1 Août 2014
Depuis l'hiver de 1788 et surtout depuis mars 1789, le peuple, disions-nous, ne payait plus les redevances aux seigneurs. Qu'il y eût été encouragé par des révolutionnaires bourgeois – rien de plus vrai : il se trouvait beaucoup d'hommes parmi la bourgeoisie de 1789, qui comprenaient que sans un soulèvement populaire, ils n'auraient jamais raison du pouvoir absolu. Que les discussions des Assemblées des Notables, dans lesquelles on parla de l'abolition des droits féodaux, aient encouragé l'émeute, et que la rédaction, dans les paroisses, des cahiers (qui devaient servir de guides pour les représentants aux premières élections) ait agit dans la même direction – cela se comprend. Les révolutions ne sont jamais un résultat du désespoir, ainsi que le pensent souvent les jeunes révolutionnaires qui croient généralement que de l'excès du mal peut sortir le bien. Au contraire, le peuple, en 1789, avait entrevu une lueur de libération prochaine, et pour cela, il ne se révoltait que de meilleur cœur. Mais il ne suffit pas d'espérer, il faut agir : il faut payer de sa vie les premières révoltes qui préparent les révolutions, et c'est ce que fit le peuple.
Alors que l'émeute était encore punie du carcan, de la torture et de la pendaison, les paysans se révoltaient déjà. Dès novembre 1788, les intendants écrivaient au ministre que si l'on voulait réprimer toutes les émeutes, ce ne serait plus possible. Prises séparément, aucune n'avait une grande importance ; ensemble, elles minaient l'État dans ses fondements.
En janvier 1789, on rédigeait les cahiers de doléances et l'on faisait les élections, – et dès lors les paysans commencèrent à refuser les corvées au seigneur et à l'État. Des associations secrètes se formèrent parmi eux, et par-ci par-là un seigneur était exécuté par les Jacques.Ici, les receveurs d'impôt étaient reçus à coups de gourdins ; là des terres de seigneurs étaient saisies et labourées.
De mois en mois ces révoltes se multipliaient. Au mois de mars, tout l'Est de la France était déjà en révolte. Assurément, le mouvement n'était ni continu, ni général. Un soulèvement agraire ne l'est jamais. Il est même fort probable, comme il arrive toujours pour les insurrections des paysans, qu'il y eut un moment de ralentissement des émeutes à l'époque des travaux des champs, en avril, et puis au commencement des récoltes. Mais dès que les premières récoltes furent faites, dans la seconde moitié de juillet 1789 et en août, les soulèvements éclatèrent avec une nouvelle force, surtout dans l'est, le nord-est et le sud-est de la France.
Les documents précis sur ce soulèvement nous manquent. Ceux qu'on a publiés sont très incomplets, et la plupart portent la trace de l'esprit de parti. Si l'on s'adresse au Moniteur,qui, on le sait, n'a commencé à paraître que le 24 novembre 1789, et dont les 93 numéros, du 8 mai au 23 novembre 1789, ont été fabriqués après coup en l'an IV (1), on y trouve une tendance à démontrer que tout le mouvement fut l'œuvre des ennemis de la Révolution : des gens sans cœur, qui profitaient de l'ignorance des villageois. D'autres vont jusqu'à dire que ce sont les nobles, les seigneurs, ou bien encore les Anglais qui ont soulevé les paysans. Quant aux documents publiés par le Comité des recherches, en janvier 1790, ceux-ci tendent plutôt à représenter toute l'affaire comme un malentendu, des exploits de brigands qui ont dévasté les campagnes, et contre lesquels la bourgeoisie s'est arméee et qu'elle a exterminés.
On comprend aujourd'hui combien cette manière de présenter les choses est fausse, et il est certain que si quelqu'un se donne un jour la peine de dépouiller les archives et d'étudier à fond les documents qui s'y trouvent, il pourra faire une œuvre de haute valeur : œuvre d'autant plus nécessaire que les soulèvements de paysans continuèrent jusqu'à l'abolition des droits féodaux par la Convention, au mois d'août 1793, et jusqu'à ce que les communes eussent reçu le droit de reprendre les terres communales qui leur avaient été enlevées pendant les deux siècles précédents. Pour le moment, ce travail des archives n'étant pas fait, nous devons nous borner à ce qu'on peut glaner dans quelques histoires locales, dont certains Mémoires et chez quelques auteurs, – tout en expliquant le soulèvement de 1789 par la lumière que les mouvements des années suivantes, mieux connus, jettent sur cette première explosion.
Que la disette fût pour beaucoup dans ces émeutes – c'est certain. Mais leur motif principal était l'abolition des redevances féodales, consignées dans les terriers, ainsi que les dîmes, et le désir de s'emparer de la terre.
Il y a en outre un trait caractéristique pour ces émeutes. Elles restent isolées dans le centre de la France, le Midi et l'Ouest, sauf la Bretagne. Mais elles sont très générales dans l'Est, le Nord-Est et le Sud-Est. Le Dauphiné, la Franche-Comté, le Mâconnais en sont surtout affectés. En Franche-Comté, presque tous les châteaux furent brûlés, dit Doniol (La Révolution francaise et la féodalité,p. 48) ; trois châteaux sur cinq furent saccagés dans le Dauphiné. Puis viennent l'Alsace, le Nivernais, le Beaujolais, la Bourgogne, l'Auvergne. En général, comme je l'ai déjà fait remarquer ailleurs, si l'on trace sur une carte les localités où se produisirent les soulèvements, cette carte offrira une ressemblance frappante avec la carte «des trois-cent-soixante-trois», publiée en 1877 après les élections qui affermirent la troisème République. C'est la partie orientale de la France qui épousa surtout la cause de la Révolution, et cette même partie reste plus avancée jusqu'à nos jours.
Doniol a très justement remarqué que l'origine de ces soulèvements était déjà dans les cahiers qui furent écrits avant les élections de 1789. Puisqu'on avait demandé aux paysans d'exposer leurs griefs, ils étaient sûrs que l'on ferait quelque chose pour eux. La foique le roi, auquel ils avaient adressé leurs plaintes, ou bien l'Assemblée, ou toute autre force leur viendrait en aide pour redresser leurs torts, ou du moins les laisserait faire s'ils s'en chargeaient eux-mêmes, – c'est ce qui les poussa à se révolter dès que les élections furent faites, et avant même que l'Assemblée se réunit. Lorsque les États généraux commencèrent à siéger, les rumeurs qui venaient de Paris, si vagues qu'elles fussent, firent croire nécessairement aux paysans que le moment était venu d'exiger l'abolition des droits féodaux et de reprendre les terres.
Le moindre appui qu'ils trouvaient, soit de la part des révolutionnaires, soit su côté des orléanistes, soit de n'importe quels agitateurs, suffisait pour soulever les villages – étant donné les nouvelles inquiétantes qui venaient de Paris et des villes révoltées. Qu'on profitât dans les campagnes du nom du roi et de l'Assemblée – là-dessus, non plus, nul doute possible : tant de documents parlent de faux décrets du roi ou de l'Assemblée, colportés dans les villages. Dans tous leurs soulèvements, en France, en Russie, en Allemagne, les paysans ont toujours cherché à décider les indécis – je dirai plus : à se persuader eux-mêmes qu'il y avait quelque force prête à les soutenir. Cela donnait plus d'ensemble à l'action, et puis en cas d'échec ou de poursuites, il restait toujours une certaine excuse. On avait cru obéir, et la plupart l'avaient cru sincèrement, aux désirs, sinon aux ordres, du roi ou de l'Assemblée. Aussi, dès que les premières récoltes furent faites pendant l'été de 1789, dès que l'on recommença à manger à sa faim dans les villages, et que les rumeurs arrivant de Versailles et de Paris vinrent semer l'espoir, les paysans entrèrent en révolte. Ils se mirent en marche contre les châteaux afin de détruire les chartriers, les rôles, les titres, et ils incendièrent les châteaux, si les maîtres ne renonçaient pas de bonne grâce aux droits féodaux, consignés dans les chartriers, les rôles et le reste.
Aux environs de Vesoul et de Belfort, la guerre aux châteaux commença dès le 16 juillet, date à laquelle le château de Sancy et puis ceux de Lure, de Bithaine et de Molane furent saccagés. Bientôt toute la Lorraine se souleva. «Les paysans, persuadés que la révolution allait introduire l'égalité des fortunes et des conditions, se sont surtout portés contre les seigneurs,» – dit le Courrier français(p. 242 et suivantes). A Saarlouis, à Forbach, à Sarreguemines, à Phalsbourg, à Thionville, les commis des fermes furent chassés, et leurs bureaux pillés et incendiés. Le sel se vendait trois sous la livre. Les villages des environs suivaient les villes.
En Alsace, le soulèvement des paysans fut presque général. On constata qu'en huit jours, à la fin de juillet, trois abbayes furent détruites, onze châteaux furent saccagés, d'autres pillés, et que les paysans avaient enlevé et détruit tous les terriers. Tous les registres d'impôts féodaux, de corvées et de redevances de toute nature furent aussi enlevés et brûlés. En certains endroits il se forma des colonnes mobiles de paysans fortes de plusieurs centaines et quelquefois de plusieurs milliers d'hommes, venus de villages voisins ; ils se portaient contre les châteaux les plus forts, les assiégeaient, s'emparaient de toutes les paperasses et en faisaient des feux de joie. Les abbayes étaient saccagées et pillées, au même titre que les maisons des riches négociants dans les villes. Tout fut détruit à l'abbaye de Murbach qui probablement dut offrir de la résistance (2).
En Franche-Comté, les premiers rassemblements se faisaient à Lons-le-Saunier, déjà le 19 juillet, lorsque l'on y apprit les préparatifs du coup d'État, et le renvoi de Necker ; mais on ignorait encore la prise de la Bastille, dit Sommier (3). Il se forma bientôt des attroupements, et la bourgeoisie arma le même jour sa milice (portant la cocarde aux trois couleurs), pour résister «aux incursions des brigands qui infestent le royaume» (pp. 24-25). Bientôt le soulèvement commença dans les villages. Les paysans se partageaient les prés et les bois des seigneurs. Ailleurs, ils forçaient les seigneurs à renoncer à leurs droits sur les terres qui autrefois avaient appartenu aux communes. Ou bien, sans autre forme de procès, ils rentraient en possession des forêts, autrefois communales. Tous les titres que l'abbaye des Bernardins possédait dans les communes voisines lui furent enlevés (Edouard Clerc, Essai sur l'histoire de la Franche-Comté,2ème éd., Besançon 1870). A Castres, les révoltes commencèrent après le 4 août. Un droit de «coupe» était prélevé en nature – tant par setier – dans cette ville, sur tous les blés de provenance étrangère à la province. C'était un droit féodal, que le roi affermait à des particuliers. Aussi, dès qu'on apprit à Castres, le 19 août, la nouvelle de la nuit du Quatre, le peuple se souleva, exigeant l'abolition de ce droit, et immédiatement la bourgeoisie, qui dès le 5 août avait constitué la garde nationale, forte de 600 hommes, se mit à rétablir «l'ordre». Mais dans les campagnes, l'insurrection roulait de village en village et les châteaux de Gaix, de Montlédier, la chartreuse de Faix, l'abbaye de Vielmur, etc., furent pillés et les chartriers détruits (4).
En Auvergne, les paysans prirent beaucoup de précautions pour mettre le droit de leur côté, et lorsqu'ils venaient au château brûler les chartriers, ils ne manquaient pas de dire au seigneur qu'ils le faisaient par ordre du roi (5). Mais dans les provinces de l'Est ils ne se gênaient pas de déclarer ouvertement que le temps était venu où le Tiers-État ne permettrait plus aux nobles et aux religieux de dominer. Le pouvoir de ces deux classes avait duré trop longtemps, et le moment était venu d'abdiquer. Pour un grand nombre de seigneurs, appauvris, résidant à la campagne et peut-être aimés aux alentours, les paysans révoltés montrèrent beaucoup d'égards personnels. Ils ne leur faisaient aucun mal ; ils ne touchaient pas à leur petite propriété personnelle ; mais pour les terriers et les titres de propriété féodale, ils étaient impitoyables. Ils les brûlaient après avoir forcé le seigneur de jurer l'abandon de ses droits.
Comme la bourgeoisie des villes, qui savait très bien ce qu'elle voulait et ce qu'elle attendait de la Révolution, les paysans, eux aussi, savaient très bien ce qu'ils voulaient : les terres enlevées aux communes devaient leur être rendues, et toutes les redevances nées du féodalisme devaient disparaître. L'idée que tous les riches en général doivent disparaître perçait peut-être dès lors ; mais pour le moment la jacquerie se bornait aux choses, et s'il y eut des cas où le seigneur fût maltraité, ces cas étaient isolés et ils s'expliquaient généralement par l'accusation d'avoir été un accapareur, un des spéculateurs sur la disette. Si les terriers étaient livrés, et si la renonciation était faite, tout se passait à l'amiable : on brûlait les terriers ; on plantait «un Mai» au village, on attachait à ses branches les emblèmes féodaux (6), et l'on dansait la ronde autour de l'arbre. Sinon, s'il y avait eu résistance, ou si le seigneur ou son intendant avait appelé la maréchaussée, s'il y avait eu des coups de fusil de tirés, – alors tout était saccagé au château et souvent le feu y était mis. Ainsi on compta trente châteaux pillés ou brûlés dans le Dauphiné, près de quarante dans la Franche-Comté ; soixante-douze dans le Mâconnais et dans le Beaujolais ; neuf seulement en Auvergne ; et douze monastères et cinq châteaux en Viennois. Notons en passant que les paysans ne faisaient pas de distinctions pour les opinions politiques. Ainsi ils attaquèrent des châteaux de «patriotes» aussi bien que ceux des «aristocrates».
Que fit la bourgeoisie en face de ces émeutes ?
S'il y avait eu à l'Assemblée un certain nombre d'hommes, qui comprenaient que le soulèvement des paysans représentait en ce moment une force révolutionnaire, la masse des bourgeois en province n'y vit qu'un danger contre lequel il fallait s'armer. Ce qu'on nomma alors la «grande peur» saisit en effet un bon nombre de villes dans la région des soulèvements. A Troyes, par exemples, des campagnards armés de faux et de fléaux étaient entrés en ville et ils auraient saccagé probablement les maisons des accapareurs, lorsque la bourgeoisie – «tout ce qu'il y a d'honnête dans la bourgeoisie» (Moniteur,I, 378), s'arma contre «les brigands» et les repoussa. Le même fait se produisit dans beaucoup d'autres villes. La panique saississait les bourgeois. On attendait «les brigands». On en avait vu«six mille» s'avançant pour tout saccager – et la bourgeoisie s'emparait des armes qu'elle trouvait à l'hôtel-de-ville, ou chez les armuriers, et organisait sa garde nationale, de peur que les pauvres de la ville, faisant cause commune avec «les brigands», n'attaquassent les riches.
A Péronne, capitale de la Picardie, les habitants s'étaient révoltés dans la deuxième moitié de juillet. Ils incendièrent les barrières, jettèrent à l'eau les officiers de la douane, s'emparèrent des recettes dans les bureaux de l'État et libérèrent tous les détenus des prisons. Tout cela s'était fait avant le 28 juillet. Dans la nuit du 28 juillet, – écrivait le maire de Péronne – à la réception des nouvelles de Paris, le Hainault, la Flandre et toute la Picardie ont saisi les armes ; le tocsin sonnait dans toutes les villes et les villages. Trois cent mille hommes de patrouilles bourgeoises se tenaient en parmanence – et tout cela pour recevoir deux mille «brigands» qui, disait-on, parcouraient les villages et allaient brûler les récoltes. Au fond, comme l'a très bien dit quelqu'un à Arthur Young, tous ces «brigands», ce n'était autre chose que d'honnêtes paysans, qui en effet, s'étant soulevés et armés de fourches, de gourdins et de faux, forçaient les seigneurs à abdiquer leurs droits féodaux, et arrêtaient les passants en leur demandant s'ils étaient «pour la nation ?» Le maire de Péronne l'a aussi très bien dit : «Nous voulonsêtre dans la terreur. Grâce aux bruits sinistres, nous pouvons tenir sur pied une armée de trois millions de bourgeois et de paysans dans toute la France.»
