6 Septembre 2014
~Le mot "Individualisme" ne doit pas être mal interprété. L'individualisme, dont il est question, n'a rien à voir avec l'individualisme bourgeois (libéral ou aristocratique). L'individualisme, c'est tout simplement la défense de l'individu. Il peut exister autant d'individualismes que d'individus. L'individualiste n'est pas un ermite. C'est un homme sociable qui peut passer des contrats associatifs avec la société tant que ceux-ci ne conduisent ni au malheur ni à l'esclavage. Les anarchistes individualistes estiment que les affaires humaines doivent être gérées par des individus ou des organisations basées sur le volontariat. Égoïste, au sens philosophique, l'individualisme défend simplement son Moi, sa libre pensée. Parfois, sa raison lui commande de sacrifier certaines parcelles de sa liberté pour des enjeux qui correspondent à sa philosophie. Il détermine lui-même les limites des "contrats" qu'il engage avec d'autres personnes. Ces contrats sont résiliables. L'individualiste ne nie pas les règles, il exige seulement de participer à leur élaboration. Le bon fonctionnement de l'anarchiste individualiste suppose l'engagement d'hommes et de femmes conscients qui sauront construire un monde fait de joies et de libertés.
~es deux traditions de l'individualisme anarchiste Max Stirner est considéré comme le fondateur et le premier théoricien de l'individualisme anarchiste, même s'il se défend dans L'Unique et sa propriété d'être anarchiste. En fait, l'individualisme stirnérien a eu peu d'impact sur le développement de l'anarchisme au XIXe siècle. Ce n'est qu'avec la parution des ouvrages de John Henry Mackay que l'individualisme stirnérien est redécouvert, vulgarisé et adapté aux revendications anarchistes. Mackay peut ainsi être considéré comme l'un des principaux initiateurs de la tendance anarcho-individualiste. Les théories unicistes de Stirner ont été lues, commentées et assimilées principalement en France et aux États-Unis, où elles ont donné naissance à deux types distincts d'individualisme anarchiste. L'école américaine N'ayant été que très peu exposée aux théories holistes radicales portées par le mouvement ouvrier européen, la pensée individualiste américaine évolue, au cours du XIXe siècle, d'un libéralisme influencé par John Stuart Mill et Spencer vers une position ultra-libérale, antiétatiste et antiautoritaire. S'appuyant sur des expériences pratiques de libre entreprise privée (comme c'est le cas pour Josiah Warren), de vie en autarcie (comme l'a expérimenté Thoreau à Walden pond) ou d'actions juridiques antiétatistes (comme celles de Lysander Spooner), ce courant ultra-libéral, exposé à l'individualisme stirnérien et au mutualisme proudhonien, se mue en une forme d'anarchisme original et spécifiquement américain. Entête du numéro de janvier 1901 du journal anarchiste individualiste américain Lucifer, animé par Moses Harman. Deux penseurs font figures d'inspirateurs, Josiah Warren et James L. Walker, qui posent dès les années 1860 les bases d'une philosophie faisant de l'égoïsme l'unique base de toutes les actions humaines. Les thèses anarchistes de Warren et de Walker sont ensuite reprises par Lysander Spooner et surtout Benjamin Tucker qui, bien avant Mackay, a redécouvert et vulgarisé l'égoïsme stirnérien. De façon générale, les anarchistes individualistes américains préconisent la libre association et rejettent les révolutions violentes. Ils optent plutôt pour la résistance passive et le refus d'obéissance comme moyen de faire advenir l'anarchie. Par exemple, Tucker préconise le refus de payer l'impôt ainsi que la création de coopératives indépendantes, pratiquant le libre-échange commercial et même la fondation d'un système bancaire dégagé de l'emprise de l'État. Les anarchistes individualistes américains ne sont donc pas opposés par principe à la propriété privée mais en critiquent l'utilisation qu'en font les institutions de domination sociale que sont la grande entreprise et l'État. Reconnaissant pour l'essentiel la notion de possession telle que définie par Proudhon, ils ne s'opposent en réalité qu'à la nue-propriété, et donc à tout revenu de prêt - tels que les bénéfices ou les loyers et le salariat - tout en reconnaissent à chacun le droit de posséder son logement ou de travailler sa terre. C'est, selon les anarchistes individualistes, en ce sens l'usage seul qui fonde et légitime la propriété individuelle. Après la Seconde Guerre mondiale, les principaux thèmes de la pensée individualiste anarchiste américaine ont été repris par Ayn Rand qu'on peut considérer comme la fondatrice du libertarianisme et de l'"anarcho"-capitalisme. Ses disciples, dont Murray Rothbard est le plus brillant représentant, proposent à partir des années soixante une forme radicale de libéralisme économique préconisant le remplacement du gouvernement par une simple agence rétribuée, chargée de protéger les individus, et un capitalisme libéré de toute ingérence étatique. Les héritiers de l'individualisme anarchiste américain sont actuellement divisés entre les minarchistes du parti libertarien et "anarcho"-capitalistes qui souhaitent la dissolution de l'État dans le marché par la prise en main de ses pouvoirs par l'entreprise privée. L'école française La première page d'un numéro de L'Unique, mensuel animé par E. Armand (1956) En France, la philosophie de Stirner se développe dans un terreau riche d'une longue tradition de luttes sociales. Alors que l'individualisme stirnérien se greffe aux États-Unis sur un support libéral et capitaliste, ce même individualisme se greffe en France sur un support plus révolutionnaire et résolument anticapitaliste. L'individualisme anarchiste français conserve donc des préoccupations sociales et égalitaires qui n'apparaissent pas chez les individualistes "anarcho"-capitalistes américains. Certains anarchistes comme Charles-Auguste Bontemps vont jusqu'à parler d'individualisme social, en considérant le Marché et la Propriété comme des fantômes stirnériens, des idées oppressives qui exigent le sacrifice de l'individu. Actuellement Ce double héritage fait que certains anarchistes américains, collaborateurs de la revue Anarchy, a Journal of Desire Armed (comme Jason McQuinn, Hakim Bey ou Bob Black) refusent l'étiquette individualiste même si leur pensée rejoint pour l'essentiel celle des individualistes anarchistes français, principalement par souci de se démarquer des libertariens et des "anarcho"-capitalistes qui ont usurpé l'étiquette anarchiste individualiste aux USA dans l'après-guerre. Ils se disent alors partisans de l'anarchie post-gauchiste (Post-Left Anarchy) ou de l'anarchie, tout simplement. Caractéristiques de l'individualisme anarchiste Tenter de définir l'anarchisme individualiste est malaisé car, comme l'a justement écrit Émile Armand, « on ne trouve guère deux anarchistes individualistes défendant les mêmes théories ». Au sein de l'anarchisme, l'individualisme s'oppose franchement aux courants liés à la gauche politique, principalement l' anarcho-communisme, le communisme libertaire (surtout dans sa version insurrectionnelle) et l'anarcho-syndicalisme. Cela ne signifie toutefois pas que l'individualisme anarchiste soit associé à la droite ou au conservatisme (si on exclut évidemment l'"anarcho"-capitalisme qui est en réalité davantage une forme de libéralisme radical qu'un courant anarchiste). Les individualistes s'opposent pour la plupart radicalement au capitalisme et refusent d'en être la loyale opposition ou « la gauche de toutes les gauches », se plaçant ainsi par delà ce binôme «gauche/droite» hérité de la Révolution française. L'individu Les anarchistes individualistes considèrent l'individu comme seule réalité et comme principe de toute évaluation. Mais contrairement aux individualistes libéraux, les anarchistes individualistes comprennent l'individu comme l'Unique, l'individu réel, existant, effectif, différent de tous les autres par son existence, et non comme un concept, une idée générale. Cet individu est son propre principe directeur et ne demande pas à être reconnu comme « Homme ». L'individu, l'Unique existe en-soi et par soi, et ne saurait être réduit à aucun concept. Toute tentative de réduction de l'individu à un concept, aussi séduisant soit-il, constitue pour l'individu une coercition inacceptable, une tentative de négation de ce qu'il est. Par exemple, la pression à « être quelqu'un de bien » n'est qu'une tentative de restreindre la richesse de l'Unique à un cadre moralisateur. Ainsi, l'individualisme anarchiste est foncièrement anti-humaniste. Ne voir en l'individu que l'Homme ou la Personne, ne respecter que l'Homme en lui, c'est ne voir que ce qu'il a de commun avec les autres. C'est ne voir que ses ressemblances avec les autres et tenter de fabriquer une identité fictive à partir de la description de ces ressemblances. Bref, « l'homme » est un concept froid, abstrait, un « fantôme » dans le vocabulaire stirnérien, alors que l'individu, lui, est ce qui existe réellement. L'association La plupart des individualistes anarchistes font une nette distinction entre la Société et l'association entre individus. Pour eux, la libre association est un instrument de l'individu, alors que la Société est un de ses oppresseurs. La Société veut passer pour sacrée, elle se sert des individus. L'association, au contraire, est à leur service. Une association d'égoïstes est donc pensable si elle reste un moyen pour eux de satisfaire leurs intérêts en unissant leurs forces. Mais elle ne doit jamais rester une instance autonome, obligatoire, permanente, supérieure à l'individu au sens où elle poursuit ses propres fins au détriment de l'individu. L'association doit donc être petite, limitée, informelle, ouverte et temporaire. Moyens d'action L'individualisme anarchiste s'oppose généralement à l'idée révolutionnaire, les rêves de Grand Soir étant jugés potentiellement répressifs. Les anarchistes individualistes croient généralement que les mouvements d'insurrection sombrent fatalement dans un organisationnisme militarisé aux antipodes de l'intérêt de l'individu. C'est donc à l’individu lui-même de se libérer en rejetant la société dominatrice. Pour beaucoup d’individualistes, être anarchiste signifie être un « en dehors » et vivre selon ses propres principes, en refusant de collaborer aux institutions oppressives et en refusant toute forme d'embrigadement qui pervertit l'idéal libertaire sous prétexte de le servir. Concrètement, les anarchistes individualistes proposent deux grands types de moyens d'action : d'une part, l'objection de conscience généralisée et la mise en pratique de modes de vie en rupture avec les principes autoritaires, et de l'autre la pédagogie libertaire. La conjonction de ces deux stratégies a été qualifiée par Gaetano Manfredonia de « modèle éducationniste-réalisateur » Stratégies expérimentales La première des stratégies proposées par les individualistes anarchistes est basée sur l'insoumission, l'objection de conscience et la mise en pratique immédiate de modes de vie antiautoritaires. Ainsi, l'individualiste n'obéit que par nécessité, que lorsque sa propre préservation est en cause. Mais lorsque l'État présente comme des devoirs civiques certaines actions (comme par exemple le vote), il refuse de répondre à son appel. L'individualiste anarchiste refuse de participer à ce qu'il désapprouve et remet fortement en cause, par ce refus et par ces gestes quotidiens, la légitimité de l'État. De plus, les anarchistes individualistes préconisent la mise en application immédiate des principes libertaires de la libre association. Selon eux, il est non seulement utopique de croire, à l'instar de Bakounine, que nous ne pouvons être libres tant que tous les individus ne le seront pas, mais une telle croyance condamne également l'individu au sacrifice de soi à une cause extérieure à lui-même, ce qui est inacceptable. Il importe donc de créer immédiatement des zones de liberté expérimentale dans les espaces négligés par l'État, des expériences anarchistes dont le caractère temporaire et insaisissable garantit l'authenticité. L'expérience immédiate de la liberté passe, pour les anarchistes individualistes, par l'exploration de modes de vie et de valeurs antiautoritaires, que ce soit par le végétarisme, la création de milieux libres, ou de ZAT, et par des pratiques transgressives, l'amour libre, le naturisme, etc. Stratégies éducationnistes D'autres anarchistes individualistes pensent que le préalable à la libération sociale est le changement--non imposé--des individus. Selon eux, on ne peut concevoir une société libre sans la formation d'individus nouveaux, ayant bénéficié d'une éducation spécifique. Ils proposent donc l'éducation intégrale des enfants au moyen d’institutions indépendantes de l’École, de l’Église et de l’État. Citations « Nous sommes tous les deux, l'État et moi, des ennemis... Tout État est une tyrannie. » Max Stirner L'Unique et sa propriété « L'État ne poursuit jamais qu'un but : limiter, enchaîner, assujettir l'individu, le subordonner à une généralité quelconque. » Max Stirner L'Unique et sa propriété « Si tu es individualiste, toute association ne peut être pour toi qu'un pis-aller puisqu'en t'associant tu perds tant soit peu de ton indépendance. Un pis-aller - pour un temps déterminé, avec des individus déterminés, pour une besogne déterminée - sans lequel la besogne qui te tient au cœur ne pourrait être accomplie. » E.Armand, L'initiation individualiste-anarchiste « Tant que l’homme sera persuadé de l’existence de causes supérieures à la sienne propre, il sera fatalement, et pour ainsi dire légitimement, privé d’autonomie réelle ; son unicité ne sera qu’un mot : le fantôme Dieu, dans ses divers et coexistants avatars, lui ravira la joie. » Manuel Devaldes, Reflexion sur l'individualisme Voir aussi Anarchistes individualistes Max Stirner Renzo Novatore Josiah Warren Pietro Bruzzi James L. Walker Benjamin Tucker Lysander Spooner Zo d'Axa Émile Armand Han Ryner albert Libertad Alexandra David-Néel Manuel Delvades Charles-Auguste Bontemps John Henry Mackay William Charles Owen Henry David Thoreau Max Sartin Paraf-Javal Lorulot Mauricius Anna Mahe Louis Simon Louis Esteve Leda Rafanelli Jo Labadie Maurice Charron dit Pierre Chardon Paul-Émile Borduas M. E. Lazarus Ixigrec (Robert Collino) Gérard de Lacaze-Duthiers Henry Zisly Léon Prouvost Aguigui Mouna Giuseppe Monanni Rirette Maitrejean Fioravante Meniconi Sophia Zaïkowska Jeanne Morand Georges Butaud Louis Rimbault Emilie Lamotte Victor Yarros Kolitchev André Arru / René Saulière Anarchistes individualistes contemporains Anne Archet Bob Black Hakim Bey Jean Victor Verlinde
~Anarchisme et individualisme
