11 Septembre 2014
~Les vingt ans qui ont suivi le soulèvement zapatiste du 1er janvier 1994 ont représenté pour les mouvements latino-américains l’un des cycles de luttes à la fois des plus intenses et des plus étendus qu’ils aient connus depuis longtemps. À partir du caracazo de 1989, les soulèvements et les insurrections se sont succédé, les mobilisations ont concerné tout le continent et elles ont largement décrédibilisé le modèle néolibéral. Ceux d’en bas se sont imposés en s’organisant dans des mouvements en tant qu’acteurs centraux de changement. Le zapatisme est très vite devenu un référent incontournable de cette vague des années 1990, même pour ceux qui ne partagent pas leurs propositions et leurs formes d’action. Il serait presque impossible d’énumérer tout ce que les mouvements de ces deux dernières décennies ont réalisé. Considérons brièvement quelques faits significatifs : le cycle piquetero en Argentine (1997-2002), les soulèvements indigènes et populaires en Équateur, les mobilisations péruviennes qui ont forcé Fujimori à démissionner, ou encore le Mars paraguayen, en 1999, qui s’est conclu par l’exil du militaire putschiste Lino Oviedo. Lors de la décennie suivante, on a connu la formidable réponse du peuple vénézuélien au coup d’État réactionnaire de 2002, les trois « guerres » boliviennes de 2000 à 2005 (celle de l’eau et celles du gaz) qui ont balayé la droite néolibérale de l’échiquier politique, l’incroyable lutte des Indiens d’Amazonie à Bagua (Péru) en 2009, la résistance des communautés du Guatemala contre les mines, la commune d’Oaxaca en 2006 et la mobilisation des paysans paraguayens en 2002 contre les privatisations. Ces trois dernières années, une nouvelle série de mouvements est apparue, ouvrant un nouveau cycle de protestations, avec la mobilisation des élèves du secondaire chiliens, la résistance communautaire contre le projet minier Conga au nord du Pérou, la résistance croissante contre les mines, les fumigations et Monsanto en Argentine, la défense des TIPNIS (Territoires indigènes du Parc national Isiboro Sécure) en Bolivie et la résistance au projet de barrage de Belo Monte au Brésil. L’année 2013 à elle seule a connu deux mouvements d’ampleur : la grève agraire colombienne, capable d’unir tous les secteurs ruraux (paysans, indigènes et coupeurs de canne à sucre) avec une partie des mouvements urbains, contre le traité de libre-échange avec les États-Unis, ainsi que les mouvements de juin au Brésil contre la féroce exploitation urbaine de main-d’œuvre pour la Coupe du monde 2014 et les jeux Olympiques de 2016 à Rio. Cet ensemble d’actions durant ces deux décennies nous prouve que les mouvements de ceux d’en bas fleurissent dans toute la région. Beaucoup d’entre eux portent aussi une nouvelle culture politique et se manifestent de façon tout aussi diversifiée que le sont les organisations, tout en constituant des pratiques différentes de celles qu’on a connues dans les années 1960 et 1970. Une partie de ces mouvements, des lycéens chiliens aux communautés zapatistes, en passant par les Gardiens de la lagune de Conga, le mouvement des Pobladores y Pobladoras du Venezuela et le Movimento Passe Livre du Brésil (MPL) parmi les plus remarquables, nous offrent quelques caractéristiques communes intéressantes à relever. Tout d’abord, il faut noter la participation massive des jeunes et des femmes. Cette présence ravive les luttes anticapitalistes car elles sont portées par les personnes les plus directement touchées par le capitalisme, celles qui n’ont pas de place dans le monde encore hégémonique. Cette présence majoritaire est celle de ceux qui n’ont rien à perdre, car ce sont principalement les femmes et les jeunes de la base qui donnent aux mouvements leur caractère d’intransigeance radicale. En second lieu, la culture politique que les zapatistes ont synthétisée avec l’expression « mandar obedeciendo », gagne du terrain bien que de manière encore diffuse. Ceux qui préserve les lagunes au Pérou, héritiers des Rondes paysannes, obéissent aux communautés. Les jeunes du MPL prennent leurs décisions par consensus afin d’éviter de renforcer des majorités et rejettent explicitement les « chars de son » imposés par les bureaucraties syndicales pour contrôler les manifestations durant la période précédente. Le troisième point commun est lié à l’autonomie et à l’horizontalité, expressions qu’on a commencé à utiliser il y a vingt ans à peine, et qui se trouvent aujourd’hui pleinement intégrées à la culture politique de ceux qui luttent. Ils se réclament en effet de l’autonomie vis-à-vis de l’État et des partis, considérant l’horizontalité comme principe dans la direction non pas individuelle mais collective des mouvements. Les membres des ACES (assemblées coordinatrices des élèves du secondaire) au Chili fonctionnent sur un mode horizontal, avec une direction collective en assemblée. La quatrième caractéristique commune que je perçois est la prédominance des flux sur les structures. L’organisation s’adapte et se soumet au mouvement, elle ne se fige pas dans une structure qui conditionnerait le collectif en fonction de ses propres intérêts, séparés du mouvement. Les collectifs qui luttent sont semblables à des communautés de résistance, dans lesquelles toutes et tous courent les mêmes risques et où la division du travail s’adapte aux objectifs que trace à chaque instant l’ensemble des participants. Dans ce nouvel ensemble d’organisations, il n’est pas aisé de distinguer les dirigeants, car s’il existe des délégués et des porte-parole, la différence entre dirigeants et dirigés s’atténue d’autant plus que la participation de la base s’étend. C’est peut-être l’un des aspects les plus importants de la nouvelle culture politique qui s’est développée ces vingt dernières années. Pour finir, je voudrais faire remarquer que le zapatisme est certes une référence politique et éthique, mais qu’il ne dirige pas ces mouvements et n’a ni la prétention ni la possibilité de le faire. Il peut être une inspiration, une référence, un exemple si l’on veut. Je pense que de multiples dialogues se tissent entre toutes ces expériences, non pas sous forme de rencontres formelles et structurées, mais sous forme d’échanges directs entre militants, capillaires et non contrôlés, sous forme d’échanges de savoirs et d’expériences dont nous avons besoin pour renforcer notre combat contre ce système. Raúl Zibechi Traduit par Ana. Texte espagnol d’origine : La Jornada, Mexico, 27 décembre 2013. Répondre à cet article
