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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

XI: L'Opposition de droite P. BROUE

Boukharine

Pendant que le conflit politique se déroule sur l'avant-scène, le parti continue sa lente transformation. Le recensement de janvier 1927 y fait apparaître une proportion de 30 % d'ouvriers, 10 % de paysans, 8 % de militaires, et 38,5 % de fonctionnaires. Un rapport de janvier 28 au comité central révèle que sur 638 000 membres du parti recensés en 1927 comme « ouvriers », 184 000 sont en réalité fonctionnaires - ainsi se poursuit le phénomène que le rapport appelle « l'exode de la classe ouvrière dans l'appareil d'Etat ». L'appareil proprement dit a doublé depuis 1924 et on peut estimer à 30 000 environ le nombre des apparatchiki, fonctionnaires permanents du parti nés plus du reflux des masses que de l'initiative de Staline comme on l'a trop souvent écrit, mais qui, par leurs méthodes et leur état d'esprit, ne créent que des cadres à leur image, bien différents des bolcheviks de l'époque héroïque.

En ce sens, la défaite de l'opposition de gauche est effectivement celle de l'esprit bolchevique en la personne des derniers tenants de l'enthousiasme révolutionnaire. Pourtant la hâte même mise à l'éliminer indique la complexité des nouveaux rapports sociaux et politiques. L'appareil tire sa toute-puissance du rôle d'arbitre auquel le destine, de plus en plus, le conflit, au sein du parti, entre des forces sociales contradictoires. Mais la coalition qui l'a soutenu contre l'aile prolétarienne révolutionnaire est loin d'être homogène. Elle rassemble en réalité des éléments aux objectifs divers, provisoirement coalisés contre un danger commun, mais décidés à régler leurs comptes après leur victoire commune. Dès 1926, Trotsky distinguait trois groupes à l'intérieur de la direction : celui des bureaucrates syndicaux, représenté par Tomski, celui de la droite pure, traduisant la pression de la masse paysanne, incarne par Boukharine etRykov, celui de l'appareil enfin, le « centre » qui se retrouve en Staline et Kirov [1]. La défaite de l'opposition unifiée rend inévitable l'éclatement du conflit, le centre ne pouvant laisser durer une situation qui ferait de lui l'otage de la droite La pression des événements, et particulièrement des difficultés économiques, conduit l'appareil à engager, dès le lendemain du XV° congrès, la bataille contre une droite dont il faut bien admettre que, entre la pression de la paysannerie et la crainte d'aventures propres à toute fraction de la bureaucratie, elle exprime aussi, quoique de façon déformée et plus lointaine que l'opposition unifiée, les échos du temps où le parti bolchevique tirait sa force des discussions et de sa discipline consentie.

La crise du ravitaillement et le tournant à gauche.

Contre l'opposition qui prédisait les pires catastrophes, criait au danger de restauration capitaliste naissant du progrès du paysan riche et de la lenteur du développement industriel, la direction avait maintenu au XV° congrès la ligne qui, depuis 1924, était celle que préconisait Boukharine. Staline s'y était lourdement moqué des « paniquards » qui, sachant pourtant que la Nep implique le renforcement les koulaks, « pâlissent de frayeur et appellent au secours, au meurtre, à la police » dès que « les koulaks pointent leur nez dans un coin »... La situation n'en était pas pour autant meilleure, puisque à la fin de l'année des informations officielles admettent qu'il y a 1 700 000 chômeurs, alors qu'un demi-million de personnes sont employées à la seule comptabilité de l'industrie d'Etat. Surtout, la disette réapparaît dans les villes. Alors que la surface ensemencée est plus grande qu'elle ne l'a jamais été depuis la guerre, alors que les récoltes de l925, 1926, 1927 ont été parmi les meilleures que la Russie ait connues, les livraisons de blé de 1927 sont inférieures de moitié à ce qu'elles étaient en 1926.

Les premiers incidents éclatent, à l'entrée de l'hiver 1927, entre collecteurs et paysans, qui réclament en vain la hausse du prix du blé. Les difficultés se multiplient à la fin de l'année : las de vendre leur récolte sans pouvoir, en échange, acheter de produits industriels, les paysans riches, qui peuvent attendre, stockent leur surplus en attendant la hausse. Au début de janvier, il faut se rendre à l'évidence : la quantité de blé livrée au marché a encore diminué de 25 %. Les villes sont menacées de famine dans les mois à venir, d'autant que les responsables locaux du parti et des soviets, formés dans la dénonciation de la « sous- estimation trotskyste de la paysannerie », craignent de recourir à des mesures de coercition qui risqueraient de leur valoir l'accusation majeure d'avoir contribué à « briser l'alliance entre les ouvriers et les paysans ».

Le 6 janvier, devant la gravité du problème du ravitaillement des villes, le bureau politique décide des « mesures d'urgence », communiquées au parti mais non publiées, dont la plus radicale est l'ordre d'appliquer sur-le-champ aux koulaks qui stockent l'article 107 du code criminel, prévoyant la confiscation des stocks des spéculateurs, et, afin d'encourager la détection, celui de distribuer le quart du grain ainsi saisi aux paysans pauvres du village. Les résultats sont pourtant décevants, et il faut se décider à une véritable mobilisation. Le 15 février, reproduisant un rapport de Staline, l'éditorial de la Pravda révèle la crise et le tournant : « Le koulak relève la tête ». Toute une série de mesures d'urgence sont adoptées, cette fois officiellement et publiquement : confiscation des stocks par application de l'article 107, emprunts forcés baptisés « lois d'auto-imposition », renforcement du blocage et de la surveillance du prix du pain, interdiction de la vente et de l'achat directs au village. L'article dénonce l'apparition, dans le parti et l'appareil d'Etat, « de certains éléments, étrangers au parti, qui ne voient pas les classes au village, ne comprennent pas la base de notre politique de classe, cherchent à effectuer leur travail de façon à n'offenser personne au village, à vivre en paix avec le koulak, et, de manière générale, à préserver leur popularité dans toutes les couches du village ». C'est un appel à la lutte, dans le parti, contre « l'idéologie koulak », dénoncée depuis des années par l'opposition unifiée mais dont l'existence avait toujours été niée. La bataille du blé est engagée et menée, cette fois, sans faiblesse ; plus de dix mille militants des villes sont mobilisés et envoyés dans les campagnes pour mettre fin à la « campagne du stockage ». L'appareil des coopératives et du parti dans les régions de stockage est profondément épuré.

De nombreux incidents éclatent dans les campagnes : Boukharine dira à Kamenev qu'il a fallu réprimer en six mois plus de cent cinquante révoltes paysannes. L'emploi de la force pour la collecte du blé à la campagne, la peur de la famine dans les villes, les cris d'alarme de la direction semblent ressusciter le communisme de guerre dans l'une comme dans les autres. Les jeunes ouvriers communistes mobilisés partent à la bataille pour nourrir leurs frères et abattre l'ennemi de classe. Les paysans moyens redoutent l'assaut autant que le koulak : tout le village est sur pied.