Adrien Duport, un membre très connu de l'Assemblée et du Club Breton, se vantait même d'avoir armé de cette façon les bourgeois dans un grand nombre de villes. Il avait deux ou trois agents, «hommes décidés mais obscurs», qui évitaient les villes, mais, arrivant dans un village, annonçaient que «les brigands allaient venir». Il en venait, disaient ces émissaires, cinq cents, mille, trois mille, brûlant aux alentours toutes les récoltes, afin d'affamer le peuple... Alors on sonnait le tocsin. Les paysans s'armaient. Et la rumeur grossissait à mesure que le tocsin se répandait de village en village ; c'était déjà six mille brigands quand la rumeur sinistre arrivait jusqu'à une grande ville. On les avait vus à une lieue de distance, dans telle forêt, – et le peuple, et surtout la bourgeoisie s'armaient et envoyaient leurs patrouilles dans la forêt – pour n'y rien découvrir. Mais on était armé – et gare au roi ! Quand il voudra s'évader en 1791, il trouvera les armées paysannes sur son chemin.
On conçoit la terreur que ces soulèvements semaient partout en France ; on conçoit l'impression qu'ils produisirent à Versailles, et ce fut sous l'empire de cette terreur que l'Assemblée nationale se réunit, le soir du 4 août, pour discuter les mesures à prendre afin d'étouffer la jacquerie.
La nuit du 4 août est une des grandes dates de la Révolution. comme le 14 juillet et le 5 octobre 1789, le 21 juin 1791, le 10 août 1792 et le 31 mai 1793, elle marque une des grandes étapes du mouvement révolutionnaire, et elle en détermine le caractère pour la période qui suivra.
La légende historique s'est appliquée avec amour à embellir cette nuit, et la plupart des historiens, copiant le recit qu'en ont donné quelques contemporains, la représentent comme une nuit toute d'enthousiasme, d'abnégation sacrée.
«Avec la prise de la Bastille, – nous disent les historiens, – la Révolution avait remporté sa première victoire. La nouvelle se répand en province, et partout elle provoque des soulèvements analogues. Elle pénètre dans les villages, et à l'instigation de toutes sortes de gens sans aveu, les paysans attaquent leurs seigneurs, brûlent les châteaux. Alors, le clergé et la noblesse, saisis d'un élan patriotique, voyant qu'ils n'avaient encore rien fait pour les paysans, viennent abdiquer leurs droits féodaux pendant cette nuit mémorable. Les nobles, le clergé, les plus pauvres curés et les plus riches seigneurs féodaux, les villes, les provinces, tous viennent renonocer, sur l'autel de la patrie, à leurs prérogatives séculaires. Un enthousiasme s'empare de l'Assemblée, tous s'empressent de faire leur sacrifice. «La séance était une fête sacrée, la tribune un autel, la salle des délibérations un temple», – dit l'un des historiens, généralement assez calme. «C'était une Saint-Barthélemy des propriétés», disent les autres. Et lorsque les premières lueurs du jour jaillissent le lendemain sur la France, – l'ancien régime féodal n'existait plus. La France était un pays régénéré, ayant fait un auto-da-fé de tous les abus de ses classes privilégiées.»
Eh bien ! Cela c'est la légende. Il est vrai qu'un profond enthousiasme s'empara de l'Assemblée, lorsque deux nobles, le vicomte de Noailles et le duc d'Aiguillon, vinrent demander l'abolition des droits féodaux, ainsi que des divers privilèges des nobles, et que deux évêques (ceux de Nancy et de Chartres) parlèrent pour demander l'abolition des dîmes. Il est vrai que l'enthousiasme alla toujours grandissant, et que l'on vit les nobles et le clergé, pendant cette séance de nuit, se suivre à la tribune et se la disputer pour abdiquer leurs justices seigneuriales ; on entendit demander par des privilégiés la justice libre, gratuite et égale pour tous ; on vit les seigneurs laïques et ecclésiastiques abandonner leurs droits de chasse... L'enthousiasme s'empara de l'Assemblée... Et dans cet enthousiasme on ne remarqua même pas la clause du rachatdes droits féodaux et des dîmes, que les deux nobles et les deux évêques avaient introduite dans leurs discours : clause terrible, par son vague même, puisqu'elle pouvait signifier tout ou rien, et qu'elle suspendit, nous allons le voir, l'abolition des droits féodaux pour quatre ans, – jusqu'en août 1793. Mais, qui de nous, en lisant le beau récit de cette nuit fait par les contemporains – qui de nous n'a pas été saisi d'enthousiasme à son tour ? Et qui n'a pas passé sur ces traîtres mots de «rachat au denier 30» sans en comprendre la terrible portée ! C'est aussi ce qui arriva en France en 1789.
Et d'abord, la séance du soir du 4 août commença par la panique, et non pas par l'enthousiasme. Nous venons de voir que nombre de châteaux avaient été brûlés ou pillés pendant les quinze derniers jours. Commencé dans l'Est, le soulèvement des paysans s'étendait vers le Sud, le Nord et le Centre : il menaçait de se généraliser. Dans certains endroits, les paysans avaient été féroces envers leurs maîtres, et les nouvelles qui parvenaient des provinces grossissaient les événements. Les nobles constataient avec terreur qu'il n'y avait sur place aucune force capable de mettre un frein aux émeutes.
Aussi la séance s'ouvrit par la lecture d'un projet de déclaration contre les soulèvements. L'Assemblée était invitée à prononcer un blâme énergique contre les émeutiers et à enjoindre hautement le respect des fortunes, féodales ou non, quelle qu'en fût l'origine,en attendant que l'Assemblée légiférât sur ce sujet.
«Il paraît que les propriétés, de quelque nature qu'elles soient, sont la proie du plus coupable brigandage», dit le Comité des rapports. «De tous les côtés, les châteaux sont brûlés, les couvents sont détruits, les fermes sont abandonnées au pillage. Les impôts, les redevances seigneuriales, tout est détruit. Les lois sont sans force, les magistrats sans autorité...» Et le rapport demande que l'Assemblée blâme hautement les troubles et déclare «que les lois anciennes (les lois féodales) subsistent jusqu'à ce que l'autorité de la nation les ait abrogées ou modifiées ; que toutes les redevances et prestations accoutumées doivent être payées, comme par le passé, jusqu'à ce qu'il en ait été ordonné autrement par l'Assemblée.»
«Ce ne sont pas les brigands qui font cela !» s'écrie le duc d'Aiguillon ; «dans plusieurs province le peuple tout entier forme une ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres et surtout pour s'emparer des chartriers où les titres des propriétés féodales sont en dépôt.» Ce n'est certainement pas l'enthousiasme qui parle : c'est plutôt la peur (1).
L'Assemblée allait, par conséquent, prier le roi de prendre des mesures féroces contre les paysans révoltés. Il en avait déjà été question la veille, le 3 août. Mais depuis quelques jours, un certain nombre de nobles, un peu plus avancés dans leurs idées que le reste de leur classe, et qui voyaient plus clair dans les événements, – le vicomte de Noailles, le duc d'Aiguillon, le duc de la Rochefoucauld, Alexandre de Lameth et quelques autres, – se concertaient déjà en secret sur l'attitude à prendre vis-à-vis de la jacquerie. Ils avaient compris que l'unique moyen de sauver les droits féodaux était de sacrifier les droits honorifiques et les prérogatives de peu de valeur, et de demander le rachatpar les paysans des redevances féodales attachées à la terre et ayant une valeur réelle.Ils chargèrent le duc d'Aiguillon de développer ces idées. Et c'est ce qui fut fait par le vicomte de Noailles et le duc d'Aiguillon.
Depuis le commencement de la Révolution, les campagnes avaient demandé l'abolition des droits féodaux (2). Maintenant, disaient les deux porte-paroles de la noblesse libérale, les campagnes, mécontentes de ce que rien n'avait été fait pour elles depuis trois mois, s'étaient révoltées ; elles ne connaissaient plus de frein, et il fallait choisir en ce moment «entre la destruction de la société et certaines concessions.» Ces concessions, le vicomte de Noailles les formulaient ainsi : l'égalité des individus devant l'impôt, payé dans la proportion des revenus ; toutes les charges publiques supportées par tous ; «tous les droits féodaux rachetés par les communautés» (villageoises) d'après la moyenne du revenu annuel, et enfin «l'abolition sans rachat des corvées seigneuriales, des mainsmortes et autres servitudes personnelles (3).»
Il faut dire aussi que depuis quelque temps les servitudes personnelles n'étaient plus payées par les paysans. On a pour cela des témoignages très nets des intendants. Après la révolte de juillet, il était évident qu'elles ne seraient plus payées du tout, – que les seigneurs y eussent renoncé ou non.
Eh bien ! Ces concessions, proposées par le vicomte de Noailles, furent encore rétrécies, et par les nobles, et par les bourgeois, dont un grand nombre possédaient des propriétés foncières comportant des titres féodaux. Le duc d'Aiguillon, qui suivit de Noailles à la tribune et que les nobles ci-dessus mentionnés avaient choisi pour leur porte-parole, parla avec sympathie des paysans ; il excusa leur insurrection, mais pourquoi ? Pour dire que «le reste barbare des lois féodales qui subsistent encore en France, sont, on ne peut se le dissimuler, une propriété, et toute propriété est sacrée.L'équité, disait-il, défend d'exiger l'abandon d'aucune propriété sans accorder une juste indemnité au propriétaire.»C'est pourquoi le duc d'Aiguillon mitigeait la phrase concernant les impôts, en disant que tous les citoyens devaient les supporter «en proportion de leurs facultés». Et quant aux droits féodaux, il demandait que tous ces droits, – les droits personnels aussi bien que les autres – fussent rachetés par les vassaux, «s'ils le désirent», le remboursement devant être «au denier 30», c'est-à-dire trente fois la redevance annuelle payée à cette époque ! C'était rendre le rachat illusoire, car, pour les rentes foncières, il était déjà très lourd au dernier 25, et dans le commerce, une rente foncière s'estime généralement au denier 20 ou même 17.
Ces deux discours furent accueillis par les messieurs du Tiers avec enthousiasme, et ils ont passé à la postérité, comme des actes d'abnégation sublime de la part de la noblesse, alors qu'en réalité l'Assemblée nationale, qui suivit le programme tracé par le duc d'Aiguillon, créa par là les conditions mêmes des luttes terribles qui plus tard ensanglantèrent la Révolution. Les quelques paysans qu'il y avait dans cette Assemblée ne parlèrent pas pour montrer le peu de valeur des «renonciations» des nobles ; et la masse des députés du Tiers, citadins pour la plupart, n'avaient qu'une idée très vague sur l'ensemble des droits féodaux, ainsi que sur la force du soulèvement des paysans. Pour eux, renoncer aux droits féodaux, même à la condition du rachat, c'était déjà faire un sacrifice sublime à la Révolution.
Le Guen du Kérangall, député breton, «habillé en paysan», prononça alors de belles et émouvantes paroles. Ces paroles, lorsqu'il parla des «infâmes parchemins» qui contenaient les obligations de servitudes personnelles, survivances du servage, firent et font encore vibrer les cœurs. Mais lui non plus ne contesta pas le rachat de tous les droits féodaux, y compris ces mêmes servitudes «infâmes», imposées «dans des temps d'ignorance et de ténèbres», dont il dénonçait si éloquemment l'injustice.
Il est certain que le spectacle présenté par l'Assemblée cette nuit du 4 août, dut être beau, puisqu'on vit des représentants de la noblesse et du clergé abdiquer des privilèges qu'ils avaient exercés pendant des siècles sans contestation. Le geste, les paroles étaient magnifiques, lorsque les nobles vinrent renoncer à leurs privilèges en matière d'impôts, les prêtres se levèrent pour renoncer aux dîmes, les curés les plus pauvres abandonnèrent le casuel,les grands seigneurs abandonnèrent leurs justices seigneuriales, et tous renoncèrent au droit de chasse, en demandant la suppression des colombiers, dont se plaignaient tant les paysans. Il était beau de voir aussi des provinces entières renoncer aux privilèges qui leur créaient une situation exceptionnelle dans le royaume. Les pays d'Étatsfurent ainsi supprimés, et les privilèges des villes, dont quelques-unes possédaient des droits féodaux sur les campagnes voisines, furent abolis. Les représentants du Dauphiné (c'est là, nous avons vu, que le soulèvement avait eu le plus de force et de généralité) ayant ouvert la voie pour l'abolition de ces distinctions provinciales, les autres suivirent.
Tous les témoins de cette séance mémorable en donnent une description enthousiaste. Lorsque la noblesse a accepté en principe le rachat des droits féodaux, le clergé est appelé à se prononcer. Le clergé accepte entièrement le rachat des féodalités ecclésiastiques, à condition que le prix du rachat ne crée pas de fortunes personnelles au sein du clergé, mais que le tout soit employé en œuvres d'utilité générale. Un évêque parle alors des dégâts faits dans les champs des paysans par les meutes de chiens des seigneurs, et demande l'abolition du privilège de la chasse – et aussitôt la noblesse donne son adhésion par un cri puissant et passionné. L'enthousiasme est à son comble, et lorsque l'Assemblée se sépare à deux heures de la nuit, chacun sent que les bases d'une nouvelle société ont été posées.
Loin de nous l'idée de diminuer la portée de cette nuit. Il faut des enthousiasmes de ce genre pour faire marcher les événements. Il en faudra encore à la Révolution sociale. Car, en révolution, il importe de provoquer l'enthousiasme, de prononcer ces paroles qui font vibrer les cœurs. Le seul fait que la noblesse, le clergé et toute sorte de privilégiés venaient de reconnaître, pendant cette séance de nuit, les progrès de la Révolution ; qu'ils décidaient de s'y soumettre, au lieu de s'armer contre elle, – ce seul fait fut déjà une conquête de l'esprit humain. Il le fut d'autant plus que la renonciation eut lieu par enthousiasme. A la lueur, il est vrai, des châteaux qui brûlaient ; mais, que de fois des lueurs pareilles n'ont fait que pousser les privilégiés à la résistance obstinée, à la haine, au massacre ! La nuit du 4 août, ces lueurs lointaines inspiraient d'autres paroles – des actes de sympathie pour les révoltés – et d'autres actes : des actes d'apaisement.
C'est que depuis le 14 juillet l'esprit de la Révolution – résultat de toute l'effervescence qui se produisait en France – planait sur tout ce qui vivait et sentait, et cet esprit, produit de millions de volontés, donnait l'inspiration qui nous manque dans les temps ordinaires.
Mais après avoir signalé les beaux effets de l'enthousiasme qu'une révolution seule pouvait inspirer, l'historien doit aussi jeter un regard calme, et dire jusqu'où alla l'enthousiasme, et quelle limite il n'osa pas franchir, signaler ce qu'il donna au peuple, et ce qu'il refusa de lui accorder.
Un trait général suffira pour indiquer cette limite. L'Assemblée ne fit que sanctionner en principe et généraliser ce que le peuple avait accompli lui-même dans certaines localités. Elle n'alla pas plus loin.
