le pays. Nous luttons pour l’Ukraine telle qu’elle devrait être, pour notre rêve. Cessons de nous entretuer. Commençons par nous écouter mutuellement. Nettoyons le pays des mercenaires, de la racaille à gages et des flots de mensonges. Discutons de l’avenir du pays. » Selon lui, les trois quarts de l’effectif du bataillon sont des résidents des régions de Donetsk et Louhansk, insurgés contre le règne de terreur contre-révolutionnaire instauré par les pseudo-« séparatistes » ; dans le dernier quart, on compte des volontaires internationaux venus de toute l’ex-U.R.S.S. (« 60 Volunteers from Belarus and Russia to Form Squadron in Donbass Battalion » [« 60 volontaires venus de Belarus et de Russie pour former un escadron dans le bataillon Donbass »], 12 juin 2014). ▲ [retour]
23. Commandé par Andriy Biletsky, également chef de l’organisation paramilitaire « Patriotes d’Ukraine » (ancienne milice du Parti Social-National d’Ukraine, dissoute en 2004 lors du congrès de « dédiabolisation » du parti renommé « Svoboda », mais immédiatement reconstituée en tant qu’organisation « indépendante » se fantasmant « avant-garde révolutionnaire du mouvement social-nationaliste européen » – alors que leurs camarades néonazis d’Europe sont plus normalement pro-Poutine, et rejoignent en général le camp d’en face, notamment le corps de mercenaires dit « bataillon Vostok » –, en rupture officielle avec le parti bien que le lien se soit manifestement maintenu par l’intermédiaire de quelques députés) et chef de l’Assemblée Sociale-Nationale (nous laissons aux spécialistes la tâche ingrate de faire la différence entre les deux structures), soutenu politiquement par son frère de race petite-russe Dmytro Yaroch (qui lui a volé la vedette en tant que leader du « Secteur Droit », habile initiative des nazillons de Kiev qui réussit à réaliser l’unité anti-police des « ultras » de tous les stades d’Ukraine, sous une bannière démagogique et consensuelle – le terme praviy évoquant en ukrainien, comme l’anglais right, autant l’idée de justice que le contraire d’une gauche dont le sens politique se restreint en Ukraine aux divers avatars du léninisme, tous plus ou moins pro-Poutine –, mais échoua sauf exceptions à les endoctriner), le « bataillon Azov » fédère effectivement tout ce que le nationalisme ukrainien a produit de plus bête et de plus méchant. À noter que quand ces groupuscules nazis tentèrent de s’approprier la mémoire des martyrs d’Euromaidan, en prétendant leur rendre « hommage » par une marche aux flambeaux dans le style hitlérien, le soir du 29 avril 2014, ils ne parvinrent qu’à se faire expulser manu militari du secteur de la place de l’Indépendance, comme du reste tous ceux qui s’étaient déjà essayé à une quelconque récupération politique (« Ukraine Crisis: Rally Turns into Massive Brawl on Kiev’s Maidan » [« Crise ukrainienne : une marche dégénère en affrontement massif sur Maïdan à Kiev »], brève publiée en anglais le 30 avril sur le site « Independent.mk, the Macedonian English language news agency »). À cette époque, si l’on en croit Andriy Biletsky, lui-même et son groupe passaient « beaucoup de temps à frapper aux portes des agences de maintien de l’ordre », pour obtenir « le plus de soutien au ministère de l’intérieur – exactement là où [ce dangereux crétin] [s]’attendai[t] le moins à en trouver » (compte rendu de conférence de presse publié en anglais le 1er août 2014 sur le compte Facebook international du Secteur Droit). Dans le cours imposé par Poutine de la militarisation accrue du conflit en Ukraine, ce « bataillon Azov » pourrait peut-être y jouer un rôle politique analogue à celui du Jabhat al-Nusra en Syrie, « branche officielle d’al-Qaïda » (certifiée par la CIA) fondée par des fanatiques amnistiés par Bachar pour horrifier le monde et pourrir la révolution, mais qui combat aussi très efficacement le régime, et s’efforce d’acquérir et de conserver une bonne réputation sur le terrain en protégeant autant que possible la population civile (y compris maintenant contre ses anciens alliés de « l’État Islamique d’Irak », engagés quant à eux dans une stratégie de terreur et de chaos régional qui pourrait bien être la réplique du FSB – qui a toujours entretenu des rapports paternels avec les services de sécurité du régime de Saddam, entrés en résistance contre l’invasion américaine en troquant simplement leur moustache de serviteurs de l’État baasiste pour la barbe des serviteurs de l’État proclamé « islamique » – à ce qu’il croit être le résultat d’une monstrueuse opération de déstabilisation de son pré carré ukrainien : œil pour œil, néocolonie stratégique pour néocolonie stratégique, « guerre sale » réelle