Le comité central d'avril, les résultats de la collecte permettant de prévoir que le pire sera évité, condamne « les déformations et les excès commis à la base par les organes du parti et des soviets », annule l'interdiction de l'achat et de la vente libre, interdit toute confiscation en dehors de l'application de l'article 107, supprime la répartition obligatoire de l'emprunt, les patrouilles qui surveillent la circulation du blé. Tout en reconnaissant que sa politique fiscale a été impuissante à enrayer le développement de la puissance économique des koulaks, qui « exercent aujourd'hui sur l'ensemble du marché une influence considérable », il dément avoir voulu ressusciter les « levées » du communisme de guerre. Staline affirme « La Nep est la base de notre politique économique et le restera pour une longue période historique. » Rykov reconnaît que la crise du blé a surpris la direction du parti : pourtant l'accent mis sur le renforcement de la discipline et la mobilisation des forces dans l'économie indiquent chez certains la volonté de poursuivre une politique gui tourne le dos à la Nep.

Fin avril, la crise du grain semble rebondir. Le 26, la Pravda appelle à ne pas relâcher la « pression de classe » sur les koulaks et les mesures d'urgence sont de nouveau appliquées. La presse va bientôt monter en épingle une affaire de « sabotage » dans les mines du Donetz, pour sonner inlassablement l'alarme et mettre en garde les travailleurs contre « les formes et les méthodes nouvelles de la lutte de la bourgeoisie contre l'Etat prolétarien et l'industrialisation socialiste ».

En fait, le tournant à gauche dans la crise du blé est le début d'un tournant en politique générale. Fin mai, dans un discours public, Staline trace les grandes lignes d'une politique qui n'est plus celle du XV° congrès, notamment par l'affirmation que, dans le domaine agricole, « la solution réside dans la transition des fermes paysannes individuelles aux fermes collectives » et qu'il ne faut, en aucune circonstance, « retarder le développement de l'industrie lourde et faire de l'industrie légère, qui travaille surtout sur le marché paysan, la base de l'industrie dans son ensemble » [2]. Le comité central de juillet 1928 verra le premier choc en dehors du bureau politique entre Staline et ses adversaires de droite, Boukharine, Rykov et Tomski, le début du dernier grand conflit presque ouvert à l'intérieur du parti.

Les positions de Boukharine.

Les positions de la droite trouvent en Boukharine un éloquent porte-parole. L'expérience des années écoulées depuis son premier grand débat avecPréobrajenski ne l'a pas laissé indifférent, et c'est une position droitière revue et corrigée qu'il défend dans les organismes dirigeants et dans quelques articles publics, notamment les « Notes d'un économiste » parues le 10 septembre 1928 dans la Pravda. L'incorrigible polémiste commence par souligner le contraste qui grandit entre les besoins des masses « d'aller au fond des choses » et « la nourriture spirituelle qui leur est offerte, toute crue, ou fade et à peine réchauffée » [3]. Le parti, tout empirisme, est toujours en retard sur les événements, semblable en cela au moujik qui ne se signe que quand il a tonné. L'objectif de Boukharine est de rechercher pour agir sur elles les lois générales du développement de la société de transition « dans des pays à population petite-bourgeoise rétrograde avec périphérie hostile » [4]. Il constate les progrès de la production ainsi que la répétition de « crises » d'un type spécial, ne reproduisant qu'en apparence les crises capitalistes, puisqu'elles présentent des caractéristiques inverses et, notamment, la « disette de marchandises » au lieu de la surproduction. Il en conclut qu'on peut « déterminer pour une société en période de transition les schémas de la reproduction, c'est-à-dire les conditions d'une coordination exacte des différentes sphères de la production entre elles, ou, en d'autres termes, établir les conditions de l'équilibre économique dynamique. C'est en cela que consiste essentiellement la tâche de l'élaboration d'un plan de l'économie nationale, qui ressemble de plus en plus à un bilan de toute l'économie, d'un plan tracé consciemment et qui soit à la fois en même temps un pronostic et une directive » [5].

Cette analyse conduit Boukharine à penser que les crises ne sont pas inévitables dans la société de transition. D'une part, en effet, elles reflètent la tendance socialiste de l'économie nouvelle, dont l'accroissement des besoins est le ressort, et ne révèlent donc aucun antagonisme fondamental. D'autre part les crises aiguës ne résultent que de l'anarchie relative, c'est-à-dire de l'absence relative de plan, inévitable dans la mesure où l'économie de la Nep repose sur l'existence de « petites économies » et où la production du blé, individuelle, y constitue un « facteur anarchique ». Il en déduit : « Pour obtenir un cours aussi favorable que possible de la reproduction sociale et de l'accroissement systématique du socialisme, et par conséquent un rapport de forces de classes aussi avantageux que possible pour le prolétariat, il faut s'efforcer de trouver une combinaison aussi juste que possible des éléments de base de l'économie nationale, les mettre en équilibre, en disposer de la façon la plus judicieuse possible, il faut qu'on influe activement sur le processus de la vie économique et de la lutte des classes » [6].

Dans cette perspective, le problème actuel du conflit entre ville et campagne peut être étudié à la lumière de leurs rapports dans le cadre du capitalisme. L'histoire montre que la force et l'ampleur du développement industriel ont atteint leur maximum aux Etats-Unis, où n'existaient ni rapports féodaux, ni rente foncière et où les fermiers aisés ont constitué des marchés pour l'industrie. Il faut, dit-il, contrairement aux trotskystes qui voudraient mettre l'agriculture dans la catégorie de la Russie pré-révolutionnaire, la mettre dans la catégorie « américaine » : « Ce n'est pas en arrachant chaque année le maximum de ressources à la paysannerie pour les mettre dans l'industrie qu'on assurera le rythme maximum de développement industriel. Le rythmepermanent le plus grand sera obtenu par une combinaison où l'industrie grandira sur la base d'une économie s'accroissant rapidement » [7].

En d'autres termes, il pense toujours que « le développement de l'industrie dépend du développement capitaliste », mais souligne fortement qu'en même temps « le développement de l'agriculture dépend de l'industrie, c'est-à-dire que l'agriculture sans tracteurs ni engrais chimiques, sans électrification, est condamnée à la stagnation » : « C'est l'industrie qui est le levier de la transformation radicale de l'agriculture » [8]. Il envisage sous cet angle la crise du blé, préparée par la stabilité de l'économie du blé et dont les principales manifestations ont été la disproportion croissante entre les prix du blé et ceux des autres cultures techniques, l'accroissement des recettes paysannes provenant de sources non agricoles, les livraisons insuffisantes de produits industriels au village et l'influence économique croissante du koulak. Le maintien autoritaire des bas prix du blé entraîne obligatoirement la stagnation, puis la régression de l'économie du blé. La politique de « pressuration » est directement responsable de la crise du blé, et par conséquent du ralentissement de l'industrialisation. On ne saurait donc opposer au développement de l'agriculture ou de la culture du blé celui de l'industrie : « La vérité est ici dans un juste milieu » [9].

