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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

En Égypte, la police prend sa revanche

~Durant la présidence Moubarak, les policiers usaient de leur pouvoir pour humilier, susciter la peur et affirmer la puissance de l’État. Pendant la révolution, les manifestants ont pu exprimer leur haine de la police, qui perdra de ses prérogatives. Depuis le retour officiel de l’armée à la tête de l’État, la puissante institution traque les activistes et militants et veut se venger. Violences, tortures et arrestations arbitraires : jusqu’où iront les policiers ?

SAMUEL FOREY Journaliste freelance installé au Caire depuis 2011, il collabore notamment avec Le Figaro et Le JDD. Il a récemment réalisé des reportages au Yémen, en Syrie et en IraK

~Parfois, la brutalité porte un nom, en Égypte. Il ne s’agit pas seulement de gamins efflanqués, rapidement vêtus d’un uniforme pour rosser des manifestants, ni des agents des services de renseignements, les yeux et les oreilles du régime égyptien, omniprésents. Au Caire, la taille de la ville rend plus difficile l’identification des responsables. « Il y a un très grand nombre d’officiers dans toutes sortes de branches. C’est difficile de savoir vers qui se tourner. Généralement, on dirige notre colère contre le ministre de l’intérieur, Mohamed Ibrahim », explique un activiste égyptien des droits de l’homme, qui souhaite rester anonyme. « Mais ailleurs, il y a certaines figures de premier plan. Comme Nasser el-Abd, à Alexandrie. »

Nasser el-Abd y a été nommé chef des enquêtes en 2009. « Il pouvait ordonner des investigations, faire travailler différents services », poursuit l’activiste. « Il connaît tous les militants. Et tout le monde le connaît », dit Suzanne Nada, responsable du Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux à Alexandrie. Un centre qu’il a promis de faire fermer, selon elle, un certain 22 mai 2014. Il s’y tenait une conférence de presse en soutien à Mahienour Al-Masry, qui venait d’être condamnée à deux ans de prison. Épaisse comme une brindille, cette militante d’Alexandrie s’était fait une spécialité de balancer aux policiers des injures par tombereaux pendant les manifestations. Elle a toujours été de tous les combats. Elle a commencé pendant ses études de droit, en 2008, à soutenir les habitants du quartier de Tosun qui s’apprêtaient à être expulsés sans compensation, au profit d’une opération immobilière. Figure incontournable de la révolution, elle s’était présentée elle-même à un procès en appel où elle était jugée pour avoir enfreint la loi sur les manifestations1, une loi liberticide qui empêche toute mobilisation et en vertu de laquelle des activistes majeurs ont été arrêtés, comme Alaa Abdel Fattah ou Ahmed Maher2.

POLICIERS CONTRE MANIFESTANTS

~Ce 22 mai à Alexandrie, il y a beaucoup de monde au siège du Centre pour les droits économiques et sociaux. La condamnation de Mahienour Al-Masry provoque une mobilisation immédiate, aussi bien en Égypte qu’à l’étranger. Il y a aussi beaucoup de monde dehors : une manifestation s’était improvisée devant les locaux de l’ONG. La police débarque, saisit tout le matériel et arrête huit personnes. Au passage, les policiers agressent sexuellement les femmes présentes ce jour-là. Une pratique courante dans cette institution. L’opération est supervisée par El-Abd. L’officier aurait dit à ce moment-là : « On vous aura tous jusqu’au dernier. » Pour Nada, « la police est revenue pour se venger. Pendant la révolution, on les a humiliés, on les a insultés dans la rue. Aujourd’hui, ils veulent que les gens aient peur d’eux, à nouveau. »

~Présent pendant toute la période révolutionnaire, c’est Nasser el-Abd qui a mis en place la surveillance des militants d’Alexandrie – « il faut reconnaître qu’il a fait un bon boulot », glisse un militant. Malgré ses sept millions d’habitants, les militants politiques sont peu nombreux dans la deuxième ville du pays, et ceux qui sont au premier plan sont les socialistes révolutionnaires, comme Mahienour al-Masry ou encore Taher Mokhtar, médecin. Ces militants sont particulièrement vindicatifs envers les autorités. « Pour des raisons idéologiques, ils considèrent que la police est l’instrument de l’oppression de la bourgeoisie. Il n’y a ni négociation, ni compromis possible », explique Youssef el-Chazli, chercheur à l’université de Lausanne, spécialiste des mobilisations. « C’est le symbole de l’oppression. Les policiers, ce sont les chiens de ceux qui sont au pouvoir. Et le contexte alexandrin est particulier. C’est ici que Khaled Saïd est mort. Dès le début, c’était personnel, entre nous et la police », dit Taher Mokhtar. Khaled Saïd était un jeune Alexandrin tabassé à mort par deux policiers. Ce meurtre est devenu en quelques jours le symbole de la brutalité de la police et est aujourd’hui considéré comme l’un des déclencheurs de la Révolution égyptienne qui a abouti au départ de Hosni Moubarak.