~À l’école des zapatistes lundi 27 janvier 2014, par Georges Lapierre Morelia, Torbellino de nuestras palabras, « Tourbillon de nos paroles », caracol [1] zapatiste sur les hauteurs d’Altamirano qui dominent la plaine d’Ocosingo, il fait nuit, il bruine, nous distinguons des attroupements, les couleurs vives du corsage des femmes tzeltales ou tzotziles, des feux sous de sombres marmites, zones d’ombres et zones de lumière. Le voyage depuis San Cristóbal n’a pas été trop long, entre trois et quatre heures, plutôt l’attente avant d’être répartis dans les camions, redilas [2] ou autobus en partance pour les cinq caracoles, les centres régionaux zapatistes. À la descente de l’autobus, chaque voyageur se voit attribuer un ange selon son sexe. Il y a deux files d’anges à gauche de la porte, si le catéchumène est de sexe masculin, c’est un ange que l’on peut supposer du même sexe qui l’accompagnera durant tout son séjour, s’il s’agit d’une femme ou d’une petite fille, c’est un ange de l’autre file qui en prendra soin. Ainsi se trouve résolue la question du sexe des anges. Le hasard semble commander cette répartition et nous voilà déambulant dans la boue accompagnés de notre ange gardien ou votán ou plus simplement guardián ou guardiana. Nous ne sommes plus en enfer mais nous ne sommes pas encore au paradis ; nous ne sommes pas non plus tout à fait morts, du moins nous le supposons, mais cela fait une impression étrange d’errer, de nous rencontrer et de nous saluer en telle compagnie. Je bois un café avec des tortillas séchées, quelques haricots et du riz, avant de prendre le chemin du dortoir, qui se trouve en plein vent, dans ce qui sera l’auditorium le lendemain ; peu de places disponibles si bien que mon gardien finit par me proposer le bureau de la « banque », où je serai vite rejoint par d’autres âmes aventureuses. Premier jour, les professeurs passe-montagne forment comme une frise chevaleresque au-dessus des tables tout le long de l’estrade ; à tour de rôle, ils parleront de l’organisation politique de la population zapatiste : des assemblées communales ou locales, dites encore régionales, au conseil municipal et aux diverses commissions et des conseils municipaux à la junta de buen gobierno du caracol, centre politique d’une zone étendue comprenant de trois à neuf municipalités zapatistes. Pendant plus de sept ans l’EZLN a mené campagne pour faire reconnaître les droits et la culture des peuples indiens, une campagne pacifique faite de dialogues, de rencontres, de manifestations diverses, en vain. En février 2001, sensibles à l’ouverture que semble représenter l’élection de Vicente Fox — représentant un autre parti que le PRI — à la présidence de la République, les zapatistes (représentés par vingt-trois commandants plus le sous-commandant Marcos) entreprennent une longue marche [3] sur Mexico pour promouvoir les accords de San Andrés. Tout au long de son périple, la Marche de la couleur de la terre reçoit un accueil enthousiaste. Forts de ce soutien populaire et d’avoir pu faire entendre leurs doléances lors d’une session du Congrès de l’Union, les zapatistes retournent au Chiapas au cours du mois de mars. Le 25 avril, le gouvernement approuve à l’unanimité, tous partis confondus, une réforme constitutionnelle sur la question indienne. Cette réforme constitutionnelle va à contre-courant des accords de San Andrés, dont elle ignore délibérément les points capitaux. Elle est la parfaite expression de la peur et du mépris, ces deux sentiments confondus, de la classe politique confrontée à l’exigence des peuples. C’est une loi indigéniste, où tous les éléments qui auraient favorisé l’autonomie et la libre détermination ont été effacés. Les peuples sont considérés comme entités d’intérêt public, ils ne sont toujours pas reconnus comme sujets de droit. Fin du dialogue avec l’État, les peuples zapatistes commencent sans plus attendre à édifier pratiquement leur autonomie. Elle se définit par le lien qui unit étroitement l’activité politique et une activité sociale reposant sur des valeurs, disons traditionnelles, comme le sens de la responsabilité face à la collectivité, la solidarité, le travail en commun (tequio ou faena), la réciprocité... Chaque commune zapatiste a redéfini ses limites territoriales en fonction de critères qui lui sont propres et qui touchent à la langue parlée, à l’histoire, à la géographie, aux échanges, aux usages qui ont cours, à la tradition, au mode de vie. C’est en prenant en compte cet ensemble de critères permettant aux habitants de se reconnaître et de former somme toute un assortiment assez homogène de communautés, de villages et de hameaux, que furent créées les municipalités zapatistes — non par une décision venue d’en haut mais par décision des assemblées locales. Ce furent celles-ci qui décidèrent par consensus leur regroupement à l’échelon municipal et, de l’échelon municipal à celui du caracol. Les assemblées locales dites encore régionales désignent leurs représentants au conseil municipal où ils occuperont pendant trois ans, à titre bénévole, des charges dans différentes commissions (justice, santé, éducation, production…). Cette recomposition des Municipios Autónomos Rebeldes Zapatistas (Marez) s’est faite d’une manière très pragmatique, les zapatistes ont tenu compte de la division des communautés entre zapatistes et partidistas [4] (rares sont les communautés entièrement zapatistes) et de la dispersion des zapatistes au sein de la population indigène qui en découle. Bien souvent l’assemblée locale regroupant les zapatistes d’une région tient lieu d’assemblée communale, c’est elle qui désigne les « autorités » responsables et décide des initiatives. Ces autorités seront les délégués de la région au niveau de la municipalité zapatiste où, réunies avec les délégués d’autres régions, elles désigneront les autorités municipales et les responsables des commissions ; ce même schéma est reproduit au dernier et troisième niveau, celui du caracol, centre politique et administratif d’une zone étendue regroupant plusieurs municipalités. Face au processus généralisé de destruction et d’érosion de la vie sociale, les zapatistes ont réagi. Ils ont, d’une part, renforcé les institutions traditionnelles comme l’assemblée et le système des « charges » ainsi que le travail collectif et, d’autre part, innové en prenant en compte d’autres domaines, qui étaient jusqu’à présent du ressort de l’État, ou encore laissés à l’initiative individuelle, comme l’éducation, la santé, la justice, la