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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Le soutien des révolutionnaires français à la Révolution espagnole :

~Daniel Aïache publie sous les couleurs d’une nouvelle maison d’édition baptisée Noir & Rouge La Révolution défaite. Les groupements révolutionnaires parisiens face à la Révolution espagnole. C’est un livre utile (et facile d’accès), d’abord comme synthèse sur un aspect mal connu de la Révolution espagnole telle qu’elle fut ressentie et soutenue à Paris, mais aussi par les éclairages nouveaux qu’il apporte, sauf pour quelques militant(e)s érudit(e)s, à la fois sur les anarchistes espagnols et sur le mouvement libertaire français.

Nul doute, et c’est un bien, que ces travaux relanceront aussi les débats sur l’attitude des uns et des autres, et finalement sur le projet révolutionnaire lui-même et ses liens - nécessaires ? dépassés ? - avec l’utopie, point sur lequel Aïache semble exprimer dans sa conclusion un pessimisme sans argument. Il est vrai, c’est à la fois sa qualité et sa relative faiblesse, ou si l’on veut la qualité de son défaut, que le livre (issu d’un mémoire de Master) est d’une particulière densité. Densité à laquelle contribue encore le choix des éditeurs, probablement dicté par des contraintes économiques, d’adopter un corps à la limite du confort de lecture (d’un sexagénaire, il est vrai [2]). On aimerait souvent voir une citation plus longue, une idée développée... C’est au point que le lecteur peu au fait de la question traitée aura bien du mal à discerner les apports originaux, que l’auteur n’a pris ni la peine ni l’espace nécessaire pour mettre en valeur. J’ai eu présente à l’esprit en cours de lecture l’image nostalgique des petites « éponges magiques » de mon enfance qui, une fois plongées dans l’eau, voyaient leur volume multiplié par dix... Cependant, je dois résister ici à la tentation de procéder à cette opération miraculeuse, et du même coup avouer d’avance que la présente recension ne donnera pas une idée complète du travail de Daniel Aïache. Dès l’introduction, celui-ci écrit : « Les révolutionnaires parisiens vont être les témoins, et parfois les acteurs, de cette dernière tentative de révolution à l’ancienne. Ils peuvent assister, enthousiasmés, à son éclosion, mais aussi à ses blocages, ses défaites, sa disparition et son oubli. C’est cette vision d’une révolution renaissante, ses espoirs, ses combats comme sa défaite qui est l’objet de cette recherche. Le but de ce travail est de comprendre le passage d’une utopie révolutionnaire aux constructions idéologiques qui l’ont peu à peu recouverte. » (p. 17) Qu’est-ce exactement qu’une « révolution à l’ancienne » ? Une révolution prolétarienne ? une révolution nourrie des expériences antérieures (Révolution française comprise) et des projets utopiques élaborés au XIXe siècle ? Ou tout cela à la fois... J’y reviendrai au moment d’évoquer la conclusion de l’essai. Le mouvement ouvrier espagnol présente une physionomie exceptionnelle dans l’Europe des années trente. Les anarchistes y sont en effet largement majoritaires, la Confederación Nacional del Trabajo, confédération anarcho-syndicaliste étant forte de 800 000 membres. Aïache évoque cependant l’hétérogénéité de ce mouvement à la veille du coup d’État militaire : « Les treintistas, ainsi nommés parce qu’ils se sont affirmés à partir d’un manifeste signé par trente militants, qui représentent une option strictement syndicaliste révolutionnaire et réfutent le fait qu’une révolution puisse être le fait d’une minorité agissante et insurrectionnaliste ; ils défendent principalement la construction d’une organisation structurée et un développement es actions revendicatives pour rassembler la classe ouvrière. Les treintistas représentent des sections syndicales bien implantées, notamment en Catalogne, et surtout leurs animateurs occupent des postes importants dans la structure du syndicat. Un temps exclus, les treintistas réintègrent le syndicat à la veille de la révolution lors du congrès de Saragosse en mai 1936. » Les