~A RÉPRESSION AU QUOTIDIEN, AUJOURD’HUI COMME HIER

~faut revenir un instant sur le comportement de la police égyptienne. Le retrait de l’État-providence issu du socialisme nassérien dans les années 1980 et son remplacement par un maillage sécuritaire de plus en plus serré et intrusif ont nourri pendant des années un fort ressentiment de la part de la population, notamment dans les quartiers populaires. Plutôt que d’ordre public, la police agit comme le bras armé du gouvernement. « La seule présence de l’État que constatent les gens, ce sont des personnes en noir ou blanc qui les insultent ou leur tapent dessus », maugrée Miral al-Masry, la sœur de Mahienour. « Cette police est divisée en de nombreux départements qui surveillent des domaines comme l’électricité, les transports, l’approvisionnement, les marchés, les mœurs, et bien plus encore. Elle exerce un contrôle plutôt sur les affaires ordinaires et quotidiennes que sur les matières sécuritaires ou d’ordre public », explique Salwa Ismaïl, professeur de sciences politiques à la School of Oriental and Arabic studies à Londres. Au quotidien, il s’agit de racket et d’humiliation. Les chauffeurs de taxi sont appelés « petits », quel que soit leur âge. Les policiers, sur les marchés, confisquent les balances de pesage, le seul outil de travail des petits commerçants, et tabassent ou arrêtent ceux qui s’opposent. Ils introduisent des dealers, autant d’indics, dans les quartiers populaires difficilement contrôlables. Ils contrôlent l’économie des minibus via un système appelé « carta », qui permet aux chauffeurs de pouvoir utiliser leurs véhicules. Ce n’est pas tout. Dans les commissariats, la torture est une pratique courante. Dénoncée à longueur de rapport, elle n’a jamais été vraiment remise en cause. « C’est comme ça qu’ils procèdent. Ça fait partie de leur comportement. Et comme ils restent largement impunis, ils continuent », accuse un activiste d’Alexandrie. Les meurtriers de Khaled Saïd ont bien été condamnés à dix ans de prison. Un autre officier a reçu la même peine pour avoir laissé 37 personnes soupçonnées d’appartenir aux Frères musulmans mourir asphyxiées dans un fourgon, en août 2013. Ce sont des cas exceptionnels. À Alexandrie, des citoyens ont défilé plusieurs mois devant la maison d’un policier accusé d’avoir tué une trentaine de manifestants le 28 janvier 2011. Celui-ci a dû être muté pour sa propre sécurité, mais n’a pas été inquiété par la justice.

LA REVANCHE À VENIR DES MILITANTS

La révolution a été une courte parenthèse pendant laquelle les policiers restaient cloîtrés dans leurs casernes. Ils sont revenus dans les rues en novembre 2011 et depuis, travaillent à reprendre la main. Mais bien que le maillage policier paraisse plus resserré que jamais, « il y a peu de chances qu’ils aient retrouvé le niveau de contrôle d’avant la révolution », estime Salwa Ismaïl. Pour Al-Masry, la mobilisation – grève de la faim, pressions internationales – semble avoir porté ses fruits : elle est sortie de prison le 22 septembre. Mais l’histoire n’est pas finie. Le juge, après avoir suspendu sa peine, lui a demandé ce qu’elle souhaitait : – « La libération de centaines de détenus, toujours en prison. – « Vous pouvez dire ce que vous voulez, pacifiquement et sans créer de troubles, reprend le juge, surpris. – « Qui crée des troubles ? Ceux qui manifestent ou ceux qui arrêtent ?, réplique Mahienour El-Masry. – « On disperse des manifestations dans le monde entier, répond le juge. – « Et on tue les manifestants, aussi ? » La militante est allée, juste après sa libération, visiter ses camarades encore en prison. Nasser el-Abd, lui, a été envoyé dans une autre région. La police a peut-être pris sa revanche. Les militants, pas encore.

SAMUEL FOREY

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