Répondant aux perspectives esquissées par Staline, Boukharine souligne que le point de vue de l'augmentation de la production coïncide effectivement avec celui du « remplacement de classe », du remplacement progressif des éléments capitalistes de l'agriculture par la collectivisation des exploitations individuelles des paysans pauvres et moyens et le passage à la grande entreprise. Mais il souligne : « C'est là un problème formidable qu'il faut résoudre sur la base de l'essor des exploitations individuelles, [...] qui exige de grands investissements, une technique nouvelle aussi bien que des cadres »[10]. Rejetant les perspectives d'accélération du rythme de l'industrialisation, il propose de simplement le maintenir dans cette période de restauration.

Dans une critique féroce des méthodes employées « on ne peut construire une usine d'aujourd'hui avec des briques de demain », il souligne l'énormité des dépenses improductives, la longueur des temps de production, douze fois supérieurs à ceux de l'industrie américaine, le gaspillage des matériaux, une fois et demie à deux fois ceux qu'utilise cette dernière pour la même production. C'est sur ces facteurs qu'il faut agir pour économiser, et par conséquent maintenir le rythme de l'industrialisation sans peser lourdement sur la condition des travailleurs. Pour cela, il faut d'abord apprendre, élever le niveau culturel, former ingénieurs et statisticiens. sa conclusion sonne comme une prophétie : « Dans les pores de notre gigantesque appareil se sont nichés des éléments de dégénérescence bureaucratique absolument indifférents aux intérêts des masses, à leur vie, à leurs intérêts matériels et culturels [...] Les fonctionnaires sont prêts à élaborer n'importe quel plan » [11].

Ainsi, dans une de ses dernières expressions publiques, Boukharine condamne-t-il, au nom même de la science économique de Marx, les conceptions autoritaires de la planification. Toute tentative de créer des ressources économiques, par volontariat ou par militarisation, ne peut, à ses yeux, qu'aboutir à une construction étatique étrangère à l'esprit du socialisme, et dans laquelle il voit le principal facteur de la dégénérescence qu'il avait pressentie en 1918. En 1928, il rappelle ce qu'il avait déclaré en 1922 pour combattre l'idée de la direction de l'économie tout entière par le prolétariat. « S'il se charge de cette tâche, il est obligé de construire un appareil administratif colossal. Pour remplir les fonctions économiques des petits producteurs, petits paysans, etc., il a besoin de trop d'employés d'administrateurs. La tentative de remplacer toutes ces petites gens par des bureaucrates (tchinovniki) produit un appareil si colossal que la dépense pour le maintenir est incomparablement plus importante que les dépenses improductives qui résultent ; des conditions anarchiques de la petite production ; en définitive, l'ensemble de cette forme d'administration, l'ensemble de l'appareil économique de l'Etat prolétarien, non seulement ne facilite pas, mais ne fait que freiner le développement des forces productives. Il mène directement à l'opposé de ce qu'il était censé faire et c'est pourquoi une nécessité impérieuse contraint le prolétariat à le détruire. [... ] Si le prolétariat ne le fait pas, d'autres forces renverseront sa domination » [12].

Diamétralement opposée dans ses prémisses et son analyse immédiate à celle de l'opposition de gauche, la critique ainsi formulée par Boukharine le ramène cependant vers une analyse de l'Etat et du rôle de la démocratie ouvrière. Déjà, il concluait les « Notes d'un économiste » par un aveu et un appel : « Nous sommes par trop surcentralisés. Ne pourrions-nous faire quelques pas dans la direction de l'Etat-commune de Lénine ? » A l'occasion du cinquième anniversaire de la mort de Lénine, il analyse ses derniers articles sous le titre « Le testament politique de Lénine ». L'Etat ouvrier, dit-il, « constitue une certaine étape dans la transition vers l'Etat-commune, dont nous sommes malheureusement très, très loin ». Lénine, face à ce problème, cherche des leviers et dit : « Nous devons nous retourner vers la source historique profonde de la dictature ; et la plus profonde, ce sont les ouvriers avancés » [13]. La « participation des masses », écrira Boukharine quelques jours plus tard, « doit être la garantie fondamentale contre une bureaucratisation du groupe des cadres » [14].

Les oppositions au carrefour.

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'ait pu être envisagé de différents côtés, et notamment par les intéressés eux-mêmes, un rapprochement entre la droite et la gauche, facilité par les relations personnelles amicales maintenues au plus fort des luttes fractionnelles entre Trotsky et Boukharine.

La première réaction de l'opposition de gauche au « tournant » est cependant l'ironie : Nous apprenons, dit Trotsky, « ce que nous savions depuis longtemps, l'existence dans le parti [...] d'une forte aile droite qui pousse à une néo-Nep, c'est-à-dire vers le capitalisme, par étapes » [15]. Preobrajenski souligne que le tournant confirme l'analyse de l'opposition et consacre la faillite de la direction : les mesures d'urgence, nécessaires, sont cependant insuffisantes, et il faut des mesures économiques pour réduire la consommation sur place et répondre à la demande des paysans en produits industriels. Mais Staline semble bientôt décidé à appliquer aussi cette partie du programme de l'opposition.

La première satisfaction d'amour-propre passée, des questions se posent : si le « tournant à gauche » est sérieux, n'est-on pas allé trop loin en dénonçant en Staline le « protecteur du koulak » ? Trotsky pense qu'il faut accorder à la nouvelle politique de Staline un « soutien critique » : l'appel aux ouvriers, à la lutte de classes, facilite la lutte pour la démocratie interne, et l'affaiblissement du koulak libère les forces prolétariennes. Mais déjà les nouvelles perspectives divisent l'opposition : Piatakov capitule, bientôt imité par le zinoviéviste Safarov, qui dit à ceux qui restent : « Tout va se faire sans nous » [16]. L'aile irréductible, les décistes, qui considèrent que l'Etat est aux mains des nepmen et des koulaks, refusent de croire à la durée du nouveau cours à gauche : ils influencent les jeunes partisans de Trotsky, moins sensibles à la politique économique qu'à l'étouffement de toute liberté d'expression. En revanche, les anciens sont de plus en plus hésitants. Preobrajenski voit Staline s'engager dans la nouvelle politique sous le poids de l'inéluctable nécessité des « lois objectives ». Toutes ses hypothèses sont confirmées. Un nouveau tournant à droite lui paraît impossible dans la mesure où il déclencherait une telle explosion des éléments pro-capitalistes que Staline et même Boukharine seraient contraints, pour y faire face, à revenir à la politique menée depuis janvier. Aussi Préobrajenski propose-t-il à l'opposition de demander l'autorisation de tenir une conférence légale pour discuter de la situation et fixer sa nouvelle ligne. Personnellement, il est partisan d'une alliance avec le centre qui « reflète à la façon d'un miroir déformant la politique prolétarienne correcte » [17]. Sa proposition est rejetée. Mais ses idées progressent et il reçoit maintenant le renfort de Radek. Ecrasé par la défaite et sa déportation, ce dernier a d'abord été accablé : « je ne peux pas croire, dit-il à Sosnovski que de toute l'œuvre de Lénine et de toute l'œuvre de la révolution il ne reste finalement que cinq mille communistes dans toute la Russie » [18]. Le tournant à gauche relève son moral : les staliniens, au fond, sont l'arrière garde du clan prolétarien dont l'oppositions est l'avant-garde. Il plaide, lui, aussi, pour un rapprochement. C'est à grand-peine que Trotsky parvient à préserver l'unité de l'opposition et seulement parce que le comité central de juillet semble marquer un nouveau coup de barre à droite, et clore le « tournant à gauche ».