partisans de la Federación Anarquista Ibérica FAI, qui cherchent à maintenir les traits principaux de l’idéologie anarchiste, soit le fédéralisme ou la constitution de groupes affinitaires, c’est-à-dire composés de membres souhaitant s’associer, sans aucune base locale ou de travail. » Enfin, l’influent groupe de Durruti et de García Oliver, qui a depuis pris le nom de Nosotros [Nous autres] ; un groupe, peut-être membre de la FAI ou constituant en lui-même une organisation, et dont la parole est écoutée par la direction de la CNT, qui défend l’idée que la révolution est imminente et que les anarcho-syndicalistes doivent se préparer à prendre tout le pouvoir. Ce même groupe, et García Oliver tout particulièrement, défend l’idée d’une “gymnastique révolutionnaire”, c’est-à-dire l’idée qu’il faut multiplier actions et insurrections partielles afin d’être prêt pour le déclenchement de la révolution. Dans cette période de nombreuses insurrections villageoises tentent d’instaurer le communisme libertaire après avoir désarmé la garde civile. Ce sont aussi de nombreuses actions armées et d’autres symboliques qui se succèdent, le plus souvent décidées à l’échelon local et sans aucune coordination au niveau national mais qui atteignent en partie leur but : inspirer la frayeur des classes possédantes. » (p. 23) Dans le même temps, le mouvement libertaire français est sur le déclin, depuis 1914 d’abord, la division entre partisans de l’Union sacrée et pacifistes de toutes tendances, et depuis la Révolution russe, qui fournit au parti communiste créé en 1920 une légitimité difficile à contester. Aïache avance le chiffre maximum de 10 000 militants, dont la majorité sont syndiqués à la CGT-SR [3] (voir ci-dessous). Il pourrait noter en passant que c’est au moins le double des anarchistes actifs/ves aujourd’hui... « Il existe un grand nombre de revues et de groupes, mais qui peuvent être ramenés à trois organisations et tendances principales, qui regroupent l’essentiel des militants. La principale, en tout cas par son audience, et qui entretient les relations les plus étroites avec la CNT et la FAI, est l’Union anarchiste (UA) ; celle qui regroupe le plus grand nombre de militants et qui, comme les libertaires espagnols, a fait le choix de l’anarcho-syndicalisme est la Confédération générale du travail-syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR) ; la plus minoritaire et la plus atypique est la Fédération anarchiste de langue française (FA ou FAF). » (p. 25) « L’Union anarchiste apparaît alors comme la principale organisation politique du mouvement libertaire français de l’entre-deux-guerres. Et, à coup sûr, celle que les dirigeants de la CNT cherchaient à privilégier après le déclenchement de la guerre civile. La création de l’UA, et son positionnement théorique principal, provient du débat sur l’organisation qui a traversé le courant anarchiste français à partir de 1926. À partir du texte de Pierre Archinov, exilé russe et ancien responsable du mouvement makhnoviste ukrainien, Plate-forme d’organisation de l’union générale des anarchistes, le mouvement français se scinde en partisans et opposants du renforcement de l’organisation dans le groupement anarchiste. » (p. 27) Daniel Aïache passe ensuite en revue les groupes marxistes, dont le Partido obrero de unificación marxista (le POUM, en dissidence d’avec Trotski), les revues et intellectuel(le)s d’avant garde. Il est un point qui aura une importance capitale sur l’attitude à suivre des anarchistes espagnols vis-à-vis de leurs camarades français et que je n’ai pas mémoire d’avoir vu aborder dans un ouvrage (en français) sur la Révolution espagnole. Ayant sondé les mouvements libertaires étrangers, les Espagnols sont convaincus, non sans quelque raison, de devoir bientôt combattre frontalement le fascisme, avec leurs propres forces : « Diego Abad de Santillán [envoyé de la CNT et de la FAI] parcourt huit pays [en 1935] et rencontre les représentants des différents mouvements anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, tel Alexandre Shapiro à Paris