production et la commercialisation de certains produits destinés à l’exportation dont le café. Nous avons affaire à une mise en place d’une autonomie politique prenant racine dans ce que j’appellerai, faute de mieux, une culture (un passé, une mémoire, une histoire, un savoir-vivre). L’autonomie ne concerne pas seulement le domaine politique, celui de l’autogouvernement (c’est la partie la plus visible), elle touche aussi tout cet immense pan de la vie sociale, ignoré par les professionnels de la politique et dont on parle moins. L’autonomie concerne aussi les fêtes, les rituels, les obligations réciproques, les échanges de services, tous les usages et les savoir-vivre d’une population, qui a forgé le « vivre ensemble » et, si possible, le « bien vivre ensemble ». À l’individualisme exacerbé, au chacun pour soi, à la guerre de tous contre tous, les zapatistes opposent le sens de la collectivité et du bien commun. Ce sont de vieilles valeurs qui ne nous sont pas totalement étrangères, qui éveillent encore de vagues souvenirs et, parfois, de vagues nostalgies : la vie communale, la communalité, les biens communaux. Les zapatistes sont des communalistes en résistance. Avec la création des municipalités autonomes (Marez), nous avons affaire à l’expression d’un pouvoir ; ce pouvoir, que nous pourrions qualifier de communal, n’est pas abstrait de la vie sociale proprement dite, des modes de vie, des usages et des mœurs, il n’entre pas en contradiction avec les habitus de la population. Le pouvoir est l’émanation d’une volonté commune, consensuelle ; loin de contrarier la cohésion sociale, il la renforce. L’autonomie politique va de pair avec un mouvement de reconstruction culturelle et de renforcement des valeurs sur lesquelles repose la vie communale. Elle apparaît comme l’émanation de la vie commune, l’expression de l’intérêt commun. L’organisation politique mise en avant par les zapatistes n’est alors qu’une étape dans un processus beaucoup plus profond de recomposition d’une vie sociale sans État, sans pouvoir séparé. Nous en sommes sans doute encore loin, mais nous avons là un premier pas, le pas qui enclenche et engage tout le processus : une organisation sociale qui n’a pas été dictée d’en haut, mais qui s’est construite peu à peu, par tâtonnements successifs (avec des erreurs, des retours en arrière), d’une manière presque organique, à partir d’un savoir-vivre ancestral. En fin d’après-midi, les néophytes et leurs anges se préparent à partir pour les agences locales ou les communautés d’accueil. La répartition est faite en fonction des possibilités d’accueil de chaque agence. Le caracol de Morelia comprend trois municipalités rebelles : Lucio Cabañas, 17 Novembre et Commandante Ramona. Il est très étendu : d’un côté, il dépasse Ocosingo en direction de Palenque ; de l’autre, il s’étend jusqu’à Comitán. À partir de Morelia, le temps des trajets varie d’une heure à plus de quatre heures. Nous nous entassons dans les redilas, je me retrouve avec toute une bande d’anges des deux sexes, guardián et guardiana, une bande d’étourneaux prête à s’envoler, et l’on plaisante, et l’on rigole, et les yeux brillent dans la fente des passe-montagnes, ils ont la jeunesse de l’éternité. Je ne suis pas l’étranger, un kaxlan [5] que l’on craint, l’inconnu que l’on appréhende, mais l’étranger qu’on accueille, qu’on protège, qu’on instruit et j’apprécie de me retrouver sur ce pied d’égalité avec des gamins et des gamines. Ils avaient, quoi ? Quatre ans, cinq ans en 1994 au moment de l’insurrection ? La relève semble assurée, en tout cas ces jeunes sont sûrs de leur fait et vont de l’avant sans appréhension, sans inquiétude, avec même un certain enthousiasme et une joie de vivre certaine. Avec la nuit tombe une pluie très fine, glacée, qui nous gèle peu à peu, si bien que nous arrivons à notre destination, l’agence locale Primero de Enero, tout grelotants. Nous sommes conduits dans un immense hangar ouvert à tout vent où nous sommes reçus avec musique et discours de bienvenue par les autorités locales en présence de toutes les familles zapatistes de la région. Primero de Enero est une ancienne finca dont les terres furent occupées en 1994. Elle se trouve à la sortie d’Ocosingo sur la route qui mène à Palenque. En 2000, dans le cadre de la guerre dite de basse intensité menée dès le début contre les zapatistes, les occupants de la finca se divisèrent entre ceux qui acceptèrent les projets d’assistance du gouvernement pour entrer dans une organisation liée aux partis politiques, l’ORCAO, et ceux qui ne se rendaient pas. Je me souviens bien de cette guerre fratricide attisée par le « mauvais gouvernement » et qui avait abouti à l’incendie de la tienda zapatiste Arcoíris (magasin Arc-en-ciel), qui se trouve, elle, de l’autre côté d’Ocosingo. Aujourd’hui, la tienda a repris ses belles couleurs, je l’ai repérée sur le chemin du retour. Le calme est revenu, les ex-zapatistes membres de l’ORCAO et les zapatistes vivent côte à côte, ils ne se parlent pas. Après cette petite cérémonie, une autorité nous attribue nos familles d’accueil et nous partons tous les cinq, le mari, l’épouse, une petite fille, qui dit s’appeler Marta-Estella, mon gardien et moi (ou moi et mon gardien) dans la nuit et dans la boue jusqu’à la maison. Deuxième journée, petit déjeuner, le mari s’enferme dans un mutisme convenu, l’épouse est souriante et avenante ; comprend-elle l’espagnol ? Sans doute. Le parle-t-elle ? Peut-être. La petite fille comprend et parle le castillan mais elle obéira à la consigne : ne pas parler avec l’étudiant et passer par l’ange gardien pour communiquer avec lui. Ils parlent tzeltal en ma présence et font ceux qui ne comprennent pas le castillan, je ne suis pas dupe et ils le savent, une petite connivence pointe le bout de l’oreille, mais c’est la consigne, non ? Et nous la respecterons. Peur des indiscrétions ? Des malentendus ? De l’envahissement ? Je ne sais pas, mais nous devons passer par la médiation de l’ange gardien. Cela ne me gêne pas trop d’autant que les possibilités de parler avec les zapatistes qui ne sont pas directement impliqués ne manqueront pas, frères, beaux-frères, voisins, seulement j’éviterai de me montrer trop indiscret. Nous partons nettoyer la milpa, qui n’est pas très éloignée, une demi-heure de marche à peine, sur une terre ejidal partagée entre zapatistes, deux récoltes par an, le climat s’y prête, les plants de maïs ont poussé, quatre ou cinq feuilles déjà et c’est la première étape de limpieza, qui