L'anarchisme… ce paradoxe selon lequel il n'y a d'humanité sans individualité mais que nul(le) individu n'est indispensable à la cause de l'humanité Les anarchistes sont souvent qualifié(e)s d'individualistes, et, ce faisant, accusé(e)s d'être… égoïstes. Il est vrai que d'un point de vue théorique il existe un courant anarchiste dit individualiste et des anarchistes se disant individualistes. Qu'en est-il exactement ? L'individualisme[1], selon, par exemple, le Petit Robert, est : 1) une "théorie ou tendance qui voit dans l'individu la suprême valeur dans le domaine politique, économique, moral" et, plus précisément, en politique et économie, "une théorie ou tendance visant au développement des droits et des responsabilités de l'individu" et dans le sens courant, "une attitude d'esprit, un état de fait favorisant l'initiative et la réflexion individuelles, le goût de l'indépendance" [L'individualisme s'oppose au grégarisme] ; 2) en philosophie, "une doctrine affirmant la réalité propre des individus au détriment des genres et des espèces" et une "théorie qui cherche à expliquer les phénomènes historiques et sociaux par l'action consciente et intéressée des individus". Les anarchistes dressent une critique radicale de la société actuelle, dans toutes ses déclinaisons (capitalistes, "communistes", fascistes ; républicaines, monarchiques…) et portent un projet de société – d'une société enfin véritablement humaine, c'est-à-dire, pour faire simple, libre, égale et fraternelle - tout autant radical. Dans les deux cas, cette radicalité[2] vient de ce que la racine[3] de cette critique et de ce projet n'est autre que l'humain, c'est-à-dire les individus – TOU(TE)S les individus sans aucune exception ou exclusive - dans leur effectivité de chair et non une quelconque entité dont on sait, par ailleurs, qu'elle est objectivement inexistante, comme, par exemple… l'Homme. Les anarchistes considéré(e)s comme les théoricien(ne)s de l'individualisme et les tenant(e)s d'une praxis individualiste[4], à commencer, bien entendu, par Max Stirner[5], sauf à être mal lu(e)s et, plus ou moins volontairement, consciemment incompris(es), ne sont pas pour autant les apologistes de… l'égoïsme dans son acception courante et même psychologique[6]. Ils-elles ne le sont pas tout simplement parce que, anarchistes, ils-elles considèrent qu'aucun individu ne peut être libre tant qu'un seul autre individu ne l'est pas et que, de ce fait, la liberté de l'Autre est la condition de la liberté de l'Un(e), le bonheur de l'Un(e) ne peut naître du malheur de l'Autre, rien de ce qui advient à l'Un(e) ne peut indifférer l'Autre, la liberté n'est possible que dans l'égalité et la fraternité….[7] Antiautoritaires par nature, les anarchistes ne peuvent considérer et, a fortiori, admettre que la liberté de l'Un(e) soit l'asservissement de l'Autre et que le je et les tu, nous, vous, ils, elles… autrement dit le singulier et le pluriel soient incompatibles ou même seulement qu'ils puissent s'ignorer dans leur existence réciproque. Ces précisions faites, il ne s'agit pas pour moi de faire une contribution théorique conséquente sur la compatibilité de l'anarchisme et de… l'individualisme mais, plus modestement, de faire part d'une réflexion personnelle sur la place et le(s) rôle(s) des individus dans un groupement anarchiste. Je rappellerai d'abord que le mouvement anarchiste, malgré les persécutions, assassinats, arrestations, emprisonnements… et, plus simplement et naturellement, le vieillissement et le décès dont sont victimes les individus qui le composent, perdure, se développe, s'étend, se diversifie, évolue, grandit…même si, parfois, ici ou ailleurs, il semble disparaître en tant que tel. L'anarchisme ne s'est pas éteint avec la mort de Bakounine, Kropotkine, Michel, Reclus, Malatesta, Goldman… ou bien encore Ravachol, Sante Caserio, Makhno, Durutti… Il ne 'est pas non plus éteint après Kronstadt, l'Espagne de 36… A plus fortes raisons, il ne s'éteint pas avec la mort ou même, plus simplement, le départ[8] de quelque individu anonyme que ce soit, aussi actif(ive), utile, important(e), indispensable soit-il-elle dans un contexte particulier[9]. Incarné dans chaque anarchiste, l'anarchisme ne peut se réduire à un seul(e) anarchiste ! Et pourtant, de nombreux groupes anars, simples regroupements affinitaires sans véritable intention opérationnelle ou bien groupe d'action constitué à raison d'un objet bien précis[10], disparaissent avec la mort ou le départ d'un(e) seul(e) individu comme si le groupe en question était indissociable de cet(te) individu au point de ne pouvoir lui survivre, de vivre sans lui-elle. Les ancien(ne)s n'ont pas manqué, d'emblée, de poser un certain nombre de principes sans le respect desquels une organisation anarchiste ne pourrait ni être et rester anarchiste, ni durer. Toujours d'actualité, ces principes sont le mandat précis, impératif et révocable, la rotation des tâches et le consensus. Un groupement anarchiste, comme n'importe quel autre groupement humain, est une organisation, c'est-à-dire un système complexe qui, pour fonctionner, et d'un point de vue purement mécanique, cybernétique, physique…, doit obéir à des lois[11] pour pouvoir fonctionner et, a contrario, ne pas mourir. Ainsi, l'une des conditions de développement d'un groupement est que, à tout moment, ses membres, individuellement et/ou collectivement, doivent pouvoir avoir une réponse immédiate, claire, intelligible, compréhensible… à ce questionnement : "qui fait quoi avec qui, quand, comment, où, pour quoi, pour qui… ?"[12]. Plusieurs méthodes, procédures permettent de répondre à ce questionnement mais d'un point de vue anarchiste, c'est-à-dire au regard des principes et valeurs qui fondent l'anarchisme, le mandat précis, impératif et révocable est, me semble-t-il, le plus approprié. Or, force est de constater que dans de nombreux groupes anars il n'y a pas de tels mandats ou que, du moins, à l'usage, leur renouvellement n'est pas/plus à l'ordre du jour et qu'il y a donc d'un côté des auto-proclamé(e)s ou bien des mandataires à vie, en d'autres termes des représentant(e)s permanents et professionnels, des guides[13], des chef(e)s[14], des patron(ne)s, des cadres, des délégué(e)s… et de l'autre côté des démissionnaires, des résigné(e)s, des représenté(e)s à vie, un troupeau docile, une main d'œuvre corvéable, des encadré(e)s, des relégué(e)s… Peut-on alors parler de groupes… anarchistes ? J'en doute… La rotation des tâches ? Sans entrer dans le détail de la critique sociologique et philosophique[15] de la division des tâches avec tout ce que cela comporte comme inégalité, ségrégation, discrimination…, et sans avoir fait Saint-Cyr il est facile de comprendre que la rotation des tâches au sein d'un groupe présente de nombreux avantages qui participent tous de la coopération. En particulier, la rotation des tâches, parce qu'elle permet la distribution égalitaire des compétences, évite la spécialisation et, de ce fait, la prise de pouvoir, même non intentionnelle, par la monopolisation d'un savoir-faire et d'un savoir[16]. Or, force est de constater que, ne serait-ce par paresse, nombre d'individus ne souhaitent pas pratiquer la rotation des tâches et se défaussent de certaines d'entre elles sur certain(e)s, voire un(e) seul(e) membre du groupe. Il s'agit bien là de paresse car l'autre constat que l'on peut faire est que les tâches ainsi délaissées n'appellent pas nécessairement des compétences particulières et élevées, des efforts, physiques ou intellectuels, importants et pénibles…, des sacrifices insupportables au regard de soi-même, de sa famille, de son environnement personnel…, un coût financier prohibitif relativement à ses revenus… Il n'en demeure pas moins que, même s'il n'y a aucune intentionnalité, l'absence de rotation des tâches conduit invariablement à l'émergence sinon d'un chef, du moins d'un leadership. En effet, le désinvestissement de la majorité amène cette extrême minorité qu'est un(e) individu à se surinvestir dans le fonctionnement du groupe et, en accomplissant les tâches délaissées par les autres, même s'il n'y a là aucun autoritarisme, à exercer sur le groupe une autorité particulière qu'est le pouvoir qu'il-elle a d'animer le groupe, de lui donner vie, de le mettre en mouvement, en action. Pour reprendre une image, ce pouvoir est celui qu'à la locomotive de tracter les wagons d'un train ; il est une force dynamique en mesure d'agir sur et donc de faire agir cette autre force particulière qu'est… l'inertie des autres mondes. L'occupation par tel(le) ou tel(le) individu du vide laissé par les autres qui ne font pas (ne veulent pas faire ?) ce qu'il y a lieu de faire pour que le groupe puisse… être et, a fortiori, fonctionner, agir.., n'obéit pas nécessairement à une mauvaise intention, un… égoïsme mal compris et, par exemple, à une ambition personnelle de pouvoir, la preuve en étant que, souvent, un tel zèle militant finit par… user, lasser, fatiguer… et que l'abandon, le renoncement, la démission… de l'intéressé(e) entraînent, purement et simplement, sous le seul poids de la force d'inertie, à l'éclatement, à l'implosion, à la dégénérescence… du groupe. Comme l'Histoire ne cesse de l'attester, la majorité n'a pas toujours raison et de nombreuses majorités s'avèrent non démocratiques mais tyranniques. C'est pourquoi, l'opposition irréductible d'un seul individu, l'avis sinon contraire, du moins différent manifesté avec insistance par une minorité, même extrême, une opinion dominante à raison d'une seule majorité relative…, tout cela, d'un point de vue anarchiste, doit être autant d'empêchement à une prise de décision qui, d'une manière ou d'une autre, qu'on le veuille ou non, serait prise autant contre que pour. Seul, le consensus permet de maintenir la cohésion et la cohérence d'un groupe, étant précisé que l'obtention du consensus passe nécessairement par la confrontation[17], c'est-à-dire le débat et donc la prise de parole de chacun(e) mais également l'écoute de chacun(e)[18]. Or, combien de décisions sont prises dans des groupes (pseudo)anarchistes par la seule majorité des votant(e)s [19], une majorité qui plus est ne se sent même pas engagée par la décision prise puisque, de toutes les façons, ce seront des délégué(e)s qui la mettront en œuvre et non la majorité elle-même[20] ? Pire encore[21] : combien de majorité silencieuse se contente de suivre silencieusement[22] non pas tant forcément la décision que l'initiative prise par un(e) individu et qui, parce qu'elle est suivie par la majorité, prend, de facto, force de loi, autrement dit valeur décisionnelle ? Que de volontés tacites, silencieuses ou tonitruantes, ne sont-elles pas des servitudes volontaires, des renoncements, des résignations ? Ainsi, alors même qu'il prend l'individu, en tant qu'être humain réel, comme racine de sa critique et de son projet, l'anarchisme ne se soumet à aucun… individu. L'anarchisme n'a ni dieu, ni maître. Il n'a pas non plus de chef(e)s, même petits, même sympas…, de caporaux, p'tits ou grands, de généraux…, de gourous, de papes, de prêtres, de pasteurs, d'imams…, de leaders, de stars, de vedettes… Pas même d'héroïnes et de héros[23] auxquel(le)s ils rendraient un culte à l'instar des déesses, des dieux, des saint(e)s, des martyr(e)s, des reliques… d'une vulgaire religion. Aventure collective, l'anarchisme est comme un navire qui voguerait sur les mers. Lors des escales, certain(e)s préfèrent descendre à terre et ne plus continuer le voyage, d'autres, au contraire, montent à bord. Peu importe qui monte, qui descend, qui reste, qui ne reste pas. Le navire poursuit sa route. Et il sera ainsi jusqu'au… Grand Soir car l'anarchisme (sur)vivra tant qu'un seul individu sera privé de son humanité, tant que la société des humains ne sera pas véritablement humaine, c'est-à-dire libre, égale et fraternelle. Alors, l'anarchisme cédera la place à l'anarchie et les anarchistes s'éclipseront de l'Histoire, accoucheurs-euses qu'ils-elles auront été de l'humanité. [1] Terme apparu en Français en 1826 seulement de individuel, relatif à l'individu. [2] Ce néologisme n'est peut-être pas heureux mais il me convient mieux que le terme de "radicalisme" qui, historiquement, renvoie à un mouvement politique bien précis et nullement… anarchiste ! [3] Radical vient de radicalis - lui-même de radix - : racine. [4] Autant dans la relation à l'Autre en général que dans la lutte sociale, politique, culturelle… [5] Cf. Max Stirner : "L'Unique et sa propriété". [6] Égoïsme : 1755, du latin ego, moi : disposition à parler trop de soi, à rapporter tout à soi [acception désuète mais originelle] ; attachement excessif à soi-même qui fait que l'on recherche exclusivement son plaisir et son intérêts personnels et, par extension, tendance chez les membres d'un groupe à tout subordonner à leur intérêt. [7] Dans la relation de l'Un(e) à l'Autre, l'anarchiste refuse tout rapport de domination, d'exploitation, de pouvoir… En matière de sexualité et de sentiment, il en est donc aussi de cette relation particulière qu'est le sadomasochisme même si d'aucun(e)s, s'affirmant anarchistes, la considèrent comme normale et licite au nom de la… liberté. [8] Que ce départ soit une retraite/cessation d'activités ou bien un changement de cap, un retournement de veste… [9] Comme par exemple, celui d'un journal, d'un groupe musical… [10] Actions militantes de toute nature, édition d'un journal, centre culturel… [11] Au sens scientifique du terme. Il s'agit donc de règles, de méthodes, de principes, de procédures… [12] Il existe un questionnement préalable antérieur à la constitution du groupement lui-même : celui de la finalité de l'association et donc, aussi, de ses principes, ses valeurs, ses méthodes… [13] Qui, je le rappelle, en Allemand se dit Führer, en Italien, Duce, en Espagnol, Caudillo… [14] D'armée, d'entreprise… [15] Et, pour commencer, marxienne. [16] Au sens de connaissances, d'informations. [17] A ne pas confondre avec… l'affrontement. Aussi bien d'idées que de… personnes. [18] Contrairement à ce que l'on pense, la recherche du consensus n'implique pas la paralysie d'un groupe faute, par exemple, de pouvoir prendre des décisions dans l'urgence au regard d'une situation… urgente. Il existe en effet des méthodes, des pratiques… qui permettent un fonctionnement consensuel même pendant des situations de crise, d'urgence. C'est d'ailleurs le cas naturel d'un groupe… anarchiste, composé d'… anarchistes et fonctionnant couramment selon des principes et valeurs… anarchistes. [19] Et donc des présent(e)s ce qui est souvent loin de correspondre à la totalité de l'effectif du groupe. [20] Une majorité qui fait donc sienne la chanson de Léo Ferré "Ils ont voté… et puis après ?"… [21] Mais est-ce vraiment si… pire que cela ? [22] Religieusement… [23] Ce qui n'empêche pas les anarchistes de savoir faire preuve d'héroïsme et, au besoin, de payer de leur vie leur engagement. Pour revenir à la rubrique "Divers" :
Mes textes - Divers - Anarchisme et individualisme
L'anarchisme... ce paradoxe selon lequel il n'y a d'humanité sans individualité mais que nul(le) individu n'est indispensable à la cause de l'humanité Les anarchistes sont souvent qualifié(e)s...