en tant que représentant de l’AIT (l’Internationale anarcho-syndicaliste). À son retour en Espagne, son jugement est sans appel : “Nous étions seuls”. » (p. 24) La « non-intervention » et le pacifisme Au-delà de la description minutieuse du paysage des groupes révolutionnaires français ainsi que des « avant gardes » artistiques et intellectuelles, le texte de Daniel Aïache met en relief trois aspects de la situation qui sont autant de faiblesse du mouvement libertaire : a) l’importance du pacifisme ; b) la victoire progressive de l’idéologie antifasciste ; c) la stalinisation des esprits, accompagnant la supériorité militaire de l’URSS. La politique de « non-intervention » officielle, précise utilement Daniel Aïache, n’empêcha pas le gouvernement de front populaire de livrer des armes à son homologue espagnol. « Léon Blum, assisté d’un cercle restreint, instaure une “non-intervention relâchée” qui permet de négocier le jour et d’envoyer des armes par trains entiers la nuit ; le rythme et l’importance des livraisons sont tels qu’il est possible de se demander ce que la France aurait pu livrer de plus si elle n’avait pas été contrainte par le cadre juridique de la “non-intervention”. » (p. 54) Une grande partie de la gauche, y compris de la gauche révolutionnaire, et y compris une partie des libertaires est déchirée entre le désir de soutenir - au moins de manière autonome et plus ou moins clandestine - la Révolution, et un pacifisme ombrageux [4] issu du traumatisme de 14-18, et dont les militants espèrent religieusement l’éloignement du risque d’un nouveau conflit mondial. Tragique idéalisme. Les gouvernements « démocratiques » n’ont pas de ces états d’âme. Comme le rapporte Aïache, « quand le 7 août [1936] l’ambassadeur de Grande-Bretagne est reçu à sa demande par Léon Blum, il lui pose la question qui résume la vision anglaise de la légalité gouvernementale en Espagne : “Comment êtes-vous sûr que le gouvernement de Madrid est le véritable gouvernement et non pas un écran derrière lequel les éléments anarchistes les plus extrémistes gèrent le cours de événements [5]] ?” » Les organisations révolutionnaires récoltent de l’argent, tentent de faire passer des armes ; des militant(e)s partent en Espagne, soit pour rejoindre les colonnes révolutionnaires (colonne du POUM, colonne Durruti, « colonne de fer ») soit pour participer à la révolution, notamment à Barcelone. « Le 2 octobre 1936, Le Libertaire révèle que le mouvement de solidarité a pu faire parvenir en Espagne trois ambulances ; une pour le groupe international de la colonne Durruti, une pour le groupe international de la colonne Ortiz-Ascaso et une pour la colonne de Fer à Valence. » (pp. 58-59) Emportés, ou pour mieux dire empêtrés dans leur pacifisme, certains militants soutiennent la « non-intervention » : « Le courant du pacifisme intégral, qui était devenu marginal, retrouve de la vigueur à partir de 1936 et se regroupe autour de trois revues Les Feuilles libres de la quinzaine de Léon Émery, Le Barrage dirigé par Félicien Challaye et, surtout, La Patrie humaine de Victor Méric. L’ensemble de ce courant se reconnaît par son refus de la guerre par-dessus tout et, en conséquence, dans la défense de la politique espagnole du gouvernement du Front populaire. » (p. 60) Aïache choisit la figure de Simone Weil pour incarner cette schizophrénie : enrôlée volontaire dans le groupe international de la colonne Durruti, elle approuve la politique blumiste de « non-intervention ». Une autre figure, centrale celle-là dans les événements d’époque, et à laquelle Aïache consacre de nombreuses pages, c’est celle de Pierre Besnard, secrétaire général de la CGT-SR, secrétaire de l’Association internationale des travailleurs (AIT) et du Comité anarcho-syndicaliste pour la défense et la libération du prolétariat espagnol (CASDLPE) par lequel les organisations libertaires françaises coordonnent leur action. Il tente d’organiser des livraisons d’armes, souhaite ouvrir de nouveaux fronts pour affaiblir Franco, au Portugal (mais la CGT portugaise est exsangue), et surtout au