consiste à enlever avec une sorte de pioche les herbes qui entourent les plants. Mon gardien y retrouve son père qui a accueilli un couple homo, ils sont cinq à travailler d’arrache-pied sur sa parcelle, ce qui m’amène à me poser une nouvelle fois, pour un bref instant, la question du sexe des anges. Nous retournons assez vite à la maison pour prendre le pozol, de l’eau dans laquelle a macéré du maïs moulu, l’épouse mélange bien le tout avec ses doigts, c’est frais et nourrissant. Le lendemain elle m’enseignera comment faire le pozol et comment faire les tortillas ; la cuisson du maïs est un peu différente dans les deux cas, moins longue pour le pozol, le grain après avoir bouilli avec une cuillère à soupe de cal (chaux) doit être encore assez ferme, il est ensuite lavé à grandes eaux plusieurs fois, quatre ou cinq, puis moulu assez grossièrement dans un petit moulin à main fixé sur la table. L’opération est la même pour les tortillas seulement la cuisson est plus longue et le maïs moulu plus finement ; avec cette farine mélangée à l’eau, la ménagère fera des petites boules de pâte dans ses mains, qu’elle aplatira avant de les mettre à cuire sur le comal. Nous nous retrouvons, mon gardien et moi, dans la vaste baraque qui sert de chambre à coucher, la famille y a son lit dans un coin entouré de rideaux, nous avons nos lits de planches dans les deux coins opposés, tout un pan est occupé par des caisses en carton et par un fil à linge où sont pendus les vêtements. Une petite table avec deux chaises se trouve au milieu de cette vaste pièce. Notre table de travail et d’étude. Nous nous plongeons, chacun de notre côté dans la lecture des cuadernos de texto de primer grado del curso de « La libertad según l@s zapatistas » (cahiers de texte de cours premier degré « La liberté selon les zapatistes »). Parfois je pose une question à laquelle mon guardián répond, il a été maître d’école, maintenant il fait partie de la commission de production. Au tout début du soulèvement zapatiste, j’avais été surtout sensible à l’idéologie dont il était porteur, une idéologie qui s’ancrait dans l’histoire, histoire des civilisations, histoire des peuples, avec ses mouvements souterrains, ses oscillations, ses à-coups, ses avancées, tout ce travail géologique des sociétés sur elles-mêmes, mouvements de libération des nations, mouvement d’émancipation des peuples. Je voyais le mouvement zapatiste à la croisée des chemins entre un mouvement pour la révolution de type marxiste et un mouvement pour l’autonomie des peuples, le mouvement pour l’autonomie atténuant le travers concernant le mouvement marxiste pour la révolution. le sous-commandant Marcos a eu plusieurs fois l’occasion de révéler combien les relations nouées au tout début avec les communautés tzeltales, tzotziles, choles ou tojolabales au fin fond de l’État du Chiapas ont pu arrondir les angles révolutionnaires de ce petit groupe de guérilleros parti à la poursuite d’un rêve, celui du « Che » pénétrant les profondeurs de la jungle bolivienne pour y fomenter la révolution. C’est un rêve tenace, que nous comprenons mal en Europe. Il se situe juste à la frontière où se confondent les eaux de trois grands courants : le courant de la libération des nations colonisées par l’Occident chrétien, celui de la révolution sociale et enfin celui de l’émancipation des peuples. L’autonomie des peuples est alors perçue comme le premier pas dans un processus d’émancipation concernant la nation mexicaine tout entière, qui, prenant racine dans son passé préhispanique, retrouvera, après ces temps obscurs de la colonisation, le fil de son histoire — d’une histoire libérée du capitalisme. Alors qu’en Occident le capitalisme reste lié à l’histoire intérieure de la société européenne, ici il est saisi comme une manifestation du colonialisme, comme une idée venue d’ailleurs : se libérer de la domination de l’Occident, c’est, dans le même mouvement, se libérer du capitalisme. Les États-Unis sont perçus par cette ancienne colonie de la couronne espagnole à la fois comme une nouvelle métropole et la pointe avancée du monde capitaliste. L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) est née de la rencontre fortuite dans la Selva Lacandona de Simón Bolivar et de Karl Marx. Ce point de vue sur le monde ne manque pas d’intérêt, il permet de saisir l’activité capitaliste pour ce qu’elle est : la pratique d’une pensée séparée, étrangère à celle qui anime les peuples, extérieure et coercitive, s’imposant par les armes. Nous, en Occident, nous la saisissons comme aliénation, l’histoire de l’Occident est alors perçue comme l’histoire de l’aliénation de la pensée, ce qui est un peu différent. Nous saisissons l’argent comme aliénation de notre propre pensée de l’échange, faire la révolution consiste à se ressaisir d’une pensée qui ne nous appartient plus, et qui, comme un petit ballon dont nous aurions lâché la ficelle, s’est irrémédiablement éloignée de nous. Pour les peuples des Amériques, la pensée de l’échange, ou pensée de l’activité sociale, de leur activité sociale, n’est pas éloignée des gens, elle entre seulement en conflit avec une autre pensée venue d’ailleurs. La petite école, la escuelita, en me faisant partager le quotidien d’une famille zapatiste, m’apporte une perspective différente, plus terre-à-terre, plus pragmatique, elle ne contrarie pas nécessairement le point de vue de l’historien ou du théoricien, mais, entre passé et futur, elle m’offre le présent. Et dans ce quotidien, je rencontre des gens, des gens en lutte, des gens qui s’organisent pour résister à l’avancée, qui semble inéluctable, du monde occidental, chrétien et capitaliste. Elle a donné un visage ou, plutôt, des visages au mouvement zapatiste. Ces femmes et ces hommes, qui ont dû se cacher, mettre un passe-montagne ou un paliacate, pour se rendre « visibles », se montrent tels qu’ils sont à leurs invités. Contradiction ? Je ne le pense pas : avec le passe-montagne ils se rendent visibles aux yeux de l’État tout en se cachant devant sa police. Dans la relation avec nous, les invités, une rencontre (dont ils ont eu l’initiative) est possible, envisageable même, et ils nous donnent à voir leur vrai visage. Troisième jour, c’est dimanche, je veux aller sarcler les plants de maïs, pas de travail le dimanche, me dit mon ange gardien. Nous nous baladons, nous allons voir la clinique et je discute avec les promoteurs de santé qui me paraissent très compétents ; en tout cas, ils prennent leur travail au sérieux. Il y a aussi