C'est à ce moment que Boukharine, par l'intermédiaire de Sokolnikov, rencontre Kamenev et, par lui, un peu plus tard, les oppositionnels de Léningrad. Il considère que la politique de Staline mène à la catastrophe. « C'est un intrigant sans principe qui subordonne tout à sa soif de pouvoir. [...] Il nous a fait des concessions pour pouvoir nous couper la gorge. [ ...] Il ne connaît que la vengeance et le poignard dans le dos. » Pâle, tremblant, hanté par la Guepéou, il ne cesse de répéter « Il nous tuera tous ! C'est un nouveau Gengis Khan, il nous étranglera. » Il vient voir Kamenev pour essayer d'éviter l'erreur fatale : les amis de Zinoviev et ceux de Trotsky ne doivent à aucun prix s'allier avec Staline. « Les divergences entre nous et Staline sont imminent plus sérieuses que nos anciennes divergences avec vous. » D'ailleurs, il ne s'agit pas d'idées - Staline n'en a pas. « Il change ses théories selon le besoin qu'il a de se débarrasser de quelqu'un à tel ou tel moment. » il s'agi de sauver le parti, le socialisme, la vie de tous ses adversaires, car Staline a adopté à sa manière les conclusions de Préobrajenski sur l'accumulation socialiste primitive. Il en a tiré la conclusion que plus le socialisme avancera et plus il se heurtera à la résistance populaire. Boukharine dit : « Cela veut dire un Etat policier, mais rien n'arrêtera Staline [...] ; il noiera les révoltes dans le sang et nous dénoncera comme les défenseurs des koulaks. » Il ajoute : « La racine de tout le mal, c'est la fusion du parti et de l'Etat » [19]. Pour convaincre Kamenev, il dresse un tableau des forces en présence. Staline « tient » Vorochilov et Kalinine. Ordjonikidzé qui le déteste, ne bougera pas, mais Tomski, un soir d'ivresse lui a dit que les ouvriers l'abattraient ; Andreiev, les dirigeants de Léningrad, Iagoda, le grand chef de la Guépéou, sont prêts à lutter contre lui.

Kamenev l'écoute, écrit à Zinoviev, lui conseillant de ne pas répondre avec trop d'empressement aux propositions que Staline ne peut manquer de lui faire. En même temps, il supplie Trotsky de faire un pas pour la réconciliation avec Staline. Trotsky refuse. En jugeant la politique de Staline, il faut considérer non seulement ce qu'il fait mais aussi comment il le fait. Il ne favorisera aucune combinaison bureaucratique, n'acceptera sa réintégration que sous la condition au rétablissement intégral de la démocratie interne et à condition que la direction du parti soit élue au scrutin secret. A Boukharine, il répond par une lettre-circulaire du 12 septembre : les divergences sont toujours aussi importantes, mais il accepte la coopération sur un point précis, la restauration de la démocratie interne et se déclare prêt, si Boukharine et Rykov l'acceptent, à lutter avec eux pour un congrès démocratiquement préparé et élu.

La majorité des oppositionnels protestent contre cette attitude, refusent d'admettre une alliance avec la droite contre le centre au moment où celui-ci tourne à gauche. Ne serait-ce pas, précisément, Thermidor ? Comme, de leur côté les amis de Boukharine ne donneront même pas un commencement de réalisation à ce qui eût pu être une lutte en commun, en faisant, comme Zinoviev, Kamenev et Trotsky en 1926, appel à l'opinion publique du parti, Staline pourra jouer de l'hostilité des deux oppositions pour frapper l'une et l'autre. L'opposition de gauche est en crise. Bientôt Smilga, Sérébriakov, Ivan Smirnov, rallient les « conciliateurs » Préobrajenski et Radek : tous pressent Trotsky d'abandonner les attitudes historiques, de rompre le splendide isolement. Convaincu que le temps travaille pour ses idées - après une année de répression, 8 000 « oppositionnels » ont été déportés, le double de ce que l'opposition rassemblait à la fin de 1927 - Trotsky refuse, soutenu par Racovski, Sosnovski et les jeunes de l'opposition : les uns après les autres, les « conciliateurs » se rallient alors et l'abandonnent. La correspondance entre les exilés permet de suivre la décomposition accélérée de ce qui avait été le noyau de l'opposition. En 1928, après la capitulation de Safarov, Sosnovski écrit à Ilya Vardine qui vient de l'imiter : « J'ai prié Vaganian de vous conter un détail rituel des funérailles juives. Au moment où l'on se dispose à sortir le mort de la Synagogue pour le porter au cimetière, un bedeau se penche sur le défunt, l'appelle par son nom et lui dit : « Sache bien que tu es mort. » Cette coutume est excellente » [20]. Quelques mois plus tard, dans une lettre que la Guépéou interceptera et qui sera publiée par Iaroslavski, Solntsev écrit : « La panique et la confusion règnent, on cherche des issues individuelles. » Il accuse Préobrajenski, Radek et Smilgad'avoir commis une « trahison inouïe », laisse entrevoir qu'« I.N. (Smirnov) est en voie de liquidation » [21]. Trotsky, qui a plus de recul par rapport aux événements, tourne la page, à la fin de juillet 1929, quand il écrit : « La capitulation de Radek, Préobrajenski, Smilga est à sa façon un fait politique d'importance. Elle montre combien s'est usée la grande génération héroïque de révolutionnaires à laquelle il fut échu de marcher à travers la guerre et la révolution d'octobre. Trois vieux révolutionnaires d'élite se biffent eux-mêmes du monde des vivants » [22].

La bataille préliminaire.

La bataille contre la droite commence à partir du mois de juin à l'intérieur du parti : une agitation ouvrière provoquée par l'insuffisance du ravitaillement est entretenue par l'opposition qui croit dans les campagnes, avec lesquelles les ouvriers ont gardé des liens personnels. Les ouvriers de deux usines de Moscou protestent contre les mesures d'urgence. Le secrétaire du parti à Moscou, Ouglanov, critique ouvertement la nouvelle ligne. A Léningrad, Kirov est mis en difficultés au sein du comité du parti par Slepkov, l'élève de Boukharine. Le commissaire du peuple aux finances, Froumkine, proteste contre les méthodes de coercition pour les levées de grains, préconise un effort financier maximum pour aider les paysans pauvres entrant dans les fermes collectives. Staline fait de lui son bouque émissaire, l'accuse de céder à la pression des koulaks.