Maroc [6], mais les pressions françaises, britanniques, « et même soviétiques » souligne Aïache, font reculer le gouvernement de Madrid devant la déclaration symbolique d’indépendance d’une zone que, de toute manière, il ne contrôle pas ! Les efforts de Besnard et Durruti aboutissent à un accord avec le gouvernement Caballero pour l’achat d’armes, mais cet accord suscite une réaction immédiate de l’ambassade d’URSS à Madrid : l’aide militaire est garantie, à condition que l’accord avec les anarchistes soit abandonné. Le plus extraordinaire est que des leaders anarchistes comme Juan García Oliver se laissent prendre au mirage de l’aide soviétique et sabordent eux-mêmes les entreprises d’armement « autonomes ». L’influence grandissante de l’URSS, via ses conseillers militaires, ses flics tortionnaires, ses livraison d’armes, et son idéologie d’unité antifasciste au détriment du mouvement ouvrier et paysans révolutionnaire, la décision des instances de la CNT-FAI de participer au gouvernement, de la Généralité de Catalogne d’abord, puis de Madrid et d’accepter la dissolution du Comité central des milices au profit d’une militarisation, elle-même largement contrôlée par les soviétiques, jettent les militants révolutionnaires français dans le trouble et dans l’impasse. Des militants comme Besnard et André Prudhommeaux (qui dirige, à Barcelone d’abord, puis à Paris, L’Espagne antifasciste) critiquent vivement ce qu’ils considèrent comme des fautes stratégiques, bien plus que comme des péchés contre l’orthodoxie anarchiste [7]. Conçue à l’origine pour être la version française de Solidaridad obrera, financée par la CNT, L’Espagne antifaciste sera confiée après janvier 1937 à des militants moins critiques. Sous la pression de la CNT, Besnard sera écarté du secrétariat de l’AIT. En Espagne même, des militants révolutionnaires de toutes les nationalités sont arrêtés par la police politique stalinienne, détenus arbitrairement, torturés, assassinés (comme l’anarchiste Camillo Berneri) sans que les caciques de la CT-FAI se donnent beaucoup de mal pour prévenir ces crimes. Les polémiques violentes, sur fond de guerre civile implacable, contribuent sans doute au « repli espagnol » des dirigeants anarchistes, ulcérés que des étrangers prétendent savoir mieux qu’eux-mêmes ce qu’il convient de faire à Madrid ou à Barcelone. Leur vocabulaire se teinte peu à peu d’une fierté nationaliste, parfois « racisée ». On décrit Durruti, dans tel film de propagande de la CNT, comme « le meilleur fils de notre race ». Les révolutionnaires présents sur le sol espagnol ne se laissent pas abuser sans combattre. Aïache évoque, dans la dernière partie de son ouvrage, l’organisation Les Amis de Durruti, apparue en mai 1937, alors que les militants anarchistes et trotskistes de base s’opposent les armes à la main à la tentative des gardes d’assaut de reprendre le Central téléphonique de Barcelone, aux mains des ouvriers. « Ce très bref retour d’un épisode révolutionnaire voit l’émergence d’une nouvelle organisation politique, les Amis de Durruti, dans laquelle trois courants parisiens vont se reconnaître, l’Union communiste d’Henri Chazé, la Fédération anarchiste de langue française d’André Prudhommeaux et, plus tard, la revue Révision de Charles Ridel. » Le groupe est constitué au départ de plusieurs centaines de militants de la colonne Durruti qui refusent la militarisation et qui, en conséquence, quittent le front en emportant leurs armes et retournent à l’arrière. Ils rejoignent à ce moment un groupe d’oppositionnels de la CNT-FAI regroupé autour de Jaime Balius. Celui-ci, qui voue une admiration à la Révolution française, à laquelle il reprend le nom du journal du groupement, El Amigo del Pueblo (L’Ami du peuple), anime un certain nombre de meetings qui rencontrent de plus en plus de succès. Le 5 mai, les Amis de Durruti diffusent un tract qui résume leurs positions et qui leur vaut un succès retentissant à Paris, aussi bien dans les milieux anarchistes que dans les milieux trotskistes : « Travailleurs ! Une junte révolutionnaire. Exécution des