anarchiste individualiste
16 Septembre 2014
~Les Occidentaux ne prennent pas assez pour argent comptant ce que dit le dirigeant russe. «Et je ne pense pas seulement à la Crimée.» Par cette petite phrase, Vladimir Poutine avait surpris ses interlocuteurs. Mais depuis, ceux-ci l’avaient oubliée. C’était en 1994 à Saint-Pétersbourg. Une fondation allemande, la Körber Stiftung, créée par un industriel qui avait combattu en Ukraine avec la Wehrmacht et voulait désormais consacrer sa fortune au dialogue Est-Ouest, avait organisé une conférence sur les relations avec la Russie. Vladimir Poutine était lors adjoint au maire de l’ancienne capitale russe, Anatoli Sobtchak, un des chefs de file des réformateurs. Il était peu connu et, en bon agent secret, il gardait une part de mystère. Dans la liste des participants à cette conférence, au milieu des diplomates, politologues, journalistes, historiens, son nom était suivi de l’expression: «date de naissance inconnue». L'obsession de la diaspora russe Le protocole de la conférence note que Poutine a longtemps gardé le silence. Puis, brusquement, il prend la parole: «Quant aux problèmes des populations russophones de l’ex-Union soviétique, je voudrais faire remarquer que ce ne sont pas elles qui ont envahi les anciennes républiques de l’URSS mais le pouvoir soviétique qui les a envahies. En ce sens, les Russes sont des victimes de la puissance soviétique au même titre que les autres peuples qui ont peuplé l’URSS […] N’oubliez pas que dans l’intérêt de la sécurité générale et de la paix en Europe, la Russie a renoncé volontairement à des territoires gigantesques au profit des ex-républiques de l’URSS, y compris des territoires qui historiquement ont toujours appartenu à la Russie. Et là, je ne pense pas seulement à la Crimée ou au nord du Kazakhstan mais aussi à la région de Kaliningrad. La conséquence, c’est que brusquement 25 millions de Russes vivent maintenant à l'étranger et la Russie ne peut tout simplement pas permettre –ne serait-ce que dans l’intérêt de la sécurité en Europe– que ces gens soient arbitrairement abandonnés à leur sort.» Trois ans après la fin de l’Union soviétique, la situation de ces minorités russes dans les Etats baltes, en Ukraine, au Kazakhstan ou en Moldavie, n’était en effet pas réglée. Les Etats baltes obligeaient par exemple les russophones à apprendre leur langue pour obtenir la citoyenneté locale. Mais, depuis, elles sont pour la plupart intégrées –c’était une des conditions d’entrée dans l’Union européenne–, sauf dans la région moldave de la Transnistrie où un pouvoir de type soviétique s’est installé à l’ombre de le la 14e armée russe. Pourtant, cette diaspora russe est une sorte d’obsession pour Vladimir Poutine. En 2005, il déclarait que la fin de l’URSS était «la plus grande catastrophe stratégique du XXe siècle», et il ajoutait: «Celui qui ne la regrette pas n’a pas de cœur, celui qui la regrette n’a pas de cerveau.» Sans doute est-ce aussi la raison pour laquelle celui qui se présente comme l’homme fort, à tous les sens du terme, de la Russie, écrase une larme quand il entend l’hymne russe, comme ça a été récemment le cas lors d’une visite officielle en Mongolie. Il est vrai aussi que la musique de l’hymne russe n’est autre que la mélodie de l’ancien hymne soviétique, que Poutine a fait rétablir après que Boris Eltsine l’avait changée. À LIRE AUSSI Vladimir Ier, tsar de Russie LIRE Il y a donc de la nostalgie chez le président russe. Mais pas seulement. Le projet géopolitique est présent depuis une vingtaine d’années chez Poutine, comme en témoigne son intervention de 1994, que