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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Coupures d’eau : les multinationales ignorent-elles la loi ?

~PAR OLIVIER PETITJEAN

~Près de deux millions de personnes en France ne disposent pas d’un accès suffisant à l’eau, du fait de leur situation précaire… ou des pratiques douteuses de leur fournisseur. Bien que les coupures d’eau pour impayés soient théoriquement interdites depuis l’année dernière, les entreprises de distribution d’eau - Veolia et Suez en tête - ne semblent pas pressées d’appliquer une loi qui va à l’encontre d’habitudes commerciales bien établies. La société civile se mobilise pour faire appliquer les nouvelles règles, au besoin en saisissant la justice, et renforcer la reconnaissance officielle du droit à l’eau en France.

~En France, il est désormais formellement interdit, depuis le vote de la loi Brottes en avril 2013, de procéder à des coupures d’eau chez des particuliers pour factures impayées, quelle que soit la période de l’année. Ces nouvelles dispositions légales, qui viennent consacrer la notion de « droit à l’eau » dans notre pays, restent toutefois largement ignorées sur le terrain, y compris au sein des services sociaux. Après avoir recueilli depuis cet été des dizaines de témoignages de personnes victimes de coupures d’eau de la part de leurs fournisseurs (au premier rang desquels les grands groupes privés Veolia, Suez et SAUR), la Coordination Eau Ile-de-France et France Libertés ont porté l’affaire devant la justice. Elles ont obtenu, le 25 septembre, une première victoire juridique contre la Lyonnaise des eaux. Cette dernière, filiale de Suez environnement, a été condamnée à verser plusieurs milliers d’euros à une mère de famille dont l’eau était coupée depuis 50 jours.

~Le 28 juillet 2010, à l’instigation de la Bolivie, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies reconnaissait officiellement le « droit à l’eau » parmi les droits humains fondamentaux. Selon les derniers chiffres de l’ONU [1], au moins 750 millions de personnes dans le monde n’ont pas accès à l’eau potable, et la proportion est encore bien supérieure en ce qui concerne l’accès à l’assainissement. Mais l’enjeu ne concerne pas seulement les zones rurales ou les bidonvilles d’Afrique et d’Asie. En France, selon le rapport 2014 de la Fondation Abbé Pierre sur le mal-logement, 140 000 personnes sans domicile fixe n’ont pas accès à l’eau potable. Et pas moins de deux millions de personnes ne bénéficient pas d’un accès suffisant à l’eau et à l’assainissement, ou voient cet accès menacé du fait de conditions de logement précaires, de revenus insuffisants… ou tout simplement du fait d’un litige avec leur fournisseur.

~Au moins 100 000 coupures d’eau par an en France

Le cas très médiatisé, il y a quelques mois, d’un employé de Veolia, licencié pour avoir refusé de procéder à des coupures d’eau (lire ici), est venu rappeler l’ampleur du problème : 500 coupures d’eau par an à Avignon (sur 45 000 usagers), 750 coupures et 2000 « lentillages » à Lyon en 2012 sur 260 000 abonnements selon la CFDT [2]. La Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E), qui représente le secteur privé de l’eau et dont les membres desservent 72% de la population française admettait 100 000 cas de coupures en 2010. Comme il s’agit d’un besoin vital non seulement pour la consommation directe, mais aussi pour un grand nombre d’usages tout aussi critiques (cuisine, hygiène, chauffage, etc.), couper l’eau peut générer des situations dramatiques. De nombreux pays européens interdisent déjà les coupures d’eau pour impayés, ou les limitent strictement. En France, en revanche, du fait notamment de la prédominance de la gestion privée de l’eau, les pouvoirs publics semblaient jusqu’à présent se désintéresser totalement de la question

~On aurait pu croire que la loi Brottes, votée en avril 2013 et dont le décret d’application est paru le 27 février 2014 [3], qui interdit clairement les coupures d’eau quelle que soit la période de l’année, suffirait à clarifier enfin la situation. Il n’en est rien. Suite à la publication d’un article du juriste Henri Smets, l’un des principaux inspirateurs de la notion de « droit à l’eau », la Coordination Eau Ile-de-France a reçu de nombreux appels à l’aide de familles auxquelles on avait coupé l’eau. Elle a lancé avec France Libertés un appel à témoignages, qui leur a permis de documenter plus d’une centaine de cas [4].