http://jccabanel.free.fr/mt_anarchisme_et_individualisme.htm
~Max Stirner ? Le petit bourgeois philosophe, tancé de son temps déjà par Karl Marx ? L'anarchiste, l'égoïste, le nihiliste, le grossier précurseur de Nietzsche ? -- Oui, nul autre que lui. Certes mal famé dans le monde philosophique, qui l'évoque tout au plus en marge, mais encore aujourd'hui détenteur de la dynamite intellectuelle qu'un de ceux qui vinrent après lui prétendit avoir fabriquée. Il suffit de prononcer son nom pour qu'apparaissent des formules telles que "Je suis Unique", "Il n'y a rien au-dessus de Moi", "J'ai fondé Ma cause sur rien", qui l'ont fait passer pour l'incarnation de l'égoïste sans gêne, du solipsiste naïf, etc... Il n'est donc pas complètement oublié. Son livre, »Der Einzige und sein Eigenthum« (1844) [»L'Unique et sa propriété«] -- il n'en a pas écrit d'autre -- est édité de nos jours encore dans la »Reclams Universalbibliothek« [»Bibliothèque Universelle Reclam«], pour ainsi dire comme l'ouvrage classique de l'égocentrisme. Sans que personne le considère pour autant comme actuel. Pourtant -- telle est en revanche ma thèse -- voici venu le temps de Stirner. On trouvera peut-être la meilleure explication de ce que je veux dire dans l'histoire de l'influence de son livre, qui s'est exercée de manière étrangement clandestine dans ses périodes les plus riches de conséquences et qui est aujourd'hui encore très peu connue. Elle permet également de comprendre comment et pourquoi l'idée centrale et spécifique de Stirner n'est devenue véritablement actuelle que plus d'un siècle et demi après sa formulation. *** Stirner a écrit son »Unique« dans le contexte de la philosophie jeune-hégélienne des années 40 du XIXième siècle. Celle-ci, si l'on met à part la critique biblique de ses débuts, a tenté de développer pour la première fois en Allemagne une théorie rationaliste et athée conséquente (la "vraie" ou "pure" critique) et une pratique (la "philosophie de l'action"). Ses théoriciens les plus représentatifs furent Ludwig Feuerbach et Bruno Bauer, tandis que, sur le plan politique et pratique, Arnold Ruge et Moses Hess se distinguaient dans la lutte pour la démocratie et la justice sociale. Max Stirner fut d'abord un membre plutôt effacé du groupe de Bruno Bauer. Aussi la critique impitoyable de l'ensemble du jeune-hégélianisme présentée dans son livre (»L'Unique«) surprit-elle tout le monde. Stirner ne critiquait pas, dans la philosophie de Feuerbach et de Bauer -- à l'instar des nombreux adversaires du Nouveaux Rationalisme post-hégélienne -- l'athéisme des deux anciens théologiens, mais plutôt le manque de conséquence de leur pensée. Sans doute étaient-ils parvenus à s'émanciper du système totalisateur de Hegel, mais pas à quitter vraiment le "cercle magique du christianisme". D'où le bilan de Stirner: "Nos athées sont des gens pieux !" Ceux qu'il avait ainsi critiqués virent très bien que Stirner était allé plus loin, et de manière conséquente, sur leur chemin, le chemin de la critique. Et, s'ils admirèrent son audace, ils s'effrayèrent du résultat, qu'ils considérèrent comme un nihilisme moral. Fascinés en privé -- Feuerbach écrivit à son frère que Stirner était "l'écrivain le plus génial et le plus libre qu'il ait connu", tandis que Ruge, Engels et d'autres se montrèrent également spontanément impressionnés -- ils adoptèrent publiquement une attitude défensive et choisirent de garder leurs distances ou le silence: cette avant-garde intellectuelle réagit de manière ambivalente et tactique à l'œuvre de la plus audacieuse de ses têtes. Personne ne voulut faire avec Stirner ce pas au-delà du Nouveau Rationalisme -- une pensée rationaliste ne devait pas déboucher sur le nihilisme. Et l'on s'alarma au point de ne pas voir que Stirner avait déjà ouvert des chemins "au-delà du nihilisme". Le réflexe défensif devant les idées stirnériennes caractérise également la plus grande partie de l'histoire de la réception, faite à la fois de ré-pulsion et de dé-ception, de »L'Unique«. L'ouvrage tomba d'ailleurs pour commencer dans l'oubli pendant un demi-siècle; c'est seulement dans les années 90 du XIXième siècle que Stirner connut une renaissance, qui se poursuivit au siècle suivant, toujours dans l'ombre de Nietzsche toutefois, dont le style et la rhétorique ("Dieu est mort", "Moi, le premier immoraliste", etc.) fascinèrent tout le monde. Quelques penseurs sentirent néanmoins très bien que Stirner, quoique passant pour un prédécesseur borné de Nietzsche, était en fait le plus radical des deux. Ils n'en négligèrent pas moins eux-mêmes de s'expliquer publiquement avec lui. Edmund Husserl parle par exemple, dans un passage isolé, de la "puissante tentation" que représente »L'Unique« -- et ne l'évoque pas une seule fois dans ses écrits. Carl Schmitt, bouleversé par sa lecture lorsqu'il était jeune, n'en dit pas un mot jusqu'au jour où, en 1947, dans la détresse et l'abandon d'une cellule de prison, Stirner vient à nouveau le "hanter". Max Adler, le théoricien de l'austro-marxisme, eut toute sa vie, dans le plus grand secret, une discussion avec »L'Unique«. Georg Simmel se détourna instinctivement de son "étrange espèce d'individualisme". Rudolf Steiner, qui fut à ses débuts un publiciste rationaliste engagé, s'enthousiasma spontanément pour Stirner mais, voyant vite que celui-ci le "conduisait à l'abîme", il se tourna vers la théosophie. Quant aux anarchistes, ils se tinrent silencieusement à distance (Proudhon, Bakounine et Kropotkine) ou eurent avec lui une relation perpétuellement ambivalente (Landauer). On retrouve ce refus horrifié d'une pensée ressentie comme abyssalement diabolique dans »L'Unique« chez d'éminents philosophes de notre temps. Pour Leszek Kolakowski, Stirner, auprès duquel "Nietzsche lui-même paraît faible et inconséquent", est certes irréfutable, mais il faut à tout prix le frapper d'anathème, parce qu'il détruit "le seul outil qui nous permette de faire nôtres des valeurs: la tradition". La "destruction de l'aliénation" à laquelle il aspire, "le retour à l'authenticité, ne signifierait pas autre chose que la destruction de la culture, le retour à l'animalité ... à un statut pré-humain". Et Hans Heinz Holz nous met en garde: "L'égoïsme stirnérien, s'il était mis en pratique, conduirait à l'auto-anéantissement de l'espèce humaine". Il est possible que ce soit une angoisse apocalyptique de cette sorte qui ait poussé le jeune Jürgen Habermas à anathématiser, en termes frénétiques, "l'absurdité de la frénésie stirnérienne" et à ne plus jamais évoquer celui-ci par la suite, même lorsqu'il traite du jeune-hégélianisme. Adorno, qui devait se voir, sur la fin de sa carrière de penseur, "ramené au point de vue" -- pré-stirnérien -- "du jeune-hégélianisme", nota un jour de manière obscure que Stirner était celui qui avait véritablement "vendu la mèche", mais on ne trouve pas un seul mot sur lui dans toute son œuvre. Cependant que Peter Sloterdijk ne remarque rien de tout cela et se contente de hocher la tête en constatant que le "génial" Marx a "laissé libre cours à son irritation au sujet d'une pensée en somme aussi simple que celle de Stirner sur plusieurs centaines de pages". Donc, Karl Marx: sa réaction mérite, comme celle de Nietzsche, d'être soulignée en raison de l'influence qu'elle a eue sur toute une époque. Dans l'été 1844, Marx voyait encore en Feuerbach "le seul penseur qui ait accompli une véritable révolution théorique", mais la parution de »L'Unique«, au mois d'octobre de la même année, ébranla cette conviction, car il sentit très clairement la profondeur et la portée de la critique de Stirner. Tandis que d'autres, dont Engels, commencèrent par admirer Stirner, Marx vit en lui dès le début un ennemi qu'il convenait d'anéantir. Il envisagea d'abord d'écrire un compte-rendu critique de »L'Unique«, mais abandonna bientôt ce projet et décida d'attendre la réaction des autres (Feuerbach, Bauer). Dans son pamphlet »La sainte famille - Contre Bruno Bauer et consorts« (mars 1845), il épargna donc Stirner. En septembre 1845, parurent la critique de »L'Unique« par Feuerbach et la souveraine réplique de Stirner. Marx, se sentant provoqué à intervenir en personne, interrompit d'importants travaux en cours et se précipita sur »L'Unique«. Sa critique, intitulée »Saint Max«, débordante d'invectives contre "la plus pauvre des cervelles philosophiques", devint finalement plus volumineuse que »L'Unique« lui-même. Toutefois il semble que, son manuscrit terminé, Marx ait à nouveau hésité dans ses réflexions tactiques et, en fin de compte, la critique de Stirner resta inédite. Le résultat de cette explication menée en privé avec Stirner fut que Marx se détourna définitivement de Feuerbach et construisit une philosophie qui, contrairement à celle de ce dernier, devait être immunisée contre la critique stirnérienne -- ce fut le matérialisme historique. Il paraît néanmoins avoir encore considéré à cette date sa nouvelle théorie comme provisoire, puisqu'il la laissa elle aussi, comme son »Saint Max«, dans ses tiroirs. Voulant éviter à tout prix une discussion publique avec Stirner, il se jeta dans la vie politique, dans les luttes contre Proudhon, Lassalle, Bakounine, etc. C'est ainsi qu'il parvint à refouler complètement le "problème Stirner" -- aussi bien au niveau psychologique qu'à celui de l'histoire des idées. La signification historique du travail de refoulement de Marx devient claire, lorsqu'on examine la façon dont les marxologues de toute nuance ont vu Stirner et apprécié son influence sur Marx. Ils ont adopté sans le moindre esprit critique et de manière étonnamment unanime la manière de voir d'Engels dans son ouvrage de vulgarisation »Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande«, publié en 1888. Engels y parle de manière purement épisodique de Stirner comme d'un "cas curieux" dans le "processus de désagrégation de l'école hégélienne", qu'il loue Feuerbach d'avoir surmonté. Cette manière de présenter les choses, bien que grossièrement fausse aussi bien du point de vue de la chronologie que des faits, fut vite généralement acceptée et le resta, même après la parution du »Saint Max« de Marx en 1903. Quoique les réactions de Marx à »L'Unique« de Stirner puissent être documentées de manière convaincante et détaillée, il n'y a eu jusqu'ici que de très rares auteurs -- tels Henri Arvon ou Wolfgang Essbach -- pour traiter du rôle décisif de Stirner dans l'élaboration de la conception du matérialisme historique de Marx et procéder à une réhabilitation sans enthousiasme du premier ne remettant pas en question la supériorité bien établie du second. Cependant, ces travaux eux-mêmes ont été ignorés pendant des décennies et on ne les discute que depuis peu, et avec hésitation, dans les milieux spécialisés. On peut dire en résumé qu'au refoulement primaire de Stirner par Marx (au niveau psychologique et de l'histoire des idées) a succédé un refoulement secondaire, par lequel les marxologues de toute tendance ont automatiquement fait disparaître, contre toute évidence, le refoulement primaire marxien (ce fut en dernier lieu, et de manière très impressionnante, le cas de Louis Althusser), s'épargnant du même coup d'avoir à procéder au leur. Friedrich Nietzsche, le second grand "vainqueur" de Stirner, est né l'année (et le mois même) de la parution de »L'Unique«. Toutefois, le jeune-hégélianisme dans son ensemble était déjà considéré partout, du temps de sa jeunesse, comme une philosophie manquant de sérieux, comme les élucubrations de quelques maîtres de conférences chassés de l'Université et de journalistes tapageurs d'avant les journées de mars 1848. Le jeune Nietzsche pourtant, dégoûté par la "sénilité" de ses condisciples, vanta dans une lettre ces mêmes années 40 comme une "époque de grande activité de l'esprit", à laquelle il aurait aimé participer lui-même. Le contact direct avec un vétéran jeune-hégélien orienta aussi le futur philosophe. Au mois d'octobre 1865, Nietzsche rencontra longuement et intensivement Eduard Mushacke, un ancien membre du cercle intime de Bruno Bauer, qui avait été lié d'amitié avec Stirner. Cette rencontre eut pour conséquence immédiate une profonde crise intellectuelle et la décision panique de "se tourner vers la philologie et Schopenhauer". [pour plus amples détails voir La crise initiale de Nietzsche] Nietzsche a tenté avec un certain succès d'effacer les traces directes de ce tournant intellectuel décisif -- ce qui donne un poids d'autant plus grand à celles qui subsistèrent. Bien que, dans le cas de Nietzsche, les choses se présentent dans tous leurs détails (y compris au point de vue de la justification positive) autrement que chez Marx, on peut constater néanmoins des similitudes fondamentales dans l'évolution intellectuelle de ces deux penseurs dont l'influence devait être primordiale: la confrontation avec Stirner dans leur jeunesse; le refoulement (primaire) et l'édification d'une nouvelle philosophie renforçant un courant idéologique commençant de leur époque avant de devenir populaire, parce qu'elle fait avorter l'explication (véritablement en suspens et réclamée par Stirner) avec les problèmes de fond du projet moderne, à savoir "la manière dont l'homme peut sortir de sa minorité", tout en suggérant une solution pratique accessible. Comme pour Marx, un refoulement secondaire collectif succéda au refoulement primaire -- celui de la recherche nietzschéenne de toute tendance, mais il s'exprima toutefois sous des formes plus souples. On n'hésita pas à comparer des déclarations de Stirner et de Nietzsche -- pour conclure que Stirner était et n'était pas un précurseur de Nietzsche. Il fut également répondu aussi bien positivement que négativement à la question de savoir si Nietzsche avait eu connaissance de »L'Unique«, sans qu'on en tire toutefois de conclusions. La thèse la plus extrême, celle d'Eduard von Hartmann, veut que Nietzsche ait plagié Stirner. Mais ceux qui avaient compris le véritable apport de Nietzsche, se sont tus. *** Les philosophes, dans la mesure où ils furent des rationalistes, furent toujours des dissidents. Cependant, tôt ou tard et le plus souvent après leur mort, leur enseignement fut intégré dans le corpus de l'histoire des idées. Contrairement à l'apparence superficielle, cela n'a pas été le cas jusqu'ici pour le critique rationaliste du rationalisme que fut Stirner. Contrairement à Marx et à Nietzsche, il est resté jusque dans notre temps lui-même, qui se croit post-idéologique et ne connaît effectivement plus de dissidence intellectuelle, un véritable dissident -- un dissident durable. C'est de cette provocation que découle la valeur heuristique de son »Unique« pour l'époque actuelle, et son actualité. L'étude attentive de cet ouvrage et de son influence peuvent nous aider à comprendre l'étrange déclin qu'a connu le projet rationaliste au cours des cent cinquante dernières années -- et peut-être par là même inciter à sa réanimation. Rationalisme -- on tient presque obligatoirement celui qui, de nos jours, veut faire de ce concept un thème du temps, pour un naïf n'ayant aucune notion de l'histoire des idées. Ne sommes-nous pas depuis longtemps "éclairés", et tout particulièrement sur le rationalisme elle-même ? N'appartiennent-elles pas à une époque passée et n'a-t-on pas depuis beau temps reconnu leurs contradictions ? Puisqu'elles ont engendré, de manière active et réactive à la fois, sur la base d'une image apparemment optimiste mais foncièrement fausse de l'homme, les idéologies meurtrières qui ont conduit aux catastrophes du XXième siècle. Tous ceux qui ont voulu continuer au XXième siècle le projet rationaliste du XIXième, ont accepté cette leçon -- y compris ceux qui, dans les années 30, ont conçu une "théorie critique de la société" inspirée par Marx et Freud, puis l'ont silencieusement abandonnée peu d'années après pour finir par penser qu'une "dialectique" fatale était inhérente à tout rationalisme. La proclamation de l'époque post-moderne a rapidement mis un terme aux dernières ambitions rationalistes qui se firent encore quelque peu entendre et effectuèrent une brève percée en 1968. Le projet moderne de rationalisme, déjà discrédité et démodé, devait être définitivement congédié nominalement et l'on résuma ainsi le bilan de siècles de rationalisme: nous sommes désormais éclairés sur le fait que l'homme ne peut être éclairé. L'homme nouveau, que ce soit celui selon Marx ou selon Nietzsche, n'est pas advenu, c'est le vieil Adam qui triomphe. Désormais, tout appel à la création d'un homme nouveau est vu d'un mauvais oeil, voire considéré comme grandement dangereux. Les choses sont effectivement telles que toute intention de réanimation du projet rationaliste est aujourd'hui étouffée dans l'œuf par le fait que les idées porteuses des derniers penseurs rationalistes ayant agi sur les masses -- à savoir Marx et Nietzsche -- ont été fondamentalement dévalorisées par les expériences historiques du XXième siècle. Leur faillite a fait aussi se décourager ceux qui ne peuvent tout simplement pas croire, en face de l'omniprésent irrationalisme, que l'humanité -- et ne fût-ce que dans sa partie la plus avancée -- soit déjà "sortie de la minorité" et que le dernier mot ait été dit sur les possibilités de la raison humaine. Pourtant, la faillite des idées rationalistes jusqu'ici dominantes offre aussi une chance. Maintenant que s'est évanoui le prestige de Marx et de Nietzsche, il devrait être possible de revenir à l'endroit de l'histoire des idées, jusqu'ici consciencieusement évité, où a commencé cette évolution erronée -- à savoir les débats rationalistes radicaux des jeunes hégéliens des années 1840, d'où sortirent tout d'abord les idées de Stirner, puis -- principalement en réaction contre elles -- celles de Marx et de Nietzsche. *** Stirner reprocha aux rationalistes radicaux de son temps d'avoir seulement "tué Dieu" et supprimé l'"au-delà hors de nous", alors qu'ils conservaient, en "pieux athées" qu'ils étaient, le fondement de l'éthique religieuse, l'"au-delà en nous", le transposant simplement sous une forme sécularisée. Alors que nous ne nous libérerions de nos chaînes millénaires que lorsque ce dernier "au-delà" aurait lui aussi disparu. Par l'"au-delà en nous", Stirner entendait très précisément l'instance psychologique pour laquelle Freud créa en 1923 le mot pertinent de "surmoi". Le surmoi apparaît chez l'individu comme le résultat principal de l'acculturation de l'enfant. Il est ensuite l'asile des estimations de valeur qui, engendrées au début de la vie de manière pré- et irrationnelle, ne peuvent plus être influencées que de manière très conditionnelle par la raison. Le surmoi, bien que considéré par l'individu comme son bien le plus personnel, est l'incarnation de l'hétéronomie (Voir à ce sujet »Die Negation des irrationalen Über-Ichs bei Max Stirner« [»La négation du surmoi irrationnel chez Max Stirner«]). Stirner pensait que le stade de l'évolution au cours duquel un surmoi engendré pré- et irrationnellement gouvernait le comportement des hommes, passerait avec l'accomplissement de la rationalité au stade du gouvernement personnel, c'est-à-dire d'une véritable autonomie des individus. Cette idée n'a cependant suscité jusqu'ici, partout où elle a été entendue, que de vives réactions de défense -- même chez un rationaliste comme Freud, qui voulait voir le surmoi ancré dans la biologie de manière ferme, inabrogeable et éternelle et qui a vulgarisé la psychanalyse avec la formule: "Là où était le Ça, doit advenir le Moi !" (N.B.: un moi avec surmoi). Et les quelques psychanalystes qui ont tenté de prendre pour thème l'alternative "Là où était le surmoi, doit ad
Max Stirner -- encore et toujours un dissident
L'article suivant est paru en allemand dans et en allemand n° 5 du 27 janvier 2000, p. 49. Max Stirner -- Dissident geblieben Comment Marx et Nietzsche ont évincé leur collègue Max Stirner et ...