pour « guerre sale » supposée). Car force est de constater que la pratique réelle du « bataillon Azov » est heureusement restée jusqu’à ce jour un modèle d’incohérence avec son idéologie nazie : comme Biletsky l’a souligné au cours de la même conférence de presse, sur un ton qui laisse d’ailleurs percevoir une pointe de regret, lors de la reconquête rapide et sans bavure de Marioupol où ses hommes se sont heurtés aux Tchétchènes du FSB, faisant cinq morts et trente prisonniers parmi eux, ils ont normalement livré ces derniers au SBU, les services de renseignement ukrainiens, sans avoir « exécuté ni torturé quiconque », quoique sans doute « personne ne [les] aurait blâmés si trente-cinq combattants avaient été tués ». Disons enfin que le « bataillon Azov » accueille aussi des volontaires étrangers, recrutés sur critères idéologiques et raciaux par un ex-légionnaire français, « Gaston Besson », placé là, évidemment, par la DGSE ou quelque autre service français pour contrôler ceux des nazis d’Europe qui seraient trop originaux ou trop bêtes pour comprendre que leur place est dans le « bataillon Vostok » pro-Poutine – où un autre « Gaston Besson » les prendra en charge. (Seuls quelques Scandinaves en retard d’un bon millénaire semblent pouvoir vraiment adhérer à la cause du nazisme ukrainien, en s’identifiant aux « Varègues », les conquérants vikings fondateurs de la « Rous kiévienne », peuplade de trafiquants d’esclaves christianisée pour pouvoir commercer en paix sur l’insatiable marché aux païens de l’Empire byzantin. Il semble que les « Patriotes d’Ukraine » cultivent aussi la nostalgie de cette société cannibale – et donc le transfert de culpabilité qui les pousse à haïr d’autres peuples dits marchands –, incapables d’admettre que « l’identité » ukrainienne n’a de sens et d’avenir qu’en tant que négritude blanche : la conscience du lourd fardeau de nombreux siècles d’esclavage, de mépris et de coups de knout, et inséparablement la culture de la résistance à l’oppression, de la révolte, de l’accueil fraternel de tous les fugitifs assoiffés de liberté et de dignité. Qu’est-ce qu’un Ukrainien qui renie ce simple message universel que les makhnovistes lui ont fidèlement transmis des premiers Zaporogues ? Un serf soumis, un valet des boyards, un opritchnik, de la merde !) ▲ [retour]
24. Anton Herachtchenko, assistant du ministre de l’intérieur, interviewé par Kateryna Sergatsova pour l’Ukrainskaya Pravda (article traduit en anglais par Mariya Chtcherbinina pour la presse internationale d’Euromaidan, sous le titre « The “Political Prisoner Battalion” wants to go to Maidan and return Crimea » [« Le “bataillon des prisonniers politiques” veut aller à Maïdan et récupérer la Crimée »], publié sur Internet le 24 juin 2014). ▲ [retour]
25. On songe bien sûr à ceux qui auront le mieux bénéficié de l’apport théorique libertaire : car déjà « plusieurs anarchistes ont rejoint des bataillons de volontaires », où l’on peut être « sûr qu’ils s’efforc[ent] sans cesse à faire de l’agitation » (« Lettre d’un anarchiste de Kiev » in Avalanche n° 2). ▲ [retour]
26. Qui s’est exprimée sans ambiguïté par l’élection au premier tour de Petro Porochenko, patron « social » du groupe leader national de la confiserie, à la présidentielle anticipée du 25 mai, comme pour se moquer cruellement du spectacle politique, en désavouant les jeunes premiers comme les vieux cabots pour donner le premier rôle au marchand de bonbons, glaces, chocolats – qui lui au moins ne vend pas que des mots et des grimaces. ▲ [retour]
27. Dans la langage de la vieille pègre russe, la « chienne » est le traître, le truand qui collabore en quoi que ce soit avec l’État (J. Rossi, op. cit., entrées « CHIENNE (souka) », « GUERRE DES CHIENNES(soutchia voïna) », « LOI DU MILIEU (“zakon”, vorovskoï zakon) »). À plus forte raison peut-on parler de « chiennes » pour résumer en un seul mot la nature et la mentalité des dirigeants-gangsters de l’État-Mafia moderne. ▲ [retour]
28. Le scandale des « Mistral », les tractations du trust De Villiers avec les gentils organisateurs de la Crimée Potemkine, l’envoi du sous-ambassadeur officieux Bernard-Henri-Gilles Lévy-Hertzog en mission de discrédit de la cause ukrainienne glorifiée en tant que pure moutonnerie pro-UE, le recrutement de mercenaires par les généraux russes au Salon du Bourget 2014, ne sont évidemment que la partie émergée de l’iceberg. ▲ [retour]
Hurrah !!! ou la Révolution par les Cosaques - Éditions Antisociales
" Sachez bien que tous les despotismes s'enchaînent ; que le Tzarisme russe n'est que l'expression monstrueuse de toute civilisation monstrueuse, à Paris comme à Pétersbourg ; et que, séparém...