~Les deux associations s’efforcent d’assister les victimes dans leur démarche et, « dans la plupart des cas, quelques coups de téléphone suffisent pour faire rétablir l’eau, surtout lorsque l’on commence à parler d’alerter la presse », explique Stefania Molinari, qui suit le dossier pour la Coordination Eau Ile-de-France. Dans le cas de la Lyonnaise des eaux, ces pressions n’ont pas suffi, et les associations se sont portées civiles aux côtés de la victime en déposant un référé en urgence. Le tribunal de Soissons leur a donné raison sur quasiment tous les points. « Nous espérons que cette décision de justice aura valeur préventive et poussera tous les fournisseurs d’eau à se mettre en conformité avec la loi », déclare Emmanuel Poilane, directeur de France Libertés. Au cas contraire, les deux associations pourraient initier une « action de groupe » avec plusieurs dizaines de victimes, dont les implications financières pourraient être autrement plus importantes pour les entreprises.

~La coupure, arme fatale de la gestion privée de l’eau

Coupures sans préavis, non-respect des procédures, opacité administrative, refus du dialogue, pénalités qui s’accumulent, absence de prise en compte des situations exceptionnelles… Les témoignages recueillis illustrent une réalité à des années lumières de l’image de « mauvais payeurs » ou de « fraudeurs » que voudraient renvoyer Veolia, Suez et autres. « Ces témoignages montrent que les coupures d’eau peuvent arriver à n’importe qui, souligne Stefania Molinari. Cela peut vous arriver en raison de difficultés financières passagères, parce que vous étiez à l’hôpital, en raison d’une erreur administrative, ou tout simplement parce que vous êtes en litige avec votre fournisseur ». Le cas porté devant la justice constitue une bonne illustration des procédés parfois cavaliers des opérateurs et du drame humain que constitue une coupure d’eau. La victime, une mère de deux enfants, s’était mise d’accord avec un prestataire de la Lyonnaise pour un paiement échelonné de sa dette, dont elle avait scrupuleusement respecté les termes … jusqu’à ce que la Lyonnaise décide que cela ne suffisait pas. Sans eau pendant 50 jours, elle devait parcourir 18 kilomètres pour chercher de l’eau chez un membre de sa famille.

~En réponse à nos questions, Suez environnement assure que les coupures d’eau sont très encadrées en France, mais reconnaît des erreurs de jugement et d’appréciation en ce qui concerne le cas visé par la justice. Une enquête interne serait en cours pour identifier les causes de ces manquements. En revanche, l’entreprise conteste l’interprétation du droit avancée par les associations, en soulignant que certains alinéas du Code de l’action sociale et des familles semblent encore envisager la possibilité d’une coupure d’eau pour impayé [5]. Selon des documents internes obtenus par la Coordination Eau Ile-de-France, les dirigeants de Veolia eux aussi évoquent une situation d’« incertitude juridique » [6]. Pour la Coordination Eau Ile-de-France, ces contradictions marginales ne sont pas suffisantes pour empêcher l’application de la volonté du législateur, telle qu’elle s’est exprimée le plus récemment, et qui est parfaitement claire. Si les entreprises de l’eau ne veulent pas respecter la nouvelle loi [7], c’est bien plutôt parce que celle-ci sape les fondements mêmes de leur modèle de gestion.

~« 90% des cas concernent Veolia »

Pour Suez environnement et ses consœurs, l’impossibilité de recourir à la coupure d’eau revient en effet à priver les distributeurs de tout moyen de contrôle sur les usagers. Elles font valoir que des procédures sont déjà en place pour traiter les véritables cas sociaux, en lien avec les pouvoirs publics, et que l’interdiction pure et simple des coupures ne peut que favoriser ceux qui auraient, en réalité, les moyens de régler leurs dettes. « La coupure d’eau est notre seule arme contre les mauvais payeurs », affirmait ainsi ingénument un dirigeant de Veolia lors d’un comité d’établissement du groupe [8]. Sauf, répliquent les associations, que l’interdiction des coupures ne revient aucunement à effacer les dettes dues par les usagers, et que les témoignages suggèrent que les distributeurs d’eau – particulièrement lorsqu’il s’agit de grands groupes privés impersonnels – sont plutôt enclins à régler les problèmes par la manière forte. « On a des gens qui sont en litige avec les compagnies d’eau. La coupure d’eau est un moyen de pression pour ne pas négocier, pour qu’ils acceptent les conditions que leur imposent les sociétés » explique Jean-Claude Oliva, directeur de la Coordination Eau Ile-de-France.