le journal Frankfurter Allgemeine am Sonntag vient d’exhumer. Déjà à l’époque, il pensait à la Crimée, «et pas seulement» à elle. La protection des russophones «où qu’ils soient» était une de ses priorités. Ses déclarations n’avaient pas attiré alors d’attention particulière. Il n’était qu’un personnage de deuxième rang et personne, à l’époque, ne pensait qu’il serait un jour en mesure de transformer ses obsessions en une politique. Toutefois, on aurait pu accorder plus d’importance à des signes plus récents montrant que l’annexion de la Crimée et l’intervention dans le sud-est de l’Ukraine ne sont pas des décisions de dernière minute, prises dans la hâte pour répondre à une situation imprévue. Au contraire, elles ont été soigneusement préparées, même si le moment de leur mise en œuvre a été dicté par les circonstances. En septembre 2013, une répétition de la Crimée En 2012, Vladimir Poutine a nommé un nouveau chef d’état-major, le général Valery Guerassimov, qui fin janvier 2013, soit plus d’un an avant le conflit en Ukraine, a prononcé un discours, officiellement consacré aux «nouvelles tâches de l’état-major», mais en réalité destiné à exposer la conception russe de la guerre «non-linéaire», ce que les Américains appellent la guerre «hybride». La frontière entre la guerre et la paix tend à disparaître; les guerres modernes ne sont plus déclarées; les objectifs ne peuvent pas être atteints seulement par les armes, mais par des mesures politiques, économiques, humanitaires, par la désinformation, a déclaré le général Guerassimov. Les actions militaires doivent avoir un caractère caché, avec utilisation de forces spéciales plutôt que d’unités officielles. Exactement le schéma employé en Crimée et dans le sud-est de l’Ukraine. À LIRE AUSSI La Crimée est la vengeance de Poutine: il rumine depuis 1999 LIRE Les forces russes s’étaient spécialement entraînées. En septembre 2013, Moscou a organisé les manœuvres «Zapad-13» (Ouest-13) à Kaliningrad, à la frontière occidentale de la Russie qui jouxte les Etats baltes et en Biélorussie. Ces manœuvres ont mobilisé officiellement 12.900 hommes, en dessous du seuil qui aurait entraîné la présence d’observateurs occidentaux, selon les accords de l’OSCE. Mais le nombre de soldats impliqués était sans doute trois fois plus élevé. Le thème était la défense du territoire contre des groupes armés illégaux. Ces groupes étaient censés venir de la Lituanie pour aider des compatriotes ethniques opprimés en Biélorussie (il n’y a pas de minorité lituanienne en Biélorussie). «Les unités russes qui selon le scenario des manœuvres jouaient le rôle des agresseurs ont répété l’intervention à laquelle on a assisté en Crimée et dans le Donbass», remarque le spécialiste américain de la Russie Stephen Blank, du Strategic Studies Institute. C’était le même bataillon. A la fin de ces manœuvres, Vladimir Poutine a officiellement félicité les participants. À LIRE AUSSI Poutine n'est pas en guerre contre l'Ukraine, mais contre l'Occident LIRE C’est une des grandes faiblesses des Occidentaux face à la politique révisionniste de la Russie: ils ne prennent pas pour argent comptant ce que dit le président russe, qui ne cache pas ses véritables intentions, et ils ne font pas assez attention à ce qui paraît d’abord des rodomontades avant de devenir une réalité tragique et menaçante. Daniel Vernet
La Crimée, obsession de Vladimir Poutine depuis vingt ans
Les Occidentaux ne prennent pas assez pour argent comptant ce que dit le dirigeant russe. "Et je ne pense pas seulement à la Crimée." Par cette petite phrase, Vladimir Poutine avait surpris ses ...