~La crise initiale de Nietzsche
Un nouvel éclairage de la question "Nietzsche et Stirner" par Bernd A. Laska Nietzsche 1864 Friedrich Nietzsche 1864 «J'ai rencontré, lorsque j'étais jeune, une divinité dangereuse et je ne voudrais raconter à personne ce qui envahit alors mon âme -- pas plus les bonnes que les mauvaises choses. C'est ainsi que j'appris à me taire à temps et aussi que l'on doit apprendre à parler pour bien se taire: qu'un homme qui a des arrière-plans a besoin de premier plans, que se soit pour lui-même ou pour les autres. Car les premiers plans sont nécessaires pour se reposer de soi-même et pour rendre possible aux autres de vivre avec nous.» Friedrich Nietzsche 1885 (1) 1. Introduction et vue d'ensemble 2. La question "Nietzsche et Stirner" aujourd'hui 3. Parenthèse: La réception clandestine de Stirner 4. La question "Nietzsche et Stirner" autrefois 4.1 «L'Unique» à l'arrière-plan 4.2 La découverte de «L'Unique» 4.3 Une question restée sans réponse définitive 5. La crise initiale de Nietzsche 5.1 L'euphorie berlinoise 5.2 La dépression de Leipzig 5.3 Eduard Mushacke ? 6. Epilogue Notes 1. Introduction et vue d'ensemble La vie de Nietzsche et tant que philosophe s'est terminée, comme un large public le sait, par un effrondement spectaculaire, à Turin, au début de l'année 1889. Cette crise finale, par laquelle Nietzsche se retira pour toujours du monde sur le plan de l'esprit, a été l'objet de nombreuses analyses très approfondies, qui n'ont apporté à la question ni clarté décisive ni conclusion définitive. (2) De la même manière, le début de la carrière du philosophe fut marqué par une crise existentielle grave, bien que moins spectaculaire, qu'il surmonta, en octobre 1865, au moyen d'une auto-discipline des plus strictes et surtout en devenant un disciple enthousiaste de Schopenhauer. Contrairement à la dernière, cette crise initiale n'a guère été prise en considération par les spécialistes de Nietzsche eux-mêmes et pour ainsi dire jamais étudiée en détail. La vie et l'œuvre de Nietzsche ont à vrai dire été examinées avec plus d'attention et un soin critique plus grand que celles d'aucun autre philosophe. (3) Cependent, dans les présentations de cette phase décisive au cours de laquelle le jeune homme devint philosophe, ses nombreuses biographes ont suivi ses propres déclarations d'une manière grandement dépourvue d'esprit critique. (4) En règle générale, l'abrupte conversion de Nietzsche à la philosophie schopenhauerienne, à la fin du mois d'octobre 1865, est encore aujourd'hui mise sur le compte de ce "hasard", qu'il a lui-même invoqué, et considéré comme ne demandant pas une explication plus détaillée. J'ai néanmoins fait, en examinant de plus près cette page restée en grande partie blanche de la biographie de Nietzsche, une surprenante découverte: Eduard Mushacke, avec lequel il entretint dans la première moitié du mois d'octobre 1865 des brefs rapports, notoirement très intensifs mais aussitôt interrompus, était un ancien ami intime de Max Stirner. Cette découverte rend possible un regard nouveau, et critique cette fois, sur cette phase de l'évolution intellectuelle de Nietzsche. Regard qu'arrêtent toutefois, en un premier temps, quelques sédiments de l'histoire des idées, qui font obstacle à tout examen sérieux de l'hypothèse selon laquelle la rencontre du jeune homme avec «L'Unique» de Stirner -- rencontre qui ne peut sans doute qu'être postulée -- serait la cause décisive de la crise initiale de laquelle sortit le philosophe Nietzsche. Le plus massif de ces sédiments est, peut-on dire, le fait que la question "Nietzsche et Stirner" -- à savoir si le premier eut connaissance de l'ouvrage du second et si celui-ci influença sa pensée -- a déjà été amplement discutée dans les années 1900 et finalement classée comme n'ayant, tout compte fait, pas d'importance; et ce, principalement parce que Stirner lui-même était considéré comme un auteur sans importance dans le domaine de l'histoire d'idées. Ce sédiment s'est considérablement consolidé au cours d'un siècle à la fin duquel, alors que Nietzsche jouit dans le monde entier d'une très grande prestige, c'est à peine si l'on connaît encore Stirner en Allemagne même. C'est pour cette raison qu'il est nécessaire d'aborder de manière rétro-chronologique et pour ainsi dire archéologique le thème proprement dit, à savoir la crise initiale de Nietzsche. D'analyser donc en premier lieu les présentations les plus récentes de la question "Nietzsche et Stirner", puis -- après une utile et indispensable parenthèse sur la réception clandestine de Stirner -- les discussions qui eurent lieu dans les années 1890, pour finir par l'examen de la situation du jeune Nietzsche en octobre 1865. Nous ne débattrons pas ici de la question plus large de savoir si cette reconstruction de la crise initiale de Nietzsche ouvre une nouvelle perspective sur son évolution ultérieure et peut finalement être prise en considération pour éclairer les causes de sa crise finale. 2. La question "Nietzsche et Stirner" aujourd'hui Il s'agit là d'un thème qui ne fera sans doute de nos jours que provoquer des haussements d'épaules. On connaît Nietzsche, du moins croit-on le connaître - mais Stirner ? On ne le connaît pas et on n'a pas besoin de le connaître, il n'est qu'une note en bas d'une page de Nietzsche ou de Marx qui, comme l'on sait, en fit une critique complète et radicale dès 1846. Quel autre sens qu'étroitement historiographique peut-il y avoir à soule -- ver à nouveau la question, extrêmement marginal et qui plus est depuis longtemps réglée, de savoir si Nietzsche connaissait ou non «L'Unique» de Stirner ? Cette étude apportera une réponse sur ce point. Max Stirner a toujours eu, dans le monde de la philosophie et, d'une façon générale, de la culture, la réputation la plus mauvaise qu'on puisse imaginer -- quand il n'a pas été tout simplement "oublié", jusqu'aux années 1890, puis derechef à partir des années 1910. Il passa pour un esprit borné et fut un exclu, un intouchable, un paria de l'esprit. Cela allait de soi et il eût été déplacé de justifier ce jugement. Alois Riehl, l'un des premier professeurs de philosophie à consacrer une monographie à Nietzsche, l'a énoncé, incidemment comme il convenait et sans même prononcer le nom du réprouvé: "C'est trahir une encore plus grande incapacité à distinguer entre les esprits que d'associer Nietzsche et le parodiste involontaire de Fichte, l'auteur de l'ouvrage intitulé «L'Unique et sa Propriété» -- cela signifie tout simplement associer des écrits d'une puissance oratoire presque singulière, possédant la force et la fatalité du génie, avec une bizarrerie littéraire." (5) A l'opposé Nietzsche a joui le plus souvent du respect de ses ennemis eux-mêmes, comme auteur plein d'esprit, styliste brillant et psychologue pénétrant. Aussi la question "Nietzsche et Stirner", qui fut naturellement posée pour des raisons polémiques, eut-elle autour de 1900 une certaine force explosive (voir ci-dessous). Aujourd'hui, on ne considère évidemment plus Stirner -- si toutefois on le connaît -- comme un paria, mais simplement comme une figure marginale sans importance. C'est pourquoi la plupart des ouvrages consacrés à Nietzsche ne l'évoquent plus du tout depuis longtemps. Il ne se trouve que rarement un auteur pour traiter brièvement la question "Nietzsche et Stirner", et c'est alors pour la classer une nouvelle fois comme insignifiante. Quant à celle de savoir si Nietzsche a connu ou non «L'Unique», elle ne joue plus aucun rôle dans l'affaire. Quelle que soit la réponse -- Henning Ottmann donne, après une brève esquisse, le résumé suivant: "L'horizon spirituel de Nietzsche, de l'Antiquité à l'époque moderne, fut toujours des plus étendus. Il n'eut pas d'affinité spirituelle avec la species anarchistica petite-bourgeoise." (6) Rüdiger Safranski conclut lui aussi son chapitre sur Stirner en remarquant que Nietzsche aura éprouvé de la répulsion à l'égard du "petit-bourgeois" Stirner. (7) Une curieuse ambivalence est néanmoins perceptible chez les deux spécialistes. Safranski parle du "silence remarquable" de Nietzsche sur Stirner; Ottmann de manière non-fondée, d'"une des légendes plus intelligentes" sur Nietzsche. Ni l'un ni l'autre ne se soucie toutefois véritablement de ce thème -- ce qui est en partie compréhensible, lorsque l'on connaît la "réception clandestine" de «L'Unique» (voir ci-dessous). La marginalité de Stirner, solidement établie depuis des décennies, a entraîné une atrophie des connaissances, déjà maigres depuis toujours, sur sa personne et ses idées. On lui doit, entre autre résultats, les différentes étiquettes -- un Stirner jeune-hégelienne, ou anarchiste, ou nihiliste, ou solipsiste -- qui ont toutes acquis droit de cité et sont utilisées de manière négligente et en tout cas inexacte. On a un exemple, intéressant dans notre contexte, des conséquences de cette ignorance de Stirner considérée comme un faute vénielle, dans la biographie de Nietzsche en trois volumes de Curt Paul Janz, ouvrage qui fait encore aujourd'hui autorité, par ailleurs soigneux et approfondi, et qui a été révisé sur plusieurs points lors de ses réédtions. (8) Janz, dans la demi-page qu'il consacre à la question "Nietzsche et Stirner" (à coté de trois pages de documents), a commis quatre erreurs en partie graves. Bien plus: ces erreurs, dans l'ouvrage de référence le plus connu sur Nietzsche, n'ont pas été relevées jusqu'ici, soit depuis deux bonnes décennies -- ni par les experts nietzschéens de grande valeur qui ont aidé Janz dans sa tâche -- parmi lesquels Karl Schlechta et Mazzino Montinari -- ni par un large public, érudit ou non. On les trouve donc encore dans la dernière édition, elle aussi révisée, (9) et c'est la raison pour laquelle nous les énumérerons ici brièvement: 1) Dans les lettres de Köselitz à Overbeck sur la question "Nietzsche et Stirner" (III, pp. 343 sq) reproduites dans le livre, il est à plusieurs reprises question d'un certain Markay. Il s'agit sans équivoque possible du biographe et éditeur de Stirner, John Henry Mackay, dont le nom est familier à tous ceux qui connaissent Stirner autrement que par ouï-dire. Janz, qui a fait une erreur de transcription, n'est pas en mesure d'identifier ce Markay ni, par conséquent, de donner son prénom dans l'index de noms. 2) Une autre personne, que Janz ne connaît manifestement pas, est Lauterbach, dont le nom apparaît dans une lettre. Janz, ne sachant pas son prénom, l'appelle simplement "Herr" ("monsieur") dans l'index. Il s'agit cette fois de Paul Lauterbach, l'éditeur de la première édition "Reclam" de «L'Unique». 3) Lorsque Janz traite lui-même rapidement de la question "Nietzsche et Stirner" (t. III, pp. 212-213), il paraphrase un article de Resa von Schirnhofer, dans lequel une publication concernant Stirner, parue en 1894, est faussement datée de 1874. Janz ne remarque pas cette faute d'impression tout à fait évidente et fait à partir de cette fausse date une hypothèse naturellement douteuse. 4) Janz, en reprenant à son compte de Nietzsche lui-même (et de manière aussi peu critique que tous les autres biographes connu de moi) l'épisode de la naissance à la philosophie du jeune homme -- la façon dont celui-ci est devenu, pour ainsi dire du jour au lendemain, un disciple enthousiaste de Schopenhauer -- constate certes un tournant décisif dans la vie intellectuelle de Nietzsche à l'époque de son passage de Bonn à Leipzig, mais n'en prend pas en considération la cause facile à deviner, à savoir la fréquentation intensive, pendant les deux semaines l'ayant immédiatement précédé, de Mushacke père. Il néglige Eduard Mushacke, qu'il tient pour une personnage secondaire au point de lui attribuer dans l'index le prénom d'Eberhard. (10) 3. Parenthèse: La réception clandestine de Stirner Vu le mépris largement répandu et l'ignorance, encore plus largement répandue de Stirner, quelques-unes des déclarations faites à son sujet par d'éminents penseurs font dresser l'oreille. Ludwig Klages, par exemple, s'est tout de même vu obligé, dans son étude sur Nietzsche, de "penser à" cet auteur -- bien qu'il ne croie pas que Nietzsche l'ait connu. Il reconnaît que ce "dialecticien carrément diabolique procède souvent de manière plus radicale, avec moins de détours et une plus grande précision dans la vivisection" et qu'"il présente assez fréquemment ses conclusions ultimes de manière plus concise" que Nietzsche, si bien qu'il voit en lui son "opposé", un opposé "à prendre vraiment au sérieux." Ce qui fait l'énorme importance de Nietzsche, car "le jour où le programme stirnérien deviendrait ne fût-ce que la conviction délibérée de tous ... serait celui de 'jugement dernier' de l'humanité." (11) Un penseur d'une tout autre origine, le marxiste Hans Heinz Holz, va dans le même sens, lorsqu'il met en garde contre l'"égoïsme stirnérien qui, s'il connaissait une réalisation pratique, conduirait à l'auto-anéantissement de la race humaine." Même l'ancien marxiste Leszek Kolakowski a, devant «L'Unique», cette vision apocalyptique: la "destruction de l'aliénation, qui est le but de Stirner, donc le retour à l'authenticité, ne serait pas autre chose que la destruction de la culture, le retour à l'animalité ... le retour au statut antérieur à l'homme." Nietzsche lui-même, poursuit Kolakowski, paraît faible et inconséquent en comparaison avec lui." (12) Et Roberto Calasso, lauréat en 1989 du "Premio Nietzsche", écrit de son côté: "On entend dire aussi de maint côté qu'il faut partir de ce fait qu'un philosophe valable ne peut pas s'occuper d'un phénomène comme Stirner [ ... ] Stirner est désormais exclu de la culture [ ... ] La présence de Stirner est particulièrement perceptible ... chez des auteurs qui le passent sous silence ou parlent de lui dans des textes qu'ils n'ont jamais publiés, par exemple Nietzsche et Marx." Et Calasso voit aussi dans «L'Unique» le "barbare artificiel", un "monstre anthropologique", etc, l'avertissement fatidique ("Mané Thécel Pharès") de la civilisation occidentale. (13) Il est remarquable que ces auteurs n'aient pas trouvé Stirner digne d'une critique argumentée et que leurs vigoureux propos aient été le plus souvent énoncés à des endroits plutôt isolés et de manière accessoire ou accidentelle. Notre choix devrait suffire pour attester le phénomène d'une réception notoirement intensive certes, mais largement clandestine de Stirner. Qui trouve son expression principalement dans des allusions chuchotées, tablant sur une compréhension et un accord préliminaires du lecteur cultivé au sujet du caractère diabolique, hostile à la culture de Stirner, et de la malfaisance absolue de ses idées. Chez quelques auteurs, plus prudents et plus disciplinés dans leurs écrits, mentionner Stirner semble être un acte manqué: Edmund Husserl ne le nomme pas une seule fois dans ses textes, lettres, etc et ce non pas pour avoir ignoré ses idées ou les avoir tenues pour insignifiantes, mais parce que -- comme on ne l'a naturellement appris