Le 4 juin, le comité central se réunit à Moscou. Kalinine, Molotov, Mikoyan rapportent, soulignant la nécessité de préserver l'alliance avec le paysan moyen, admettant que les mesures d'urgence ont été temporaires, acceptant d'envisager la hausse du prix du blé. La discussion semble dominée par les droitiers : Stetski et Sokolnikov veulent des concessions pour les paysans et la hausse des prix, Ouglanov décrit le mécontentement populaire, Rykov proteste contre la distinction faite entre « excès » et mesures d'urgence. Il accuse Kaganovitch, qui vient d'annoncer une « lutte cruelle » contre le koulak, de se faire l'apôtre de la violence pour la violence. Staline présente la politique actuelle comme une étape nouvelle de la Nep, une offensive. Accusant les adversaires présents de la collectivisation de n'être « ni marxistes, ni léninistes, mais philosophes paysans, les yeux fixés en arrière », il taxe de « déviation koulak » ceux qui prétendent que le comité central tourne le dos à la Nep. L'intervention de Boukharine est sérieuse et grave. Il redoute un soulèvement d'ensemble de la paysannerie sous la direction des koulaks, souligne, contre Staline, que les prix sont un des leviers décisifs aux mains du gouvernement pour agir sur les paysans individuels. L'offensive contre les koulaks doit être poursuivie par une politique de taxation : l'essentiel doit être de ne pas mécontenter les paysans moyens, ce qui renforcerait les koulaks.

Une résolution de compromis, votée à l'unanimité, constate que les mesures d'urgence ont porté leurs fruits, et les rapporte, interdit perquisitions et saisies, et surtout autorise une hausse de 20 % sur le pain. L'impression générale est celle d'une victoire de la droite : Trotsky parle de la « dernière phase de Thermidor ».

Le VI° congrès de Internationale communiste.

Le VI° congrès de l'Internationale communiste qui se tient à Moscou pendant les mois d'été traduit pourtant un sérieux recul de Boukharine, toujours président, mais de moins en moins maître de l'organisation. L'Internationale est en définitive un commode terrain d'essai pour les groupes qui s'affrontent dans le parti russe : la politique des partis communistes étrangers traduit depuis 1923 les oscillations de la politique russe. Or la politique droitière des années 1925-27 a été un criant échec : l'affaire du comité anglo-russe et la défaite chinoise en sont les preuves éclatantes. Staline qui l'a, d'abord, nié, ne peut persister longtemps dans cette attitude. A partir du milieu de 1927 se dessine un tournant : comme Brandler en 1924, Tchen Dou-siou est rendu responsable d'une politique que l'exécutif, c'est-à-dire le bureau politique du parti communiste russe, lui a fait appliquer. Et nous avons vu Lominadzé et Neumann lancer en plein reflux la politique offensive, combattue par la direction Staline-Boukharine quand elle était proposée par l'opposition en pleine offensive des masses ouvrières et paysannes.

Il y a, incontestablement, dans cette attitude le reflet de l'empirisme de Staline, de ses courtes vues en matière internationale, de l'improvisation qui caractérise ce que Trotsky appelle les « zigzags bureaucratiques ». Il ne faut, pourtant, pas négliger une autre tendance de cette politique, celle qui consiste à reprendre à son compte les principaux points du programme de l'opposition, ne serait-ce que pour nier l'existence de celle-ci. A la fin de l'année 1927, après l'insurrection de Canton, la direction de l'Internationale peut sans vergogne proclamer qu'elle a engagé le parti chinois dans la voie de la révolution soviétique. L'intérêt politique à court terme de l'appareil coïncide ici avec ses tendances fondamentales. A la politique droitière en U.R.S.S. jusqu'en 1927 avait correspondu la politique droitière d'alliance sans perspectives avec les partis social-démocrates. Au tournant à gauche du début 1928, correspondent dans l'internationale un tournant à gauche et l'abandon de la tactique du front unique. Craignant le développement de courants oppositionnels dans les partis étrangers, la direction du parti communiste russe va, suivant une démarche désormais classique, utiliser le mécontentement réel de nombreux ouvriers avancés pour le tourner contre les dirigeants qui regimbent contre son autorité, frapper les droitiers avec des justifications de gauche et, du même coup, priver la gauche de l'élément émotif que constitue la dénonciation des compromissions avec la « social-démocratie traître ».

Quand le IX° comité exécutif de l'Internationale se réunit en février 1928, il est tout entier placé sous le signe de la lutte contre l'opposition, partout battue, parfois de justesse, comme en Belgique où le secrétaire général Van Overstraeten et la majorité du comité central avaient désapprouvé les décisions du XV° congrès, mais partout existante et vivante.

C'est Boukharine qui présente le rapport principal. Il s'y appuie sur une analyse du rapport des forces mondiales qui fait apparaître trois périodes distinctes depuis 1917. A la période de crise révolutionnaire aiguë, jusqu'en 1923, a succédé une deuxième période, celle de la reconstruction capitaliste et d'une stabilisation relative. Depuis 1927 a commencé « la troisième période », caractérisée par le développement d'une nouvelle période d'édification capitaliste, par le début d'une édification socialiste et l'accroissement du danger de guerre. Ce « changement. objectif », dit Boukharine, contraint les communistes à un « tournant brusque » dont « l'axe politique est le changement d'attitude envers les partis social-démocrates », le « front unique » ne devant plus être désormais mené qu' « à base ». Très mal à l'aise pour justifier un tournant sectaire qu'il condamne sincèrement, Boukharine s'efforce maladroitement d'en atténuer la portée en orientant tout l'effort politique de l'Internationale contre le seul trotskysme, qu'il qualifie « d'instrument les plus ignobles de la social-démocratie internationale contre les communistes dans la lutte pour l'influence sur les larges masses ouvrières ». C'est ainsi qu'il déclare qu'il s'agit d' « un tournant général [...], d'une conversion à gauche dans le sens du renforcement général de la lutte contre la social-démocratie de droite et en particulier contre celle de gauche » ! Admettant que la troisième période révoquera, en réaction à l'offensive bourgeoise, une radicalisation ouvrière, il s'efforce de faire du trotskysme le seul danger tout en maintenant l'existence d'un danger de droite, ce qui le conduit à d'autres acrobaties : « Il est inexact de poser la question de telle sorte qu'il faut, d'une part, lutter contre le trotskysme, d'autre part contre les dangers de droite. [...] Cela signifierait que les trotskystes représentent je ne sais quelle déviation de gauche à côté de laquelle il existerait des déviations de droite. [...] Dans presque chaque pays, l'axe du trotskysme se trouve dans les déviations de droite » [23].