coupables. Désarmement de tous les corps armés. Socialisation de l’économie. Dissolution des partis politiques, qui ont agressé la classe des travailleurs. Ne cédons pas la rue. La révolution avant tout. Nous saluons nos camarades du POUM qui ont fraternisé dans la rue avec nous. Vive la révolution sociale. À bas la contre-révolution [8]. » On peut certes considérer, d’un point de vue chronologique, qu’il s’agit là d’un « retour de la révolution ». Mais il s’agit surtout d’une tentative - hélas encore mal connue en France, et d’ont j’espère qu’une prochaine traduction du livre d’Agustín Guillamón Los Amigos de Durruti (Barcelone, 2013) viendra l’éclairer - de dépasser l’ornière théorique et pratique dans laquelle les anarchistes se sont enlisés. « Ornière » n’est peut-être pas le terme le plus adéquat, même s’il évoque assez bien les tranchées du front, pleines de boue et de sang. L’anarchisme, en tant que tendance du mouvement ouvrier, combine une analyse de classe avec l’exigence morale d’une hérésie, cette dernière dimension étant particulièrement forte en Espagne (nécessité plus ou moins consciente de rivaliser avec le christianisme ou contamination ?). Du refus rationnel des rapports d’autorité, de la hiérarchie et de l’exploitation, l’anarchisme idéologique est passé à la stigmatisation religieuse du pouvoir. On connaît la formule de (ou attribuée à) Louise Michel : « Le pouvoir est maudit ! » Ce que la Révolution espagnole a montré, c’est que des militants de valeur, au courage indiscutable, nantis de cette seule amulette idéologique, se sont trouvés désarmés devant des situations concrètes où la seule question qui se posait était précisément de savoir comment inventer une forme d’exercice du pouvoir compatible avec les nécessités de la victoire sur la contre-révolution et avec leur position quasi hégémonique dans le mouvement ouvrier. La « réponse » retenue est une farce tragique : dépourvus d’outils théoriques sur la question du pouvoir, les dirigeants anarchistes de la CNT-FAI en ont accepté les formes bourgeoises les plus classiques. Le braqueur politique devenait ministre ! Ils endossaient par là le mensonge démocrate selon lequel des hommes purs pourraient modifier la nature d’institutions. Persuadés peut-être de se sacrifier, eux, leur réputation et leur idéal, aux nécessités de l’heure - et le Diable sait que les anarchistes espagnols étaient doués pour le sacrifice ! -, ils ont contribué à étouffer les réalisations concrètes de la révolution ouvrière et paysanne (collectivisations) et empêché que se créent les conditions (certes déjà limitées par les nécessités de la guerre civile) de l’invention de nouvelles pratiques démocratiques. Il n’est pas indifférent que les Amis de Durruti aient eu recours - dans des formes et avec des limites sur lesquelles j’entends bien revenir dans de prochaines publications - à l’évocation de la Révolution française, non comme une « utopie de secours », mais comme expérience concrète de l’exercice du « pouvoir total ». C’est dans cette expérience des Amis de Durruti qu’a été tentée, dans les pires conditions imaginables, le dépassement de l’anarchisme idéologique et de sa séparation absurde d’avec le marxisme antistalinien. C’est l’un des points de départ obligés de la réflexion contemporaine sur les révolutions du vingtième siècle, et sur celles à venir. On comprendra que j’eusse préféré voir Daniel Aïache évoquer les Amis de Durruti dans sa conclusion, puisque que c’est, dans la Révolution espagnole, une des expériences qui sont ouvertes vers l’avenir. Le nôtre, et celui des générations futures. Certes, cela dépassait sans doute les bornes fixées à un mémoire de Master. Mais, telle qu’elle est, la conclusion du livre (qui n’est plus un mémoire universitaire) souffre d’une intonation dépressive assez déplaisante. Certes, la défaite de la Révolution espagnole, suivie de la guerre mondiale contre le nazisme, ont brisé bien des espoirs et des personnalités. Ainsi, pendant la guerre, probablement en 1942, Aïache n’y fait pas allusion, Pierre Besnard, cinq ans plus tôt parmi