que par accident -- il voulait protéger ses élèves (et se protéger lui-même ?) de leur "puissance de séduction." (14) Il fallut la situation extrême de l'emprisonnement pour amener Carl Schmitt à dire quelque chose d'un rapport à Stirner qu'il avait dissimulé depuis sa jeunesse. (15) Et si Theodor W. Adorno reconnaissait bien en petit comité que Stirner était celui qui "avait levé le lièvre", il évita minutieusement de s'expliquer avec lui sur le plan des arguments, voire simplement de le mentionner. (16) Les raisons non exprimées de tels partisans -- dont le nombre est difficilement évaluable -- sont sans doute semblables à celles des visionnaires apocalyptiques évoqués plus haut. D'autres auteurs plus récents, comme par exemple Ottmann et Safranski cités plus haut, se veulent objectifs et supérieurs. On n'en remarque pas moins chez eux, à l'égard de Stirner, un ambivalent étonnement qu'ils s'efforcent -- comme l'avait fait de manière prototypique le jeune Marx -- d'éliminer au moyen de la thèse déjà signalée du "caractère petit-bourgeois." L'antagonisme absolu de ces penseurs vis-à-vis de Stirner -- contrarié par des efforts plus ou moins habiles pour que cet antagonisme n'aille pas le revaloriser -- ne fait pas de doute. S'il se rencontre plus fréquemment chez les philosophes que chez les théologiens, il a rarement amené l'un d'eux à s'exprimer de façon aussi affirmée que le professeur de philosophie bâlois et précoce admirateur de Nietzsche, Karl Joël, dans son opus magnum. «L'Unique», écrit-il, est "le livre hérétique le plus effréné que main d'homme ait écrit" et Stirner a fondé avec lui une véritable "religion satanique." (17) Joël a mis le doigt sur l'essentiel: "Stirner" est, pour nombre de penseurs non théologiens, le nom de code de ce qui est le Satan pour les théologiens. Ce qui explique qu'ils ne laissent que vaguement entendre ou n'expriment que par inadvertance les raisons de leur antagonisme absolu; que les raisons du choix de la méthode de défense -- le silence et le refus de la tribune, flanqués si besoin est par le développement d'un théorie du dépassement adéquate chez chacun à sa propre tendance (l'exemple révélateur étant ici Karl Marx) -- n'aient pas besoin d'être nommées voire défendues; que personne, enfin, ne demande à connaître ces raisons. (18) C'est pourquoi j'ai exposé et décrit, dans mon livre «Ein dauerhafter Dissident» («Un dissident durable»), l'histoire proprement dite de l'influence de Stirner, enfouie sous le fatras de la littérature de convention qui lui a été consacrée, comme l'histoire d'une ré(pulsion et d'une dé)ception. Commençant avec Feuerbach, Bauer, Ruge et Marx, elle comprend une importante série de penseurs de la fin du XIX siècle et du début du XX et se prolonge de nos jours jusqu'à Jürgen Habermas. (19) Il conviendra pour finir de reconsidérer si Nietzsche lui-même n'appartient pas à cette série de noms éminents. 4. La question "Nietzsche et Stirner" autrefois La question de savoir si et comment, le cas échéant, «L'Unique» a influencé Nietzsche a été posée pour la première fois au début des années 1890. Elle apparaît alors dans un contexte compliqué avec, d'une côté, la crise finale de Nietzsche et le début, peu de temps après, de sa notoriété soudaine et imprévue, et de l'autre, la première réception du livre de Stirner, qui, après la brève sensation des années 1845-46, eut presque uniquement pour théâtre pendant plus de quatre à cinq décennies l'underground littéraire. La nouvelle édition, en 1882, ne rencontra dans le public que le silence. C'est seulement dix ans plus tard qu'une renaissance de Stirner devint possible, et à la vérité seulement comme épiphénomène de la popularité de Nietzsche. On n'osait manifestement parler d'un auteur aussi longtemps "disparu" qu'après avoir découvert dans la personne de Nietzsche celui qui l'avait "dépassé". La question du rapport de Nietzsche à Stirner tombait en tout cas tout à fait sous le sens et elle suscita, dès qu'elle eut été posée -- comme nous le montrerons plus loin de manière détaillée -- un vif intérêt. On mit en évidence des ressemblances frappantes entre les deux penseurs et on conjectura que le plus récent -- Nietzsche -- devait avoir connu le plus ancien, même s'il ne l'avait nommé nulle part. Après une recherche des traces pour laquelle on se donna beaucoup de mal, mais dont les résultats furent fort maigres, on laissa pour finir la question en l'état, d'autant plus que son objet -- souvenons-nous de la sentence de Riehl rapportée plus haut -- faisait apparaître tout effort supplémentaire comme superflu. Cent ans de recherche nietzschéenne, ainsi que les éditions historiques et critiques des œuvres elles-mêmes, de la correspondance, des notes et des fragments du philosophe n'apportèrent aucune lumière sur son rapport à Stirner, si bien que l'état actuel des connaissances sur cette question est à peu près le même que celui de l'année 1910. Elle "n'a pas reçu", constate Janz, "de réponse définitive jusqu'à aujourd'hui" -- ce qui ne signifie toutefois pas qu'il faille voir là une invitation à la poursuite des efforts de la recherche nietzschéenne. Peut-être l'esquisse proposée ci-dessus de l'influence clandestine de Stirner sur d'éminents penseurs, de Marx à Habermas, ainsi que le découvertes présentées plus loin en détail sur la biographie du jeune Nietzsche seront-elles susceptibles de réveiller un intérêt depuis longtemps éteint pour cette question. On peut en effet s'attendre à ce que la réponse plausible qui y est apportée ne doive pas être conçue comme un point de détail de l'histoire de la philosophie. (20) C'est néanmoins en tant que telle qu'il faut tout d'abord la reconsidérer, et à vrai dire depuis le commencement. 4.1 «L'Unique» à l'arrière-plan Curieusement, la parution du livre de Stirner coïncide presque exactement avec la date de naissance de Nietzsche, à savoir la mi-octobre 1844. Max Stirner (de son vrai nom Johann Caspar Schmidt, 1806-1856) vivait alors à Berlin, où il fréquentait le cercle dit des "jeune hégeliens." Les théoriciens de ce cercle étaient deux anciens professeurs en théologie hégeliens, qui avaient été renvoyés de l'Université à cause de leur critique de la religion: Bruno Bauer à Berlin et Ludwig Feuerbach en Franconie. Bauer tentait de faire admettre pour la première fois en Allemagne les idées du courant athée de la philosophie française des Lumières. Feuerbach était se son côté parvenu lui aussi, à partir de sources allemandes, à une position athée. C'est alors qu'entra en lice Stirner, le "barbare artificiel" selon Calasso, adoptant un point de vue qui lui permettait de railler ces deux athées en les traitant d'"âmes pieuses." Stirner n'avait toutefois pas l'intention, avec sa foudroyante critique des personnalités jeune-hégeliennes de premier plan, de nuire au renouveau post-hégelien des Lumières -- il voulait au contraire le porter à une phase supérieure en le radicalisant. Les historiens ultérieurs, en ne prenant pas en considération la position particulière de Stirner, ont fait de lui sans autre forme de procès un adepte du néo-hégelianisme, dont ils se débarrassaient par ailleurs en le cataloguant en bloc comme un simple "phénomène de décomposition" de l'école hégelienne. Ce qui, comme nous venons de le montrer, ne réglait assurément pas le compte de «L'Unique». La critique de Stirner fut tout d'abord un choc pour les jeunes-hégeliens. Attaqué, Feuerbach -- qui parle dans une de ses lettres de Stirner comme "l'écrivain le plus libre et le plus génial que j'aie connu" (21) -- prit la plume pour se défendre. La réplique souveraine de Stirner plaça le jeune disciple de Feuerbach qu'était alors Karl Marx dans une situation que l'on peut à bon droit considérer comme sa "crise initiale". Il se détacha de Feuerbach et, sans rejoindre pour autant Stirner, écrivit dans la fièvre un furieux "Anti-Stirner", s'acharnant phrase après phrase sur «L'Unique». C'est au cours de ce travail que germa en lui l'idée du "matérialisme historique", le cadre qu'il essaiera de remplir, sa vie durant, par ses recherches économiques. Mais, craignant sans doute qu'il pût lui arriver avec son "Anti-Stirner" la même chose qu'à Feuerbach, il laissa son manuscrit inédit. (22) Dès 1847, avant même l'apparition des signes avant-coureurs des troubles de mars 1848, le choquant ouvrage de Stirner était "oublié". A la césure de 1848 succéda un climat politique dans lequel la philosophie des Lumières athée lancée par les jeunes-hégeliens fut tabou, et à plus forte raison naturellement sa radicalisation par Stirner. Les plus importants protagonistes (Feuerbach, Bauer, Marx) n'en étaient plus eux-mêmes les représentants et ils s'adaptèrent d'une manière ou d'une autre aux nouvelles conditions politiques. Stirner, tombé dans une situation de détresse matérielle, mourut en 1856. Il était à cette date devenu depuis longtemps une non-personnalité, un intouchable, un paria de l'esprit. Jusqu'à la fin des années 1880 -- un laps de temps qui coïncide à peu près avec la période de vie éveillée de Nietzsche --, c'est à peine s'il fut publiquement question de lui. En revanche, des penseurs que Schopenhauer, Hartmann et Lange, auxquels Nietzsche s'est fréquemment référé dans ses écrits et dans ses lettres, connurent la réussite dans les années 1860. Est-il possible qu'il ait eu connaissance de Stirner par leur intermédiaire ? Arthur Schopenhauer (1788-1860) n'a jamais fait mention de Stirner. Eduard von Hartmann (1842-1906) ne parle que brièvement de lui dans son premier ouvrage, qui connut aussitôt le succès «Die Philosophie des Unbewussten» (1869, trad. «La philosophie de l'inconscient» 1877), mais c'est justement ce qui peut surprendre, car il donne à entendre au lecteur attentif qu'après avoir lui-même partagé le "point de vue" de Stirner, il l'a dépassé en écrivant ce livre. (23) Friedrich Albert Lange (1828-1875) traite de Stirner dans sa célèbre «Geschichte des Materialismus» (1866, trad. «Histoire du matérialisme» 1877-79), certes de manière concise mais en termes bien choisis. Après avoir dit que son livre est "ce que nous connaissons de plus extrême", il le qualifie de "mal famé" et ... passe ensuite rapidement en affirmant sans autre forme de procès qu'il n'entretient pas un rapport étroit avec le matérialisme. (24) Les mentions de Stirner dans les livres de Hartmann et de Lange sont les plus importantes de ces quatre décennies d'underground et elles sont spécialement ici, du fait que Nietzsche a étudié ces deux ouvrages avec un soin tout particulier. Pour le reste, on peut tenir manifestement valable ce constat d'un contemporain inconnu: "Max Stirner -- que de calomnie et de haine a suscité ce nom ! ... Oui, si quelqu'un peut se plaindre d'avoir été mis sous le boisseau, ce n'est pas Schopenhauer, mais bien Stirner." (25) Le climat intellectuelle changea lentement au début des années 1880. Une nouvelle génération d'hommes de lettres, qui se déclaraient "naturalistes" ou "réalistes", entra en lice et voulut se rattache au radicalisme longtemps décrié et rejeté d'avant la révolution de mars 1848. Les premières livraisons des «Kritische Waffengänge» (1882, «Passes d'armes critiques») des frères Julius et Heinrich Hart donnèrent le signal; simultanément et chez le même éditeur parut la 2ème édition de «L'Unique». Mais il était manifestement encore trop tôt pour ce livre "mal famé" et si longtemps tenu sous le boisseau: le public ne dit mot. Les jeunes rebelles littéraires eux-mêmes n'osèrent pas aborder Stirner. Il ne fut introduit dans la discussion que quelques années plus tard et, de façon significative, d'abord comme épouvantail dans les luttes de propagande que se livraient les différentes conceptions du monde. Friedrich Engels essaya en 1886 de faire de lui le "prophète" des anarchistes, (26) tandis qu'Eduard von Hartmann en faisait un peu plus tard un instrument de son combat contre Nietzsche. Autant d'indices qui ne trompent pas du fait que Stirner était alors généralement discrédité, sans qu'il fût besoin de fonder ce discrédit. Engels et Hartmann étaient en effet l'un et l'autre sûrs d'atteindre de manière décisive leur adversaire en le faisant passer pour le descendant spirituel du paria mal famé. (27) Cependant, à partir du milieu des années 1880, Nietzsche, dont les écrits étaient jusque-là peu connus au-delà de son cercle d'amis, conquit un public plus large. Dans certains cercles privés d'admirateurs du philosophe, «L'Unique» ou plus exactement le silence de Nietzsche à son sujet, dut nécessairement faire naître une irritation diffuse. Celle-ci est peut-être à l'origine de la demande d'information, aussi prudente qu'indiscrète et dissimulée sans façons dans une longue lettre remplie d'autres questions, d'un correspondant viennois à l'ami de Nietzsche Franz Overbeck: "Un connaisseur des œuvres de Nietzsche étranger à notre cercle a émis l'hypothèse que le libelle «L'Unique et sa propriété» de Max Stirner n'avait pas été sans influence sur les conceptions ultérieures de Nietzsche." Serait-ce en effet vrai ? (28) Nietzsche lui-même ne se trouva manifestement jamais, durant tout la période de sa vie où il fut littérairement productif et intellectuellement conscient, dans la situation d'être confronté à la question, si souvent posée plus tard, de savoir s'il connaissait «L'Unique». Et lorsqu'il avait vu la célébrité proche et à portée de la main, comme s'il avait pressanti quelle sorte de questions on poserait à l'homme célèbre qu'il allait être, il s'était retiré de la vie intellectuelle au début de l'année 1889, sans avoir dit un mot de son rapport à Stirner. 