Sa souplesse ne l'empêche pas d'essuyer nombre de critiques : ses résolutions sont jugées insuffisantes, notamment par la délégation russe, qui présente toute une série d'amendements. On lui reproche de surestimer les possibilités de développement capitaliste, de sous-estimer le danger de droite et en particulier, les tendances conciliatrices à l'égard de la social-démocratie de gauche, dénoncée par Thaelmann comme « l'ennemi le plus dangereux du mouvement ouvrier » [24]. C'est le même Thaelmann qui affirme que « les tendances fascistes et les germes du fascisme existent dans la politique pratiquée par les partis social-démocrates de presque tous les pays ». L'un des délégués italiens, Ercoli, prendra la parole pour contester ces « généralisations excessives » et voler au secours de Boukharine. « Le fascisme, dit-il, est un mouvement de masse, un mouvement de petite et moyenne bourgeoisie dominé par la grande bourgeoisie et les agrariens. De plus, il n'a pas de base dans une organisation traditionnelle de la classe ouvrière. La social-démocratie, par contre, est un mouvement à base ouvrière et petite-bourgeoise qui tire principalement sa force d'une organisation reconnue par de grandes masses ouvrières comme l'organisation traditionnelle de leur classe » [25]. C'est pourtant la formule de Thaelmann qui est incluse dans la résolution, Boukharine se contentant de souligner qu'il s'agit de tendances, non d'un processus achevé et qu'« il serait déraisonnable de mettre la social-démocratie dans le même sac que le fascisme » [26].

Le même conflit est latent sur les questions d'organisations. Aux réquisitoires ultra-centralistes de Thaelmann, Ulbricht et autres contre les droitiers « saboteurs », Ercoli réplique : « Nous pourrions prendre comme mot d'ordre pour notre activité de formation des directions de parti les derniers mots prononcés par Goethe mourant : Mehr Licht. L'avant-garde ouvrière ne peut pas se battre dans l'obscurité. L'état-major de la révolution ne peut pas se former dans une lutte de fraction sans principe. Il y a des formes de lutte consistant dans l'adoption de certaines mesures d'organisation qui, appliquées de façon inconsidérée, acquièrent une valeur indépendante de notre volonté, agissant même en dehors de notre volonté, en poussant à la désagrégation, voire à la dispersion des forces de direction de nos partis » [27]. Boukharine reprendra ses arguments, invoquant l'autorité de Lénine. Pourtant, en septembre, quand le comité central allemand suspendra Thaelmann, convaincu de lui avoir dissimulé les détournements de fonds effectués par son ami Wittorf, secrétaire de Hambourg, et de l'avoir maintenu en fonction malgré le vol, l'exécutif blâmera le comité central, rétablira Thaelmann dans toutes ses fonctions et exclura ceux des dirigeants allemands qui avaient jugé inadmissible le comportement de Thaelmann.

Il était, dans ces conditions, exclu que l'Internationale puisse émettre la moindre critique quant à l'attitude du parti communiste russe à l'égard de l'opposition. Pourtant, les délégués du VI° congrès - certains pour la première fois - auront, par la lettre de Trotsky et sa critique du programme, quelque idée de ses positions. Critiquant la conception scolastique de Boukharine sur la stabilisation, Trotsky affirme : « A partir de 1923, nous n'avons plus devant nous simplement des défaites du prolétariat, mais des déroutes de la politique de l'Internationale. [...] La cause fondamentale de la montée du capitalisme pendant la période de stabilisation au cours des cinq dernières années est due à ce que la direction de l'Internationale ne fut à aucun point de vue à la hauteur des événements » [28]. Soulignant le caractère empirique de la politique de l'Internationale, qu'il qualifie de « centriste », Trotsky analyse les zigzags d'une ligne qui aboutit à des désastres depuis 1923 dans la mesure où elle repose toujours sur une appréciation erronée de rapport des forces de classes. La stabilisation du capitalisme n'a été admise que dix-huit mois après la défaite allemande, au moment où apparaissaient les premiers symptômes d'une remontée qui a été alors freinée par une politique droitière. Le désastre de la révolution chinoise a provoqué un nouveau tournant à gauche, au moment, précisément, où l'offensive n'était plus à l'ordre du jour. Critiquant le caractère parcellaire de l'analyse de Boukharine, Trotsky affirme que l'hégémonie croissante des Etats-Unis est le fait dominant, facteur de stabilisation initiale, mais aussi de crises à venir, car « une grande crise aux Etats-Unis sonnerait de nouveau le tocsin des guerres et des révolutions en marche ». La théorie du « socialisme dans un seul pays », la pseudo-bolchevisation qui fait des partis communistes des instruments dociles aux mains de leur appareil de fonctionnaires, comportent le risque que ces partis soient finalement incapables d'exploiter de nouvelles situations révolutionnaires.

Les lettres de correspondants de Trotsky citées par Deutscher montrent l'écho rencontré dans le congrès par les idées de l'exilé : Ercoli se plaint de la servilité générale des délégués, Maurice Thorez avoue qu'il ne se sent guère d'accord avec cette théorie du « socialisme dans un seul pays » [29]. Un délégué de la minorité américaine, James P. Cannon, va fonder l'opposition de gauche dans son pays [30]. Dans le congrès, en tout cas, qu'ils soient de « gauche » ou de « droite », les délégués sont aussi impuissants, face aux thèses officielles, que l'est Boukharine soutenant des positions qu'il juge catastrophiques, mais qu'il accepte et défend contre ses propres idées.

L'assaut contre les positions des droitiers.

La lutte, pendant ce temps, se prépare au niveau décisif, celui de l'appareil du parti russe. Slepkov est déplacé par le secrétariat : sa mutation en Sibérie laisse le champ libre à Kirov à Léningrad. A Moscou, Ouglanov tente d'utiliser sa propre fraction d'appareil contre la politique du secrétariat. S'alignant sur la tactique utilisée par Boukharine, il fait adopter par le comité de Moscou une vive condamnation de la politique anti-koulak, qu'il attribue, en bloc, aux trotskystes. Le 15 septembre, la Pravda répond par un appel à la « lutte sur deux fronts » ; elle dénonce, au sein du parti, l'existence d'une « déviation de droite », opportuniste et « conciliatrice » à l'égard des koulaks. La pression de l'appareil central suscite des réactions dans les comités de rayon de Moscou, accusant notamment Rioutine, le bras droit d'Ouglanov, d'adopter des positions droitières. Le secrétariat général reprend la balle au bond, relève Rioutine de ses fonctions « pour faute grave », par dessus la tête d'Ouglanov, et souligne « le mécontentement de militants actifs » contre « l'inconsistance et les hésitations de certains membres du comité de Moscou dans la lutte contre la déviation de droite [...] et leur attitude conciliatrice [31]. La défaite d'Ouglanov est déjà consommée : au comité de Moscou, le 18, aucun applaudissement ne salue son rapport et Rioutine fait son autocritique. Le 19, Staline en personne lui donne le coup de grâce en dénonçant « la déviation de droite et les tendances à la conciliation à son égard » [32]. Le comité de Moscou décide de se « réorganiser » : l'un après l'autre, les secrétaires de rayon critiquent Ouglanov et exigent une autocritique complète.