~atailles de la Première Guerre mondiale. La Première Guerre mondiale n'a pas seulement été l'un des conflits les plus longs et les plus meurtriers de l'histoire, elle en fut un tournant. Cette guerre allait être le catalyseur de la Grande Dépression, de l'essor d'idéologies mortifères (communisme, fascisme et nazisme), de plusieurs conflits régionaux portant sur les rebuts d'empires déchus et, bien évidemment, de la Seconde Guerre mondiale. Que les dirigeants européens de l'époque aient pu se précipiter dans ce désastreux conflit demeure l'un des mystères les plus épais de l'histoire contemporaine. Des montagnes de livres et d'articles ont depuis tenté d'expliquer comment la balle d'un assassin tirée à Sarajevo fut à l'origine de la plus grande catastrophe du XXe siècle. Des réponses jamais vraiment satisfaisantes Les explications faisant incomber toute la faute à l'Allemagne, populaires jusqu'à la fin des années 1990, ont progressivement laissé place à un tableau plus nuancé, dans lequel les autres belligérants, France et Grande-Bretagne notamment, ont une part de responsabilité plus équitable dans le déclenchement d'une guerre qui allait tuer plus de dix millions de personnes. Mais en se focalisant sur ce qui s'est passé à Londres, Paris ou Berlin, on occulte des événements qui se sont déroulés plus à l'est et qui ont aussi leur importance. La Russie a sa part de responsabilité dans cette catastrophe européenne. Et tandis que le monde commémore le centième anniversaire de la déclaration de guerre, comprendre quels calculs stratégiques ont été les siens à l'époque pourrait permettre de décrypter le comportement actuel de Moscou en Ukraine. Avant la déclaration de guerre, le rôle classique dévolu à la Russie se limite au soutien impérial de sa petite sœur slave, la Serbie, au lendemain de l'assaut diplomatique mené par Vienne et Berlin après l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand. Mais avec l'ouverture progressive des archives russes aux universitaires, après un siècle de censure, il devient de plus en plus évident que la protection de la Serbie n'était pas le principal objectif de la Russie. Les enjeux dépassaient, et de loin, le sort d'un petit allié des Balkans. Pendant cette période, les actions de la Russie relèvent davantage du désir de contrôler les détroits du Bosphore et des Dardanelles –ou, du moins, de s'assurer qu'ils ne tombent pas entre les mains d'adversaires, et principalement de l'Allemagne. L'accès à des routes maritimes dénuées de glace et donc navigables à n'importe quel moment de l'année a toujours été une priorité stratégique pour Moscou. Pendant des siècles, les détroits furent le cordon ombilical de l'économie russe, la porte d'entrée de la Russie vers la Méditerranée et, dès lors, vers tout le marché mondial. Mais au cours des années précédant la guerre, la région des détroits n'avait cessé de gagner en instabilité. Obsession russe des détroits et de la mer Noire De 1911 à 1912, pendant la guerre italo-turque, les Ottomans avaient crispé la Russie en fermant les détroits. Le commerce extérieur russe, notamment céréalier, en avait perdu un tiers de ses revenus. Vinrent ensuite les deux guerres des Balkans, entre 1912 et 1913, durant lesquelles la Russie demeura dans un état d'alerte permanent face à l'éventualité de nouvelles fermetures. Au final, les passages restèrent ouverts, mais la panique grignota tellement la balance commerciale de la Russie que ses réserves de change s'en trouvèrent quasiment épuisées. Et quand l’effondrement de l'Empire ottoman fut une issue certaine, éviter que l'une des autres puissances majeures européennes n'hérite des détroits devint le premier objectif stratégique de la Russie. Comme l'écrivait le ministre des Affaires étrangères Sergueï Sazonov au tsar Nicolas II en décembre 1913, «l’État qui possède les détroits aura non seulement la clé de la mer Noire et de la Méditerranée entre ses mains, mais aussi celle de l'Asie mineure et un vecteur d’hégémonie certain sur les Balkans». Les angoisses de la Russie furent aggravées par les manœuvres de l'Allemagne. Avant la guerre, les officiels allemands s'étaient donné beaucoup de mal pour s'attirer les faveurs des Jeunes Turcs, alors à la tête de l'Empire ottoman. L'empereur allemand avait envisagé la construction d'une voie de chemin de fer reliant Berlin à Bagdad via Constantinople et les services secrets allemands avait fait circuler dans tout le monde musulman une rumeur voulant que le Kaiser, désormais Hadj Wilhelm, se fût secrètement converti à l'Islam et eût effectué un pèlerinage à la Mecque. A la veille de la guerre de 1914, afin de solidifier l’alliance germano-ottomane, Berlin envoya deux navires militaires vers Constantinople. Et les soucis que les manœuvres de séduction de l'Allemagne envers les Ottomans pouvaient susciter en Russie s’intensifièrent d'autant plus à l'automne 1913, quand il fut révélé que Berlin avait envoyé le Général Otto Liman von Sanders commander et moderniser les premiers corps d'armée turcs, la division à qui revenait la surveillance de Constantinople et des détroits. Dès lors, si jamais la Russie avait dans l'idée de s'emparer des détroits, cette alliance germano-ottomane présageait d'une bataille contre