Souvenons-nous de ce que le peuple avait déjà fait à Strasbourg et dans tant d'autres villes. Il avait soumis, nous l'avons vu, tous les citoyens, nobles et bourgeois, à l'impôt, et proclamé l'impôt sur le revenu : l'Assemblée accepta cela en principe. Il avait aboli toutes les charges honorifiques – et les nobles vinrent y renoncer le 4 août : ils acceptaient l'acte révolutionnaire. Le peuple avait aussi aboli les justices seigneuriales et nommé lui-même ses juges par élection : l'Assemblée l'accepta à son tour. Enfin, le peuple avait aboli les privilèges des villes et les barrières provinciales – c'était fait dans l'Est – et maintenant l'Assemblée généralisa en principe le fait, déjà accompli dans une partie du royaume.
Pour les campagnes, le clergé admit en principe que la dîme fût rachetée ; mais, en combien d'endroits le peuple ne la payait plus du tout ! Et quand l'Assemblée exigera bientôt qu'il la paie jusqu'en 1791, ce sera à la menace des exécutions qu'il faudra recourir pour forcer les paysans à obéir. Réjouissons-nous, sans doute, de voir que le clergé se fût soumis – moyennant rachat – à l'abolition des dîmes ; mais disons aussi que le clergé eût infiniment mieux fait de ne pas insister sur le rachat. Que de luttes, que de haines, que de sang eût-il épargnés s'il avait fait abandon de la dîme et s'en était remis pour vivre, soit à la nation, soit encore mieux à ses paroissiens ! Et quant aux droits féodaux, – que de luttes eussent été évitées, si l'Assemblée, au lieu d'accepter la motion du duc d'Aiguillon, avait seulement adopté, dès le 4 août 1789, celle de Noailles, très modeste, au fond : l'abolition sans rachat des redevances personnelles, et le rachat seuement pour les rentes attachées à la terre ! Que de sang fallut-il verser pendant trois ans pour en arriver, en 1792, à cette dernière mesure ! Sans parler des luttes acharnées qu'il fallut soutenir pour arriver en 1793, à l'abolition complète des droits féodaux.
Mais faisons, pour le moment, comme le firent les hommes de 1789. Tout était à la joie après cette séance. Tous se félicitaient de cette Saint-Barthélemy des abus féodaux. Et cela nous prouve combien il importe, pendant une révolution, de reconnaître, de proclamer, du moins, un nouveau principe. Des courriers partis de Paris portaient, en effet, dans tous les coins de la France la grande nouvelle : «Tous les droits féodaux sont abolis !» Car c'est ainsi que les décisions de l'Assemblée furent comprises par le peuple et c'est ainsi qu'était rédigé l'article premier de l'arrêté du 5 août ! Tous les droits féodaux sont abolis ! Plus de dîmes ! Plus de cens, plus de lods, plus de droits de ventes, de champart ; plus de corvée, plus de taille ! plus de droit de chasse ! à bas les colombiers ! tout le gibier est à tout le monde. Plus de nobles, enfin, plus de privilégiés d'aucune sorte : tous égaux devant le juge élu par tous !
C'est ainsi, du moins, que fut comprise en province la nuit du 4 août ; et bien avant que les arrêtés du 5 et du 11 août eussent été rédigés par l'Assemblée, et que la ligne de démarcation entre ce qu'il fallait racheter et ce qui disparaissait dès ce jour eût été tracée, bien avant que ces actes et ces renonciations eussent été formulés en articles de lois, les courriers apportaient déjà au paysan la bonne nouvelle. Désormais, – qu'on le fusille ou non, – il ne voudra plus rien payer.
L'insurrection des paysans prend alors une force nouvelle. Elle se répand dans des provinces, comme la Bretagne, qui jusqu'alors étaient restées tranquilles. Et si les propriétaires réclament le payement de n'importe quelles redevances, les paysans s'emparent de leurs châteaux et brûlent tous les chartriers, tous les terriers. Ils ne veulent pas se soumettre aux décrets d'août et distinguer entre les droits rachetables et les droits abolis, dit Du Châtellier (4). Partout, dans toute la France, les colombiers et le gibier sont détruits. On mangea alors à sa faim dans les villages. On mit la main sur les terres, jadis communales, accaparées par les seigneurs.
C'est alors que se produisit dans l'Est de la France ce phénomène qui dominera la Révolution pendant les deux années suivantes : la bourgeoisie intervenant contre les paysans. Les histoires libéraux passent cela sous silence, mais c'est un fait de la plus haute importance, qu'il nous faut relever.
Nous avons vu qu le soulèvement des paysans avait atteint sa plus grande vigueur dans le Dauphiné et généralement dans l'Est. Les riches, les seigneurs fuyaient, et Necker se plaignait d'avoir eu à délivrer en 15 jours 6.000 passeports aux plus riches habitants. La Suisse en était inondée.
Mais la bourgeoisie moyenne resta, s'arma et organisa ses milices, et l'Assemblée Nationale vota bientôt (le 10 août) une mesure draconnienne contre les paysans révoltés (5). Sous prétexte que l'insurrection était l'œuvre de brigands, elle autorisa les municipalités à requérir les troupes, à désarmer tous les hommes sans profession et sans domicile, à disperser les bandes et à les juger sommairement. La bourgeoisie du Dauphiné profita largement de ces droits. Lorsqu'une bande de paysans révoltés traversait la Bourgogne, en brûlant les châteaux, les bourgeois des villes et des villages se liguaient contre eux. Une de ces bandes, disent lesDeux amis de la Liberté,fut défaite à Vormatin le 27 juillet, où il y eut 20 tués et 60 prisonniers. A Cluny, il y eut 100 tués et 160 prisonniers. La municipalité de Mâcon fit une guerre en règle aux paysans qui refusaient de payer la dîme et elle en pendit vingt. Douze paysans furent pendus à Douai ; à Lyon, la bourgeoisie, en combattant les paysans, en tua 80 et fit 60 prisonniers. Quant au grand prévôt du Dauphiné, il parcourait tout le pays et pendait les paysans révoltés. (Buchez et Roux, II, 244). «En Rouergue, la ville de Milhaud faisait appel aux villes voisines en les invitant à s'armer contre les brigands et ceux qui refusent de payer les taxes.» (Courrier parisien, séance du 19 août 1789, p. 1729 (6)).
Bref, on voit par ces quelques faits, dont il me serait facile d'augmenter la liste, que là où le soulèvement des paysans fut le plus violent, la bourgeoisie entreprit de l'écraser ; et elle aurait sans doute contribué puissamment à le faire, si les nouvelles venues de Paris après la nuit du 4 août n'avaient pas donné une nouvelle vigueur à l'insurrection.
Le soulèvement des paysans ne se ralentit, à ce qu'il paraît, qu'en septembre et en octobre, peut-être à cause des labours ; mais en janvier 1790, nous apprenons, par le rapport du comité féodal, que la jacquerie avait recommencé de plus belle, probablement à cause des paiements réclamés. Les paysans ne voulaient pas se soumettre à la distinction faite par l'Assemblée entre les droits attachés à la terre et les servitudes personnelles, et ils s'insurgeaient pour ne rien payer du tout.
Nous reviendrons sur ce sujet si important dans un des chapitres suivants.
Lorsque l'Assemblée se réunit le 5 août, pour rédiger sous forme d'arrêtés les abdications qui avaient été faites pendant la nuit historique du Quatre, on put voir jusqu'à quel point cette Assemblée était propriétaire; comment elle allait défendre chacun des avantages pécuniaires, attachés à ces mêmes privilèges féodaux, dont elle avait fait abandon quelques heures auparavant.
Il y avait encore en France, sous le nom de main-mortes,de banalités,etc., des restes de l'ancien servage. Il y avait des mainmortables dans la Franche-Comté, le Nivernais, le Bourbonnais. Ils étaient des serfs dans le sens propre du mot ; ils ne pouvaient pas vendre leurs biens, ni les transmettre par succession, sauf à ceux de leurs enfants qui vivaient avec eux. Ils restaient ainsi, eux et leur postérité, attachés à la glèbe. Combien étaient-ils , on ne le sait pas au juste, mais on pense que le chiffre de trois cent mille mainmortables, donné par Boncerf, est le plus probable. (Sagnac, La législation civile de la Révolution française,p. 59, 60.)
A côté de ces mainmortables, il y avait un très grand nombre de paysans et même de citadins libres, qui étaient restés néanmoins sous des obligations personnelles, soit envers leurs ci-devant seigneurs, soit envers les seigneurs des terres qu'ils avaient achetées ou qu'ils tenaient à bail (1).
On estime qu'en général les privilégiés - nobles et clergé – possédaient la moitié des terres de chaque village ; mais qu'en outre de ces terres, qui étaient leurs propriétés, ils retenaient encore divers droits féodaux sur les terres possédées par les paysans. Les petits propriétaires sont déjà très nombreux en France, à cette époque, nous disent ceux qui ont étudié cette question ; mais il en est peu, ajoute M. Signac, qui «possèdent à titre d'elles, – qui ne doivent au moins un cens ou un autre droit, signe récognitif de la seigneurie». Presque toutes les terres paient quelque chose, soit en argent soit en une portion des récoltes, à un seigneur quelconque.
Ces obligations étaient très variées, mais elles se divisaient en cinq catégories : 1° Les obligations personnelles, souvent humiliantes, – restes du servage (en quelques endroits, par exemple, les paysans devaient battre l'étang pendant la nuit, pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil du seigneur) ; 2° les redevances en argent et les prestations de toute sorte, en nature ou en travail, qui étaient dues pour une concession réelle ou présumée du sol : c'était la mainmorte et la corvée réelle (2), le cens, le champart, la rente foncière, les lots et ventes ; 3° divers paiements qui résultaient des monopoles des seigneurs ; c'est-à-dire que ceux-ci prélevaient certaines douanes, certains octrois ou certains droits sur ceux qui se servaient des halles ou des mesures du seigneur, du moulin, du pressoir, du four banal, etc. ; 4° les droits de justice, prélevés par le seigneur, là où la justice lui appartenait, les taxes, les amendes, etc. ; et enfin, 5° le seigneur possédait le droit exclusif de chasse sur ses terres et sur celles des paysans voisins, ainsi que le droit de tenir des colombiers et des garennes qui constituaient un privilège honorifique, très recherché.
Tous ces droits étaient vexatoires au plus haut degré : ils coûtaient beaucoup au paysan, alors même qu'ils ne rapportaient que peu ou rien au seigneur. Et il est un fait sur lequel Boncerf insiste dans son ouvrage remarquable, Les inconvénients des droits féodaux(p. 52), c'est que depuis 1776 les seigneurs, tous appauvris, et surtout leurs intendants, s'étaient mis à pressurer les fermiers, les tenanciers et les paysans en général, pour en obtenir le plus possible. En 1786, il y eut même un renouvellement assez général des terriers, afin d'augmenter les redevances féodales.
Eh bien, l'Assemblée, après avoir prononcé en principe l'abolition de ces survivances du régime féodal, recula quand il s'agit de traduire ces renonciations en lois concrètes : elle prit parti pour les propriétaires.
Ainsi il semblait que, les seigneurs ayant sacrifié les mainmortes, il ne devait plus en être question : il n'y avait qu'à mettre cette renonciation sous forme de décret. Mais, même sur cette question il s'éleva des débats. On chercha à établir une distinction entre la mainmorte personnelle,qui serait abolie sans indemnité, et la mainmorte réelle(attachée à la terre et transmise par bail ou achat de la terre), qui devrait être rachetée. Et si l'Assemblée décida, enfin, d'abolir sans indemnité tous les droits et devoirs, tant féodaux que censuels, «qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle, et à la servitude personnelle», elle s'arrangea encore à faire planer un doute, même sur ce sujet, - dans tous les cas où il était difficile de séparer les droits de mainmortedes droits féodauxen général.
Le même recul se produisit au sujet des dîmes ecclésiastiques. On sait que les dîmes montaient souvent jusqu'à un cinquième ou même un quart de toutes les récoltes, et que le clergé réclamait même sa portion des foins, des noisettes cueillies, etc. Ces dîmes pesaient très lourdement sur les paysans, surtout sur les pauvres. Aussi, le 4 août le clergé avait déclaré renoncer à toutes les dîmes en nature, à la condition que ces dîmes seraient rachetéespar ceux qui les payaient. Mais comme on n'indiquait ni les conditions du rachat, ni les règles de la procédure d'après laquelle le rachat pourrait se faire, l'abdication se réduisait en réalité à un simple vœu. Le clergé acceptaitle rachat ; il permettaitaux paysans de racheter les dîmes, s'ils le voulaient, et d'en débattre les prix avec les possesseurs de ces dîmes. Mais lorsque, le 6 août, on voulut rédiger l'arrêté concernant les dîmes, on se heurta à une difficulté.
Il y avait des dîmes que le clergé avait vendues dans le cours des siècles à des particuliers, et ces dîmes s'appelaient laïquesouinféodées.Pour celles-ci, on considérait le rachat comme absolument nécessaire, afin de maintenir le droit de propriété du dernier acheteur. Pis que cela. Les dîmes que les paysans payaient au clergé même furent représentées par certains orateurs à l'Assemblée comme un impôtque la nation payait pour maintenir son clergé ; et peu à peu, dans la discussion, l'opinion prévalut qu'il ne pourrait être question du rachat de ces dîmes, si la nation se chargeait de donner un traitement régulier au clergé. Cette discussion dura cinq jours, jusqu'au 11, et alors plusieurs curés, suivis des archevêques, déclarèrent qu'ils faisaient abandon des dîmes à la patrie et s'en remettaient à la justice et à la générosité de la nation.
Il fut donc décidé que les dîmes payées au clergé seraient abolies ; mais, en attendant qu'on trouvât les moyens de subvenir d'une autre manière aux dépenses du culte, les dîmes devraient être payées comme auparavant.Quant aux dîmes inféodées, elles seraient payées jusqu'à ce qu'elle fussent rachetées !...
On peut imaginer quel terrible désappointement ce fut pour les campagnes et quelle cause de troubles. En théorie, on supprimait les dîmes, mais en réalité elles devaient être perçues comme auparavant.– «Jusqu'à quand ?» demandaient les paysans ; et on leur répondait : «Jusqu'à ce que l'on ait trouvé les moyens de payer autrement le clergé !» Et comme les finances du royaume allaient de mal en pis, le paysan se demandait avec raison, si jamais les dîmes seraient abolies. L'arrêt du travail et la tourmente révolutionnaire empêchaient évidemment les impôts de rentrer, tandis que les dépenses pour la nouvelle justice et la nouvelle administration allaient nécessairement en augmentant. Les réformes démocratiques coûtent, et ce n'est qu'à la longue qu'une nation en révolution arrive à payer les frais de ces réformes. En attendant, le paysan devait payer les dîmes, et jusqu'en 1791 on continua à les lui réclamer d'une façon très sévère. Et comme le paysan ne voulait plus les payer, c'étaient loi sur loi et peines sur peines que l'Assemblée décrétait contre les retardataires.
La même observation est à faire à propos du droit de chasse. Dans la nuit du 4 août, les nobles avaient renoncé à leur droit de chasse. Mais lorsqu'on voulut formuler ce que cela voulait dire, on s'aperçut que cela signifierait donner le droit de chasse à tous.Alors l'Assemblée recula, et elle ne fit qu'étendre le droit de chasse, «sur leurs terres», à tous les propriétaires,ou plutôt aux possesseurs de biens-fonds. Cependant, là encore on laissa planer le vague sur la formule à laquelle on s'arrêta définitivement. L'Assemblée abolissait le droit exclusif de chasse et celui des garennes ouvertes, mais elle disait que «tout propriétaire a le droit de détruire et faire détruire, seulement sur ses héritages, toute espèce de gibier.» Cette autorisation s'appliquait-elle aux fermiers ? C'était douteux. Cependant, les paysans ne voulurent pas attendre ni s'en remettre aux avocats chicaneurs. Immédiatement après le 4 août ils se mirent à détruire partout le gibier des seigneurs. Après avoir vu pendant de longues années leurs récoltes mangées par le gibier, ils détruisirent eux-mêmes les déprédateurs sans en attendre l'autorisation.