En novembre, la tension grandit au sommet. La bataille du comité de Moscou conduit Boukharine, Rykov et Tomski à réclamer une réorganisation de l'appareil. Ils n'obtiennent pas la réunion de la commission qui doit s'en occuper. Comprenant que Staline, ainsi, ne cesse de gagner du temps, ils se décident à frapper un grand coup et démissionnent simultanément de leurs fonctions de président de l'Internationale et rédacteur en chef de la Pravda,président du conseil des commissaires du peuple et président des syndicats. C'est un camouflet sérieux pour Staline qui vient de démentir à Moscou l'existence de divergences au sein du bureau politique. Aussi négocie-t-il et les trois acceptent de reprendre leur démission en échange du vote unanime d'une résolution qui donne priorité à l'agriculture sur l'industrie lourde. Le bureau politique se présente donc uni devant le comité central qui, toujours à l'unanimité, condamne la « déviation de droite » dont Staline, dans son rapport, démontre qu'elle est liée à celle de gauche. Ainsi les chefs de la droite approuvent-ils la campagne menée par l'appareil contre leurs idées et leurs partisans. Rykov va même jusqu'à les menacer des mesures dépassant le cadre de la campagne idéologique, si l'opposition de droite se risquait à « prendre forme ». Le bastion de la droite à Moscou est officiellement enlevé : Ouglanov perd le secrétariat ; il est remplacé par Molotov, avec Bauman pour second.

De fait, l'offensive du « centre » se poursuit. Au cœur de la bataille contre les droitiers de Moscou, le 19 octobre, le comité central a adopté un texte définissant une nouvelle politique industrielle. « Du fait de notre retard technique, il nous est impossible de développer l'industrie à un taux tel que non seulement elle ne reste pas en arrière des pays capitalistes, mais les rejoigne et les dépasse, sans la mise en oeuvre de tous les moyens et de toutes les forces du pays, sans une grande persévérance et une discipline de fer dans les rangs prolétariens » [33]. Les hésitations de certaines couches de la classe ouvrière et de certains secteurs du parti sont qualifiées de « fuite devant les difficultés ». Le conseil de l'économie s'attaque au projet de plan quinquennal pour l'industrie. Le choc est inévitable avec le second bastion des droitiers, les syndicats, que préside Tomski.

Bureaucrate à la poigne énergique, le « Gompers de l'Etat soviétique », suivant l'expression de Trotsky, est bien décidé à conserver aux syndicats leur fonction générale de défense des intérêts des ouvriers, base de sa puissance personnelle et élément indispensable à ses yeux de l'organisation soviétique. Or la nouvelle politique réduit le rôle des syndicats à la seule lutte pour l'augmentation des rendements et de la production. Dès juin, le comité central a critiqué de nombreux « abus bureaucratiques » dans l'activité de l'appareil des syndicats, et appelé les « fractions » du parti à travailler à leur correction : ainsi le parti peut-il intervenir directement dans les syndicats, par dessus la tête de Tomski. Dès le remplacement d'Ouglanov, c'est contre les droitiers des syndicats que la Pravda se tourne, leur reprochant de se refuser à l'autocritique et de ne pas mobiliser les masses pour la construction socialiste. Au congrès pan-russe des syndicats, fin décembre, Tomski admet quelques insuffisances, mais propose de renouveler les efforts pour faire augmenter l'ensemble des salaires ouvriers. Cependant, la fraction communiste présente une résolution condamnant les droitiers, réclamant une industrialisation accélérée et rejetant le point de vue « purement ouvrier » sur les syndicats, dont la tâche est de « mobiliser les masses » pour « surmonter les difficultés de la période de reconstruction » [34]. Elle est votée à une écrasante majorité. Ce désaveu de Tomski est suivi de l'élection, parmi les nouveaux dirigeants, de cinq membres importants de l'appareil du parti, Kaganoviteh, Kouibychev, Ordjonikidzé, Roudzoutak et Jdanov. Tomski sera réélu président, mais, le contrôle de l'organisation lui échappant, il refusera de reprendre ses fonctions.

La droite est bien battue et va, presque aussitôt, donner son aval à une mesure qui fait peser sur elle une grave menace. Sommé de renoncer à toute activité politique, Trotsky a refusé, le 16 décembre, ce qui serait pour lui une « abjuration » et l'abandon de la lutte qu'il mène depuis trente-trois ans. Malgré les trois, et les efforts désespérés de Boukharine, malgré l'opposition aussi d'un autre membre du bureau politique, vraisemblablement Kouibychev, Staline obtient la décision d'expulser Trotsky du territoire de l'U.R.S.S. Selon les minutes de la réunion, telles que Trotsky les a publiées, il y aurait déclaré : « Trotsky doit être exilé à l'étranger, 1) parce que, tant qu'il reste dans le pays, il est capable de diriger idéologiquement l'opposition et sa force numérique ne cesse d'augmenter ; 2) afin qu'il puisse être discrédité aux yeux des masses comme complice de la bourgeoisie dès son arrivée dans un pays bourgeois 3) afin de le discréditer aux yeux du prolétariat mondial : la sodial-démocratie, sans aucun doute, utilisera contre l'U.R.S.S. son exil et volera au secours de Trotsky, « victime de la terreur bolchevique » ; 4) si Trotsky attaque la direction en faisant des révélations, nous pourrons le présenter comme un traître. Tout cela parle en faveur de la nécessité de l'exiler » [35]. La Guépéou l'arrête le 22 janvier, avec toute sa famille et l'expulse en Turquie : pour lui commence le dernier voyage sur la « planète sans visa ». Le 28, la Pravda annonce cent cinquante nouvelles arrestations pour « activité trotskyste illégale » dont celles de BoudouMdivani, Drobnis, Fankratov,Voronski.

La liquidation politique des droitiers.

Ainsi que le remarque R. V. Daniels, « l'histoire de l'opposition de droite offre le singulier spectacle d'un groupe politique battu d'abord et attaqué ensuite » [36]. Jusqu'en janvier 1929, en effet, la fiction de l'unanimité au bureau politique a été maintenue, même devant le comité central. Or, en février 1929, Staline demande à la commission de contrôle de mener l'enquête à propos des conversations entre Boukharine et Kamenev, révélées par des tracts du groupe trotskyste de Moscou. Boukharine accepte la bataille. Il reconnaît les faits et contre-attaque au bureau politique. Niant s'être livré à une activité fractionnelle, il s'en prend au bureaucratisme d'un appareil dont le secrétaire général est le maître absolu et où aucun secrétaire régional n'a été élu. Il dénonce la politique économique nouvelle comme une « exploitation militaro-féodale de la paysannerie » par le biais d'un tribut, réclame la réduction du rythme prévu pour l'industrialisation, le maintien d'un marché libre. Les trois démissionnent de nouveau. Accusés de briser l'unité de la direction, de porter atteinte à celle du parti, ils finissent pourtant, Rykov le premier, par reprendre leur démission, tout en refusant d'admettre leurs erreurs. Le 27 février, Molotov, dans la Pravda,menace, sans nommer, d'ailleurs, qui que ce soit : « La théorie de l'intégration pacifique du koulak dans le socialisme signifie en pratique l'abandon de l'offensive contre le koulak ; elle mène à l'émancipation des éléments capitalistes, et, finalement, au rétablissement du pouvoir de la bourgeoisie. »