un adversaire sachant se défendre et donc plus difficile à vaincre. Dilemme de 1914 Au moment de la mobilisation générale européenne après l'assassinat de Sarajevo, la Russie fut devant un dilemme. Soit elle laissait l'Autriche-Hongrie vaincre la Serbie et donc offrait à Vienne une rampe d'accès vers la mer Egée et les détroits. Soit elle mobilisait son armée de 5 millions de soldats pour attaquer l'Allemagne en espérant que la manœuvre pousse Berlin à consolider son front occidental, où le Kaiser estimait avoir de meilleures chances de vaincre les Français, plutôt qu'à tenter une percée des lignes russes. La Russie opta pour le second choix. Le cours de la guerre –et du monde– en fut pour toujours transformé. Bien évidemment, le plan ne fonctionna pas comme l'avaient prévu les Russes. Après un mois d'hostilités, l'armée russe dut subir de sérieux revers sur le front oriental, le plus douloureux ayant été l'annihilation de sa Deuxième Armée par les Allemands lors de la bataille de Tannenberg, à la fin août. Défaits et affaiblis, les Russes n'étaient plus en mesure de prendre possession des détroits. L'objectif principal de la Russie avait été déjoué. En 1915, tandis que la guerre entrait dans sa deuxième année, la Russie ne pouvait plus que regarder ses alliés, la France et la Grande-Bretagne, tenter de s'emparer des détroits lors de la bataille des Dardanelles. Puis ce fut la révolution communiste et la Russie se retira de la guerre. Après la fin des hostilités, le Traité de Sèvres fit des détroits un territoire international sous contrôle de la Société des nations et le rêve de la Russie fut remisé au placard. Risque sur Sébastopol Cent ans plus tard, la position russe dans la mer Noire se voit une nouvelle fois chamboulée, du moins aux yeux de Vladimir Poutine, quand la révolution ukrainienne de 2014 destitue un allié du Kremlin et laisse le pouvoir à un gouvernement pro-occidental. Ici, le risque ne concerne plus les détroits, mais un autre atout russe sur les eaux chaudes: Sébastopol, en Crimée. Sébastopol est le port d'ancrage de la flotte de la mer Noire, un bastion que l'armée russe a dans son escarcelle depuis le XVIIIe siècle. En 1954, les Soviétiques ont transféré la péninsule à l'Ukraine, mais la base navale de Sébastopol est restée sous contrôle russe. Le changement de direction à Kiev a donc soulevé à Moscou des angoisses comparables à celles de la Russie tsariste à la veille de la Première Guerre mondiale. Pour Poutine, que Sébastopol tombe entre des mains qui lui seraient défavorables –ou, pire, entre celles de l'Otan– est une problématique aussi aiguë que ne l'était, un siècle auparavant, la possibilité pour ses prédécesseurs de voir les détroits remportés par l'Allemagne. Depuis 1914, le monde a radicalement changé. Mais certains éléments du système international, notamment ceux liés à la géographie, sont éternels. Le besoin impérieux qu'a la Russie d'accéder à des routes maritimes navigables toute l'année en fait partie. Du fait d'un handicap géographique, la nécessité qu'a la Russie d'accéder aux eaux chaudes, en l'espèce à la mer Noire, est encore bien plus cruciale pour Moscou que ne l'est la mer des Caraïbes pour Washington ou la mer de Chine méridionale pour Pékin. Les États-Unis peuvent compter sur la doctrine Monroe pour protéger leurs eaux territoriales et la Chine définit désormais les siennes comme son «sol national bleu». Mais qu'importe que la Russie n'ait jamais formulé de doctrine sur la mer Noire, elle en a une. La moindre tentative –réelle ou perçue– d'y défier ses intérêts maritimes provoquera une réaction des plus violentes. Cohérent avec l'ADN géographique de son pays Cette absence de doctrine formelle pourrait expliquer pourquoi l'Occident interprète l'annexion de la Crimée comme la première manifestation d'une volonté de restauration d'un empire déchu. Mais tandis que les leaders européens et américains se demandent quelle sera leur prochaine manœuvre face à la Russie, il convient de se rappeler qu'avec le rattachement de la Crimée à la Russie, Poutine ressemble davantage au tsar Nicolas II voulant garder la main sur les détroits en 1914 qu'à Leonid Brejnev envoyant ses chars en Tchécoslovaquie en 1968. La manœuvre de Poutine a été un acte de défense des intérêts nationaux russes, parfaitement cohérent avec l'ADN géopolitique de son pays, bien plus qu'une pure et simple agression. Voici un siècle, les pouvoirs européens se caractérisaient par l'opacité de leur jeu politique international et par leurs enchevêtrements secrets. Depuis, la politique étrangère a radicalement gagné en transparence; il n'y a que la Russie pour rester aussi énigmatique qu'avant. En attendant que les décideurs politiques essayent de trouver un sens aux manœuvres du Kremlin, se remémorer certains épisodes de la Première Guerre mondiale pourrait se révéler crucial. Le but étant, cette fois-ci, de ne plus méconnaître les ambitions géopolitiques de Moscou et de s'assurer qu'elles ne poussent pas, comme un somnambule, le monde au seuil de la guerre. Gal Luft
Poutine ne cherche pas à gagner la Guerre Froide: il rejoue les batailles de la Première Guerre mondiale. La Première Guerre mondiale n'a pas seulement été l'un des conflits les plus longs et ...