Enfin, en ce qui concerne l'essentiel – la grande question qui passionnait plus de vingt millions de Français, les droits féodaux,– l'Assemblée, lorsqu'elle formula en arrêtés les renonciations de la nuit du 4 août, se borna à simplement énoncer un principe.
«L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal», disait l'article premier de l'arrêté du 5 août. Mais la suite des articles dans les arrêtés du 5 au 11 août expliquait que, seules, les servitudes personnelles,avilissantes pour l'honneur, disparaissaient entièrement. Toutes les autres redevances, quelle qu'en fût l'origine et la nature, restaient.Elles pouvaient être rachetées un jour, mais rien n'indiquait, dans les arrêtés d'août, ni quand, ni à quelles conditions cela pourrait se faire. Aucun terme n'était imposé. Pas la moindre donnée n'était fournie sur la procédure légale au moyen de laquelle le rachat pourrait s'opérer. Rien, rien que le principe, le désideratum.Et, entre temps, le paysan devait payer tout, comme auparavant.
Il y avait quelque chose de pire dans ces arrêtés d'août 1789. Ils ouvraient la porte à une mesure, par laquelle le rachat pouvait être rendu impossible, et c'est ce que fit l'Assemblée sept mois plus tard. En février 1770, elle rendit le rachat absolument inacceptable au paysan, en lui imposant le rachat solidaire des rentes foncières. M. Sagnac a fait remarquer (p. 90 de son excellent ouvrage) que Demeunier avait déjà proposé dès le 6 ou 7 août une mesure de ce genre. Et l'Assemblée, nous allons le voir, fit en février une loi d'après laquelle il devint impossible de racheter les redevances attachées à la terre,sans racheter en même temps, dans le même bloc, les servitudes personnelles,abolies cependant dès le 5 août 1789.
Entraînés par l'enthousiasme avec lequel Paris et la France reçurent la nouvelle de cette séance de la nuit du 4 août, les historiens n'ont pas fait ressortir suffisamment l'étendue des restrictions que l'Assemblée mit au premier paragraphe de son arrêté dans ses séances ultérieures, du 5 au 11 août. Même Louis Blanc, qui fournit cependant, dans son chapitre, «La propriété devant la Révolution» (Livre II, chap. I), les données nécessaires pour apprécier la teneur des arrêtés d'août, semble hésiter à détruire la belle légende et il glisse sur les restrictions, ou bien cherche même à les excuser en disant que «la logique des faits dans l'histoire n'est pas aussi rapide, bien loin de là, que celle des idées dans la tête d'un penseur.» Mais le fait est que ce vague, ces doutes, ces hésitations que l'Assemblée jeta aux paysans, alors qu'ils demandaient des mesures nettes, précises, pour abolir les vieux abus, devint la cause des luttes terribles qui se produisirent pendant les quatre années suivantes. Ce ne fut qu'après l'expulsion des Girondins que la question des droits féodaux fut reprise en entier et résolue dans le sens de l'article 1er de l'arrêté du 4 août (3).
Il ne s'agit pas de faire aujourd'hui, à cent ans de distance, des réclamations contre l'Assemblée Nationale. Au fait, l'Assemblée a fait tout de que l'on pouvait espérer d'une assemblée de propriétaires et de bourgeois aisés ; peut-être a-t-elle fait même plus. Elle lança un principe,et par là elle invita, pour ainsi dire, à aller plus loin. Mais il importe de bien se rendre compte de ces restrictions, car si l'on prend à la lettre l'article qui annonçait la destruction entière du régime féodal, on risque de ne rien comprendre à toutes les quatre années de la Révolution qui suivent, et encore moins aux luttes qui éclatèrent au sein de la Convention en 1793.
Les résistances, auxquelles ces arrêtés vinrent se heurter, furent immenses. S'ils ne pouvaient nullement satisfaire les paysans, et s'ils devinrent le signal d'une forte recrudescence de la jacquerie, – les nobles, le haut clergé et le roi virent dans ces arrêtés le dépouillement du clergé et de la noblesse. De ce jour commença l'agitation souterraine qui fut fomentée, sans relâche et avec une ardeur toujours croissante, contre la Révolution. L'Assemblée croyait sauvegarder les droits de la propriété foncière. En temps ordinaire, une loi de ce genre eût même atteint ce but. Mais ceux qui étaient sur les lieux comprirent que la nuit du 4 août avait porté un coup de massue à tous les droits féodaux, et que les arrêtés d'août en dépouillaient les seigneurs, alors même qu'ils en imposaient le rachat. Tout l'ensemble de ces arrêtés, y compris l'abolition des dîmes, du droit de chasse et d'autres privilèges, indiquait au peuple que les intérêts du peuple sont supérieurs aux droits de propriété acquis dans le courant de l'histoire.Ils contenaient la condamnation, au nom de la justice, de tous les privilèges hérités du féodalisme. Et rien ne put désormais réhabiliter ces droits dans l'esprit du paysan.
Le paysan comprit que ces droits étaient condamnés, et il se garda bien de les racheter. Il cessa tout bonnement de les payer. Mais l'Assemblée, n'ayant eu le courage, ni d'abolir entièrement les droits féodaux, ni d'en établir un mode de rachat acceptable pour les paysans, – créa par cela même les conditions équivoques qui allaient produire la guerre civile dans toute la France. D'une part, les paysans comprirent qu'il ne fallait rien racheter, ni rien payer : qu'il fallait continuer la Révolution afin d'abolir les droits féodaux sans rachat. D'autre part, les riches comprirent que les arrêtés d'août ne disaient rien, qu'il n'y avait encore rien de fait, sauf pour les mainmortes et les droits de chasse sacrifiés ; et qu'en se ralliant à la contre-révolution et au roi, comme le représentant de celle-ci, ils réussiraient peut-être à maintenir leurs droits féodaux et à garder les terres enlevées par eux et leurs ancêtres aux communautés villageoises.
Le roi, probablement sur l'avis de ses conseillers, avait très bien compris le rôle qui lui assignait la contre-révolution, comme signe de ralliement pour la défense des privilèges féodaux, et il s'empressa d'écrire à l'archevêque d'Arles pour lui dire qu'il ne donnerait jamais, autrement que sous la pression de la force, sa sanction aux arrêtés d'août. «Le sacrifice [des deux premiers ordres de l'État] est beau, disait-il ; mais je ne puis que l'admirer ; je ne consentirai jamais à dépouiller mon clergé, ma noblesse. Je ne donnerai point ma sanction à des décrets qui les dépouilleraient...»
Et il refusa son assentiment jusqu'à ce qu'il fût amené par le peuple, prisonnier, à Paris. Et alors même qu'il le donna, il fit tout, d'accord avec les possédants, clergé, nobles et bourgeois, pour empêcher ces déclarations de prendre la forme de lois et pour les faire rester lettre morte.
Mon ami James Guillaume, qui a eu l'extrême bonté de lire mon manuscrit, a bien voulu rédiger, sur la question de la sanctiondes arrêtés du 4 août, une note que je reproduis en entier. La voici :
«Les actes du 4 août étaient de nature constituante: l'Assemblée les rédigea en arrêtés,mais elle ne pensa pas un moment qu'il fût nécessaire d'obtenir une permission du roi pour que les privilégiés renonçassent à leurs privilèges. Le caractère de ces arrêtés, - ou de cet arrêté, car on en parle tantôt au pluriel, tantôt au singulier, – est marqué dans l'article 19 et dernier qui dit : «L'Assemblée nationale s'occupera, immédiatement après la constitution,de la rédaction des loisnécessaires pour le développement des principesqu'elle a fixés par le présent arrêté,qui sera incessamment envoyé par MM. les députés dans toutes les provinces», etc. – C'est le 11 août que la rédaction des arrêtés fut définitivement adoptée ; en même temps l'Assemblée décerna au roi le titre de restaurateur de la liberté française,et ordonna qu'un Te Deumserait chanté dans la chapelle du château.
«Le 12, le président (Le Chapelier) va demander au roi quand il voudra recevoir l'Assemblée pour le Te Deum; le roi répond que ce sera le 13 à midi. Le 13, toute l'Assemblée se rend au château ; le président fait un discours : il ne demande pas du tout la sanction ; il explique au roi ce que l'Assemblée a fait, et lui annonce le titre qu'elle lui a décerné ; Louis XVI répond qu'il accepte le titre avec reconnaissance ; il félicite l'Assemblée et lui exprime sa confiance. Puis le Te Deumest chanté dans la chapelle.
«Peu importe que le roi ait écrit en cachette à l'archevêque d'Arles pour exprimer un sentiment différent : ici, il ne s'agit que de ses actes publics.
«Donc, pas la moindre opposition publique du roi, pendant les premiers temps, contre les arrêtés du 4 août.
«Mais voici que le samedi 12 septembre, comme on s'occupait des troubles qui agitaient la France, le parti patriote jugea que, pour les calmer, il faudrait faire une proclamation solennelle des arrêtés du 4 août, et à cet effet la majorité décida que ces arrêtés seraient présentés à la sanction du roi,malgré l'opposition faite à cette décision par les contre-révolutionnaires, qui eussent préféré qu'on ne parlât plus de ces arrêtés.
«Dès le lundi 14, les patriotes s'avisèrent qu'il pouvait y avoir malentendu sur ce mot de sanction.On discutait justement le veto suspensif,et Barnave fit observer que le veto ne pourrait pas s'appliquer aux arrêtés du 4 août. Mirabeau parla dans le même sens : «Les arrêtés du 4 août sont rédigés par le pouvoir constituant ; dès lors ils ne peuvent pas être des lois, mais des principes et des bases constitutionnelles. Lors donc que vous avez envoyé à la sanction les actes du 4 août, c'est à la promulgationseulement que vous les avez adressés.» Le Chapelier propose de remplacer en effet le mot sanction,en ce qui concerne ces arrêtés, par le mot promulgation,et ajoute : «Je soutiens qu'il est inutile de recevoir la sanction royale pour des arrêtés auxquels Sa Majesté a donné une approbation authentique, tant par la lettre qu'elle m'a remise, lorsque j'ai eu l'honneur d'être l'organe de l'Assemblée (comme président), que par les actions solennelles de grâce et le Te Deumchanté à la chapelle du roi.» On propose de décréter que l'Assemblée sursoit à son ordre du jour (la question du veto) jusqu'à ce que la promulgation des articles du 4 août ait été faite par le roi. Tumulte. La séance est levée sans qu'une décision ait été prise.
«Le 15, nouvelle discussion, sans résultat. Le 16 et le 17, on parle d'autre chose, on s'occupe de la succession au trône.
«Enfin le 18 arrive la réponse du roi. Il approuve l'esprit général des articles du 4 août, mais il en est quelques-uns, dit-il, auxquels il ne peut donner qu'une adhésion conditionnelle ; et il conclut en ces termes : «Ainsi j'approuve le plus grand nombre de ces articles, et je les sanctionnerai quand il seront rédigés en lois.»Cette réponse dilatoire produisit un grand mécontentement ; on répéta qu'on demandait au roi depromulguerseulement, et qu'il ne pouvait pas s'y refuser. Il fut décidé que le président se rendrait près du roi pour le supplier d'ordonner incessamment la promulgation. Devant le langage menaçant des orateurs de l'Assemblée, Louis XVI comprit qu'il fallait céder ; mais tout en cédant, il ergota sur les mots ; il remit au président (Clermont-Tonnerre), le 20 septembre au soir, une réponse disant : «Vous m'avez demandé de revêtir de ma sanction les arrêtés du 4 août... Je vous ai communiqué les observations dont ils m'avaient paru susceptibles... Vous me demandez maintenant de promulguerces mêmes arrêtés : la promulgationappartient à des lois...Mais je vous ai déjà dit que j'approuvais l'esprit général de ces arrêtés... Je vais en ordonner la publicationdans tout le royaume... Je ne doute pas que je ne puisse revêtir de ma sanctiontoutes les loisque vous décréterez sur les divers objets contenus dans ces arrêtés.»
«Si les arrêtés du 4 août contiennent seulement des principes, des théories, si on y cherche en vain desmesuresconcrètes, etc., c'est que tel devait être en effet le caractère de ces arrêtés, si clairement marqué par l'Assemblée dans l'article 19. Le 4 août, on a proclamé, en principe,la destruction du régime féodal ; et on a ajouté que l'Assemblée FERAIT des loispour l'application du principe,et que ces lois elle les ferait quand la constitution serait finie.On peut reprocher à l'Assemblée cette méthode, si l'on veut ; mais il faut reconnaître qu'elle ne trompait personne et ne manquait nullement à sa parole en ne faisant pas les lois tout de suite,puisqu'elle avait promis de les faire qu'après la constitution.Or, une fois la constitution finie, en septembre 1791, l'Assemblée dut s'en aller, laissant sa succession à la Législative.»
Cette note de James Guillaume éclaire d'un jour nouveau la tactique de l'Assemblée Constituante. Lorsque la guerre aux châteaux souleva la question des droits féodaux, l'Assemblée avait deux issues devant elle. Ou bien, elle pouvait élaborer des projets de loissur les droits féodaux, projets dont la discussion aurait demandé des mois, ou plutôt des années et, vu la diversité des opinions à ce sujet au sein des représentants, n'aurait abouti qu'à diviser l'Assemblée. (C'est la faute qu'a commise la Douma russe sur la question foncière.) Ou bien l'Assemblée nationale pouvait se borner à poser seulement quelques principes qui devaient servir de bases pour la rédaction des lois futures. C'est cette seconde alternative qu'ordonna l'Assemblée. elle se hâta de rédiger, en quelques séances, des arrêtésconstitutionnels, que le roi fut obligé finalement de publier. Et, pour les campagnes, ces déclarations de l'Assemblée eurent l'effet de tellement ébranler le régime féodal, que, quatre ans après, la Convention put voter l'abolition complète des droits féodaux sans rachat. Voulue ou non, cette tactique se trouva préférable à la première.
Peu de jours après la prise de la Bastille, le Comité de constitution de l'Assemblée nationale mettait en discussion la «Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.» L'idée d'une pareille déclaration, suggérée par la fameuse Déclaration d'indépendance des États-Unis, était très juste. Puisqu'une révolution était en train de s'accomplir et qu'une profonde transformation dans les rapports entre les diverses couches de la société devait en résulter, il était bon, avant que ces transformations fussent exprimées dans les termes d'une constitution, d'en établir les principes généraux. On monterait ainsi à la masse du peuple comment les minorités révolutionnaires concevaient la révolution, pour quels nouveaux principes elles appelaient le peuple à lutter.
Ce ne seraient pas seulement de belles paroles : ce serait un aperçu de l'avenir que l'on se proposait de conquérir ; et sous la forme solennelle d'une déclaration de droits, faite par tout un peuple, cet aperçu recevrait la signification d'un serment national. Énoncés en peu de mots, les principes qu'on allait essayer de mettre en pratique allumeraient les courages. Ce sont toujours les idées qui gouvernent le monde, et les grandes idées, présentées sous une forme virile, ont toujours eu prise sur les esprits. En effet, les jeunes républiques nord-américaines, au moment où elles avaient secoué le joug de l'Angleterre, avaient lancé de pareilles déclarations, et depuis lors la Déclaration d'indépendance des États-Unis était devenue la charte, on dirait presque le décalogue de la jeune nation de l'Amérique du Nord (1).
