anarchiste individualiste
18 Septembre 2014
~Plus les années passent et plus nombreux sont les journalistes, historiens, voire militants qui évoquent les suicides des militant(e)s de la Fraction armée rouge, en 1976 et 1977, sans imprimer ou faire entendre au moins des guillemets de pudeur ou de prudence. Il m’a donc semblé utile de reproduire l’essentiel du chapitre II de Suicide, mode d’emploi(1982), intitulé « Le massacre d’État » (l’autre partie, déjà mise en ligne, concerne la mort de Robert Boulin). Lorsque le terme « terroriste » y apparaît, il s’agit de l’image spectaculaire qu’instrumentalisent la presse et l’État. J’ai procédé à quelques corrections de ponctuation et ajouté des notes entres crochets dans le texte. À la suite du chapitre de 1982, j’ai résumé les informations contenues dans Le
droit à la mort (éditions Hors commerce, 2004).
~Le problème qu’ils ont avec nous, c’est que notre conscience politique ne quittera pas notre corps sans que ce qu’on appelle "vie" ne le quitte aussi. » Lettre d’Ulrike Meinhof à ses avocats (février 1974). George Orwell attirait l’attention sur la nécessité de décrypter le langage du pouvoir. « L’esclavage c’est la liberté » ; un meurtre est un suicide. Giuseppe Pinelli défenestré à Milan, José Tronelle égorgé à la Santé, meurtre avéré ou décès inexplicable, la vérité d’État tranche. La Fraction Armée Rouge allemande (RAF) est décimée dans les années 70 [du XXe siècle]. Certains de ses militants sont abattus dans la rue, d’autres succombent aux mauvais traitements et à l’absence de soins (Katharina Hammerschmidt, Siegfried Hausner). On laisse Holger Meins mourir de sa grève de la faim. C’est dans le cadre d’une politique d’élimination que s’inscrivent les « suicides » d’Ulrike Meinhof, d’Andréas Baader, de Gudrun Ensslin, de Jan-Carl Raspe et d’Ingrid Schubert, ainsi que la « tentative de suicide » d’Irmgard Moeller. Il est de règle aujourd’hui chez les intellectuels français de faire précéder toute déclaration concernant la RAF d’un « avertissement » par lequel ils protestent de leur opposition à la lutte armée en occident. Nous nous en dispenserons. Libre aux démocrates d’y voir un soutien tacite à la guérilla, et aux partisans de la RAF de penser que nous parlons forcément contre eux [1]. L’assassinat des militants allemands montre comment l’État a su utiliser le potentiel émotionnel du « suicide » pour accréditer la plus cynique des fables. Tout se passe comme s’il suffisait de prononcer le mot pour brouiller les cartes, prendre de l’avance sur la vérité des faits, et se dispenser d’avoir à les établir. La première cible des assassins d’État est Ulrike Meinhof, considérée comme l’idéologue du groupe. La synthèse en une femme de l’amante, de l’intellectuelle et de la pétroleuse en fait la victime symbolique idéale. Avant même de penser à la tuer, on cherche comme c’est souvent le cas, à détruire son image et son prestige. Elle est placée à l’isolement total (y compris acoustique) pendant deux cent trente-sept jours. Durant cette période, le parquet étudie la possibilité de l’interner en hôpital psychiatrique. Ce projet est contrarié par la première grève de la faim des prisonnier(e)s qui permet de dénoncer publiquement la privation sensorielle comme élément d’une stratégie de lavage des cerveaux. Le parquet change de tactique : se fondant sur l’existence chez Meinhof d’une tumeur au cerveau dont il exagère la malignité, il ordonne une série d’examens qui seront pratiqués si nécessaire par la contrainte, et sous anesthésie. Ces examens préparent, semble-t-il, une intervention chirurgicale. L’intention est claire, et benoîtement exposée par le procureur fédéral Zeiss : « Ce serait gênant pour ces gens si l’on s’apercevait qu’ils ont suivi une folle [2]. » Les protestations