http://www.slate.fr/story/90933/vladimir-premier-tsar-de-russie
~Le 24 mars 1999, l'Otan bombardait le Kosovo. Depuis, celui qui allait devenir le président de la Russie préparait une réponse. Il y a tout juste quinze ans, je manquais à la promesse que je m’étais faite à moi-même: après avoir été capturée et menacée d’exécution par des guérilleros kosovars l’année précédente, j’avais juré de renoncer au journalisme de guerre. Et voilà que je me rendais à Belgrade pour faire un reportage sur les effets qu’avait sur la Serbie la campagne de bombardements de l’Otan. Lorsque mes amis avaient mis en doute le bien-fondé de ma décision, je leur avais expliqué que le cours de l’histoire était en train de changer et qu’il fallait que j’y sois pour témoigner. Je m’étais trompée sur la partie témoignage: je suis bien restée six semaines dans la région, j’ai écrit plusieurs articles, dont 34 pour Slate, depuis la Serbie, le Monténégro et la Macédoine, mais il a fallu bien plus longtemps pour que le catastrophique changement historique devienne flagrant. Il a fallu 15 ans. Et l’invasion de l’Ukraine par la Russie est la conclusion de cette histoire. Le 24 mars 1999, le Premier ministre russe Ievgeni Primakov se trouvait dans un avion à destination de Washington lorsqu’il apprit que l’Otan avait commencé à bombarder le Kosovo. Il ordonna au pilote de faire demi-tour. Quelques heures plus tard, il atterrissait dans un Moscou vibrant de l’affront de ne pas avoir été consulté. Si les Russes n’avaient qu’une vague idée de ce qu’était le Kosovo, celle que la Serbie était un territoire peuplé de Slaves orthodoxes comme eux et que la Yougoslavie faisait à juste titre partie de la sphère d’influence de Moscou était fortement ancrée. La montée des sentiments anti-américains Ne pas être consultés –ni même avertis apparemment– envoyait clairement le message que les Etats-Unis avaient décidé qu’ils règneraient désormais sur un monde unipolaire. Impossible même de prétendre reconnaître le statut de superpuissance sur le déclin de la Russie: le président Bill Clinton avait choisi de ne pas attendre les quelques heures qu’il aurait fallu à Primakov pour atterrir à Washington, ce qui lui aurait au moins permis de sauver la face en prétendant avoir été mis au courant de la décision. A partir de ce moment-là, l’administration du président russe Boris Eltsine, déjà affaiblie et en difficulté, se retrouva dans l’incapacité de justifier sa position amicale et de détente envers l’Occident. Les sentiments anti-américains étaient si virulents qu’on aurait cru que les Etats-Unis étaient en train de bombarder la Russie. En faisant faire demi-tour à son avion, Primakov s’était rendu populaire aux yeux de l’opposition nationaliste et avait tourné le dos à Eltsine. Ce fut la panique chez les Moscovites progressistes. Les nationalistes se mobilisaient non seulement politiquement, mais aussi militairement: à Moscou, des hommes faisaient la queue devant l’ambassade yougoslave afin de s’engager pour défendre la Serbie. J’ai trouvé à Belgrade une mentalité en accord parfait avec celle de Moscou. Le pays se mobilisait derrière Slobodan Milosevic, son dirigeant nationaliste. Les quelques opposants restant, groupes ou individus, se virent encore plus marginalisés et mis en difficulté. Et devinrent de plus en plus paranoïaques, ce qui les paralysa. Et Elstine consacra un quasi-inconnu... Un concert quotidien dans le centre-ville battit littéralement le rappel pour soutenir l’effort de guerre, érigé au fier statut d’effort de défense –contre les Américains, rien de moins. Un groupe de rock russe populaire, jadis pro-occidental, vint s’y produire. Lorsqu’un jeune opposant serbe de ma connaissance reçut son ordre d’appel, il revêtit l’uniforme de bon cœur: hors de question qu’on pense que les activistes anti-Milosevic n’étaient pas patriotes. Quand je suis revenue à Moscou à la mi-mai, si la panique des progressistes et la ferveur des nationalistes s’étaient calmées, j’ai décelé les signes de la toute nouvelle force des nationalistes –et c’est là-dessus que j'ai écrit mon dernier article. Et l’histoire a poursuivi sa course ainsi changée. En août, Eltsine consacra un quasi-inconnu pour lui succéder, un certain Vladimir Poutine. En quelques semaines, ce dernier devint spectaculairement populaire en lançant une nouvelle guerre en Tchétchénie. Des politiciens qu’on avait connus progressistes firent l’éloge de l’armée russe pour ce qu’elle y faisait; l’un d’entre eux déclara qu’elle «retrouvait sa dignité». Il ne mentionnait pas le Kosovo, mais il faisait référence au sentiment d’humiliation général éprouvé par les Russes depuis le printemps. Président par intérim en décembre 1999, Poutine fut élu en mars de l’année suivante. Au cours des 14 années qui ont suivi, il a entretenu chez le public russe un sentiment de nostalgie de l’Union soviétique, et tout particulièrement de la peur qu’elle inspirait au reste du monde. En 2008, la Russie a envahi l’ancienne république soviétique de Géorgie et annexé brutalement une partie de son territoire. Et voilà qu’elle vient de faire la même chose avec l’Ukraine. Cette fois-ci, il a cité le Kosovo Mais cette fois, Poutine a évoqué le Kosovo. Dans son discours au Parlement du 18 mars 2014, il a établi très clairement qu’en annexant la Crimée, il avait vengé la Russie pour ce qui s’était passé au Kosovo. «Ce sont nos partenaires occidentaux qui ont créé ce précédent; ils l’ont fait eux-mêmes, de leurs propres mains, en quelque sorte, dans une situation totalement analogue à celle de la situation criméenne, en reconnaissant que la sécession par le Kosovo de la Serbie était légitime», a-t-il revendiqué. Ensuite, citant des déclarations américaines sur le Kosovo, il est devenu de plus en plus énervé jusqu’à lâcher: «Ils l’ont écrit eux-mêmes. Ils ont diffusé ça dans le monde entier. Ils ont baisé tout le monde –et maintenant ils s’indignent!» (Les traducteurs officiels du Kremlin, qui passent leur temps à civiliser les discours du président russe, ont traduit cette phrase par «Ils ont écrit ça, l’ont disséminé dans le monde entier, ils ont convaincu tout le monde et maintenant ils s’indignent!» Or, Poutine a utilisé l’expression «vsiokh naniouli,» de l’argot de rue qui signifie sodomiser tout le monde de force, plutôt que convaincre tout le monde)[1]. Voilà qui soulève trois questions. Tout d’abord, si Poutine estime qu’il rend à l’Occident la monnaie de sa pièce pour le Kosovo, pourquoi avoir attendu si longtemps? Ensuite, qu’est-ce que les Etats-Unis auraient pu faire différemment pour éviter de déclencher cette longue et effrayante réaction en chaîne? Et enfin, que peuvent-ils faire à présent? La vengeance, et l'opportunisme Avec le recul, cette longue attente est parfaitement logique. Lorsque Poutine s’est emparé du pouvoir en Russie, il n’a eu à aucun moment l’intention de le lâcher, il avait donc toute la vie devant lui. Deux des principaux traits de caractère du président russe sont l’esprit de vengeance et l’opportunisme. Il se complaît dans ses rancœurs et y puise des motivations: ça lui a plu d’en vouloir aux Etats-Unis pendant toutes ces années pour le bombardement de la Yougoslavie –ainsi que de savoir qu’un jour, il rendrait coup pour coup. Organiser sa stratégie à long terme n’étant pas son fort, cette conviction est restée abstraite jusqu’à sa réalisation, lorsque l’occasion de s’emparer de la Crimée s’est présentée. Il était doux de se venger, mais quand d’autres opportunités se présenteront –ce qui va se