A la session du mois d'avril du comité central et de la commission de contrôle, les attaques de Staline, Molotov, Kaganovitch sont dirigées, nommément cette fois, contre les trois, visiblement en minorité. Pour éviter d'être publiquement condamnés, ils acceptent de voter des résolutions en faveur d'un plan quinquennal pour l'industrie, se contentant de conseils de prudence et d'une mise en garde contre « l'abolition de la Nep » : le comité central les condamne donc pour avoir « dissimulé leur attitude réelle ». Staline prononce contre Boukharine un véritable réquisitoire, l'accuse de défendre « l'intégration des capitalistes dans le socialisme », des conceptions qui « endorment la classe ouvrière, entament la volonté de mobilisation des forces révolutionnaires et facilitent l'offensive des éléments capitalistes ». « Le plan de Boukharine, s'écrie-t-il, vise à ralentir le développement de l'industrie, à saper les nouvelles formes d'alliance entre ouvriers et paysans. » Boukharine s'étant plaint que le parti l'a soumis à une « dégradation civique » en le critiquant en publie alors qu'il est forcé de se taire, Staline lui demande sans rire pourquoi il s'est tenu à l'écart de la lutte contre la déviation de droite : « Le groupe Boukharine comprend-il que renoncer à la lutte contre la déviation de droite, c'est trahir la classe ouvrière, trahir la révolution ? » Il conclut : « Le parti exige que vous meniez aux côtés de tous les membres du comité central de notre parti une lutte résolue contre la déviation de droite et l'esprit de conciliation. [... ] Ou bien vous ferez ce que le parti exige de vous et le parti vous en félicitera. Ou bien vous ne le ferez pas, mais alors ne vous en prenez qu'à vous-mêmes » [37].

La querelle n'est toujours pas publique. La XVI° conférence voit Rykov défendre le plan quinquennal, tandis que Kouibychev menace les « éléments petits-bourgeois », « défaitistes » et « manquant de confiance ». Ouglanov est remplacé au bureau politique par Bauman. En juin, Tomski est éliminé de la direction des syndicats et remplacé par Chvernik. Le 3 juillet, Boukharine est relevé de la présidence de l'Internationale, et exclu de l'exécutif, Ercoli ayant facilité l'opération par son ralliement de dernière minute à la fraction stalinienne.

La mesure ne sera rendue publique que le 21 août, une date qui marque le début de la dénonciation systématique et publique des « fautes » de Boukharine. Au comité central de novembre, Ouglanov abjure ses erreurs. Les trois tentent de faire admettre qu'ils ont présenté une méthode d'approche différente pour une politique avec laquelle ils étaient parfaitement d'accord : ils sont condamnés pour cette « manœuvre fractionnelle » et Boukharine est exclu du bureau politique. Le 26 novembre, enfin, ils capitulent complètement : « Au cours des dix-huit mois écoulés, il y a eu entre nous et la majorité du comité central du parti des divergences sur une série de questions politiques et tactiques. Nous avons présenté nos vues dans une série de documents et de déclarations à la séance plénière et à d'autres sessions du comité central et de la commission centrale de contrôle du parti. Nous estimons de notre devoir de déclarer que, dans cette discussion, le parti et le comité central avaient raison. Nos vues, présentées dans des documents bien connus, se sont révélées erronées. En reconnaissant nos fautes, nous ferons pour notre part tous nos efforts pour mener en commun avec tout le parti une lutte résolue contre toutes les déviations de la ligne générale et en particulier contre les déviations de droite et la tendance conciliatrice, afin de surmonter toutes les difficultés et d'assurer la victoire la plus rapide de l'édification socialiste » [38].

Le plus brillant des théoriciens bolcheviques rejoint ainsi la cohorte des « âmes mortes » qu'étaient venus grossir, quelques mois auparavant, le groupe des conciliateurs de l'opposition de gauche, Préobrajenski, Radek et Smilga. La longue agonie du parti bolchevique est bien terminée. Trotsky, hors des frontières, et quelques irréductibles, Racovski, Sosnovski, Solntsev, défendent encore en Sibérie les idées qui font partie de l'héritage du bolchevisme mais qui n'ont plus cours dans le parti qui s'en réclame. Une période historique se termine. Une autre commence quand Staline, le 27 décembre, dans un article intitulé « Au diable la Nep », annonce ce qui sera le « grand tournant ». Pour les hommes qui avaient été les dirigeants de la première révolution prolétarienne victorieuse, ce tournant allait être la première étape de la route qui les conduirait à la mort, ignominieuse ou obscure.

Notes

[1] Inter alia, Plate-forme de l'opposition de gauche, pp. 30-31.

[2] Corr. int. n° 54, 9 juin 28, pp. 642-644.

[3] « Notes d'un économiste », Corr. int. n° 126, 20 cet. 28, p. 1369.

[4] Ibidem, p. 1370.

[5] Ibidem, p. 1371.

[6] Ibidem.

[7] Ibidem, p. 1372.

[8] Ibidem.

[9] Corr. int. n° 127, 24 cet. 28, p. 1388.

[10] Ibidem, n° 128, 27 cet. 28, p. 1407.

[11] Ibidem, n° 131, 31 cet. 23, p. 1440.

[12] Pravda, 12 Sept. 28, cité par DANIELS, Conscience, p. 355.

[13] Pravda, 24 janvier 29, Cité Par DANIELS, ibidem.

[14] Cité par DANIELS, Conscience, p. 356.

[15] TROTSKY, L'Internationale communiste après Lénine, p. 74.

[16] Cité par DEUTSCHER, P. U., p. 417.

[17] « Sur le cours de gauche », archives de Trotsky, cité par DEUTSCHER, P. U., p. 417.

[18] Cité par DEUTSCHER, p. 421.

[19] SERGE, Vie et mort, pp. 213-214.

[20] SOSNOVSKI, « Lettres d'exil », Lutte de classes n° 17, janv. 30, p. 71.

[21] Corr. int. n° 102, 9 oct. 29, p. 1415.

[22] Reproduit dans Les crimes de Staline, p. 265.

[23] Rapport de Boukharine au IX, exécutif, Corr. int. n° 18, 27 février 1928 pp.231-239. Discours de clôture, Cort. int. n° 27, 15 mars 28, pp.833-847, et particulièrement pp.840, 841, 843. I° août 28, t pp. 840, 841, 843.

[24] Corr. int. n° 84, 16 août 28, p. 887.

[25] Corr. int. n° 89, 22 août 28, p. 949.

[26] Ibidem.

[27] Corr. int. n° 89, 22 août 28, p. 950.

[28] TROTSKY, L'I.C. après Lénine, pp. 34-35.

[29] DEUTSCHER , P U . 444.

[30] CANNON, Hstory of american trotskyism, pp. 49-50.

[31] Cité par DANIELS, Conscience, p. 339.

[32] Corr. int. n° 312, 3 nov. 28, pp. 1454-1457.

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