4.2 La découverte de «L'Unique» Les jeunes partisans de Nietzsche furent aussi passablement irrités, lorsque Eduard von Hartmann, rompant un silence précaire, accusa Nietzsche d'avoir plagié Stirner sur un point essentiel. La "nouvelle morale", tant admirée, de Nietzsche, écrivait-il dans un article qui fit beaucoup de bruit, n'apporte en fin de compte "absolument rien de nouveau, elle a été présentée dès 1845 ... par Max Stirner ... de manière magistrale et avec une netteté et une franchise qui ne laissent rien à désirer." (29) Le coup de timbale de Hartmann (un adversaire de Nietzsche) fut le prélude d'une ample discussion de la question "Nietzsche et Stirner" et de ce que l'on a appelé la renaissance stirnérienne. Après presque un demi-siècle passé dans l'underground littéraire, «L'Unique» parut, au début de 1893, grâce aux énergiques efforts de Paul Lauterbach (un admirateur de Nietzsche, voir ci-dessous) dans la "Universal-Bibliothek" de Reclam, ce qui lui assura immédiatement une ample diffusion. Les arrières-pensées qui inspiraient Hartmann et Lauterbach sont tout à fait instructive pour la compréhension de la question "Nietzsche et Stirner", car s'ils se sont effectivement employés à faire connaître «L'Unique», ils n'étaient en aucune façon des partisans de Stirner. Nous ne pourrons toutefois exposer ici ces motifs et ces activités que de manière sommaire. Contrairement à Nietzsche, Hartmann connut dans les années 1870 et 1880 un très grand succès comme philosophe et comme écrivain. Sa première œuvre, «Die Philosophie des Unbewussten» («La philosophie de l'inconscient») parut en 1869 et fut immédiatement un best-seller, qui devait connaître douze éditions. Trois seulement des 700 pages du livre sont consacrées à Stirner, ce qui est remarquablement peu si l'on pense que cet ouvrage est fin de compte -- comme son auteur le laisse incidemment entendre -- le résultat de ses efforts le dépasser (voir ci-dessous). La réaction de Nietzsche prouve non seulement la finesse de son sens psychologique et la sûrete de son coup d'œil pour discerner l'essentiel, mais nous renseigne aussi très clairement sur son comportement dans une confrontation avec Stirner. Elle ne lui avait certainement pas échappé, lorsque, en 1874 -- le livre de Hartmann en était déjà à sa 5ème édition --, il attaqua, dans la deuxième série de ses «Unzeitgemässe Betrachtungen» («Considérations intempestives»), le "petit philosophe à la mode" dans une polémique d'une ironie mordante. Il s'y intéresse précisément au chapitre dont font partie les trois pages sur Stirner. Ce qui frappe le plus, c'est qu'il ne dit pas un mot de ce dernier, mais lit, cite, polémique et argumente avec virtuosité tout autour de lui. Hartmann, qui avait partagé lui-même peu d'années auparavant le "point de vue" de Stirner pour le dépasser ensuite non sans quelques efforts, n'aura sûrement pas manqué de le remarquer aussitôt et de flairer chez Nietzsche les mêmes efforts que les siens. Cette solidarité intime des deux hommes -- ainsi que le manque de succès de Nietzsche auprès du public -- auront alors retenu Hartmann de répondre à cette attaque. C'est seulement quinze ans plus tard que, se sentant menacé par la soudaine gloire de Nietzsche, il se saisira de l'arme de la "contre-critique." (30) Paul Lauterbach (1860-1895) est sans doute celui qui, à côté de Hartmann et du biographe de Stirner Mackay, a le plus fait avancer la renaissance stirnérienne. Il devint, par l'intermédiaire de son ami Heinrich Köselitz (qui fut pendant de nombreuses années, sous le nom de Peter Gast, une sorte de secrétaire de Nietzsche) un des premiers nietzschéens enthousiastes. Il considérait son engagement énergique pour assurer une vaste diffusion à «L'Unique», en le publiant aux éditions Reclam, comme la première étape d'une campagne stratégique planifiée en faveur de Nietzsche. Alors qu'Hartmann avait utilisé Stirner pour discréditer Nietzsche et pour se présenter lui-même comme celui qui avait dépassé le "dangereux" Stirner, Lauterbach voulait présenter Nietzsche comme le véritable triomphateur, le "grand successeur de Stirner, celui qui avait développé et transformé sa pensée de manière créatrice." Il voulait montrer le grand danger intellectuel que représentait «L'Unique» pour lui aussi, afin de recommander Nietzsche au public comme celui qui était capable d'exorciser Stirner: "Ma préface (à «L'Unique»), écrivait-il à Köselitz, a pour seul but de protéger les innocents de son influence, de tromper et de paralyser les malveillants à l'aide de Nietzsche." (31) C'est donc principalement par suite de ces activités opposées d'Hartmann et de Lauterbach que se développa, en grande partie dans les revues culturelles et des articles de presse, une vive discussion autour de la question "Nietzsche et Stirner". Les comparaisons entre les écrits des deux penseurs révélèrent souvent des concordances et des ressemblances, mais tout aussi souvent des désaccords graves et inconciliables. Plus d'un fut ébahi que n'apparaisse nulle part chez Nietzsche le nom de Stirner; d'autres comprirent que Nietzsche ne voulait pas se compromettre inutilement en montrant qu'il connaissait Stirner -- n'était-il pas, comme le pensaient la plupart avec le professeur de philosophie bâlois Friedrich Heman, "un penseur beaucoup plus fin, distingué et spirituel, aux vues plus vastes et plus hautes, dont les buts et les fins ultimes s'élevaient très loin au-dessus des pensées de Stirner, qui ne quittaient pas pour leur part le limon boueux de la vie" ? (32) 4.3 Une question restée sans réponse définitive Les amis et connaissances les plus proches de Nietzsche furent naturellement consternés. Aucun d'entre ne se rappelait l'avoir entendu prononcer le nom de Stirner. On a douzaines de lettres témoignant du trouble de ses amis. Certes, on comprenait bien pourquoi Nietzsche n'avait pas parlé publiquement de Stirner, mais pourquoi -- malgré sa grande "expansivité habituelle" (Overbeck) -- ne l'avait-il jamais évoqué non plus, même dans les cercles les plus intimes ? Seule Ida, la femme d'Overbeck, se souvenait en 1899 d'une conversation qu'elle avait eue avec lui -- soit environ vingt ans plus tôt --, au cours de laquelle il lui serait échappé qu'il se sentait une affinité d'esprit avec Stirner: "Une certaine solennité passa sur son visage. Comme j'observais attentivement ses traits, je les vis se modifier à nouveau; il eut une sorte de mouvement de la main, comme pour chasser quelque chose ou s'en défendre, et murmura: 'Bon, voilà que je vous l'ait dit, et pourtant je ne voulais pas en parler. Mais oubliez-le ! On parlera d'un plagiat -- pas vous, je le sais." (33) Il y eut enfin une déclaration d'Adolf Baumgartner, l'élève préféré de Nietzsche lors de ses débuts à Bâle, qui s'était toutefois éloigné de lui peu après. Devenu entre-temps professeur d'histoire ancienne dans cette ville, il se rappelait avoir emprunté en 1874 «L'Unique» à la bibliothèque de l'Université et reconnaissait l'avoir fait sur les conseils de Nietzsche. Cet emprunt a pu être vérifié sur l'ancien registre des emprunts de la bibliothèque. Baumgartner n'a rien dit de sa lecture et de ses éventuelles conséquences, pas plus que d'entretiens avec Nietzsche à ce sujet, bien qu'il se soit souvenu, vingt-cinq ans plus tard, et du livre lui-même et des mots par lesquels Nietzsche le lui recommandé ("C'est la chose la plus conséquente que nous ayons"). Peut-être son enigmatique déclaration ultérieure, selon laquelle Nietzsche aurait "d'abord tourné (en lui) la grande roue dans l'autre sens" se rapporte-t-elle à cet événement. (34) Elisabeth, la sœur de Nietzsche, ne se lassa pas en revanche de recueillir des "contre-évidences", en essayant d'obtenir de tous les amis et connaissances accessibles de Nietzsche la confirmation écrite que le philosophe n'avait jamais parlé de Stirner en face d'eux. (35) Mazzino Montinari, au courant grâce à sa connaissance précise des archives de Nietzsche des efforts d'Elisabeth, est resté perplexe, par suite de son appréciation conventionelle de Stirner, devant ses "inexplicables raisons". (36) Il était tout à fait éloigné de soupçonner que le zèle d'Elisabeth ait pu être nourri par sa connaissance secrète du rôle de Stirner dans le développement de la pensée de Nietzsche. Elle contesta en tout cas avec véhémence dans plusieurs articles que Nietzsche ait eu une connaissance quelconque de «L'Unique» et se montra néanmoins assez intelligente pour ne plus aborder ce thème dès que l'interêt public pour la question eut cessé. Franz Overbeck, qui est sans doute l'ami de Nietzsche le plus compréhensif, le plus sûr et le plus capable de juger, aboutit après un examen extrêmement minutieux de tous les aspects de la question à la conclusion suivante: "Que Nietzsche se soit conduit de manière curieuse à propos de Stirner, est hors de doute. Mais s'il ne donna pas à son sujet libre cours à sa grande expansivité habituelle, ce ne fut très certainement pas pour dissimuler une quelconque influence sur lui (influence qui, au sens exact du mot, n'existe pas), mais parce qu'il préférait sans doute, d'une manière générale, venir à bout pour lui-même et par lui seul de l'effet que Stirner avait eu sur lui. En conséquence, j'affirme que Nietzsche a lu Stirner. Cela peut fonder sans plus, pour des adversaires de ses livres, l'accusation de plagiat, qui sera la toute dernière idée à venir à l'esprit de ceux qui l'ont personnellement connu." (37) 5. La crise initiale de Nietzsche 5.1 L'euphorie berlinoise Overbeck a donné, contrairement à Elisabeth Förster-Nietzsche, une réponse diplomatique à la question "Nietzsche et Stirner". Il admet la lecture de Stirner, mais n'en tire aucune conclusion, pas plus que de sa "curieuse" dissimulation. Cette réponse fut généralement acceptée, lorsque la controverse eut pris fin, comme le dernier mot sur l'affaire. Elle n'eut pas de conséquence sur l'interprétation de Nietzsche et sortit bientôt, avec la question elle-même, du champ visuel de la plupart des chercheurs. A l'instar d'Overbeck, des spécialistes ultérieures de Nietzsche, dans la mesure où ils en vinrent encore à parler de Stirner, n'ont pas expliqué la relation que Nietzsche avait avec lui, mais considéré avoir traité le sujet après un bref exposé historique -- révélant d'ailleurs en maints endroits et par une touche finale hâtive et abrupte (cf. plus haute: Stirner = petit bourgeois) une ambivalence qu'ils ne parviennent pas à refouler entièrement. (38) Même des considérations plus différenciées, comme par exemple celles de Hermann Schmitz, (39) classent le sujet sans suites. Sur quoi l'on passe chaque fois, c'est précisément ce que les auteurs concernés par la réception clandestine de Stirner (dont Nietzsche lui-même ?) ont ressenti comme l'aspect monstrueux, barbare, satanique etc. de «L'Unique» et n'ont ni étudié de manière approfondie ni repoussé par des arguments, mais "dépassé" de manière indirecte. Bagatelliser ou diaboliser; disserter sans avoir la moindre idée ou ne rien dire parce qu'on est plein de pressentiments -- quiconque est familiarisé avec l'histoire de la ré(pulsion et dé)ception de «L'Unique» connaît suffisamment tout cela et peut donc se contenter de la réponse adroitement louvoyante d'Overbeck. Il y voit plutôt une incitation à poursuivre ses recherches sur la question "Nietzsche et Stirner" -- sans doute pas dans la voie prise sans succès jusqu'ici, qui a consisté à suivre les nombreuses traces de «L'Unique» que l'on peut trouver, plus ou moins effacées, dans l'œuvre de Nietzsche. Même s'il était possible de montrer de manière plausible que ce dernier a plagié certaines idées de Stirner, cela n'aurait en soi plus guère d'importance aujourd'hui. En revanche, d'importantes conséquences pourraient apparaître, s'il était possible de fonder l'hypothèse selon laquelle la confrontation avec Stirner aurait déclenché chez Nietzsche la crise intellectuelle "initiale" qui eut pour issue sa naissance en tant que philosophe. Aussi faut-il poser pour commencer les deux questions connexes suivantes: à quel moment Nietzsche a-t-il vraisemblablement eu connaissance du livre de Stirner et quelles conséquences immédiates de cette rencontre peut-on reconstruire de manière demontrable ? Nous nous attacherons ici à l'examen de ces questions, laissant de côté celui des conséquences ultérieures. A en juger d'après les témoignages de Ida Overbeck et d'Adolf Baumgartner, la rencontre de Nietzsche avec «L'Unique» eut lieu avant 1878, voire avant 1874. On a supposé le plus souvent qu'il avait été amené à le lire par les passages qu'en citent Hartmann (1869) ou Lange (1866). Cependant, un examen plus minutieux de l'œuvre, de la correspondance et des autres matériaux biographiques amène à penser que Nietzsche en avait déjà pris connaissance à cette époque et qu'il s'efforçait de garder pour lui cette découverte. De plus, des parallèles avec la réception de Stirner par différents penseurs, de Marx à Habermas, où la rencontre eut lieu au début de la carrière philosophique et s'accompagna manifestement d'une crise, orientent le regard vers le mois d'octobre 1865. La plupart des biographes constatent une grave crise à cette date, mais ils négligent de l'étudier en détail et la décrivent, sans aucun esprit critique, d'après une texte autobiographique. (40) Il convient d'y regarder de plus près. Que Nietzsche ait alors découvert «L'Unique» et que ce livre ait déclenché sa crise -- ce soupçon peut-il être fondé ? Il conviendrait donc tout d'abord de poser la question suivante: Nietzsche aurait-il éventuellement découvert «L'Unique» avant le mois d'octobre 1865 -- peut-être pendant l'année qu'il passa à Bonn ? Théophile Droz (1844-1897), un de ses camarades d'études pendant ces deux semestres, se rappelle qu'à cette époque le livre "mal famé" de Stirner circulait dans le milieu estudiantin. (41) Toutefois, une rencontre de «L'Unique» à cette date ne pouvait être que superficielle. Dans le cas contraire en effet, la «Leben Jesu» («Vie de Jésus») de David Friedrich Strauss, que Nietzsche lut pendant les vacances de Pâques 1865, n'aurait pu faire sur lui la puissante impression qui lui donna la force d'affronter sa pieuse famille, de renoncer à la théologie, etc. Il n'existe également aucun indice permettant de dire que Nietzsche se soit occupé de Stirner pendant toute la période qui s'étend jusqu'à la fin du mois de septembre. Il est vrai que le jeune Nietzsche semble avoir été fasciné par l'esprit de l'époque qui précéda la révolution de mars 1848, elle-même réprouvée et tabouisée par la suite. Il s'était déjà intéressé auparavant à Feuerbach. Au moment qui nous occupe, en septembre 1865, il déplore dans uns lettre à son ami Raimund Granier la sénilité et la "philistinité" de sa génération et s'enthousiasme pour ce "temps où l'esprit était si actif", il y a vingt ans, une époque à laquelle il aurait de beaucoup préféré vivre. Pendant les vacances universitaires, avant de passer de Bonn à Leipzig, il est d'abord dans sa famille, à Naumburg, mais il se promet déjà beaucoup d'un séjour de deux semaines qu'il doit faire dans celle de son ami Hermann Mushacke, à Berlin: "Ma vie actuelle, lui écrit-il, est une préparation à Berlin, comme notre existence terrestre à la future existence céleste; pour le café, je consomme un peu de philosophie hégelienne et, si j'ai mauvais appétit, je prends quelques pilules straussiennes." (42) Il faudrait encore expliquer pourquoi Nietzsche attendait avec tant de fièvre cette visite aux parents d'Hermann. Il est l'hôte de la famille Mushacke, à Berlin, du 1er au 17 octobre 1865. On ne sait que de manière fragmentaire ce qu'il y fit et vécut. Il est manifestement trop absorbé pour écrire à la maison. Ce n'est que quelques jours après son départ, le 22 octobre, qu'il raconte brièvement à sa mère, à la fin d'une lettre envoyée de Leipzig: "J'ai eu à Berlin une vie extraordinairement pleine d'amitié et de plaisirs. Le vieux Mushacke est l'homme le plus aimable que j'aie rencontré. Nous nous tutoyons." Et, dans son exubérance, il ajoute: "Pour mon [21ème] anniversaire, nous avons bu à votre santé dans du champagne" [sic !]