produire plus souvent à présent, en tout cas du point de vue de Poutine– il déploiera la force militaire russe ou la menace d’y avoir recours dans d’autres pays voisins. Non seulement il savourera une vengeance froide, mais il n’a pas fini de s’en repaître. Les Etats-Unis et leurs alliés auraient-ils pu entreprendre autre chose qu’une intervention militaire pour résoudre la crise du Kosovo? En réalité, c’est ce qu’ils ont fait. Après la campagne de bombardements, qui a renforcé le soutien pour Milosevic et affaibli ses opposants, les Etats-Unis ont versé des sommes conséquentes pour reconstruire l’opposition serbe. Ce financement était conditionné au fait que les différents groupes d’opposition travailleraient ensemble et assisteraient à des réunions de coordination régulières à Budapest, en Hongrie, organisées par des gens dont les participants sauraient pertinemment qu’ils représentaient le département d’Etat des Etats-Unis. Le projet de révolution anti-Milosevic a été mis en place au cours de ces réunions jusqu’au plus petit détail, y compris l’emplacement des leaders de chacune des 18 organisations politiques participantes en cas de manifestation de masse à Belgrade. Ce qui s’est produit en octobre 2000, et Milosevic n’a pas compris ce qui lui arrivait. Les Etats-Unis auraient-ils pu agir autrement? Un tel projet aurait-il pu être mené à bien sans la campagne de bombardements de l’Otan? Milosevic aurait-il pu être renversé plus tôt sans les pilonnages? A mon avis, oui. D’un autre côté, serait-il parvenu à tuer et à déplacer encore beaucoup d’autres personnes au Kosovo avant d’être déposé, sans l’intervention de l’Otan? Il est impossible de répondre à cette question. Mais ce que nous savons, c’est que les guerres de Yougoslavie étaient pour beaucoup les guerres d’un seul homme, et que c’est d’avoir renversé cet homme, et non pas les bombardements, qui ont fini par y mettre un terme. De la même manière, les guerres de la Russie sont les guerres de Poutine. Impossible aussi de savoir si la Russie aurait eu Poutine sans les bombardements en Yougoslavie. Je ne le pense pas. Mais maintenant qu’il est au pouvoir depuis plus de 14 ans et qu’il envisage de rester pour toujours, que doivent faire les Etats-Unis? Bombarder Moscou ne semble pas une possibilité envisageable. En revanche, aider l’opposition russe de la même manière attentive, engagée voire intrusive que les Etats-Unis ont autrefois aidé l’opposition serbe devrait en être une. Poutine est déjà convaincu que le département d’Etat américain soutient les rares opposants activistes qu’il reste à Moscou –et il leur fait payer. Il y a de nombreuses différences entre le Poutine d’aujourd’hui et le Milosevic d’il y a 15 ans, et toutes se résument au fait que Poutine est bien plus fort et plus difficile à déloger –raison de plus pour que les Américains mettent leurs meilleurs cerveaux à contribution afin de trouver les moyens d’aider les Russes à le faire. C’est peut-être notre seule chance de remettre l’histoire sur le droit chemin. Masha Gessen Traduit par Bérengère Viennot [1] NDLE: La traduction fournie en français par le site russe La Voix de la Russie est la suivante: «“Toutefois, cela n’en fait pas des violations du droit international.” Fin de citation. Ils ont écrit cela, ils l’ont disséminé partout dans le monde, ils ont obtenu l’accord de tous, et maintenant, ils sont scandalisés. Qu’est-ce qui les rend si outrés?» Masha Gessen
La Crimée est la vengeance de Poutine: il rumine depuis 1999
Le 24 mars 1999, l'Otan bombardait le Kosovo. Depuis, celui qui allait devenir le président de la Russie préparait une réponse. Il y a tout juste quinze ans, je manquais à la promesse que je m'...
http://www.slate.fr/story/85035/poutine-vengeance-kosovo-crimee