un dentiste, une famille vient se faire soigner les dents. Nous nous rendons à la finca Primero de Enero où un collectif de femmes prépare des petits pains avec des étudiantes qui mettent la main à la pâte. La plus grande partie de la communauté zapatiste est là et nous discutons à bâtons rompus par petits groupes, c’est dimanche. Plus tard, après avoir mangé quelques petits pains sortis tout chauds du four, nous suivons un collectif de femmes sur la colline qui domine l’agence municipale, elles y ont un champ collectif. Elles veulent nous montrer comment on sème le maïs. Munies chacune d’un bâton pointu, elles avancent rapidement ; à chaque pas, elles creusent avec le bâton un petit trou dans lequel elles jettent trois grains de maïs, elles travaillent vite, elles s’amusent aussi, c’est seulement une démonstration, c’est dimanche ; je me suis assis à l’ombre, une famille est venue me rejoindre et partage avec moi des chayottes préalablement cuites à l’eau. Ah, j’oubliais, il y a eu aussi de grands matchs de basket, équipes féminines et équipes masculines, étudiant•e•s contre zapatistes, enfin pas tout à fait, il fallait tout de même équilibrer les équipes si l’on voulait rendre la partie intéressante, alors des étudiants sont passés du côté des zapatistes pour affaiblir leur équipe et des zapatistes sont passés du côté des étudiants pour renforcer l’équipe. C’était dimanche. En octobre 2007, à Vícam, dans le désert ocre des Yaquis, dans l’État de Sonora, eut lieu, à l’initiative des zapatistes, une rencontre des peuples du continent dit américain. Le front fut tout de suite dessiné entre l’esprit des peuples reposant sur une relation de sujet à sujet étendue à tout l’environnement et le monde des Blancs éminemment destructeur, dominé par l’intérêt privé : « Mon peuple comme beaucoup d’autres, vient d’une société matriarcale, où les femmes sont les protectrices de la terre. Traditionnellement, elles ont pour rôle de veiller sur les rivières, les lacs, la terre, les enfants, la nourriture. Au XIXe siècle, les colonisateurs en furent choqués ; ils y virent un obstacle au vol des terres et à leur domination. Ils définirent aussitôt quel devait être le rôle des femmes. Ils entreprirent d’éradiquer l’Indien en nous, de bannir notre identité en promulguant des lois qui nous interdisaient l’accès aux poissons, aux rivières, à la terre. L’Indian Act, promulgué en 1876, remplace notre identité indienne par une autre identité, qui se définit par une lignée exclusivement patriarcale. [6] » Pour les tribus indiennes, la guerre se présente comme une confrontation entre deux civilisations : la civilisation indienne en osmose avec son environnement, qui connaît une relation de sujet à sujet avec tout ce qui existe, et la civilisation blanche en rupture avec tout ce qui existe, ne connaissant qu’une relation dominatrice de sujet à objet. Pour les peuples mésoaméricains ou andins ainsi que pour le monde métis, le rapport avec le monde occidental est plus nuancé, des passerelles sont jetées, ce n’est plus la confrontation entre deux cosmovisions incompatibles. Pour eux, la lutte des peuples rejoint la lutte des classes et la guerre de libération tourne à la révolution. Dans le premier cas, le conflit oppose les nations indiennes à la société occidentale. Ce n’est même pas l’État, ou son absence, qui est évoqué pour définir l’opposition entre les deux formes de société, mais le mode de vie : guerre entre deux civilisations, entre deux courants civilisateurs. Dans le second cas, l’État pointe le bout de son nez avec le terme de nation (au singulier, l’État national) ; la confrontation devient une guerre de libération nationale, et l’armée, une armée de libération nationale (EZLN [7]). Le fantôme de l’État hante le mouvement zapatiste comme il hante aussi bien les mouvements de libération nationale que les mouvements révolutionnaires. Héritage des civilisations théocratiques mésoaméricaines et andines, la survivance de l’esprit politique et de son idéologie au sein du monde indigène vient perturber, troubler et corrompre le mouvement d’émancipation des peuples. Force ou faiblesse des zapatistes ? Cet héritage préhispanique permet aux zapatistes de faire le pont entre la lutte des peuples pour l’autonomie et le marxisme qui, sous diverses formes plus ou moins travesties (d’Ivan Illich à Immanuel Wallerstein en passant par l’Église des pauvres et la théologie de la libération et, pendant que nous y sommes, par Hardt et Negri), continue à hanter la pensée occidentale et chrétienne. Nous devons reconnaître que le mouvement zapatiste, à la croisée des chemins entre libération nationale, révolution et émancipation, ne privilégie pas une voie particulière. Cette situation lui donne une souplesse qui le conduit à rechercher la rencontre et le dialogue avec les différents courants souterrains qui agitent la société mexicaine et, plus généralement, les laissés-pour-compte du monde capitaliste. Trouver et se faire des alliés dans un combat si inégal, ne pas couper les ponts, reste l’élément clé, crucial, d’une stratégie. Recouvrer les fondements de la vie sociale mexicaine, el México profundo, pour secouer le joug de la domination néocoloniale : redonnons la parole à la population indigène du Mexique, qu’elle soit métisse ou indienne ; reconstruisons une nouvelle relation entre la nation et l’ensemble des citoyens qui la composent, « en bas et à gauche » ; libérons la politique séquestrée par les politiciens à la solde des États-Unis et des multinationales ; faisons « une révolution qui rende possible la révolution » (dixit le sous-commandant Marcos). Cette idée se trouve à l’origine de toutes les initiatives prises par les zapatistes en direction de « madame la société civile », elle explique le sens de la « Convention démocratique » et du « Mouvement de libération nationale » au tout début du soulèvement zapatiste jusqu’à l’« Autre Campagne » (la Otra) en passant par le « Front zapatiste de libération nationale ». Et aujourd’hui, la Sexta, entendu la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone vue comme un manifeste pour une nouvelle internationale. Les zapatistes ont de la suite dans les idées, c’est le moins que l’on puisse dire. Maintenant la escuelita. L’histoire politique de ce mouvement est faite de l’enthousiasme des rencontres et des fiançailles auxquels succèdent les déceptions et les séparations. Pourtant, à travers tous ces aléas de la vie politique, toutes ces péripéties, le mouvement zapatiste reste