Aussi, dès que l'Assemblée nomma (le 9 juillet) son Comité pour le travail préparatoire de la constitution, il fut question de rédiger une Déclaration des droits de l'homme, et on se mit à cette besogne après le 14 juillet. On prit pour modèle la Déclaration d'indépendance des États-Unis, déjà devenue célèbre depuis 1776, comme profession de foi démocratique (2). Malheureusement, on en imita aussi les défauts ; c'est-à-dire, comme les constituants américains réunis au congrès de Philadelphie, l'Assemblée nationale écarta de sa déclaration toute allusion aux rapports économiques entre citoyens, et se borna à affirmer l'égalité de tous devant la loi, le droit de la nation de se donner le gouvernement qu'elle voudra, et les libertés constitutionnelles de l'individu. Quant aux propriétés, la Déclaration s'empressait d'en affirmer le caractère «inviolable et sacré», et elle ajoutait que «nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée,l'exige évidemment, et sous la condition d'une justeet préalableindemnité.» C'était ouvertement répudier le droit des paysans à la terre et à l'abolition des redevances d'origine féodale.
La bourgeoisie lançait ainsi son programme libéral d'égalité juridique devant la loi et d'un gouvernement soumis à la nation, n'existant que par sa volonté. Et, comme tous les programmes minimum, celui-ci signifiait implicitement que la nation ne devait pas aller plus loin : elle ne devait pas toucher aux droits de propriété établis par le féodalisme et la royauté despotique.
Il est probable que dans les discussions que souleva la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme, des idées d'un caractère social et égalitaire furent énoncées. Mais elles durent être écartées. On n'en trouve, en tout cas, aucune trace dans la Déclaration de 1789 (3). Même cette idée du projet de Sieyès, que «si les hommes ne sont pas égaux en moyens,c'est-à-dire en richesses, en esprit, en force, etc., il ne s'en suit pas qu'ils ne soient pas égaux en droits»(4) – même cette idée si modeste ne se retrouve pas dans la Déclaration de l'Assemblée, et au lieu des paroles précédentes de Sieyès, l'article 1er de la Déclaration fut conçu en ces termes : «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.»Ce qui laisse présumer des distinctions sociales établies par la loi dans l'intérêt commun,et ouvre, au moyen de cette fiction, la porte à toutes les inégalités.
En général, quand on relit aujourd'hui la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen,faite en 1789, on est porté à se demander si cette déclaration a réellement eu sur les esprits de l'époque l'influence que lui attribuent les historiens. Il est évident que l'article 1er de cette Déclaration qui affirmait l'égalité de droits de tous les hommes, l'article 6 qui disait que la loi doit être «la même pour tous», et que «tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leur représentants, à sa formation», l'article 10, en vertu duquel «nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi», et enfin l'article 12 qui déclarait que la force publique était «instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée» – ces affirmations, faites au milieu d'une société où les servitudes féodales existaient encore, et où la famille royale se considérait propriétaire de la France, accomplissait toute une révolution dans les esprits.
Mais il est aussi certain que la Déclaration de 1789 n'aurait jamais exercé l'effet qu'elle exerça plus tard, dans le courant du dix-neuvième siècle, si la Révolution se fût arrêtée aux termes de cette profession de foi du libéralisme bourgeois. Heureusement la Révolution alla bien plus loin. Et lorsque, deux années plus tard, en septembre 1791, l'Assemblée nationale rédigea la Constitution, elle ajouta à la Déclaration des droits de l'homme un préambule à la constitution, qui contenait déjà ces mots : «L'Assemblée nationale... abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l'égalité des droits.» Et plus loin : «Il n'y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d'ordres, ni régime féodal, ni justices patrimoniales,ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs fonctions.– Il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, art et métiers »l'idéal bourgeois de l'État omnipotent se fait jour dans ces deux paragraphes]. – La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels et à la Constitution.»
Quand on pense que ce défi fut lancé à une europe, plongée encore dans les ténèbres de la royauté toute-puissante et des servitudes féodales, on comprend pourquoi la Déclaration des droits de l'homme, que l'on confondait souvent avec le préambule de la constitution qui la suivait, passionna les peuples pendant les guerres de la République et devint plus tard le mot d'ordre du progrès pour toutes les nations de l'Europe pendant le dix-neuvième siècle. Mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que ce n'était pas l'Assemblée, ni même la bourgeoisie de 1789 qui exprimèrent leurs désirs dans ce Préambule. C'est la révolution populaire qui les força peu à peu à reconnaître les droits du peuple et à rompre avec la féodalité – nous allons voir bientôt au prix de quels sacrifices.
Pour le roi et la Cour, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen devait évidemment représenter un attentat impardonnable à toutes les lois divines et humaines. Aussi, le roi refusa net de lui donner sa sanction. Il est vrai que, comme les «arrêtés» du 4 au 11 août, la Déclaration des droits ne représentait qu'une affirmation de principes ; qu'elle avait, comme on disait alors, «un caractère constituant» et que, comme telle, elle n'avait pas besoin de la sanction royale. Le roi n'avait qu'à la promulguer.
Or, c'est ce qu'il refusa de faire, sous divers prétextes. Le 5 octobre il écrivait encore à l'Assemblée pour lui dire qu'il voulait voir comment les maximes de la Déclaration seraient appliquées, avant de lui donner sa sanction (1).
Il avait opposé, nous l'avons vu, le même refus aux arrêtés du 4-11 août sur l'abolition des droits féodaux, et on comprend quelle arme l'Assemblée se fit de ces deux refus. – «Eh quoi ! l'Assemblée abolissait le régime féodal, les servitudes personnelles, et les prérogatives blessantes des seigneurs, elle proclamait d'autre part l'égalité de tous devant la loi – et voici que le roi, mais surtout les princes, la reine, la cour, les Polignac, les Lamballe et le reste s'y opposaient ! S'il s'agissait seulement de discours, si égalitaires qu'ils fussent, dont on aurait empêché la circulation ! Mais non, toute l'Assemblée – les nobles et les évêques y compris – s'était unie pour faire une loi favorable au peuple et renoncer à tous les privilèges (pour le peuple, qui ne se payait pas de termes juridiques, les arrêtés étaient bien des lois), et voici qu'une force s'opposait à ce que ces lois entrent en vigueur ! Le roi les aurait encore acceptées : il est bien venu fraterniser avec le peuple de Paris après le 14 juillet ; mais c'est la Cour, les princes, la reine, qui s'opposent à ce que le bonheur du peuple soit fait par l'Assemblée...»
Dans le grand duel qui s'était engagé entre la royauté et la bourgeoisie, celle-ci, par sa politique habile et sa capacité législative, avait ainsi su mettre le peuple de son côté. Maintenant, le peuple se passionnait contre les princes, la reine, la haute noblesse – pour l'Assemblée, dont il commençait à suivre les travaux avec intérêt.
En même temps, le peuple les influençait lui-même dans un sens démocratique.
Ainsi, l'Assemblée eût peut-être accepté le système des deux Chambres, «à l'anglaise». Mais le peuple n'en voulut à aucun prix. Il comprit d'instinct ce que de doctes juristes ont si bien expliqué depuis – qu'en révolution une seconde chambre était impossible : elle ne peut fonctionner que lorsque la révolution s'est épuisée et que la réaction a déjà commencé.
De même, c'est encore le peuple qui se passionna contre le vetoroyal, bien plus que ceux qui siégeaient à l'Assemblée. Ici encore il comprit très bien la situation, car si, dans le cours normal des affaires, la question de savoir si le roi pourra ou non arrêter une décision du parlement perd beaucoup de son importance, c'est tout le contraire pendant une période révolutionnaire. Non pas que le pouvoir royal devienne à la longue moins offensif ; mais en temps ordinaire un parlement, organe des privilégiés, ne vote généralement rien, que le roi ait besoin d'arrêter par son veto dans l'intérêt des privilégiés ; tandis que pendant une époque révolutionnaire les décisions d'un parlement, influencées par l'esprit populaire du moment, tendant à consacrer la destruction d'anciens privilèges, et par conséquent, elles rencontreront nécessairement l'opposition du roi. Il usera de son veto,s'il a le droit et la force de le faire. C'est ce qui était arrivé en effet avec les arrêtés d'août et même avec la Déclaration des Droits.
Malgré cela, il y avait dans l'Assemblée un parti nombreux qui voulait le vetoabsolu, – c'est-à-dire, qu'il voulait donner au roi la possibilité d'empêcher, légalement, toute mesure sérieusement réformiste. Après de longs débats on arriva à un compromis : l'Assemblée refusa le vetoabsolu, mais elle accepta, contre le vœu du peuple, le veto suspensif,qui permettait au roi de suspendreun décret pour un certain temps, sans toutefois l'annuler.
A cent ans de distance, l'historien est nécessairement porté à idéaliser l'Assemblée, et à se la représenter comme un corps prêt à lutter pour la Révolution. Il faut cependant en rabattre si l'on veut rester dans la réalité. Le fait est que même dans ses représentants les plus avancés, l'Assemblée restait bien au-dessous des nécessités du moment. Elle devait sentir son impuissance ; elle n'était nullement homogène : elle contenait plus de 300 députés, quatre cents selon d'autres évaluations, c'est à dire plus du tiers, prêts à pactiser entièrement avec la royauté. Et puis, sans parler de ceux qui étaient aux gages de la Cour – et il y en avait quelques-uns – combien craignaient beaucoup plus la révolution que l'arbitraire royal ! Mais on était en révolution, et il y avait, outre la pression directe du peuple et la peur de son courroux, cette atmosphère intellectuelle qui domine les timorés et force les prudents à suivre les plus avancés ; mais surtout le peuple gardait toujours son attitude menaçante, et le souvenir de de Launey, de Foullon et de Bertier restait encore frais dans les mémoires. On parlait même dans les faubourgs de Paris de massacrer ceux des membres de l'Assemblée que l'on soupçonnait d'avoir des attaches avec la Cour.
Entre temps, la disette à Paris était toujours terrible. On était en septembre ; la récolte venait d'être rentrée, et cependant le pain manquait. On faisait queue à la porte des boulangers, et après des heures d'attente les pauvres partaient souvent sans emporter leur pain. Les farines manquaient. Malgré les achats de grains faits à l'étranger par le gouvernement, et les primes délivrées à ceux qui apportaient le blé à Paris, le pain manquait dans la capitale, ainsi que dans toutes les grandes villes et même dans les petites villes aux alentours de Paris. Les mesures de ravitaillement étaient insuffisantes, et puis la fraude paralysait le peu qui avait été fait. Tout l'ancien régime, tout l'État centralisé qui avait grandi depuis le seizième siècle, apparaissait dans cette question du pain. Dans les hautes sphères, le raffinement du luxe avait atteint ses extrêmes limites ; mais la masse du peuple, taillée à merci, en était arrivée à ne plus pouvoir produire sa nourriture sur le riche sol et dans le riche climat de la France !
En outre, les plus terribles accusations circulaient contre les princes de la famille royale et les personnages haut placés de la Cour. Ils avaient refait, disait-on, le pacte de famine et spéculaient sur la hausse des blés, – rumeurs qui n'étaient que trop vraies, comme on le sut plus tard par les papiers de Louis XVI, trouvés aux Tuileries.
Et enfin, la menace de la banqueroute du royaume était suspendue sur les têtes. Les dettes de l'État demandaient un paiement immédiat des intérêts, mais les dépenses grandissaient, et le trésor était vide ! En Révolution, on n'ose plus recourir aux moyens abominables dont l'ancien régime se servait pour recouvrer les impôts en saisissant tout chez le paysan, et celui-ci, de son côté, en attendant une répartition plus juste des impôts, ne paie pas ; tandis que le riche, qui hait la Révolution, se garde, avec une joie secrète, de payer quoi que ce soit. Necker, rentré au ministère depuis le 17 juillet 1789, avait beau s'ingénier pour trouver les moyens d'éviter la banqueroute – il n'en trouvait pas. En effet, on ne voit pas trop comment il aurait pu empêcher la banqueroute, à moins de recourir à un emprunt forcé sur les riches ou de mettre la main sur les biens du clergé. Et bientôt la bourgeoisie se résigna à ces mesures, puisqu'elle avait prêté son argent à l'État et ne voulait nullement le perdre dans une banqueroute. Mais le roi, la Cour, le haut clergé accepteraient-ils jamais cette main-mise de l'État sur leurs propriétés ?
Un étrange sentiment devait s'emparer des esprits pendant ces mois d'août et septembre 1789. Voici enfin le vœu de tant d'années d'espérances réalisé. Voici l'Assemblée nationale qui tient en ses mains le pouvoir législatif. Une assemblée qui – elle l'a prouvé – se laisse pénétrer d'un esprit démocratique, réformateur, et la voici réduite à l'impuissance, au ridicule de l'impuissance. Elle fera bien des décrets pour parer à la banqueroute ; mais le roi, la Cour, les princes en refuseront la sanction. Autant dire, des revenants, qui ont encore la force d'étrangler la représentation du peuple français, de paralyser sa volonté, de prolonger à l'infini le provisoire.
Plus encore. Ces revenants préparent un grand coup. Ils font, dans l'entourage du roi, des plans pour son évasion. Le roi se transportera bientôt à Rambouillet, à Orléans ; ou bien, il ira se placer à la tête des armées à l'ouest de Versailles, et de là il menacera et Versailles et Paris. Ou bien encore il fuira vers la frontière de l'Est et attendra là-bas l'arrivée des armées allemandes et autrichiennes que les émigrés lui promettent. Toutes sortes d'influences s'entre-croisent ainsi au château : celle du duc d'Orléans qui rêve de s'emparer du trône après le départ de Louis, celle de «Monsieur» – le frère de Louis XVI, qui eût été enchanté si son frère, ainsi que Marie-Antoinette, à laquelle il en voulait personnellement, eussent pu disparaître.
Depuis le mois de septembre, la Cour méditait une évasion, mais si l'on discutait tous les plans, on n'osait s'arrêter à aucun. Il est fort possible que Louis XVI et surtout sa femme rêvaient de refaire l'histoire de Charles 1er, et de livrer un combat en règle au parlement, mais avec plus de succès. L'histoire du roi anglais les hantait : on affirme même que l'unique livre que Louis XVI fit venir de sa bibliothèque de Versailles à Paris, après le 6 octobre, était l'histoire de Charles 1er. Cette histoire les fascinait ; mais il la lisaient, comme les détenus en prison lisent un roman policier. Ils n'en tiraient aucun enseignement sur la nécessité de céder à temps ; ils se disaient seulement : «Ici, il fallait résister ; là, il fallait ruser ; là encore il fallait oser !» N'est-ce pas ainsi que le tsar russe lit aujourd'hui l'histoire de Louis XVI et celle de Charles 1er ?... – Et ils faisaient des plans que ni eux-mêmes ni leur entourage n'avaient la hardiesse de mettre à exécution.
La Révolution les fascinait de son côté : ils voyaient le monstre qui allait les engloutir, et ils n'osaient ni se soumettre, ni résister. Paris, qui se préparait déjà à marcher sur Versailles, leur inspirait la terreur et paralysait leurs forces. – Et si la troupe faiblissait au moment suprême où la lutte serait engagée ? Si les chefs trahissaient le roi, comme tant d'autres l'ont déjà fait ? Que resterait-il alors, sinon de partager le sort de Charles 1er ?