internationales font échouer cette deuxième tentative. Le 9 mai 1976, Ulrike Meinhof est retrouvée pendue dans sa cellule. La thèse du suicide est aussitôt décrétée par les autorités, et reprise par les médias. L’autopsie est pratiquée à la hâte, sans qu’aucune personnalité indépendante puisse y assister (ni les avocats ni la famille ne peuvent voir le corps). Elle est à tel point bâclée que sur le plan médico-légal on ne peut parler que de sabotage. Ainsi, on ne procède à aucune recherche d’histamine. Cette hormone tissulaire est produite en grande quantité par les cellules vivantes de la peau à l’endroit d’une blessure. En comparant le taux d’histamine de la peau autour des marques de strangulation et dans une autre région du cou, on peut déterminer si la personne s’est pendue, ou si le corps a été pendu post mortem. Les constatations faites dans la cellule relèvent de la même fantaisie. La corde avec laquelle Meinhof est censée s’être pendue est certes mesurée... amputée de presque une moitié. Sa longueur réelle est de 80 centimètres environ : on communique aux experts le chiffre de 51 centimètres. Ce raccourci n’est pas innocent ; Meinhof aurait effectivement pu se pendre avec une corde de 51 centimètres. Avec la corde retrouvée autour de son cou (80 cms), elle n’a pu qu’être pendue après que la rigidité cadavérique permet de maintenir le corps droit, et la tête dans la boucle, hors de laquelle elle aurait glissé immédiatement avec une corde trop courte. Pour plus de sûreté, on « retrouve » son pied gauche, bien à plat, en équilibre sur la chaise qu’elle est supposée avoir utilisée. Autrement dit, elle est réputée s’être pendue debout sur une chaise, et par un nœud coulant trop large dont sa tête sortait par un mouvement naturel. Aucun des signes habituels de la mort par asphyxie (les rapports officiels parlent bien d’asphyxie et non de fracture des vertèbres cervicales) : saillie des yeux ou de la langue, visage bleui par le manque d’oxygène. Un groupe de médecins anglais en conclut qu’il s’agit « d’une mort par arrêt cardiaque par voie réflexogène après étranglement par constriction de la carotide et pression sur le nerf pneumogastrique [3] ». Les mêmes médecins, analysant les rapports d’autopsie, attirent l’attention sur la mention d’un œdème important dans les parties génitales extérieures, et de tuméfactions sur les deux mollets. On relève également une éraflure couverte de sang caillé sur la hanche droite. Enfin l’examen de taches sur le slip de la victime permet de déceler la présence de sperme (le parquet glosera sans fin au motif que s’il y a sperme on n’a pu trouver de spermatozoïdes). À la certitude du meurtre s’ajoute l’hypothèse du viol. Il reste à savoir comment on a pu pénétrer dans la cellule de Meinhof. Il apparaît d’ailleurs, en dehors même de la contestation du suicide, que certaines constatations officielles ne peuvent être expliquées que par l’intrusion d’un tiers dans la cellule. Chaque soir, les détenu(e)s de Stammheim doivent remettre aux gardiens les ampoules électriques et les tubes néon qu’on leur rendra le lendemain. Pourtant, lorsque le corps de Meinhof est découvert, une ampoule est normalement vissée sur la lampe de bureau. Les faibles traces de doigts qu’on peut y déceler ne peuvent correspondre aux empreintes de la prisonnière. Qu’importe, le résultat de cette expertise n’est transmis au Parquet que quinze jours après que l’instruction a été close. L’enquête parlementaire qui suit la mort de Meinhof permet de déterminer qu’il existe un accès secret au septième étage de la prison. Un escalier relie la cour à tous les étages de la prison. Un escalier relie la cour à tous les étages, les portes ne s’ouvrent que de l’extérieur grâce à une clef spéciale. La porte du septième étage est hors