les révolutionnaires les plus conséquents, est tombé dans une espèce d’infantilisme politique agitant de vagues projets de Société des Peuples, alternative à la Société des nations, inspirée de Proudhon, et imprimant une brochure [9] d’un réformisme pacifiste pitoyable quand certains - anarchistes espagnols compris ! - se battent dans les maquis. Il critique certes le fascisme italien et l’hitlérisme, mais il ne dit rien du régime de Vichy, peut-être dans l’espoir de diffuser sa brochure en zone non-occupée. Ce qui frappe, c’est qu’il ne souffle mot de l’Espagne et de la Révolution qui vient d’y être écrasée, et à laquelle il a consacré tous ses efforts plusieurs années durant ! Mais nous autres ne sommes ni tout à fait gâteux, ni morts ni ministres, que je sache ! Rien dans la Révolution espagnole ne saurait alimenter je ne sais quel fatalisme. Au contraire, les tentatives des Amis de Durruti fournissent, y compris par la réflexion en abîme qu’elles permettent sur la Révolution française, des pistes de renouvellement de la théorie révolutionnaire. Malgré cette restriction, j’espère avoir fait comprendre tout l’intérêt du travail de Daniel Aïache, dont je sais qu’il pense le poursuivre et l’approfondir dans un avenir proche. Il faut tout de même que j’ajoute in fine un regret : l’absence de questionnement sur l’engagement collectif des femmes. Si des personnalités féminines apparaissent - Simone Weil, Émilienne Morin, Mika Etchebéhère [10] - on ignore tout d’une éventuelle organisation de soutien spécifiquement féminine, par exemple en liaison avec l’organisation anarchiste Mujeres libres (Femmes libres). La Révolution défaite. Les groupements révolutionnaires parisiens face à la Révolution espagnole, Noir & Rouge, 131 p., 16 €. On ne peut que recommander, en complément de la lecture du livre de Daniel Aïache, celle de La CGT-SR et la Révolution espagnole, de Jérémie Berthuin, hélas épuisé, mais que les éditions Noir & Rouge rééditeront peut-être, puisqu’elles sont issues des Éditions CNT-Région parisienne, à l’origine de la première édition en l’an 2000. [1] Voir Barricades à Barcelone. La CNT de la victoire de juillet 1936 à la défaite de mai 1937, Spartacus, 2009. [2] ET ce papier brillant, sur lequel la lumière du soleil comme celle de la lampe de chevet créent mille reflets désagréables ! [3] L’hebdomadaire de la CGT-SR, Le Combat syndicaliste, tire tout de même à 6 000 exemplaires. [4] Il n’est cependant pas partagé par les trotskistes de la IVe Internationale, les bordiguistes de l’Union communiste, ni par la Fédération anarchiste française, dont André Prudhommeaux est un des militants les plus en vue. [5] Berdah, Jean-François, La Démocratie assassinée, la République espagnole et les grandes puissances 1931-1939, 2000. [Note de D. A. [6] Le leader nationaliste Abd el-Krim est alors détenu en France, et Besnard tente de le faire libérer. [7] Comme le souligne alors justement Voline, vieux militant anarchiste russe (voir son classique La Révolution inconnue), physiquement engagé aux côtés des révolutionnaires espagnols. [8] Cité par Agustín Guillamón in Barricades à Barcelone, 1936-1937, Spartacus, 2009. [Note de D. A. [9] Pour assurer la paix. Comment organiser le monde (inconnue du catalogue la BN et des deux CIRA, mais présente à l’IIHS d’Amsterdam). Je possède un exemplaire portant la marque des Éditions sociales (Paris), probablement la seconde édition. La première a été assurée, en 1942 (ou 1943 ?) sans être distribuée semble-t-il, par les frères Henri et Raoul Lion, imprimeurs à Toulouse. Ils mourront en déportation. Selon Antonio Téllez Sola, c’est Francisco Ponzán Vidal qui a financé l’impression de la brochure (« Francisco Ponzán Vidal dit François Vidal (1911-1944) », in Républicains espagnols en Midi-Pyrénées. Exil, histoire et mémoire, Toulouse, 2005, pp. 162-168. Besnard n’était donc pas le seul à considérer sa brochure comme un acte militant. [10] Dont les Éditions Milena viennent de rééditer Ma Guerre d’Espagne à moi (j’en reparlerai).

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