Et ils conspiraient tout de même. Ni le roi, ni son entourage, ni les classes privilégiées ne pouvaient comprendre que le temps des compromis était loin : qu'il fallait maintenant se soumettre franchement à la force nouvelle et se placer sous sa protection – car l'Assemblée ne demandait pas mieux que d'accorder sa protection au roi. Au lieu de le faire, ils conspiraient, et de cette façon, ils poussaient des membres très modérés, au fond, de l'Assemblée à la contre-conspiration, à l'action révolutionnaire. C'est pourquoi Mirabeau et d'autres, qui auraient volontiers travaillé à l'établissement d'une monarchie modestement constitutionnelle, se rangèrent à l'opinion des groupes avancés. Et c'est pourquoi on vit des modérés, comme Duport, constituer «la confédération des clubs», qui permit de tenir le peuple en haleine, car on sentait qu'on en aurait bientôt besoin.
La marche sur Versailles ne fut pas aussi spontanée qu'on a voulu le dire. Même en Révolution, tout mouvement populaire demande à être préparé par des hommes du peuple. Il a ses précurseurs dans des tentatives avortées. Ainsi, déjà le 30 août, le marquis de Saint-Hurugue, un des orateurs populaires du Palais-Royal, avait voulu marcher avec 1.500 hommes sur Versailles, pour demander le renvoi des députés «ignorants, corrompus et suspects», qui défendaient le vetosuspensif du roi. en attendant, on les menaçait de mettre le feu à leurs châteaux et on les avertissait que deux mille lettres avaient été envoyées en province à cet effet. Ce rassemblement fut dispersé, mais l'idée continua à être discutée.
Le 31 août, le Palais-Royal envoyait à l'Hôtel-de-Ville cinq députations, dont une conduite par le républicain Loustalot, pour engager la municipalité de Paris à exercer une pression sur l'Assemblée et empêcher l'acceptation du vetoroyal. Ceux qui faisaient partie de ces députations allèrent, les uns, jusqu'à menacer des députés, les autres, jusqu'à les implorer. A Versailles, la foule, en larmes, suppliait Mirabeau d'abandonner le vetoabsolu en faisant cette remarque si juste, que si le roi avait ce droit, il n'y aurait plus besoin d'Assemblée (Buchez et Roux, p. 368 et suivantes ; Bailly, II, 326, 341.)
Dès lors, l'idée a dû naître qu'il serait bon d'avoir l'Assemblée et le roi sous la main, à Paris. En effet, dès les premiers jours de septembre, on parlait déjà en plein air au Palais-Royal d'amener le roi «et M. le dauphin» à Paris, et on exhortait pour cela tous les bons citoyens à marcher sur Versailles. Le Mercure de Franceen faisait mention dans son numéro du 5 septembre, p. 84, et Mirabeau parla de femmes qui marcheraient sur Versailles, quinze jours avant l'événement.
Le dîner des gardes le 3 octobre, et les complots de la Cour précipitèrent les événements. Tout faisait pressentir le coup que la réaction se proposait de frapper. La réaction relevait la tête ; le conseil municipal de Paris, essentiellement bourgeois, s'enhardissait dans la voie de la réaction. Les royalistes organisaient leurs forces sans trop s'en cacher. La route de Versailles à Metz ayant été garnie de troupes, on parlait tout haut d'enlever le roi et de le diriger sur Metz par la Champagne ou par Verdun. Le marquis de Bouillé, qui commandait les troupes de l'Est, de Breteuil et de Mercy étaient du complot, dont Breteuil avait pris la direction. On accaparait dans ce but tout l'argent possible, et on parlait du 5 octobre comme de la date possible du coup d'État. Le roi partirait ce jour-là pour Metz, où il se placerait au milieu de l'armée du marquis de Bouillé. Là il appellerait auprès de lui la noblesse et les troupes restées fidèles et déclarerait l'Assemblée rebelle.
En prévision de ce mouvement on avait doublé au château de Versailles le nombre des gardes du corps (jeunes gens de l'aristocratie) préposés à la garde du château, et on avait fait venir le régiment de Flandre, ainsi que des dragons. Le 1er octobre, une grande fête fut donnée par les gardes du corps au régiment de Flandre, et les officiers des dragons et des Suisses en garnison à Versailles furent invités à cette fête.
Pendant le dîner, Marie-Antoinette et les dames de la Cour, ainsi que le roi, firent tout pour chauffer à blanc l'enthousiasme royaliste des officiers. Les dames distribuèrent elles-mêmes des cocardes blanches, et la cocarde nationale fut foulée aux pieds. Deux jours après, le 3 octobre, une nouvelle fête du même genre eut lieu.
Ces fêtes précipitèrent les événements. La rumeur en arriva bientôt à Paris, grossie peut-être en route, et le peuple comprit que s'il ne marchait pas de suite sur Versailles, Versailles marcherait sur Paris.
La Cour préparait évidemment un grand coup. Le roi une fois parti et retiré quelque part au milieu de ses troupes, rien n'était plus facile que de dissoudre l'Assemblée, ou bien de la forcer à revenir aux trois ordres, c'est-à-dire à la situation d'avant la séance royale du 23 juin. N'y avait-il pas, dans l'Assemblée même, un parti, fort de 300 à 400 membres, dont les chefs avaient déjà tenu des conciliabules chez Malouet pour transporter l'Assemblée à Tours, loin du peuple révolutionnaire de Paris ? – Mais si le plan de la Cour réussissait, tout était à recommencer. Les fruits du 14 juillet étaient perdus ; perdus les résultats du soulèvement des paysans, de la panique du 4 août...
Que fallait faire pour empêcher ce désastre ? – Soulever le peuple ! Rien de moins !Et c'est là la gloire des révolutionnaires, placés en vedette à e moment : ils comprirent cette vérité, qui généralement fait pâlir les révolutionnaires bourgeois. Soulever le peuple, – la masse sombre et misérable du peuple de Paris, – c'est à quoi s'appliquèrent avec passion, le 4 octobre, les révolutionnaires. Danton, Marat et Loustalot, dont nous avons déjà mentionné les noms, furent alors les plus ardents à cette besogne. On ne combat pas une armée avec une poignée de conspirateurs ; on ne peut pas vaincre la réaction avec une bande d'hommes, si déterminés qu'ils soient. A une armée il faut opposer une armée ; ou bien, faute d'armée, le peuple, tout le peuple, des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants d'une cité. Eux seuls peuvent vaincre, eux seuls ont vaincu les armées, en les démoralisant,en paralysant leur force sauvage.
Le 5 octobre, l'insurrection éclatait à Paris aux cris : Du pain ! du pain !Le son du tambour, battu par une jeune fille, servit de signe de ralliement pour les femmes. bientôt une troupe de femmes se forme, marche sur l'Hôtel de ville, force les portes de la Maison commune en demandant du pain et des armes, et comme on en parlait déjà depuis plusieurs jours, le cri : A Versailles !rallie tout le monde. Maillard, connu à Paris dès le 14 juillet pour la part qu'il avait prise au siège de la Bastille, est reconnu comme chef de la colonne, et les femmes partent.
Mille idées diverses se croisaient sans doute dans leurs têtes, mais le pain devait être l'idée dominante. C'est à Versailles que l'on conspirait contre le bonheur du peuple, là qu'on faisait le pacte de famine, là qu'on empêchait l'abolition des droits féodaux - et les femmes marchaient sur Versailles. Il est plus que probable que, dans la masse du peuple, le roi, comme tous les rois, était représenté comme un être bonasse qui voulait le bien du peuple. Le prestige royal était profondément enraciné dans les esprits. Mais déjà en 1789 on haïssait la reine. Les propos que l'on tenait à son égard étaient terribles. «– Où cette s....., coquine ? – La voilà, la s... p...... – Il faut mettre la main sur cette b...... et lui couper le cou», se disaient les femmes, et on est frappé de l'empressement – du plaisir, dirai-je, avec lequel l'enquête du Châtelet releva ces propos. Ici encore le peuple avait mille fois raison. Si le roi avait dit, en apprenant le fiasco de la séance royale du 23 juin : «eh bien, f....., qu'ils restent !», Marie-Antoinette en fut blessée au cœur. Elle reçut avec un suprême dédain le roi «roturier», portant la cocarde tricolore, au retour de sa visite à Paris le 17 juillet, et dès lors elle était devenue le centre de tous les complots. La correspondance qu'elle entretint plus tard avec Fersen pour amener l'étranger à Paris, tire son origine de ce moment. Car pendant cette nuit même du 5 octobre, lorsque les femmes envahirent le palais – pendant cette même nuit, dit la très réactionnaire madame Campan, la reine recevait Fersen dans sa chambre à coucher.
Le peuple savait tout cela, en partie par les domestiques mêmes du château, et la foule, l'esprit collectif du peuple de Paris, comprenait ce que les individus furent si lents à comprendre : que Marie-Antoinette irait loin dans ses haines ; que, pour empêcher tous ces complots, il fallait tenir le roi et sa famille, et l'Assemblée aussi, à Paris, sous l'œil du peuple.
Aux premiers moments de leur entrée à Versailles, les femmes, rompues de fatigue et affamées, trempées d'eau sous la pluie battante, se bornaient à demander du pain. Lorsqu'elles envahirent l'Assemblée, elles tombèrent de fatigue sur les bancs des députés ; mais rien que par leur présence, ces femmes remportèrent déjà une première victoire. L'Assemblée en profita pour obtenir du roi la sanction de la Déclaration des droits de l'homme.
Après les femmes, des hommes se mettaient aussi en marche, et alors, à sept heures du soir, afin d'éviter quelque malheur au château, Lafayette partit pour Versailles à la tête de la garde nationale.
L'effroi saisit la Cour. C'est donc tout Paris qui marche contre le château ? La Cour tint conseil, mais toujours sans arriver à aucune décision. Cependant on fit déjà sortir les voitures pour faire partir le roi et sa famille, – lorsqu'elles furent aperçues par un piquet de la garde nationale qui les fit rentrer dans les écuries.
L'arrivée de la garde nationale bourgeoise, les efforts de Lafayette, et surtout, peut-être, une pluie à verse firent que la foule qui encombrait les rues de Versailles, l'Assemblée et les abords du palais, s'écoula peu à peu. Mais vers cinq ou six heures du matin des hommes et des femmes du peuple, sans écouter personne, finirent par trouver une grille ouverte qui leur permit d'entrer au palais. En quelques minutes ils eurent découvert la chambre à coucher de la reine, qui eut à peine le temps de se sauver chez le roi : autrement elle était écharpée. Les gardes du corps risquaient le même sort, lorsque Lafayette accourut, à cheval, juste à temps pour les sauver.
L'envahissement du palais même par le peuple fut un de ces échecs dont la royauté mourante ne se releva plus. Lafayette eut beau faire applaudir le roi lorsqu'il parut sur un balcon. Il put même arracher à la foule des applaudissements pour la reine, en la faisant paraître sur le balcon avec son fils et en baisant respectueusement la main de celle que le peuple appela bientôt «la Médicis»... tout cela n'était qu'un petit effet de théâtre. Le peuple avait compris sa force – et il usa de suite de sa victoire pour forcer le roi à se mettre en route pour Paris. La bourgeoisie eut beau faire toutes sortes de scènes à effet à propos de ce retour – le peuple comprit que désormais le roi serait son prisonnier,et Louis XVI, en entrant aux Tuileries délaissées depuis le règne de Louis XIV, ne se faisait pas d'illusions. – «Que chacun se loge comme il voudra !» fut sa réponse, – et il se fit apporter de sa bibliothèque... l'histoire de Charles 1er.
La grande royauté de Versailles était arrivée à son terme. On aurait dès lors des rois bourgeois, ou des empereurs arrivés sur le trône par la fraude... Le règne des rois de par la grâce de Dieu touchait à sa fin.
Encore une fois, comme au 14 juillet, le peuple, par sa masse et par son action héroïque, avait porté un coup de massue à l'ancien régime. La Révolution faisait un bond en avant.
Encore une fois, on pourrait croire que maintenant la Révolution allait se dérouler librement. La réaction royale vaincue, Monsieur Veto et Madame Veto soumis et retenus à Paris, l'Assemblée nationale va, n'est-ce pas, porter la hache dans la forêt des abus, abattre le féodalisme, appliquer les grands principes qu'elle avait énoncés dans cette Déclaration des droits de l'homme, dont la lecture a fait palpiter les cœurs ?
Il n'en est rien. On le croirait à peine ; mais c'est la réaction qui commence après le 5 octobre ; elle s'organise et va s'affirmer de plus en plus, jusqu'en juin 1792.
Le peuple de Paris rentre dans ses taudis ; la bourgeoisie le licencie, le fait rentrer. Et n'était l'insurrection paysanne qui suivit son cours jusqu'à ce que les droits féodaux fussent abolis de fait en juillet 1793, n'étaient les insurrections en province qui se suivirent et empêchèrent le gouvernement de la bourgeoisie de s'établir solidement, - la réaction aurait pu triompher dès 1791 et même dès 1790.
«Le roi est au Louvre, l'Assemblée nationale aux Tuileries, les canaux de circulation se désobstruent, la halle regorge de sacs, la caisse nationale se remplit, les moulins tournent, les traîtres fuient, la calotte est par terre, l'aristocratie expire» – disait Camille Desmoulins dans le premier numéro de son journal (28 novembre). Mais en réalité, la réaction, partout, relevait la tête. Alors que les révolutionnaires triomphaient, croyant la Révolution près d'être achevée, – la réaction comprenait que maintenant allait commencer la grande lutte, la vraie, entre le passé et l'avenir, dans chaque ville de province, grande et petite, dans chaque hameau ; que c'était pour elle le moment de travailler à maîtriser la révolution.
La réaction comprenait davantage. Elle voyait que la bourgeoisie, qui jusqu'alors avait cherché appui chez le peuple afin d'obtenir des droits constitutionnels et de maîtriser la haute noblesse, allait, maintenant qu'elle avait senti et vu la force du peuple, tout faire pour maîtriser le peuple, le désarmer, le faire rentrer dans la soumission.
Cette terreur du peuple se fit sentir dans l'Assemblée tout de suite après le 5 octobre. Plus de deux cents députés refusèrent de se rendre à Paris et demandèrent des passeports pour rentrer chez eux. On les leur refusa, on les traita de traîtres, mais un certain nombre donnèrent tout de même leur démission : ils ne pensaient pas aller si loin ! Comme après le 14 juillet, ce fut une nouvelle émigration, mais cette fois-ci ce n'était plus la Cour qui en donnait le signal : c'était l'Assemblée.
Cependant, l'Assemblée avait aussi dans son sein une forte majorité de représentants de la bourgeoisie qui surent profiter des premier moments pour asseoir le pouvoir de leur classe sur des bases solides. Aussi, avant même de se rendre à Paris, le 19 octobre, l'Assemblée avait déjà voté la responsabilité des ministres ainsi que des agents de l'administration devant la représentation nationale, et le vote des impôts par l'Assemblée, – les deux premières conditions d'un gouvernement constitutionnel. Le titre du roi de France devenait : roi des Français.
Pendant que l'Assemblée profitait ainsi du mouvement du 5 octobre pour s'établir souveraine, la municipalité bourgeoise de Paris, c'est à dire le Conseil des Trois Cents, qui s'était imposé après le 14 juillet, profitait de son côté des événements pour établir son autorité. Soixante administrateurs, pris dans le sein des Trois Cents, et répartis en huit départements (subsistances, police, travaux publics, hôpitaux, éducation, domaines et revenus, impôts et garde nationale) s'arrogeaient tous ces pouvoirs et devenaient une puissance respectable, d'autant plus qu'ils avaient pour eux les 60.000 hommes de garde nationale, pris seulement parmi les citoyens aisés.