~Si les multinationales françaises de l’eau, Veolia et Suez environnement, n’ont jamais laissé passer une occasion de clamer leur adhésion au principe du « droit à l’eau » dans les grands rassemblements de la communauté internationale, la réalité sur le terrain est nettement plus ambiguë. Historiquement, la mise en avant de la notion de « droit à l’eau » est d’ailleurs étroitement corrélée à la lutte contre la privatisation de l’eau. C’était le cas encore avec la première Initiative citoyenne européenne Right2Water (lire ici.) Et cela se vérifie encore dans les dizaines cas de coupures d’eau répertoriés par la Coordination Eau Ile-de-France et France Libertés : la pratique de couper l’eau reste très largement le fait des entreprises privées. « La grande majorité des coupures vient de Veolia, suivi par la Saur, puis par Suez et de petites entreprises privées. Dans le secteur public, nous avons un cas à la SPL du Ponant (qui comme son nom l’indique n’est pas une régie mais une société à capital public sur le modèle du privé) et deux cas à Noréade, qui est une régie qui couvre des dizaines de communes dans le Nord de la France et qui semble s’être éloignée de ses repères de service public », notent les deux organisations. Aucun cas dans les grandes régies publiques que sont Paris [9], Nantes, Strasbourg ou Grenoble.« 90% des cas concernent Veolia. Cette entreprise semble avoir fait de la coupure d’eau une véritable stratégie commerciale », accuse Emmanuel Poilane. En effet, aux impayés proprement dits s’ajoutent rapidement des pénalités de retard, des frais supplémentaires pour la coupure, puis pour le rétablissement de l’arrivée d’eau, de sorte que les dettes des usagers peuvent rapidement exploser, pour le plus grand bénéfice financier des opérateurs.

~Proposition de loi

« Dans le contexte actuel, il est important de rassurer nos concitoyens sur l’application de la loi face au pouvoir économique. Dans la plupart des cas, il s’agit de personnes isolées qui ont besoin de notre soutien, en tant qu’associations, pour faire valoir leurs droits face aux grands groupes », conclut Emmanuel Poilane. Parallèlement à la bataille qu’elles ont engagée autour de l’application de la loi Brottes, France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France, aux côtés d’autres organisations de la société civile et avec le soutien de députés comme Jean Glavany, militent pour l’adoption d’une nouvelle loi pour reconnaître explicitement le droit à l’eau en France et préciser les obligations des pouvoirs publics dans ce domaine. La proposition a été déposée au Parlement le 18 septembre dernier [10]. La proposition de loi vise à garantir l’installation de fontaines, toilettes et douches accessibles gratuitement dans les communes dépassant un certain seuil de population. Elle propose également l’instauration d’une « aide préventive » pour les populations précaires ayant des difficultés à payer leur eau, laquelle serait financée par une taxe sur l’en en bouteille. L’autre grand enjeu du droit à l’eau est en effet celui de l’accès des sans domicile fixe à des équipements adaptés. Particulièrement dans un contexte social où les municipalités ont tendance à supprimer les équipements tels que toilettes ou douches publiques, par souci d’économie ou dans l’intention délibérée de chasser les sans domicile fixe de leurs centres urbains. Affections cutanées, hépatite A… les difficultés d’accès à l’eau des précaires peuvent avoir des conséquences sanitaires très sérieuses. La situation à Marseille, en particulier, a plusieurs fois défrayé la chronique [11]. La ville de Paris fait encore une fois exception, du fait de sa politique volontari~iste de promotion du droit à l’eau : la capitale dispose de 240 fontaines publiques, 400 sanitaires gratuits et 18 bains douches municipaux

. Olivier Petitjean

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