de vue du bureau des gardiens, et le système d’alarme peut être débranché. Les honorables parlementaires confirment ainsi les craintes exprimées par certains prisonniers : contrairement au mensonge officiel selon lequel il n’existerait qu’un seul accès au septième étage, les fonctionnaires du BKA (Office fédéral de la police criminelle) et du BND (services secrets) disposent d’une entrée privée à Stammheim. On n’a pas fini de s’en servir. Dès le surlendemain de la mort d’Ulrike Meinhof, Jan-Carl Raspe fait une déclaration au procès de Stuttgart-Stammehim au nom des accusé(e)s de la RAF. Il est clair pour eux qu’Ulrike a été exécutée, et que cela marque un tournant dans la politique d’élimination de la guérilla. Les détenu(e)s participent activement à la contre-enquête, et dénoncent les mensonges orchestrés par les médias. Un an plus tard, le 7 avril 1977, le commando « Ulrike Meinhof » de la RAF exécute le procureur fédéral Buback, jugé directement responsable du meurtre d’Holger Meins, de Siegfried Hausner et d’ Ulrike Meinhof. Dans le communiqué de revendication, il est dit : « Nous empêcherons que l’accusation fédérale utilise la quatrième grève de la faim collective des prisonniers (...) pour assassiner Andréas, Gudrun et Jan, comme le propage déjà ouvertement la guerre psychologique depuis la mort d’ Ulrike [4]. » Les acteurs sont en place, le scénario est rodé, chacun peut dès ce moment prévoir la suite. Le processus de décapitation de la guérilla va se poursuivre. Le 5 septembre 1977 l’ancien SS Hans Martin Schleyer, patron des patrons allemands, est enlevé. Le 13 octobre, un Boeing de la Lufthansa qui assure la liaison Palma de Majorque-Francfort est détourné avec quatre-vingt-onze passagers à son bord. L’objectif de ces deux actions coordonnées est d’obtenir la libération de onze détenu(e)s de la RAF et de deux Palestiniens incarcérés en Turquie. Le 17 octobre, l’assaut est donné au Boeing de Mogadiscio par un commando spécial de la police allemande. Trois des pirates de l’air sont tués, la quatrième grièvement blessée. Le mardi 18 octobre au matin, on « découvre » dans leurs cellules les corps de Baader, Ensslin et Raspe. Seule Irmgard Moeller survit à ses blessures. On pourrait s’attendre à ce que le gouvernement, déjà clairement accusé de meurtre sur la personne de Meinhof, prenne un luxe de précautions pour que, cette fois, l’action des enquêteurs soit irréprochable. Au contraire, la mascarade reprend, chaque jour apporte une nouvelle contradiction, une nouvelle incohérence. Le magazine Stern, pourtant peu suspect de sympathie pour les terroristes (qui l’ont dénoncé à l’époque comme agent de la propagande gouvernementale), a publié en octobre 1980 un dossier récapitulatif sur « Le cas Stammheim [5] ». Il n’est pas vain, comme on peut l’imaginer, de se pencher aujourd’hui sur les rapports d’enquête. La « vérité officielle » est maintenant définitive dans sa forme. Elle parle d’elle-même. Andréas Baader se serait tiré une balle dans la nuque, maquillant ainsi son suicide en meurtre, telle est la version aussitôt diffusée. Malheureusement, le Dr Hoffman, expert du BKA, dépose un rapport selon lequel le tir a été effectué d’une distance de 30 à 40 centimètres, ce qui rend l’hypothèse du suicide matériellement absurde. Réalisant sa bévue, l’expert tentera d’expliquer les faibles traces de poudre relevées sur la peau (plus les traces sont légères plus le coup a été tiré de loin), mais sans succès. Les rapports de la police et des médecins légistes se contredisent sur le déroulement du « combat simulé » par Baader. La balle mortelle est celle que l’on trouve près du corps pour les uns ; elle a d’abord ricoché dans le mur pour les autres, qui y trouvent des traces de sang et des débris de peau qui avaient échappé aux