lui-même, il s’approfondit, je dirai qu’il s’éclaircit, il retrouve l’origine historique qui fut la sienne dès le début : un mouvement social de récupération des terres et des territoires. En prenant pied au sein d’une communauté zapatiste, dans des familles tzeltales et tzotziles, dans les environs d’Ocosingo, je retrouve cette origine, je prends contact avec un commencement et ce commencement est une victoire et une résistance. Que signifie cette victoire, la victoire des peones et des petits paysans indigènes sur les terratenientes, les grands propriétaires, les éleveurs de bétail de la vallée d’Ocosingo ? Elle signifie libération, elle signifie émancipation. Maintenant, il s’agit de tenir, il s’agit de résister. Ce qu’ils font. La résistance est une accumulation de force (se désagrègent, se décomposent toutes les parties faibles jusqu’au noyau dur) pour une nouvelle offensive. L’offensive d’ailleurs fait partie de la résistance, mais c’est une offensive qui se développe, qui se construit lentement à partir de positions préalablement renforcées. Quatrième jour, nous aiguisons les machettes, rassurez-vous nous n’allons pas partir à la conquête d’Ocosingo, nous allons plus simplement débroussailler le potrero, le potrero dans notre cas est une partie de la montagne laissée en friche et consacrée à l’élevage. Les autres étudiants accompagnés de leur ange gardien et du chef de famille nous rejoignent à l’agence Primero de Enero et nous partons en file indienne en direction de la montagne, nous traversons le hameau où habitent ceux de l’ORCAO et nous montons tout doucement, nous longeons des cafetales, c’est le moment de la récolte du café ; certains arbustes sont malades avec quelques grains de café accrochés à des branches nues comme des squelettes. Ils ne peuvent pas le vendre mais ils me disent qu’ils s’en servent pour le « nescafé ». Ils appellent « nescafé » le pseudo-café, qu’ils font avec des haricots blancs et ronds (frijoles) grillés, réservé à un usage domestique. Nous traversons un río sur une étroite poutre et le sentier se fait un peu plus raide. La promenade est très agréable. Nous arrivons assez vite à destination, petite halte avant de se lancer à l’attaque des feurtaches (buissons, mais cette fois c’est un mot de chez nous) ; parfois nous nous arrêtons pour aiguiser avec une lime la machette. « Est-ce la machette qui ne coupe plus ou la main qui fatigue ? » me demande avec un sourire mon compagnon de corvée, un vieux de la vieille, « je crois bien que c’est la main ». Au détour d’un buisson, je me trouve nez à nez (c’est une façon de parler) avec un taureau, mais pas n’importe quel taureau ! Une vieille connaissance, un taureau charolais (ils prononcent « tcharolaille »), enfin presque, il lui manque quelques rondeurs aux fesses (j’apprendrai qu’il est un mélange de tcharolaille et de suisse). C’est un troupeau commun ou collectif de quarante-cinq vaches, ils gardent les génisses et se réservent les taurillons pour la vente, ils ont un troupeau d’une quarantaine de veaux dans un autre endroit. L’argent de la vente est utilisé pour des initiatives à caractère collectif. Les femmes aussi, de leur côté, ont commencé à se constituer un troupeau de moutons, pour la viande, ni pour le lait et fromage ni pour la laine, du moins pour l’instant. Elles nous le montreront dans l’après-midi. « Nos camarades vont pouvoir continuer à travailler pour construire leur autonomie concernant la santé, l’éducation, les travaux collectifs et à former leurs propres autorités, mais toujours dans le respect des autres (…). L’autonomie des peuples, voilà ce que ne veulent pas nos mauvais gouvernements parce qu’ils veulent continuer à tenir sous leur domination les peuples originaires et ils ont beaucoup de haine quand nous, les peuples indiens, apprenons à nous organiser et à nous gouverner seuls mais, quoi qu’il en soit, personne ne pourra arrêter cette lutte qui nous anime. » Cette déclaration a été envoyée le 13 octobre 2010 par le conseil de bon gouvernement « Cœur central des zapatistes devant le monde », dans l’État du Chiapas. Elle annonce le retour dans leur communauté de San Marcos Avilés des Indiens zapatistes, qui en avaient été chassés quelque temps plus tôt sur l’ordre des partis politiques. La récupération des terres accaparées par les finqueros est aussi une réappropriation de leur territoire par les peuples indiens de la région et cette réappropriation du territoire est en même temps l’affirmation d’une autonomie, autonomie politique mais aussi, plus largement, autonomie sociale. Elle est l’affirmation d’un mode de vie, qui, pour se renforcer et se reconstruire est amené à se confronter à l’État, à l’espace occupé par l’État mais aussi à l’espace occupé par un autre mode de vie, le mode de vie développé par le système-monde capitaliste. L’EZLN est là pour maintenir autant que faire se peut l’État mexicain à distance de ce processus de consolidation, il se présente comme une armée rebelle destinée à disparaître dès que le gouvernement aura reconnu l’autonomie des peuples indiens, ce n’est pas pour demain. L’EZLN, le bras armé des zapatistes, forme comme un cordon protecteur, dégageant un espace d’autonomie à l’intérieur duquel les gens ont pu garder leur liberté de mouvement leur permettant de développer une vie sociale qui leur est propre : « D’autres révolutionnaires disent qu’ils vont prendre le pouvoir, mais ils ne font rien ; nous, nous disons que nous n’allons pas prendre le pouvoir et nous nous organisons vraiment » (insurgée Gabriela). La tactique de l’État consiste à profiter des conditions de vie désastreuses dans lesquelles il a plongé depuis plus de cinq cents ans les peuples et du besoin tragique de terres pour pervertir les mécanismes traditionnels de cohésion sociale et prôner l’intérêt particulier, le chacun pour soi, contre la communauté. Dans cette guerre de tous contre tous dont il est le promoteur, il a levé les paysans les uns contre les autres pour quelques arpents de terre, en l’occurrence les paysans affiliés aux partis d’État (PRD ou PRI) contre les zapatistes. Il a aussi créé de toutes pièces tout un réseau de paramilitaires afin de faire obstacle à l’avancée zapatiste dans les villages qui, à ses yeux, ont une position stratégique dans la guerre dite de basse intensité. Dans l’expérience zapatiste, nous voyons à l’œuvre une pensée stratégique qui s’exerce dans deux directions : le premier axe est celui de la confrontation avec l’État où il s’agit de manœuvrer au plus juste pour