Bailly, le maire de Paris, et Lafayette surtout, le commandant de la garde nationale, devenaient d'importants personnages. quant à la police, la bourgeoisie se mêla de tout : réunions, journaux, colportage, annonces, – afin de supprimer tout ce qui lui était hostile. Et enfin, les Trois Cents, profitant du meurtre d'un boulanger (21 octobre), allèrent implorer de l'Assemblée une loi martiale que celle-ci s'empressa de voter. Il suffisait désormais qu'un officier municipal fît déployer le drapeau rouge pour que la loi martiale fût proclamée ; alors tout attroupement devenait criminel, et la troupe, requise par l'officier municipal, pouvait faire feu sur le peuple après rois sommations. S le peuple se retirait paisiblement, sans violence, avant la dernière sommation, les instigateurs seuls de la sédition étaient poursuivis et envoyés pour trois ans en prison – si l'attroupement était sans armes ; mis à mort, s'il était armé. Mais en cas de violences commises par le peuple, c'était la mort pour tous ceux qui s'en seraient rendus coupables. La mort aussi pour chaque soldat ou officier de la garde nationale qui exciterait ou fomenterait des attroupements !
Un meurtre commis dans la rue avait suffi pour faire rendre cette loi, et dans toute la presse de Paris, comme l'a très bien remarqué Louis Blanc, il n'y eut qu'une seule voix – celle de Marat – pour protester contre cette loi atroce et pour dire qu'en temps de révolution, lorsqu'une nation est encore à rompre ses fers et à se débattre douloureusement contre ses ennemis, une loi martiale n'a pas de raison d'être. Dans l'Assemblée, il n'y eut que Robespierre et Buzot pour protester ; et encore – pas en principe ! Il ne fallait pas proclamer, disaient-ils, la loi martiale avant d'avoir établi un tribunal qui pût juger les criminels de lèse-nation.
Profitant de la détente qui devait nécessairement se produire dans le peuple après le mouvement du 5 et 6 octobre, la bourgeoisie se mit ainsi, à l'Assemblée comme à la municipalité, à organiser le nouveau pouvoir de la classe moyenne, non sans qu'il y eût, il est vrai, des froissements entre les ambitions personnelles qui se heurtaient et conspiraient les uns contre les autres.
La Cour, de son côté, ne voyait aucune nécessité d'abdiquer ; elle conspira, elle lutta aussi, et elle profita des nécessiteux et des ambitieux, comme Mirabeau, pour les enrôler à son service.
Le duc d'Orléans, s'étant compromis dans le mouvement du 6 octobre, qu'il avait favorisé secrètement, la Cour l'envoya en disgrâce, comme ambassadeur en Angleterre.
Mais alors c'est «Monsieur», le frère du roi, le comte de Provence, qui se mit à intriguer, pour faire partir le roi, – «le soliveau», comme il écrivait à un ami ; le roi une fois en fuite, il pourrait poser sa candidature au trône de France. Mirabeau, qui, depuis le 23 juin, avait acquis une puissance formidable sur l'Assemblée, toujours nécessiteux, intriguait de son côté pour parvenir au ministère, et quand ses plans furent déjoués par l'Assemblée (qui vota qu'aucun de ses membres ne pourrait accepter une place dans un ministère), il se jeta dans les bras du comte de Provence, dans l'espoir d'arriver au pouvoir par son intermédiaire. finalement, il se vendit au roi et accepta de lui une pension de 50.000 francs par mois, pour quatre mois, et la promesse d'une ambassade ; en retour de quoi, M. de Mirabeau s'engageait «à aider le roi de ses lumières, de ses forces et de son éloquence, dans ce que Monsieur jugerait utile au besoin de l'État et à l'intérêt du roi». tout cela ne se sut cependant que plus tard, en 1792, après la prise des Tuileries, et entre temps Mirabeau garda jusqu'à sa mort (2 avril 1791) sa réputation de défenseur du peuple.
On ne débrouillera jamais tout le tissu d'intrigues qui se faisaient alors autour du Louvre et des palais des princes, ainsi qu'auprès des cours de Londres, de vienne, de Madrid et des diverses principautés allemandes. autour de la royauté qui périssait, tout le monde s'agitait. Et au sein même de l'Assemblée - que d'ambitions pour arriver à la conquête du pouvoir ! Mais tout cela, ce sont des incidents sans beaucoup de valeur. Ils aident à expliquer certains faits, mais ils ne changent en rien la marche des événements, tracés par la logique même de la situation et les forces entrées en conflit.
L'Assemblée représentait la bourgeoisie intellectuelle en train de conquérir et d'organiser le pouvoir qui tombait des mains de la Cour, du haut clergé et de la haute noblesse. Et elle contenait dans son sein un nombre d'hommes marchant droit vers ce but, avec intelligence et avec une certaine audace, qui grandissait chaque fois que le peuple avait remporté une nouvelle victoire sur l'ancien régime. Il y avait bien à l'Assemblée le «triumvirat», comme on l'appelait, de Duport, charles de Lameth et Barnave, et il y avait à Paris le maire Bailly et le commandant de la garde nationale Lafayette, sur lesquels se fixaient les regards. Mais la vraie force de la bourgeoisie résidait dans les masses compactes de l'Assemblée qui élaboraient les lois pour constituer le gouvernement des classes moyennes.
C'est le travail que l'Assemblée se mit à poursuivre avec ardeur dès que, installé à Paris, elle put reprendre ses occupations avec une certaine tranquillité.
Ce travail, nous l'avons vu, fut commencé au lendemain de la prise de la Bastille. Lorsque la bourgeoisie eût vu ce peuple s'armant en quelques jours de piques, brûlant les octrois, saisissant les provisions là où il les trouvait, et tout aussi hostile aux riches bourgeois qu'il l'était aux «talons rouges» – elle fut saisie de terreur. Elle s'empressa alors de s'armer elle-même, d'organiser sa garde nationale – les «bonnets à poils» contre les «bonnets de laine» et les piques – afin de pouvoir réprimer les insurrections populaires. Et après le 5 octobre elle s'empressa de voter la loi sur les attroupements dont nous venons de parler.
En même temps, elle se hâta de légiférer en sorte que le pouvoir politique, qui échappait des mains de la Cour, ne tombât pas aux mains du peuple. Ainsi, huit jours après le 14 juillet, Sieyès, le fameux avocat du Tiers-État, proposait déjà à l'Assemblée de diviser les Français en deux catégories, dont l'une – les citoyens actifsseuls – prendrait part au gouvernement, tandis que l'autre, comprenant la grande masse du peuple, sous le nom de citoyens passifs,serait privée de tous les droits politiques. Cinq semaines plus tard, l'Assemblée acceptait cette division comme fondamentale pour la Constitution. La Déclarations des droits, dont le premier principe était l'égalité des droits de tous les citoyens, – sitôt proclamée, – se trouvait ainsi violée outrageusement.
Reprenant le travail d'organisation politique de la France, l'Assemblée abolit l'ancienne division féodale en provinces, dont chacune conservait certains privilèges féodaux pour la noblesse et les parlements ; elle divisa la France en départements ; elle suspendit les anciens «parlements» - c'est-à-dire les anciens tribunaux qui eux aussi possédaient des privilèges judiciaires, et elle procéda à l'organisation d'une administration entièrement nouvelle et uniforme – toujours en maintenant le principe d'exclusion des classes pauvres du gouvernement.
L'Assemblée nationale, élue encore sous l'ancien régime, quoique issue d'élections à deux degrés, était cependant le produit d'un suffrage presque universel. C'est-à-dire que dans chaque circonscription électorale, on avait convoqué plusieurs assembléesprimaires,composées de presque tous les citoyens de la localité. Ceux-ci avaient nommé les électeurs,qui composèrent dans chaque circonscription une assemblée électorale; et celle-ci choisit à son tour son représentant à l'Assemblée nationale. Il est bon de noter que, les élections faites, les assemblées électorales continuaient à se réunir, recevant des lettres de leurs députés et surveillant leurs votes.
Maintenant, arrivée au pouvoir, la bourgeoisie fit deux choses. Elle augmenta les attributions des assemblées électorales, en leur confiant l'élection des directoires de chaque département, des juges et de certains autres fonctionnaires. Elle leur donnait ainsi un très grand pouvoir. Mais elle exclut en même temps des assemblées primaires la masse du peuple, qu'elle privait ainsi de tous les droits politiques. Elle n'y admettait que les citoyens actifs,c'est-à-dire ceux qui payaient, en contributions directes, au moinstroisjournées de travail (1). Les autres devenaient des citoyens passifs.Ils ne pouvaient plus faire partie des assemblées primaires, et de cette façon ils n'avaient le droit de nommer ni les électeurs, ni leur municipalité, ni aucune des autorités départementales. Ils ne pouvaient non plus faire partie de la garde nationale (2).
En outre, pour pouvoir être nommé électeur, il fallait payer en impôts directs la valeur de dixjournées de travail, ce qui faisait de ces assemblées des corps entièrement bourgeois. (Plus tard, lorsque la réaction s'enhardit après le massacre du champ de Mars, l'Assemblée fit même une nouvelle restriction : il fallut posséder une propriété pour pouvoir être nommé électeur.) Et pour pouvoir être nommé représentant du peuple à l'Assemblée, il fallait payer en contributions directes la valeur d'un marc d'argent, c'est-à-dire 50 livres.
Mieux encore : la permanencedes assemblées électorales fut interdite. Les élections faites, ces assemblées ne devaient plus se réunir. Les gouvernants bourgeois une fois nommés, il ne fallait plus les contrôler trop sévèrement. bientôt, le droit même de pétition et d'expression des vœux fut enlevé. «Votez – et taisez-vous !»
Quant aux villages, ils avaient conservé, nous l'avons vu, sous l'ancien régime, dans presque toute la France, jusqu'à la Révolution, l'assemblée générale des habitants – comme le miren Russie. A cette assemblée générale appartenait la gestion des affaires de la commune, ainsi que la répartition et la gestion des terres communales – champs cultivés, prairies et forêts, en plus des terres vagues. Eh bien ! Ces assemblées générales des communautés furent défendues par la loi municipale des 22-24 décembre 1789. Désormais, seuls les paysans aisés – les citoyens actifs – eurent le droit de se réunir, une fois par an,pour nommer le maire et la municipalité, composée de trois à quatre bourgeois du village. La même organisation municipale fut donnée aux villes, – les citoyens actifs se réunissant pour nommer le conseil général de la ville et la municipalité, – c'est-à-dire le pouvoir législatif en matières municipales et le pouvoir exécutif, auxquels étaient confiées toute la police dans la commune et le commandement de la garde nationale.
Ainsi le mouvement que nous avons signalé en juillet dans les villes et qui consistait à se donner révolutionnairement une administration municipale élue, à un moment où les lois de l'ancien régime restées en pleine vigueur n'autorisaient rien de semblable, – ce mouvement fut consacré par la loi municipale et administrative du 22 décembre 1789. Et ce fut, on le verra, une puissance immense qui fut donnée à la Révolution par la création, dès les débuts du mouvement, de ces 30.000 centres municipaux, indépendants en mille points du gouvernement central et capables d'agir révolutionnairement, lorsque les révolutionnaires réussissaient à s'en emparer. Il est vrai que la bourgeoisie s'entoura de toutes les précautions pour que le pouvoir municipal fût aux mains de la partie aisée de la classe moyenne. La municipalité fut en outre soumise au conseil du département, élu au deuxième degré, qui représentait ainsi la bourgeoisie aisée et qui fut pendant toute la durée de la Révolution, l'appui et l'arme des contre-révolutionnaires.
D'autre part, la municipalité elle-même, dont l'élection se faisait seulement par les citoyens actifs, représentait la bourgeoisie, plutôt que la masse populaire, et dans les villes comme Lyon et tant d'autres elle devint un centre pour la réaction. Mais tout de même, les municipalités n'étaient pas un pouvoir royal, et il faut reconnaître que plus que toute autre loi, la loi municipale de décembre 1789 contribua au succès de la Révolution. Pendant l'insurrection des paysans contre leurs seigneurs féodaux, en août 1789, nous avons bien vu les municipalités du Dauphiné se mettre en campagne contre les paysans et pendre haut et court les paysans révoltés. Mais à mesure que la Révolution se développait, le peuple arrivait à tenir les officiers municipaux sous sa main. C'est pourquoi, à mesure que la Révolution élargit ses problèmes, les municipalités se révolutionnent aussi, et en 1793 et 1794 elles deviennent les vrais centres d'action des révolutionnaires populaires.
Un autre pas très important pour la Révolution fut fait par l'Assemblée, lorsqu'elle abolit la vieille justice des parlements et introduisit les juges élus par le peuple. Dans les campagnes, chaque canton, composé de cinq à six paroisses, nomma lui-même, par ses citoyens actifs, ses magistrats, et dans les grandes villes ce droit fut donné aux assemblées d'électeurs. Les anciens parlements luttèrent naturellement pour le maintien de leurs prérogatives. Dans le Midi, à Toulouse, 80 membres du parlement, ensemble avec 89 gentilshommes, se mirent même à la tête d'un mouvement pour restituer au monarque son autorité légitime et sa «liberté», et à la religion «son utile influence». A Paris, à Rouen, à Metz, en Bretagne, les parlements ne voulurent pas se soumettre au pouvoir niveleur de l'Assemblée et se mirent à la tête de conspirations en faveur de l'ancien régime.
Mais les parlements ne furent pas soutenus par le peuple, et force leur fut de se soumettre au décret du 3 novembre 1789, par lequel ils avaient été envoyés en vacances jusqu'à nouvel ordre. La résistance qu'ils essayèrent amena seulement un nouveau décret (du 11 janvier 1790), par lequel il fut déclaré que la résistance des magistrats de Rennes à la loi «les rendait inhabiles à remplir aucunes fonctions de citoyens actifs, jusqu'à ce que, sur leur requête présentée au corps législatif, ils aient été admis à prêter le serment de fidélité à la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi.»
L'Assemblée, on le voit, entendait faire respecter ses décisions concernant la nouvelle organisation administrative de la France. Mais cette nouvelle organisation rencontra une opposition formidable de la part du haut clergé, de la noblesse et de la haute bourgeoisie, et il fallut des années et une révolution bien plus profonde que celle que la bourgeoisie voulait bien admettre, pour démolir l'ancienne organisation et introduire la nouvelle.
Avec le déménagement du roi et de l'Assemblée, de Versailles à Paris, se termine la première période, – la période héroïque, pour ainsi dire, de la grande Révolution. La réunion des États généraux, la séance royale du 23 juin, le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, la révolte des cités et des villages en juillet et août, la nuit du 4 août, enfin la marche des femmes sur Versailles et leur retour triomphal avec le roi prisonnier, telles furent les étapes principales de cette période.
Avec la rentrée de l'Assemblée et du roi, – du «législatif et de l'exécutif» - à Paris, commence la période d'une sourde lutte entre la royauté mourante et le nouveau pouvoir constitutionnel qui se consolide lentement par les travaux législatifs de l'Assemblée et par le travail constructif s'accomplissant sur les lieux, dans chaque ville et village.
La France a maintenant dans l'Assemblée nationale un pouvoir constitutionnel que le roi s'est vu forcé de reconnaître. Mais s'il l'a reconnu officiellement, il n'y voit toujours qu'une usurpation, une insulte à son autorité royale, dont il ne veut pas admettre la diminution. C'est pourquoi il s'ingénie à trouver mille petits moyens pour rabaisser l'Assemblée et lui disputer la moindre parcelle d'autorité. Et jusqu'au dernier moment, il n'abandonnera pas l'espoir de réduire un jour à l'obéissance ce nouveau pouvoir qu'il se reproche d'avoir laissé se constituer à côté du sien.