premiers. Autre énigme : le sable retrouvé sous les semelles de Baader. Le service fédéral d’investigation criminelle de Wiesbaden ne pourra finalement affirmer s’il peut provenir de la cour située au huitième étage de la prison où les détenus effectuent leur promenade. Baader est-il sorti de Stammheim ? Avec qui et pourquoi faire ? Jan-Carl Raspe se serait tiré une balle dans la tête. Sur le point capital de savoir s’il a été découvert le pistolet à la main (fait qui, selon le Pr Karl Sellier, expert de médecine légale cité par Stern, doit faire penser au meurtre ; en cas de suicide les muscles se détendent après la mort et l’arme tombe), les témoignages divergent. Oui, disent d’abord les quatre fonctionnaires qui l’ont trouvé ; non, rectifie le procureur Christ. Le Pr Hartmann, expert désigné, tente d’emporter la décision devant la commission d’enquête parlementaire : « Je me fais l’avocat du diable, imaginons un tireur, il devrait être placé entre le lit de Raspe et le mur, et il n’y a pas de place. » Si, répond Stern, photos à l’appui ! Dernière incohérence : les recherches de poudre sur la main de Raspe n’ayant rien donné, aucune expertise n’est faite pour savoir si l’arme qui l’a tué laisse des traces de poudre sur la main du tireur ! Gudrun Ensslin est retrouvée pendue. Comme pour Meinhof, les experts, qui n’ont guère progressé, ne procèdent pas à la recherche d’histamine. L’expert Rauschke, qui s’est déjà signalé dans le passé par son autopsie-boucherie de Meinhof (rendant toute contre-expertise impossible), et par son dévouement aveugle à l’accusation, se charge cette fois de faire disparaître la chaise sur laquelle Ensslin serait montée. Encore ne le sait-on que grâce aux protestations de l’expert viennois Holczabek. Aucune analyse n’a donc pu être faite sur cette chaise : empreintes digitales, etc. Le fil, ou la ficelle, qui soutenait le cadavre provenait-il de l’électrophone de la victime ? Eh bien, « d’après l’apparence extérieure », ledit fil et le fil électrique sont identiques. Les rapports de police n’en disent pas plus. C’est d’autant plus regrettable que ce fil a cassé... quand on a dépendu le corps. Bien entendu, aucune expertise n’a cherché à évaluer le poids que ce fils pouvait supporter. Irmgard Moeller, elle, est vivante. Elle se serait enfoncé un couteau de cuisine, dont la lame mesure 9 centimètres, dans le sein gauche. L’entaille la plus profonde ne mesure que 4 centimètres. Le procureur Christ a beau jeu d’en tirer argument en faveur du suicide. S’il s’agissait d’un meurtre, pourquoi l’avoir ratée ? L’argument peut retenir l’attention de qui ignore le témoignage du Pr Eberhard qui opère Moeller le 18 octobre 1977. Il relève, lui, une piqûre profonde de 7 centimètres qui « cause une imprégnation sanguine du tissu graisseux entourant le péricarde, et dont la largeur indique un coup porté avec force ». Le procureur Christ n’en souffle mot. On savait déjà que les services secrets accédaient librement au septième étage de Stammheim, l’enquête montre cette fois que le système de surveillance vidéo (Siemens) ne fonctionne pas. Le 9 novembre 1977, un enquêteur peut courir le long du couloir de l’étage et pénétrer successivement dans plusieurs cellules sans déclencher le moindre signal d’alarme. Parfaire le travail Après les autopsies, auxquelles les représentants d’Amnesty International n’ont pu assister, et les constatations dont nous avons vu le sérieux, il reste à expliquer comment les détenus les plus surveillés du monde détenaient des armes. Expliquer est un bien grand mot. La police se contente de dévaster les cellules de Stammheim et d’y découvrir, dans l’ordre : un paquet d’explosifs, un système de communication intercellules, deux caches pour revolver, des cartouches, etc. Tantôt le pistolet