préserver (ou étendre) un espace d’autonomie conquis de haute lutte sur les forces de destruction ; le second axe est celui de la construction, du renforcement et du développement de l’autonomie, il ne s’agit pas d’intervenir directement dans ce processus, mais d’offrir les conditions favorables à son développement, c’est dans ce cadre que s’inscrit l’initiative des caracoles. « Là ce qui aide beaucoup, c’est l’expérience ancestrale des communautés, qui vient de siècles accumulés, d’abord pour se développer au sein de leurs cultures, et ensuite pour survivre aux diverses tentatives d’anéantissement et d’ethnocide qu’elles ont subies tout au long de leur histoire, de la découverte de l’Amérique jusqu’à nos jours » (sous-commandant Marcos, juillet 2003). L’État, c’est-à-dire l’ensemble de l’appareil institutionnel et administratif, n’est que l’instrument coercitif d’une pensée asociale qui le dépasse, ce que nous appelons le système-monde capitaliste. La collectivité zapatiste qui m’a accueilli ne se confronte pas seulement à l’État mexicain, elle se confronte à tout un monde, le monde occidental, chrétien et capitaliste. Ce monde marchand est un monde asocial, un monde à l’envers, dominé par l’intérêt particulier, le sauve-qui-peu, la guerre de tous contre tous, le chacun pour soi, l’individualisme. Comment résister à l’attraction de ce monde inversé, de ce trou noir ? Comment résister à l’attraction de la marchandise ? Aux chants de sirène de la propagande commerciale ? Comment résister à l’argent et à tout ce qu’il représente ? Dans cette confrontation, l’expérience zapatiste est une expérience unique au monde par son ampleur, elle oppose pratiquement un point de vue sur le monde, le point de vue du vivre ensemble, le point de vue communaliste, au point de vue individualiste et asocial du marchand. Elle s’appuie, certes, sur une tradition ancestrale, et cette tradition ancestrale ne nous est pas totalement étrangère, mais elle doit aussi tout réinventer, tout reconstruire à travers cette confrontation, au fur et à mesure, à chaque instant de cette confrontation. C’est une certaine idée de l’homme et de la femme qui fait son chemin. Ce n’est pas une idée préconçue, c’est une idée qui chemine. C’est une idée qui ne tient plus qu’à un fil. J’apprends que c’est notre dernier jour ici et que demain nous allons nous lever à l’aube pour retourner à Morelia. Le temps a passé très vite, trop vite. Mon hôtesse a été très attentionnée, souriante, agréable et pas seulement dans le but d’accomplir au mieux son « devoir d’hôtesse à l’égard de l’invité », il y avait cette sympathie, cette sincérité, cette ouverture sur l’autre, cette curiosité qui rendent possibles les rencontres et les échanges. En fin d’après-midi de ce dernier jour nous avons pique-niqué en famille, les familles d’accueil, les étudiants et leurs anges gardiens ; le collectif des femmes avait préparé l’atole et les tamales. Et puis, le soir, nous nous sommes tous réunis dans le hangar pour des adieux en musique et en discours, pas des discours-discours mais des discours-paroles. Cinquième jour, nous nous retrouvons, étudiants, anges gardiens et familles d’accueil, au petit jour sur le terre-plein de l’agence Primero de Enero ; le temps de remercier les familles qui nous ont reçus et nous nous entassons à nouveau dans la bétaillère, il bruine, aussi nous retrouvons nous sous la toile en quête d’un peu d’air frais, heureusement le voyage n’est pas trop long, nous nous arrêtons même un instant en cours de route. Arrivés au caracol de Morelia, nous retrouvons ceux qui étaient partis dans d’autres directions et nous partageons nos expériences. Nous restons tous un peu sur notre soif : nous avions à peine commencé à tisser une relation, à nous comprendre (et j’aime bien cette forme pronominale qui marque non seulement une compréhension mutuelle, réciproque, mais qui nous renvoie aussi à nous-mêmes) et déjà nous devons nous séparer. Nous retrouvons sous l’auditorium la frise des professeurs passe-montagne, qui me rappelle obstinément la tapisserie de Bayeux, pour un complément d’information sur l’organisation politique des communautés zapatistes, puis, musique et, l’après-midi, une ronde de spectacles, jeux de scène, chants, chorales, groupes de rock, contes, histoires drôles, danses, poésies, présentés par les étudiants ; le soir, bal, cumbia, cumbia… La nuit a été courte. Lever, quatre heures du matin ; départ, six heures. Avec la petite école, nous avons pu nous faire une idée assez précise de l’organisation sociale et politique des zapatistes, desde abajo y a la izquierda, en bas et à gauche, mais qui a eu l’idée de l’escuelita ? L’exercice de l’autonomie sociale et politique se déploie ainsi de la région (assemblée communautaire, lieu de débat et de décision où sont désignés les délégués au conseil municipal) à la commune (conseil municipal et commissions) et de la commune à la « zone » (caracol et conseil de bon gouvernement). Au-delà des caracoles, l’autonomie sociale et politique rencontre la pensée stratégique — qui est en quelque sorte sa limite — comme l’autonomie sociale et politique reste la limite de la pensée stratégique. Cette réciprocité contraint les deux parties à un dialogue continu. Dans la situation présente, les peuples ne peuvent se dispenser d’une pensée stratégique et c’est bien là que le bât blesse : cette impérieuse nécessité est la source de tous les dangers et de toutes les dérives. « L’aspect fondamental de cette résistance, c’est qu’elle est collective », le sous-commandant Marcos nous avait déjà signalé tout au début du soulèvement zapatiste que le Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI-CG) ne pouvait prendre aucune initiative d’importance sans l’accord préalable et tacite des populations. La pensée sous son aspect stratégique est au service de cette résistance, l’inverse, les peuples au service d’une pensée stratégique, fruit de quelque cénacle idéologique, produit tous ces revers dont l’histoire des révolutions est grosse. La pensée stratégique ne peut en aucun cas s’imposer contre la collectivité, la violenter, c’est une pensée portée par un consensus, non seulement elle est portée par l’assentiment des guerriers mais aussi par l’approbation de l’ensemble de la société concernée. La relation que les peuples indiens du Chiapas ont pu nouer avec le groupe de guérilleros au début et ensuite avec le sous-commandant Marcos, chef des forces armées, n’est pas sans rappeler certains cas historiques où les