. Les deux semaines passées à Berlin auraient transporté Nietzsche, après les sombres adieux de Bonn, dans un état d'euphorie. La cause en est manifestement la rencontre, attendue dans une grande et joyeuse exaltation, avec le père d'Hermann, Eduard Mushacke, un vétéran de cette époque d'avant mars 1848, "où l'esprit était si actif." Il ne pouvait écrire à sa mère, après le choc de Pâques, ce que signifiait pour lui cette rencontre. Il l'écrit dans son journal -- qu'il brûlera peu après, pour que rien ne lui rappelle plus ces jours. C'est pourquoi on ne peut aujourd'hui encore que reconstruire cet événement. A Leipzig, il est en tout cas toujours porté, au début, par l'euphorie berlinoise. Tout de suite après son arrivée, le 19 octobre, il écrit une lettre à Eduard Mushacke, son nouvel et "très estimé" ami, qu'il lui était permis de tutoyer et auquel il eut préféré dire "mon père". Après une passage dans lequel il lui exprime ses "sentiments de cordiale reconnaissance", il passe au ton de la conversation pour finir pas ces mots qui, teintés maintenant de légèreté et d'ironie à son propre égard, sont encore portés par l'exaltation qu'avait fait naître en lui la rencontre avec Eduard Mushacke: "Il y a cent ans aujourd'hui, l'étudiant W. Goethe s'inscrivait à l'Université. Nous avons le modeste espoir que, lorsque cent années auront à nouveau passé, on se souviendra aussi de notre inscription." On dirait que Nietzsche a rapporté de Berlin quelque ambitieux projet, auquel E. Mushacke l'aurait certainement poussé, car il poursuit: "Ne sera-ce pas assez que ton nom soit ainsi immortalisé ? ... " Ce qui n'était pas une simple plaisanterie, et l'enthousiaste jeune homme ne pensait certainement pas à la philologie, dans les filets de laquelle il allait bientôt se jeter. 5.2 La dépression de Leipzig L'effet euphorisant des deux semaines berlinoises, dont la cause reste à découvrir, fut de courte durée. Le 20 octobre, Nietzsche, encore de bonne humeur, met à exécution une intention qu'il nourrissait depuis des moins -- quitter la "Franconia", l'association d'étudiants dont il était membre. Peu après cependant, énergie et enthousiasme disparurent complètement et il tomba abruptement dans une profonde dépression. On ne possède pas de témoignages authentiques sur cette crise, sous forme de lettres ou de journaux intimes. Ne nous est parvenu qu'un texte autobiographique intitulé «Rückblick auf meine zwei Leipziger Jahre, 17. Oktober 1865 bis 10. August 1867» («Regard rétrospective sur mes deux années à Leipzig -- 17 octobre 1865 à 10 août 1867»). Nietzsche y décrit d'abord les deux semaines passées à Berlin avant le 1er octobre, et ce sous des couleurs qui ne correspondent en rien à celles des rares témoignages authentiques. D'après ce texte, ces journées auraient été incontestablement sombres. Il aurait été de mauvaise humeur à son arrivée, et "nos entretiens nourrirent eux aussi mon amertume. Ce furent les sarcasmes de l'excellent Mushacke (senior), ses aperçus sur l'administration universitaire, sa colère contre le "Berlin juif", ses souvenirs du temps des Jeunes-hégeliens -- bref tout le climat pessimiste caractéristique d'un homme qui a beaucoup regardé derrière les coulisses, qui apportèrent de nouveaux aliments à mon état d'âme. J'appris alors à voir en noir avec plaisir... " Nietzsche décrit ensuite comment, à la fin du mois d'octobre 1865, il découvrait Schopenhauer et la philosophie: "J'étais alors précisement suspendu entre ciel et terre, avec quelques expériences et déceptions douloureuses, solitaire et sans aucune aide, sans principes, sans espoir et sans souvenir aimable." Et c'est purement par hasard, poursuit-il, qu'il est alors tombé, chez un marchand de livres d'occasion, sur l'œuvre maîtresse de Schopenhauer. Un esprit malin lui murmura qu'il devait acheter le livre de ce "ténébreux génie", qui lui était jusque-là "totalement inconnu." Schopenhauer l'avait immédiatement empoigné et poussé à se livrer à des exercices pleins "d'un sombre mépris de soi" et à des excès de "désagrégation" et de haine de soi-même: "Les tourments corporels eux-mêmes ne manquèrent pas. C'est ainsi que je m'obligeai pendant quinze jours à n'aller au lit qu'à deux heures du matin pour me lever à six exactement." Il se vit en danger de perdre la raison: "Une excitation nerveuse s'empera de moi et qui sait jusqu'à quel degré de folie je serais allé..." Ces mortifications, la sévère contrainte d'études régulières et les idées de Schopenhauer l'aidèrent finalement à s'affranchir de cette terrible situation. Les semaines et les mois suivants le virent "naître à la philologie." (43) A vrai dire, il devint plutôt philologue sous la pression de sa détresse intérieure et de facteurs extérieurs -- ce qui naquit alors en lui, c'est un philosophe passionné. Comme c'est si souvent le cas chez Nietzsche, cet exposé est un mélange de franchise et de maquillage, de sincérité et de jeu de masques. Il est écrit avec l'assurance que donne le recul, après une stabilisation personnelle dans un entourage d'admirateurs de Schopenhauer et d'amis de l'association des philologues. Nietzsche n'en voulut pas moins le brûler plus tard, ce que sa sœur parvint à l'empêcher de faire. (44) Il est toutefois notoire qu'il a livré aux flammes les "journaux pleins d'inquiétude et de mélancolie de cette époque" -- octobre et novembre 1865 --, au cours de laquelle il avait craint de sombrer dans la folie. Ils auraient peut-être donné des indications sur ce qu'il passe sous silence dans son rapport ultérieur en le camouflant derrière la communication apparente et l'énumération de quelques détails déplaisants pour sa personne -- à savoir ce qui a véritablement déclenché cet effondrement psychique, le plongeant peut-être dans un état très proche d'une vraie psychose, la cause profonde de sa première grande crise existentielle, qui fut en même temps la crise initiale du philosophe Nietzsche. On peut s'attendre à ce qu'une élucidation de cette crise initiale soit susceptible de faire progresser une interprétation "adéquate à Nietzsche" (Hermann Josef Schmidt) de son œuvre et de fournir une orientation dans le "labyrinthe de sa maladie" (Pia Daniela Volz). Aucun de ceux qui connaissent dans le détail les réactions -- que nous n'avons fait qu'évoquer ci-dessus -- de nombreux penseurs à Stirner ne sera ni affecté ni rendu perplexe par le terme de "démon" -- "émissaire de la sphère où Nietzsche devait pénétrer vingt ans plus tard" (Curt Paul Janz) (45) -- à la lecture d'une note erratique de Nietzsche datant de cette époque: "Ce que je redoute, ce n'est pas l'effrayant personnage derrière ma chaise, mais sa voix; pas le mots, mais le ton épouvantablement inarticulé et inhumain du personnage. Oui, si seulement il parlait comme parlent les hommes !" (46) Tous les biographes de Nietzsche connus de moi n'ont en tout cas et de manière curieuse pas considéré comme un problème l'affligeant état dans lequel Nietzsche se trouvait alors, pour peu qu'ils l'aient seulement remarqué. Cette première quinzaine du mois d'octobre 1865 est restée page blanche. On a vu et on voit encore dans la crise de la fin du mois la répercussion des problèmes qu'il avait connu pendant les deux semestres à Bonn, de la perte de la foi et de la décision qu'il prit alors et qui allait à l'encontre des attentes de sa famille, de n'étudier en aucun cas la théologie. Werner Ross lui-même, qui regarde d'un œil sceptique la "formidable dramatisation" que fait Nietzsche de son expérience de résurrection schopenhauerienne, (47) ne conçoit aucun soupçon et ne cherche pas plus loin. Comme les biographes de Nietzsche le font en général, il ne prête attention ni à l'étiquette "jeune-hégelien" ni à la relation avec Eduard Mushacke, relation qui fut d'une singulière intensité et qui connut une fin abrupte. 5.3 Eduard Mushacke ? Un examen scrupuleux et empathique du matériel biographique existant montre en de nombreux points qu'il convient de chercher la cause immédiate de la crise initiale du philosophe Nietzsche dans le séjour qu'il fit à Berlin dans la première quinzaine du mois d'octobre 1865, ou plus exactement dans sa rencontre avec Eduard Mushacke. Quel était donc ce personnage ? Eduard Mushacke est une figure à laquelle la recherche nietzschéenne n'a jusqu'ici prêté aucune attention. Il n'est mentionné qu'exceptionnellement dans les index des livres et revues consacrées au philosophe. Janz le prénomme négligemment "Eberhard". La nouvelle Chronique nietzschéenne du Jubilé (853 pp., éditions dtv, 2000) ignore même les dates de sa naissance et de sa mort et les dictionnaires biographiques ne le mentionnent pas. Janz, suivant en cela une indication de Nietzsche, fait de lui un professeur; ce qui est sans aucun doute exact, mais ne cadre pas du tout avec l'enthousiasme suscité par sa personnalité chez le jeune homme, qui se libérait justement alors de tout ce qui l'avait lié jusque-là. L'ignorance continue de Mushacke dans la recherche nietzschéenne est en liaison avec l'ignorance générale de Stirner, telle que nous l'avons décrite. C'est en m'occupant de ce dernier que j'ai trouvé, dans la biographie que lui a consacrée J. H. Mackay, une piste menant à Mushacke. Il y est en effet brièvement question par deux fois d'un professeur d'école normale du nom de Mussak, qui, membre de "cercle intime" des jeunes-hégeliens berlinois, était un "bon ami" de Stirner. (48) Mackay tenait ce renseignement du répondant d'un autre membre de ce cercle, à savoir Friedrich Engels. Ce "Mussak" sans prénom était-il le même personnage qu'Eduard Mushacke ? Des recherches poussées dans les annuaires et les listes nominatives ont permis de conclure pour commencer que ce nom -- Mussak -- n'existait pas à cette époque dans la région berlinoise. D'autres recherches dans les archives apportèrent finalement la certitude qu'Engels avait orthographié le nom de manière phonétique. Il fut au bout du compte possible de s'assurer, sur la base de nombreux documents, que l'ami de Stirner nommé par Engels était bien le professeur docteur E. Mushacke (1812-1873). Résultat que devait confirmer une autre enquête, faite par hasard presque simultanément, mais indépendamment de moi, et n'ayant pas Nietzsche pour objet. (49) On peut déduire également sans grande peine ce que la rencontre avec E. Mushacke dut signifier pour Nietzsche des quelques témoignages qui nous sont parvenu. Dans sa lettre à Granier du mois de septembre 1865 évoquée ci-dessus, Nietzsche, qui venait d'échapper à "la solitude criante, à cette plénitude creuse, à cette sénile jeunesse" de ses camarades d'études de Bonn, se plaignait encore en ces termes: "Les hommes que l'on peut aimer et estimer, plus encore les hommes qui nous comprennent, sont ridiculement rares. Mais c'est notre faute, nous somme venus au monde vingt ou trente ans trop tard..." Il s'était longtemps réjoui de rencontrer un homme qui avait été jeune au temps de ce "Jeune-hégelianisme" réprouvé, voire tabouisé depuis les années 1850 -- un temps qu'il admirait pour la "vivacité toute particulière de son esprit." Il s'était préparé à cette rencontre par ses lectures à Naumburg, pendant les vacances. Et c'est avec E. Mushacke, un vétéran de cette époque-là, qui prit rapidement en amitié ce jeune homme parti à l'assaut du ciel et lui proposa le tutoiement, qu'il passa ensuite deux semaines. Il n'est guère pensable que Mushacke n'ait pas parlé à un Nietzsche à la fois intéressé et compétent de son ami Stirner; qu'il n'ait pas eu «L'Unique» dans sa bibliothèque et que Nietzsche n'ait pas dévoré là cet ouvrage. Il put y lire, alors qu'il venait, grâce à la critique de la religion de Feuerbach et peut-être aussi à la critique des Evangiles de Bauer, de se frayer un chemin jusqu'à l'athéisme étaient des "gens pieux", pourquoi et comment ils l'étaient. Il put y lire que Dieu était mort, y entendre parler d'immoralisme, de nihilisme etc. Il y vit comment quelqu'un s'était placé "au-delà du Bien et du Mal" et avait "philosophé avec un marteau" -- c'était là pour un être hautement sensible comme Nietzsche une surdose intellectuelle à peine assimilable. A l'ivresse mentale qu'elle suscita en lui succédèrent un véritable effondrement, l'auto-thérapie, la crise initiale, l fuite dans la philosophie de Schopenhauer d'une part et, d'autre part, dans "l'insensibilité stupide ... due à mon travail de bûcheron philologue." (50) Même si Nietzsche n'a plus jamais parlé par la suite de cette "époque autrefois admirée d'activité de l'esprit", il n'en a pas moins réalisé le grand projet évoqué, de manière encore euphorique, dans sa lettre du 19 octobre à E. Mushacke -- à vrai dire de façon inversée. Il n'a pas continué la philosophie des Lumières athée et radicale préparée par les Jeunes-hégeliens et initiée par Stirner -- il l'a "dépassée". (51) Après sa double fuite, Nietzsche interrompit la relation établie dans l'exubérance avec E. Mushacke, de façon certes abrupte mais non spectaculaire. Il ne lui écrivit plus, priant son fils Hermann, dans les lettres qu'il lui envoya occasionnellement, de le saluer de la même formule qu'autrefois, avant leur fraternisation, et comme s'ils ne s'étaient jamais rencontrés: "Dis mon estime à tes parents" ou bien "Salues tes cher parents !" Il ne lui a pas rendu visite, pour autant que l'on sache, lors de ses rares voyages ultérieurs à Berlin. De son côté, le vétéran Jeune-hégelien, qui était entré, après ses années folles, dans le havre sûr d'une carrière dans l'enseignement d'Etat, n'en aura pas voulu à Nietzsche pour cela. Et Mushacke junior, que Nietzsche qualifiait d'"homme aimable", ne semble selon toute apparence même pas avoir remarqué quelque chose de la grande crise qui fut peut-être le changement de voie le plus important dans la carrière de son camarade d'études. 