de Baader aurait été fabriqué artisanalement, peut-être même dans les ateliers de la prison, tantôt ce sont les avocat(e)s qui l’ont introduit par pièces détachées dissimulées ici dans un anus, là dans un vagin. La prison la plus moderne du monde était une passoire. Armés comme ils l’étaient, les détenus auraient pu y soutenir un siège, voilà ce que le BKA apprend aux contribuables. Un mois plus tard, c’est au tour d’Ingrid Schubert d’être trouvée pendue. Même scénario. Non seulement Ingrid n’avait rien dit ou écrit qui puisse attester d’une volonté suicidaire, mais elle avait assuré son avocat, maître Bendler, qu’il n’en était pas question pour elle. Justement ! triomphent les policiers allemands, c’est bien la preuve qu’elle voulait faire douter de son suicide, et donc que c’en est bien un. Ce système d’explication, aussi convaincant qu’il est subtil, est repris sans une retouche par les dirigeants allemands. Tout ce qui vient battre en brèche la thèse du suicide prouve en fait l’infinie perversité des terroristes. Au cas où l’argument se révélerait insuffisant, les autorités se réfèrent à de mystérieux entretiens entre les détenus ceux-ci auraient parlé « d’arracher la décision des mains du chancelier Schmidt », et autres périphrases aussi obscures ou la thèse officielle veut lire la menace du suicide collectif [6]. Le fin mot de l’histoire ou « à qui profite la vérité ? » Baudrillard dénonce dans Libération un piège que personne, sauf lui, n’a décelé [7]. « Qu’est-ce que ça peut bien foutre, suicidé ou liquidé ? » Se lancer dans une « recherche hystérique de la vérité » c’est vouloir exterminer les terroristes sous le sens, « mieux encore que sous le coup des commandos spécialisés [8] ». L’intellectuel confond la vérité (la matérialité des faits) et la recherche d’un sens (son job). Nous ne demandons pas à la vérité d’alimenter un quelconque ressentiment contre l’État. Baader remarque déjà à propos des campagnes contre l’isolement sensoriel des prisonniers que « la torture n’est pas un concept de lutte révolutionnaire [...]. Ce dont il faut parler, c’est de celui qui torture. De l’État ». Baader se trompe, qui croit utile et nécessaire de pousser l’État à se révéler comme impérialiste, contraint à pratiquer la torture. La torture comme arme de guerre ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà sur l’État, ni non plus la vérité de Stammheim sur la nature de la démocratie en RFA. Baudrillard relève justement que l’État « pouvait mettre en scène la mort de Baader proprement - il ne l’a pas fait (...), il faut y voir la clef de la situation ». Il se trompe quand il ajoute : « En semant ce doute, cette ambiguïté délibérée sur les faits, il a fait que c’est la vérité sur cette mort, et non cette mort elle-même, qui est devenue passionnante. » Il est vrai qu’en détruisant les cellules de Stammheim, l’État a, dans un même mouvement, effacé les traces d’un crime et laissé planer son ombre sur la gauche allemande. Il est bon de montrer, ne serait-ce qu’allusivement, que l’État est prêt à tout. La mort des terroristes n’est en aucune manière passionnante par elle-même. Ce qui est utile, c’est de lire dans les erreurs, calculées ou non, qu’accumule le BKA, la parfaite sérénité de l’État. Qu’importe si chaque déclaration résonne comme un bon mot. « C’est un coup bas (...). Nous devons lever tous les doutes pour préserver l’image de la RFA à l’étranger », dit Schmidt. Et il tient parole, il n’y a plus de doute aujourd’hui, l’État a su répondre au défi maladroit de la RAF : nous frappons qui nous voulons, quand nous voulons. « L’assassinat des prisonniers est impensable dans une démocratie comme la notre », ajoute le magistrat Textor, et on ne l’entend pas dire que le terrorisme aussi y est impensable. Ce qui est impensable