Indiens ont confié leur défense militaire à des transfuges, plus à même de mener campagne par la connaissance qu’ils ont de l’ennemi. Nous avons l’exemple célèbre de Gonzalo Guerrero, marin castillan qui s’échoua avec d’autres naufragés sur la côte yucatèque en 1511. Il rejeta la main tendue de Cortés, devint capitaine des Indiens mayas de la région et fut le promoteur des guerres contre les conquistadores. Il périt en 1536 sur la côte des Hibueras (Honduras) dans un affrontement contre les Espagnols. La force difficilement contestable du CCRI-CG et de l’EZLN est d’avoir maintenu jusqu’à présent ce lien qui le rattache aux communautés tzeltales, tzotziles, tojolabales, choles, mames, zoques et métisses, ce qui leur a permis, dans les conditions pernicieuses d’une guerre contre-insurrectionnelle permanente, de sauvegarder le processus d’autonomie des communautés en résistance et même de le renforcer considérablement. La distance qui existe entre le noyau dirigeant que l’on trouve dans le CCRI-CG (auquel nous ajoutons le sous-commandant Marcos) et la vie des communautés se transforme en distance stratégique permettant des initiatives rapides ou plus élaborées. Cependant la direction politico-militaire garde une relation étroite avec les communautés par la voie du dialogue, incitant la collaboration permanente des villages, favorisant la discussion et faisant en sorte que les propositions de l’état-major soient connues, acceptées et retenues par les communautés. Cet échange, cet aller-retour permanent entre ce que nous appelons l’état-major zapatiste et les communautés prend des formes diverses, qui, toutes, contribuent à réduire la distance qui pourrait les séparer : les membres qui composent le CCRI-CG sont issus des communautés dont ils partagent le quotidien et les préoccupations ; même s’il existe un « noyau dur », un renouvellement permanent des commandants et des commandantes se fait autour de ce noyau dur, avec une participation relativement importante des femmes ; les décisions sont présentées, expliquées et discutées dans les assemblées ; les gens eux-mêmes ont été continuellement appelés à participer aux rencontres nationales et internationales qui se sont tenues. La dernière initiative en date est la « petite école », au cours de laquelle des invités, sympathisants de la cause zapatiste, ont pu partager le quotidien d’une famille et surtout saisir sur le vif, de l’intérieur, le travail d’accouchement d’une vie sociale autonome. Nous pouvons ajouter que la création des conseils régionaux libère l’EZLN des problèmes intérieurs et locaux qu’elle était, par « la force des choses », amenée à résoudre : « Avec ça, je veux dire que la structure militaire de l’EZLN “contaminait” d’une certaine façon une tradition de démocratie et d’autogouvernement, l’EZLN était, pour ainsi dire, un des éléments “antidémocratiques” dans une relation de démocratie directe communautaire (un autre élément antidémocratique, c’est l’Église, mais ce serait le sujet d’un autre texte) » (lettre du sous-commandant Marcos, juillet 2003). Éviter le plus possible de s’immiscer dans les affaires relevant de la société comme celle concernant l’autogouvernement a été un souci constant de l’Armée zapatiste. Une telle situation, tout à fait nouvelle à notre époque, requiert toute notre attention. Nous pourrions y voir l’embryon de la formation d’un État avec, d’une part, ceux qui ont la pensée stratégique et, d’autre part, la population qui s’autogouverne et connaît une vie sociale qui lui est propre, et penser aux États théocratiques mésoaméricains auxquels j’ai fait allusion plus haut ; pourtant il n’en est rien et il faut remonter plus loin dans le temps pour la comprendre et s’adresser aux tribus amérindiennes. Celles-ci en temps de guerre déléguaient la conduite de la guerre à celui qui, à leurs yeux, était le plus apte à mener bataille, c’était en quelque sorte une délégation de pouvoir pour une tâche bien précise et ce pouvoir disparaissait une fois la mission accomplie. La position du CCRI-CG n’est pas sans évoquer celle des chefs de guerre dans les sociétés sans État. Mener la guerre est une « charge », dans le sens traditionnel du terme, dont sont investis les commandants du Comité clandestin par leur peuple respectif. « Le meilleur exemple, note Raúl Ornelas [8], est sans aucun doute la déclaration de guerre faite au gouvernement mexicain : discutée, approuvée et signée par des dizaines de milliers d’Indiens zapatistes, elle conduisit à la remise du bâton symbolisant l’autorité, donc le commandement, au Comité clandestin révolutionnaire indigène, désormais chargé de la conduite de la guerre. » Sixième jour, San Cristobal, onze heures du matin. Cette rencontre fut tout de même une rencontre à haut risque, pas pour nous, mais pour les zapatistes. Nous, nous venons avec tout notre arsenal de comportements, d’automatismes, de manières d’être, de préjugés, de bonnes consciences, d’idées toutes faites, nous sommes des gens du premier monde, issus du premier monde, modelés, formés, que nous le voulions ou non, par ce « premier » monde, par le monde dominant. Inconsciemment nous cherchons à dominer, chercher à retenir ce réflexe de domination, qui s’exprime de mille manières, est déjà un signe de domination qui ne trompe pas. Que peuvent-ils opposer à cet ego ? La simplicité de l’être dans sa dimension sociale. À la liberté de l’individu réduit à l’immédiateté de l’ego, ils opposent celle de l’être saisi dans sa dimension spirituelle et humaine, « la liberté selon les zapatistes ». Cette simplicité est la force véritable des zapatistes. Janvier 2014, Georges Lapierre Notes [1] Escargot, nom donné au centre d’une zone regroupant plusieurs municipalités rebelles. [2] Bétaillère. [3] Cf. La Fragile Armada. La marche des zapatistes, Textes choisis et présentés par Jacques Blanc, Yvon Le Bot, Joani Hocquenghem et René Solis, Éditions Métailié, Paris, 2001. [4] Adhérents d’un parti politique, PRI, PRD, PAN, etc. [5] Déformation de l’espagnol castellano : castillan. [6] Angela, porte parole de la nation gitxsan, de la province qu’elle appelle la « Colombie-Britannique occupée » in Hocquenghem, Joani, Le Rendez-vous de Vícam. Rencontre de peuples indiens d’Amérique, Rue des Cascades, Paris, 2008. [7] EZLN : Ejercito Zapatista de Liberación Nacional (Armée zapatiste de libération nationale). [8] Ornelas Bernal (Raúl), L’Autonomie, axe de la résistance zapatiste, Rue des Cascades, Paris 2007. 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