6. Epilogue La réponse apportée ici sous une forme concise à la question "Nietzsche et Stirner", qui n'a jusqu'à aujourd'hui pas reçu de réponse, se fonde sur la découverte que Eduard Mushacke, le père d'Hermann Mushacke, camarade d'études de Nietzsche à Bonn, était un ami personnel de Max Stirner, l'auteur du livre "mal famé" (F. A. Lange) «Der Einzige und sein Eigentum» (1844 -- «L'Unique et sa propriété»). Elle consiste dans l'hypothèse facilement concevable selon laquelle le jeune Nietzsche, qui montrait un vif intérêt pour la philosophie critique de la religion de l'époque ayant précédé la révolution de mars 1848 et réprouvée après elle, aurait été confronté pendant son séjour de deux semaines chez Mushacke, en octobre 1865, à l'ouvrage de Stirner. Selon laquelle, en outre, cette expérience vécue aurait plongé Nietzsche dans une grave crise existentielle psycho-spirituelle, au cours de laquelle se décida sa vocation de philosophe. Cette hypothèse d'une crise initiale du philosophe doit sa plausibilité en premier lieu aux témoignages biographiques de Nietzsche (également sous la forme "négative" des traces oblitérées de Stirner dans l'œuvre et la succession); en second lieu à l'analyse du déroulement ultérieur de l'histoire des idées (traitement de la question "Nietzsche et Stirner", réactions à Stirner d'autres penseurs importants). On peut sans doute prendre acte de l'identification d'E. Mushacke comme ami de Stirner comme d'un détail secondaire, qualifier toutes les conséquences qui en sont déduites de spéculations et les refuser. La valeur heuristique de ma reconstruction, la nouvelle perspective qu'elle ouvre sur l'œuvre de Nietzsche, sur sa vie et éventuellement sur sa crise finale, ne peut être reconnue que par ceux qui auront écarté de leur champ visuel deux obstacles massifs: le mépris conventionnel de Stirner et l'ignorance de l'histoire, amplement clandestine, de la ré(pulsion et dé)ception de son «L'Unique» -- une histoire qui dément ce mépris de singulière manière. (52) Notes: (1) Friedrich Nietzsche: Aus dem Nachlass 1884-85, Fragment Nr. 34 [232], April-Juni 1885. In ders.: Sämtliche Werke, KSA (Hg. Colli/Montinari), Band 11, p. 498 (2) Citons, parmi les ouvrages récents: Pia Daniela Volz: Nietzsche im Labyrinth seiner Krankheit. Würzburg: Königshausen & Neumann 1990; Richard Schain: The Legend of Nietzsche's Syphilis. Westport CT (USA): Greenwood Press 2001 (Contributions in Medical Studies, Number 46). Tandis que Volz fait sienne dans son livre, précieux avant tout comme compilation de tous les documents importants, l'opinion répandue depuis Möbius (1902), selon laquelle l'effrondement de Nietzsche aurait eu des causes exogènes (syphilis au stade tertiaire, paralysie progressive), le neurologue et psychiatre Schain, examinant d'un point de vue critique le littérature existant sur le sujet, tient comme son collègue Louis Corman (Nietzsche, Psychologue des Profondeurs. Paris: Presses Universitaires 1982) ce diagnostic pour "insoutenable" et plaide en faveur des causes endogènes. (3) On a étudié et on étudie encore l'évolution de Nietzsche au cours de son enfance et de son adolescence jusque dans les moindres détails. Ainsi, dans les dernières années, Hermann Josef Schmidt, professeur de philosophie à l'université de Dortmund, a-t-il tout particulièrement tenté, dans quatre volumes de 2500 (!) pages, de découvrir le Nietzsche manifestement encore et toujours "caché" (après un siècle de recherches nietzschéennes): »Nietzsche absconditus, oder: Spurenlesen bei Nietzsche.« 4 Bände. Aschaffenburg: IBDK 1991-1994. Toutefois, Schmidt s'arrête précisément en 1864, donc peu avant la crise initiale de Nietzsche et scrute depuis lors, avec sa méticulosité habituelle, la possible relation de Nietzsche avec le poète Ernst Ortlepp (»Der alte Ortlepp war's wohl doch, oder: für mehr Mut, Kompetenz und Redlichkeit in der Nietzscheinterpretation.« Aschaffenburg: Alibri 2001, 440 pp.). Le fait que Schmidt limite ses recherches aux années antérieures à 1864 est d'autant plus remarquable que j'ai présenté, le 5 juillet 1991, au "Erstes Dortmunder Nietzsche-Kolloquium" organisé par lui, ma découverte biographique à propos de la crise initiale de Nietzsche d'octobre 1865. (4) Friedrich Nietzsche: Rückblick auf meine zwei Leipziger Jahre (17. Oktober 1865 bis 10. August 1867). In: ders.: Werke in drei Bänden, hg. v. Karl Schlechta, München: Hanser 1954ff. Dritter Band, pp. 127-148 (5) Alois Riehl: Friedrich Nietzsche - der Künstler und der Denker. Stuttgart: Frommann 1897, p. 81 (6) Henning Ottmann: Philosophie und Politik bei Nietzsche. Berlin: Walter de Gruyter 1982, p. 309 (7) Rüdiger Safranski: Nietzsche. Biographie seines Denkens. München: Hanser 2000. p. 122-129. (édtion française 2000 chez Actes Sud, Arles) Sur le motif du chapitre consacré à Stirner dans le livre de Safranski voir Bernd A. Laska: Den Bann brechen! - Max Stirner redivivus. Teil 2: Über Nietzsche und die Nietzscheforschung. In: Der Einzige. Vierteljahresschrift des Max-Stirner-Archivs Leipzig, Nr. 4 (12), 3. November 2000, pp. 17-23 (8) Curt Paul Janz: Friedrich Nietzsche. Biographie in drei Bänden. München: Carl Hanser 1978-1979 (édtion française 1984/85 chez Gallimard, Paris) (9) Ont paru, déjà dans le tome 3 (pp. 443-446) des «Suppléments et corrections» aux tomes 1 et 2. Pour la 2ème édition chez Hanser, il y eut d'autres corrections et compléments, car, ainsi que Janz l'a écrit dans un article paru séparément et intitulé «Suppléments à la biographie de Nietzsche» (Nietzsche-Studien, 18 (1989), pp. 426-431), le public ayant montré un grand intérêt pour son ouvrage, de nombreux "textes provenant de collections particulières ordinairement peu accessibles ou conjecturables" ont été mis à sa disposition. Plusieurs éditions de l'ouvrage ont paru depuis 1981 chez "dtv" et, en dernier lieu, en 1999 aux éditions "Zweitausendeins". (10) On trouve encore ces fautes dans la dernière édition, une fois de plus complétée, paru chez "Zweitausendeins". En ce qui concerne les corrections de cette édition et des précédentes, cf. le bref compte-rendu de Richard F. Krummel in Germanic Notes and Reviews, 32,2 (Fall / Herbst 2001), p. 200 (11) Ludwig Klages: Die psychologischen Errungenschaften Nietzsches. 1925. Cité d'après 3. Aufl., Bonn: Bouvier 1958, pp. 58-61 (12) Les deux cités d'après Bernd A. Laska: Ein dauerhafter Dissident. 150 Jahre Stirner "Einziger". Eine kurze Wirkungsgeschichte. Nürnberg: LSR-Verlag 1996 (»Stirner-Studien«, Band 2), pp. 88f (13) Roberto Calasso: Der Untergang von Kasch. (it. Orig. 1983) Aus dem Italienischen von Joachim Schulte. Frankfurt/M: Suhrkamp-Verlag 1997, pp. 312-314; (édition française «La ruine de Kasch», Paris, Gallimard 2002) Il faudrait encore citer ici Ronald Paterson, auteur de la première -- et jusqu'à aujourd'hui dernière -- monographie sur Stirner dans l'espace culturel anglo-saxon (1971), qui aboutit également à la conclusion suivante: "Une société, dans laquelle l'indifférentisme égocentrique deviendrait le comportement général, serait une société au bord de la désintégration." Cf. Paterson, Ronald W. K.: The Nihilistic Egoist Max Stirner. London: Oxford University Press 1971, p. 316 (14) Husserl-Archief te Leuven, Manuscript F I 28, S. 118 (15) Cf. Bernd A. Laska: "Katechon" und "Anarch". Die Reaktionen Carl Schmitts und Ernst Jüngers auf Max Stirner. Nürnberg: LSR-Verlag 1997 (»Stirner-Studien«, Band 3) (16) cité d'après Hans G. Helms: Die Ideologie der anonymen Gesellschaft. Köln: DuMont Schauberg 1966, p. 200 (17) Karl Joël: Wandlungen der Weltanschauung. Eine Philosophiegeschichte als Geschichtsphilosophie. 2 Bände. Tübingen: J.C.B. Mohr 1928/34, S.II/636, 648f; Joël fut par ailleurs mêlé à la querelle privée, autour de la question "Nietzsche et Stirner", entre "Weimar" et "Basel" ("Bâle") (Elisabeth Förster-Nietzsche et Franz Overbeck). Il est donc entièrement au fait de ses dessous. (18) Bernd A. Laska: Den Bann brechen! - Max Stirner redivivus. Teil 1: Über Marx und die Marxforschung. In: Der Einzige. Vierteljahresschrift des Max-Stirner-Archivs Leipzig, Nr. 3 (11), 3. August 2000, pp. 17-24; Cf. aussi Teil 2: Nietzsche und die Nietzscheforschung. In: ebd., Nr. 4 (12), 3. November 2000, pp. 17-23 (19) Sur l'histoire de l'influence: Laska: Dissident, loc. cit. (n. 12); Habermas commença sa carrière philosophique par une condamnation furieuse -- et n'en méritant pas moins d'être lue -- intitulée «Absurdität der Stirner'schen Raserei» («Absurdité de la folie furieuse stirnérienne») (Habermas, Jürgen: «Das Absolute und die Geschichte», Dissertation (thèse) Bonn 1954, pp. 16-34). Il fit toujours par la suite, même dans des travaux sur le jeune-hégelianisme, un grand détour autour de Stirner, allant jusqu'à l'exclure d'énumérations telles que "Feuerbach, Ruge, Marx, Bauer et Kierkegaard" (Habermas, Jürgen: Drei Perspektiven -- Linkshegelianer, Rechtshegelianer und Nietzsche. In: Der philosophische Diskurs der Moderne. Frankfurt/M: Suhrkamp 1985, pp. 65-103). Attestant ainsi une intuition, qui le faisait ranger dans le cadre de la réception clandestine de Stirner. (20) On trouve chez de nombreux auteurs des allusions à une importance potentielle de Stirner dans l'histoire des idées et du même coup à la question "Nietzsche et Stirner", souvent seulement entre les lignes. Refusant cependant d'examiner la chose à fond, on s'est tout au plus jusqu'ici arraché des diffamations ("mentalité petite-bourgeoise"), des condamnations ("religion satanique") ou encore un chuchotis de visions apocalyptiques (cf. supra), autant d'attitudes dont est remarquable le caractère accessoire et d'apparence forcée. (21) Voir Laska: Dissident, loc. cit. (n. 12), pp. 23sq (22) Voir Laska: Bann, Teil 1, loc. cit. (n. 18) (23) Eduard von Hartmann: Philosophie des Unbewussten. 1869. 12. Aufl. Leipzig: Alfred Kröner 1923, p. 373 (24) Friedrich Albert Lange: Geschichte des Materialismus. 1866. Nachdruck Frankfurt: Suhrkamp 1974 (stw, Doppelband 70), pp. 528sq (25) Robert Otto Anhuth: Das wahnsinnige Bewusstsein und die unbewusste Vorstellung. Ein Ant(h)elogikon der Hartmann'schen Philosophie. Halle: Fricke 1877, p. 52 (26) Voir Laska: Dissident, loc. cit. (n. 12); Laska, Bann, Teil 1, loc. cit. (n. 18) (27) Pour quelques-uns, Stirner est devenu une idole. C'est ainsi que John Henry Mackay, son futur biographe, représenta en son nom un ultra-libéralisme de provenance nord-américaine baptisé "anarchisme individualiste", dirigé contre l'anarchisme collectiviste construit à partir de Proudhon, Bakounine et Kropotkine. (28) Lettre de Heinrich Hengster, 24 juin 1889, citée d'après Janz: Nietzsche, loc. cit., p. III/336 (29) Eduard von Hartmann: Nietzsches "neue Moral". In: Preussische Jahrbücher, 67. Jg., Heft 5, Mai 1891, pp. 501-521; Version augmentée, avec une accusation de plagiat plus formelle, in d°: Ethische Studien. Leipzig: Haacke 1898, pp. 34-69 (30) Wolfert von Rahden: Eduard von Hartmann "und" Nietzsche. Zur Strategie der verzögerten Konterkritik Hartmanns an Nietzsche. In: Nietzsche-Studien, 13 (1984), pp. 481-502. Rahden est le seul auteur, dans le trente années d'existence des «Nietzsche-Studien», à aborder sommairement la question "Nietzsche et Stirner" -- dans une longue note en bas de page, p. 492 (31) zu Lauterbach vgl. Bernd A. Laska: Ein heimlicher Hit. 150 Jahre Stirners "Einziger". Eine kurze Editionsgeschichte. Nürnberg: LSR-Verlag 1994 (S. 18-28). La préface de Lauterbach à toutes les éditions Reclam de «L'Unique», de 1893 à 1924. Il apparaîtra sans doute étrange que ce soit précisément un adversaire de Stirner qui ait été la force motrice la plus effective de sa redécouverte. Cependant, ce que l'on a appelé la "deuxième renaissance de Stirner" à partir du milieu des années 1960 -- après que Stirner fut à nouveau tombé dans l'oubli pendant presque un demi-siècle -- se mit aussi en branle selon le même modèle. Celui qui y joue le rôle du triomphateur sur le "dangereux" Stirner ne fut pas cette fois Nietzsche, mais Karl Marx. (voir Laska: Hit, op. cit.) (32) Friedrich Heman: Der Philosoph des Anarchismus und Nihilismus. In: Der Türmer, 9. Jg., Band I, Okt. 1906, S. 67-74 (33) Franz Overbeck: Erinnerungen an Friedrich Nietzsche. In: Neue Rundschau, Feb. 1906, pp. 209-231 (227-228); cité d'après Carl Albrecht Bernoulli: Franz Overbeck und Friedrich Nietzsche - eine Freundschaft. 2 Bände. Jena: Eugen Diederichs 1908, pp. I/238sq (34) Voir Janz: Nietzsche, op. cit., p. I/646 (35) Voir le rapport de Resa von Schirnhofer sur l'"interrogatoire", in Janz: Nietzsche, op. cit., p. III/212. Dans une lettre à Karl Joël du 12 mai 1899, Elisabeth Förster-Nietzsche affirme avoir en sa possession des déclarations en ce même sens de Rohde, Gersdorff, Seydlitz et Köselitz-Gast (Nietzsche-Archiv, Weimar). (36) Mazzino Montinari: Friedrich Nietzsche. Eine Einführung. Berlin: Walter De Gruyter 1991, p. 135 (éd. orig. ital. 1975) (37) cité in Bernoulli: Overbeck..., op. cit. (n. 33), p. I/136sq (38) vgl. Ottmann: Philosophie..., op. cit., p. 309; Safranski: Nietzsche, op. cit., p. 129 (39) Hermann Schmitz: Philosophie als Selbstdarstellung. Bonn: Bouvier 1995, pp. 83-89) (40) Il faut ici attirer l'attention sur un parallèle remarquable avec la recherche sur Marx. Bien que, dans le cas de ce dernier et contrairement à celui de Nietzsche, la rencontre avec «L'Unique» de Stirner ait été on ne peut mieux attestée par la découverte dans les œuvres posthumes de l'énorme manuscrit intitulé «Saint Max», les chercheurs marxiens de toute tendance furent portés -- à de très rares exceptions près -- à faire disparaître cette circonstance de la biographie et de l'histoire de l'évolution théorique de Marx. Fait à peine croyable, mais vrai: cf. Laska: Bann... Teil1, op. cit. (n. 18) (41) Théophile Droz: La revanche de l'individu - Frédéric Nietzsche. In: La Semaine Littéraire (Genève), Année 1894, No. 44, 3 novembre 1894, pp. 517-520; traduction allemande partielle in: Zürcher Post, 7. November 1900 (42) Lettre de Friedrich Nietzsche à Hermann Mushacke du 20 septembre 1865. Nietzsche était en train de lire le livre de Strauss «Die Halben und die Ganzen» («Les demis et les entiers»), qui venait de paraître. Lorsqu'il parle de philosophie hégelienne, il ne pense probablement pas à des textes de Hegel ou d'hégeliens orthodoxes, mais de Jeunes-hégeliens. (43) Friedrich Nietzsche: Werke in drei Bänden. Hg. v. Karl Schlechta. München: Hanser 1954ff. Band 3, pp. 133f (44) Elisabeth Förster-Nietzsche: Der junge Nietzsche. Leipzig: Alfred Kröner 1912, p. 171 (45) Janz: Nietzsche, op. cit., Band I, S. 265-267 (46) Nietzsche: Werke (Hg. Schlechta), op. cit., Band III, p. 148 (47) Werner Ross: Der ängstliche Adler. Stuttgart: DVA 1980, p. 158 (48) John Henry Mackay: Max Stirner. Sein Leben und sein Werk. 3. Aufl. Berlin-Charlottenburg: Selbstverlag 1914, p. 90 (49) Manfred Kliem: Wer war der im Engels-Brief vom 22. Oktober 1889 genannte, bisher nicht identifizierte Junghegelianer "Mussak"? In: Beiträge zur Marx-Engels-Forschung, Band 29, Berlin 1990, pp. 176-185 (50) Lettre de Friedrich Nietzsche à Hermann Mushacke du 14 mars 1866 (51) Je pars ici de l'hypothèse que Nietzsche a nourri pendant un court laps de temps l'idée de réanimer et de développer la philosophie des Lumières radicale de Stirner. Néanmoins, son œuvre philosophique, bien que l'on puisse y trouve de nombreuses traces de cet auteur, visait à le "dépasser" en l'étouffant et c'est aussi dans l'optique de cette fonction qu'il la conçut le plus souvent (cf. la réception clandestine de Stirner évoquée au début). C'est également dans l'optique de cette fonction que l'on peut voir un net parallèle avec l'évolution de Marx. Cf. Laska: Bann, Teil 1: Marx und Marxforschung, op. cit. (n. 18); Teil 2: Nietzsche und Nietzscheforschung, op. cit. (n. 18) (52) On trouve depuis 1972 «Der Einzige» de Stirner dans la Universalbibliothek chez éd. Reclam (et depuis 1977 «L'Unique» chez éd. L'Age d'Homme, Lausanne). Sur la réception voir les trois «Stirner-Studien» (en allemand) parues à ce jour: »Stirner-Studien« (Laska: Hit, op. cit. (n. 31); Laska: Dissident, op. cit. (n. 12); Laska: Katechon, op. cit. (n. 15)) ainsi que mes travaux, qui sont accessibles de la manière la plus simple sous http://www.lsr-projekt.de/poly/frms.html mais sont également été pour la plupart imprimés. traduit par Pierre Gallissaires