en démocratie n’a pas lieu. Point. L’État n’a pas, comme le croit Baudrillard, livré une « vérité introuvable » parce que ça n’existe pas. Il lui a suffit de brouiller les cartes, assez pour nier un crime dont il est flatteur d’être crédité par la rumeur. L’État sait parfaitement que toute vérité se découvre un jour, il tient simplement à conserver dans l’instant le monopole de la production des faits. Se « révéler » fasciste ne l’embarrasse pas, s’il peut du même coup faire passer à la trappe quiconque a l’outrecuidance de vouloir produire l’histoire. L’État entend rester maître de la scène où il exhibe le spectacle du terrorisme. La perdition racontée aux adultes Dans le « cas Stammheim », le journaliste doit inventer l’étiologie de la pratique suicidaire du terroriste. L’autodestruction est l’aboutissement de la guérilla. Puisqu’il prend le risque de mourir, le combattant cherche sa fin. « Certains, en effet, tuent ou mieux attentent avec la plus grande impéritie à la vie d’un chef de parti par exemple, dans l’unique but d’en finir avec leur propre existence, n’ayant pas le courage de le faire eux-mêmes [9]. » « Je suis chacun de vous », aime à répéter l’État. Jacquemaire [marque d’aliment pour bébés] la seconde maman, l’État cet autre nous-même. Frapper l’État (cracher dans la Blédine), c’est se faire injure. Qui déclare la guerre à l’État signe son arrêt de mort. Le lecteur des gazettes réclame des détails, on lui en donne. Élevés par des femmes (Baader, Raspe), influencés par elles, ou pire, femmes elles-mêmes, pratiquant l’orgie et la pornographie politique, les terroristes prennent la pose, miraculeusement décalqués des images d’Épinal 1920. Qui a pu ignorer la poitrine de Gudrun Ensslin (fille de pasteur !), corps délictueux généreusement affiché à la une de Détective ou en pages intérieures de L’Express (deux photos : fille de pasteur, petit col dentelle ; pétroleuse, seins nus. Avant, après - quoi ?). Ingrid Schubert, elle , faisait partie de la Kommune I de Berlin. « Le souvenir des communions érotico-révolutionnaires de cette première collectivité anarchiste n’a pas cessé de tenailler ceux qui en font (sic) partie [10]. » [La presse, Le Monde y compris, récidivera en publiant des photos de Joëlle Aubron, militante d’Action directe, nue.] Ces gens étaient perdus depuis longtemps, dont les égarements ne parlaient que de mort. « La mort enfin les a sauvés de la dernière, de la plus fatale illusion et vanité du monde, le plaisir, la volupté ; hélas, il y a tant de victimes de ce mensonge. La jeunesse surtout s’y laisse prendre, aussi bien est-ce à elle particulièrement que je voudrais adresser cette leçon de la mort. Quels sont donc ces vains plaisirs du monde ? Tous sont du domaine de la Mort, parce que tous dépendent de la partie la plus vile de l’homme, le corps qu’elle doit frapper et coucher dans une tombe [11]. » C’est en Allemagne qu’est publiée la première traduction de Suicide, mode d’emploi. Le directeur des éditions Robinson (Francfort) fait précéder le livre d’un avertissement concernant le chapitre qui figure ci-dessus. Il prend ses distances avec les informations qui y sont publiées, assurant que la thèse de l’assassinat est populaire en France (alors que les informations sont, pour l’essentiel, tirées du magazine allemand Stern). La Frankfurter Allgemeine Zeitung publie un appel au boycottage, suivi par de nombreux libraires. Deux Länder interdisent le livre à l’affichage et à la vente aux mineurs en le qualifiant de « polémique contre l’ordre légal, social et religieux », susceptible de perturber « l’intégration des jeunes ». Stern estime que le chapitre sur Stammheim a beaucoup pesé dans cette décision. Klaus croissant, l’avocat des militant(e)s de la RAF, demande à me rencontrer à Paris : serais-je d’accord pour préfacer un livre rédigé par la sœur de Gudrun Ensslin, lequel paraîtrait d’abord en France, puis en Allemagne ? Je fais part de mes réserves à Croissant. D’une part je ne cautionnerai pas un livre qui populariserait les positions politiques et stratégiques de la RAF, avec lesquelles je ne suis pas d’accord ; par ailleurs, ma notoriété médiatique est bien mince pour parrainer un livre de contre-enquête. J’ignore si le projet a été réalisé en Allemagne. Je reproduis in extenso la note figurant aux pages 92 et 93 du Droit à la mort (2004). « J’entends dire que Klaus Croissant a été poursuivi par la justice allemande pour avoir espionné l’extrême gauche pour le compte de la Stasi, les services secrets de l’ex-RDA. Aurait-on cherché à me recruter comme agent littéraire de Berlin-Est ? Sérieusement, à quoi donc étaient payés les flics du BKA, sinon à surveiller les milieux d’extrême gauche ? À supposer même que les compromissions staliniennes de la RAF aient poussé maître Croissant à des liaisons coupables avec la Stasi, que peuvent lui reprocher les flics de l’Ouest ? De la concurrence déloyale ? Les assassins de Stammheim ont toujours le mot pour rire. » Vous souhaitez accéder à la page d’accueil de ce site ? Cliquez sur « Claude Guillon », en haut à gauche de cette page. Du même auteur, on peut consulter le blog historien « La Révolution et nous ». [1] Cf. déclaration de Baader au procès de Stammheim, le 18 juin 1975, in Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge » et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, Maspero, 1978, p. 87. [2] La mort d’Ulrike Meinhof, rapport de la commission internationale d’enquête, Maspero, 1979. [3] La mort d’ Ulrike Meinhof, op. cit. [4] Textes des prisonniers de la "fraction armée rouge", op. cit. [5] « Der fall Stammheim », Gerhard Kromschröder, Stern, n° 45. [6] Le dernier propagandiste de cette bonne nouvelle est le risible Bernard Volker qui répond dans Le Monde du 6 juin 1981 aux déclarations de maître Croissant (Le Monde du 30 mai). Pour vanter le « modeste ouvrage » qu’il a commis, le Volker se risque à cracher sur les morts de Stammheim dont les motivations « relevaient davantage de la psychiatrie que de la politique ». Maître Croissant fait justement remarquer qu’une menace de suicide aurait dû en bonne logique susciter un regain de surveillance (Le Monde du 24 juin 1981). [7] « Notre théâtre de la cruauté », 4 et 5 novembre 1977. [8] L’avocat Klaus Croissant, extradé de France le 16 novembre 1977, craint davantage le BKA que la production de sens et prend la précaution d’annoncer qu’il n’a pas l’intention de se suicider. Le soir de son extradition se réunit le comité exécutif du PS ; des manifestants s’y rendent en délégation. Claude Estier tente de les éconduire, Mitterrand s’en va, et c’est Pierre Mauroy entouré de quelques gorilles qui lâche une déclaration sibylline. À cette heure-là Croissant est en route pour Stuttgart. Comme d’habitude, la gauche, protestations aux lèvres, et mains dans les poches a laissé faire. [De nombreux meetings et réunions des partis de gauche seront perturbés au cri de « Marchais Mitterrand, merci pour Klaus Croissant ! »] À peine l’avocat a-t-il intégré sa cellule à Stammheim, qu’il y découvre quatre lames de rasoir, dont une bien en évidence, sans que l’administration de la prison puisse expliquer ce prodige. [9] Les Anarchistes, Cesare Lombroso Flammarion, s. d., trad. de la deuxième éd. italienne de 1896. [10] Jean-Paul Picaper, Le Figaro, 14 novembre 1977. [11] La Science de bien mourir, manuel de l’association de la bonne mort, R. P. Al. Lefebvre de la Compagnie de Jésus, Paris, 1877.
Il y a 30 ans : l'assassinat d'Andréas Baader et de ses camarades
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