Dans cette lutte tous les moyens lui sont bons. Par expérience, il sait que les hommes de son entourage s'achètent – les uns pour peu de choses, les autres à la condition qu'on y mette le prix – et il s'évertue à trouver de l'argent, beaucoup d'argent, en l'empruntant à Londres, afin de pouvoir acheter les chefs de partis dans l'Assemblée et ailleurs. Il n'y parvient que trop bien avec un de ceux qui sont le plus en vedette, c'est-à-dire avec Mirabeau, qui, moyennant de forts paiements, devint le conseiller de la Cour et le défenseur du roi et passa ses derniers jours dans un luxe absurde. Mais ce n'est pas seulement dans l'Assemblée que la royauté trouve ses suppôts : c'est surtout au dehors. elle les a parmi ceux que la Révolution dépouille de leurs privilèges, des folles pensions qui leur furent allouées jadis et de leurs colossales fortunes ; parmi le clergé qui voit son influence périr ; parmi les nobles qui perdent, avec leurs droits féodaux, leur situation privilégiée ; parmi les bourgeois qui craignent pour les capitaux qu'ils ont engagés dans l'industrie, le commerce et les emprunts de l'État, – parmi ces mêmes bourgeois qui vont arriver à s'enrichir pendant et par la Révolution.
Ils sont très nombreux, ceux qui voient dans la Révolution une ennemie. C'est tout ce qui vivait jadis autour du haut clergé, des nobles et des privilégiés de la haute bourgeoisie : c'est plus de la moitié de toute cette partie active et pensante de la nation qui fait sa vie historique. Et si dans le peuple de Paris, de Strasbourg, de Rouen et de beaucoup d'autres villes, grandes et petites, la Révolution trouve ses plus ardents défenseurs, – que de ville n'y a-t-il pas, comme Lyon, où l'influence séculaire du clergé et la dépendance économique du travailleur sont telles, que le peuple lui-même se mettra bientôt, avec son clergé, contre la Révolution ; que de villes, comme les grands ports, Nantes, bordeaux, Saint-Malo, où les grands commerçants et toute la gent qui en dépend sont acquis d'avance à la réaction !
Même parmi les paysans qui auraient intérêt à être avec la Révolution, combien de petits bourgeois qui la craignent ; sans parler des populations que les fautes des révolutionnaires eux-mêmes vont aliéner à la grande cause. Trop théoriciens, trop adorateurs de l'uniformité et de l'alignement, et par conséquent incapables de comprendre les formes multiples de la propriété foncière, issues du droit coutumier : trop voltairiens, d'autre part, pour être tolérants envers les préjugés des masses vouées à la misère, et surtout trop politiciens pour comprendre l'importance que le paysan attache à la question de la terre, – les révolutionnaires eux-mêmes vont se mettre à dos les paysans, en Vendée, en Bretagne, dans le sud-est.
La contre-révolution sut tirer parti de tous ces éléments. Une «journée» comme celle du 14 juillet ou du 6 octobre déplace bien le centre de gravité du gouvernement ; mais c'est dans les 36.000 communes de France, dans les esprits et les actes de ces communes que la Révolution devait s'accomplir, et cela demandait du temps. Cela en donnait aussi à la contre-révolution qui en profita pour gagner à sa cause tous les mécontents des classes idées, dont le nom était légion en province. Car, si la bourgeoisie radicale donna à la Révolution une quantité prodigieuse d'intelligences hors ligne (développées par la Révolution même), l'intelligence et surtout la ruse et le savoir-faire ne manquaient pas non plus à la noblesse provinciale, aux commerçants, au clergé, qui tous ensemble prêtèrent à la royauté une force formidable de résistance.
Cette sourde lutte de complots et de contre-complots, de soulèvements partiels dans les provinces et de luttes parlementaires dans l'Assemblée Constituante et plus tard la Législative – cette lutte à couvert dura presque trois ans ; du mois d'octobre 1789 jusqu'au mois de juin 1792, lorsque la Révolution reprit enfin un nouvel élan. C'est une période pauvre en événements d'une portée historique – les seuls qui méritent d'être signalés dans cet intervalle étant la recrudescence du soulèvement des paysans en janvier et février 1790, la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, le massacre de Nancy (31 août 1790), la fuite du roi, le 20 juin 1791, et le massacre du peuple de Paris au champ de Mars (17 juillet 1791).
Nous parlerons des insurrections des paysans dans un chapitre suivant. Mais il faut dire ici quelques mots sur la fête de la Fédération. Elle résume la première partie de la Révolution. Toute d'enthousiasme et de concorde, elle montre ce que la Révolution aurait pu être, si les classes privilégiées et la royauté, comprenant qu'un changement inévitable s'accomplissait, avaient cédé de bonne grâce à ce qu'elles ne pouvaient plus empêcher.
Taine dénigre les fêtes de la Révolution, et il est vrai que celles de 1793 et 1794 furent souvent trop théâtrales. Elles furent faitespourle peuple, non parle peuple. Mais celle du 14 juillet 1790 fut une des plus belles fêtes populaires dont l'histoire ait gardé le souvenir.
Avant 1789, la France n'était pas unifiée. C'était un tout historique, mais ses diverses parties se connaissaient peu et ne s'aimaient guère. Mais après les événements de 1789 et les coups de hache portés dans la forêt des survivances féodales, après les beaux moments vécus ensemble par les représentants de toutes les parties de la France, il s'était créé un sentiment d'union, de solidarité entre les provinces amalgamées par l'histoire. L'Europe s'enthousiasmait des paroles et des actes de la Révolution – comment les provinces qui y participaient pouvaient-elles résister à une unification dans la marche en avant, vers un meilleur avenir ? C'est ce que symbolise la fête de la Fédération.
Elle eut un autre trait frappant. Comme il fallait faire pour cette fête certains travaux de terrassements, niveler le sol, bâtir un arc de triomphe, et qu'il devint évident, huit jours avant la fête, que les quinze mille ouvriers occupés à ce travail n'y parviendraient jamais, – que fit Paris ? – Un inconnu lança l'idée que tous, tout Paris, iraient travailler au Champ de Mars, et tous – pauvres et riches, artistes et manouvriers, moines et soldats, se mirent, le cœur gai, à ce travail. La France, représentée par les mille délégués venus des provinces, trouva son unité nationale en remuant la terre – symbole de ce qui amènera un jour l'égalité et la fraternité des hommes et des nations.
Le serment que les milliers d'assistants prêtèrent «à la Constitution décrétée par l'Assemblée Nationale et acceptée par le roi», le serment prêté par le roi et confirmé spontanément par la reine pour son fils, – tout cela avait peu d'importance. Chacun mettait bien quelques «réserves mentales» à son serment, chacun y mettait certaines conditions. Le roi prêta son serment en ces mots : «Moi, roi des Français, je jure d'employer tout le pouvoir qui m'est réservé par l'acte constitutionnel de l'État à maintenir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par moi.» Ce qui signifiait déjà qu'il voudrait bien maintenir la Constitution, mais qu'elle serait violée, et que lui n'aurait pas le pouvoir de l'empêcher. En réalité, au moment même où le roi prêtait son serment, il ne pensait qu'aux moyens de sortir de Paris – sous prétexte d'un voyage de revue aux armées. Il calculait les moyens d'acheter les membres influents de l'Assemblée et escomptait les secours qui lui viendraient de l'étranger pour arrêter la Révolution que lui-même avait déchaînée par son opposition aux changements nécessaire et la fourberie de ses rapports avec l'Assemblée nationale.
Les serments valaient peu de chose. Mais ce qu'il importe de relever dans cette fête, outre l'affirmation d'une nouvelle nation, ayant un idéal commun, – c'est la frappante bonhomie de la Révolution. Un an après la prise de la Bastille, alors que Marat avait toute raison d'écrire : «Pourquoi cette joie effrénée ? pourquoi ces témoignages stupides d'allégresse ? La Révolution n'a été encore qu'un songe douloureux pour le peuple !»alors que rien n'avait encore été fait pour satisfaire les besoins du peuple travailleur, et que tout avait été fait (nous allons le voir tout à l'heure) pour empêcher l'abolition réelle des abus féodaux, – alors que le peuple avait eu à payer surtout, de sa vie et d'une affreuse misère, les progrès de la Révolution politique, – malgré tout cela, le peuple éclatait en transports à la vue du nouveau régime démocratique affirmé à cette fête. Comme cinquante-huit ans plus tard, en février 1848, le peuple de Paris mettra trois mois de misère au service de la République, de même maintenant, le peuple se montrait prêt à tout supporter, pourvu que la Constitution lui promît d'apporter un soulagement, pourvu qu'elle y mît un peu de bonne volonté.
Si, trois ans plus tard, ce même peuple, si prêt à se contenter de peu, si prêt à attendre, devint farouche et commença l'extermination des contre-révolutionnaires, c'est qu'il y eut recours comme au moyen suprême de sauver quelque chose de la Révolution,– c'est qu'il la vit sur le point de sombrer, avant d'avoir accompli aucun changement substantiel dans la voie économique, pour le peuple.
En juillet 1790, rien ne fait présager ce sombre et farouche caractère. «La Révolution n'a été encore qu'un songe douloureux pour le peuple.» elle n'a pas encore tenu ses promesses. Peu importe ! Elle est en marche ! Et cela suffit.Partout le peuple sera à l'allégresse.
Mais la réaction est déjà là, en armes, et dans un mois ou deux, elle va se montrer dans toute sa force. A l'anniversaire prochain du 14 juillet, le 17 juillet 1791, elle sera déjà assez forte pour fusiller le peuple sur ce même Champ de Mars.
Nous avons vu les soulèvements populaires, par lesquels la Révolution avait commencé dès les premiers mois de 1789. Cependant il ne suffit pas, pour une révolution, qu'il y ait des soulèvements populaires, plus ou moins victorieux. Il faut qu'il reste après ces soulèvements quelque chose de nouveau dans les institutions, qui permette aux nouvelles formes de la vie de s'élaborer et de s'affermir.
Le peuple français semble avoir compris cette nécessité à merveille, et le quelque chose de nouveau qu'il introduisit dans la vie de la France dès ses premiers soulèvements, ce fut la Commune populaire. La centralisation gouvernementale vint plus tard ; mais la Révolution commença par créer la Commune, et cette institution lui donna, on va le voir, une force immense.
En effet, dans les villages, c'était la Commune des paysans qui réclamait l'abolition des droits féodaux et légalisait le refus de paiement de ces droits ; elle qui reprenait aux seigneurs les terres autrefois communales, résistait aux nobles, luttait contre les prêtres, protégeait les patriotes, et plus tard les sans-culottes ; elle qui arrêtait les émigrés rentrés – ou bien le roi évadé.
Dans les villes, c'était la Commune municipale qui reconstruisait tout l'aspect de la vie, s'arrogeait le droit de nommer les juges, changeait de sa propre initiative l'assiette des impôts, et plus tard, à mesure que la Révolution suivait son développement, devenait l'arme des sans-culottes pour lutter contre la royauté, les conspirateurs royalistes et l'invasion allemande. Encore plus tard, en l'an II, c'étaient las Communes qui se mettaient à accomplir le nivellement des fortunes.
Enfin, à Paris, on le sait, ce fut la Commune qui renversa le roi, et après le 10 août fut le vrai foyer et la vraie force de la Révolution ; celle-ci ne conserva sa vigueur qu'autant que vécut la Commune.
L'âme de la Grande Révolution, ce furent ainsi les Communes, et sans ces foyers répandus sur tout le territoire, jamais la Révolution n'aurait eu la force de renverser l'ancien régime, de repousser l'invasion allemande, de régénérer la France.
Il serait erroné, cependant, de se représenter les Communes d'alors comme des corps municipaux modernes, auxquels les citoyens, après s'être passionnés quelques jours pendant les élections, confient naïvement la gestion de toutes leurs affaires, sans plus s'en occuper. La folle confiance au gouvernement représentatif, qui caractérise notre époque, n'existait pas pendant la Grande Révolution. La commune, issue des mouvements populaires, ne se séparait pas du peuple. Par l'intermédiaire de ses districts, de ses sections, de ses tribus, constitués comme autant d'organes d'administration populaire, elle restait peuple, et c'est ce qui fit la puissance révolutionnaire de ces organismes.
Puisque c'est pour Paris que l'on connaît le mieux l'organisation et la vie des districts et des sections, c'est de ces organes de la ville de Paris que nous allons parler, d'autant plus qu'en étudiant la vie d'une «section» de Paris, nous apprenons à connaître, à peu de choses près, la vie de mille Communes en province.
Dès que la Révolution eut commencé, et surtout dès que les événements réveillèrent l'initiative de Paris à la veille du 14 juillet, le peuple, avec son merveilleux esprit d'organisation révolutionnaire, s'organisait déjà d'une façon stable en vue de la lutte qu'il aurait à soutenir et dont il sentit de suite la portée.
Pour les élections, la ville de Paris avait été divisée en soixante districts qui devaient nommer les électeurs du second degré. Une fois ceux-ci nommés, les districts devaient disparaître. Mais ils restèrent et s'organisèrent eux-mêmes, de leur propre initiative, comme organes permanents de l'administration municipale, en s'appropriant diverses fonctions et attributions qui appartenaient auparavant à la police, ou à la justice, ou bien encore à différents ministères de l'ancien régime.
Ils s'imposèrent ainsi, et au moment où tout Paris était en ébullition à la veille du 14 juillet, ils commencèrent à armer le peuple et à agir comme des autorités indépendantes, si bien que le Comité permanent, formé à l'Hôtel de ville par la bourgeoisie influente (voyez le chapitre XII) dut convoquer les districts pour s'entendre avec eux. Pour armer le peuple, pour constituer la garde nationale et surtout pour mettre Paris en état de défense contre une attaque armée de Versailles, les districts déployèrent la plus grande activité.
Après la prise de la Bastille, on voit déjà les districts agir comme organes attitrés de l'administration municipale. Chaque district nomme son Comité civil, de 16 à 24 membres, pour gérer ses affaires. D'ailleurs, comme l'a très bien dit Sigismond Lacroix dans son introduction au premier volume des Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution(t. I, Paris 1894, p. VII), chaque district s'organise lui-même, «comme il l'entend». Il y a même une grande variété dans leur organisation. Un district, «devançant les vœux de l'Assemblée nationale sur l'organisation judiciaire, se nomme des juges de paix et de conciliation.» Mais pour se concerter entre eux «ils créent un bureau central de correspondance où des délégués spéciaux se rencontrent et échangent leurs communications.» Un premier essai de Commune se fait ainsi - de bas en haut,par la fédération des organismes de district, surgie révolutionnairement de l'initiative populaire. La Commune révolutionnaire du 10 août se dessine ainsi dès cette époque, et surtout dès décembre 1789, lorsque les délégués des districts essayèrent de former un Comité central à l'archevêché.
C'est par l'intermédiaire des «districts» que dès lors Danton, Marat et tant d'autres surent inspirer aux masses populaires de Paris un souffle de révolte, et ces masses s'habituaient à se passer des corps représentatifs, à pratiquer le gouvernement direct (1).
Immédiatement après la prise de la Bastille, les districts avaient chargé leurs députés de préparer, d'accord avec le maire de Paris, Bailly, un plan d'organisation municipale qui serait ensuite soumis aux districts eux-mêmes. Mais en attendant ce plan, les districts procédaient comme il le trouvaient nécessaire, agrandissant eux-mêmes le cercle de leurs attributions.
Lorsque l'Assemblée nationale se mit à discuter la loi municipale, elle précédait, comme il fallait bien s'y attendre d'un corps aussi hétérogène, avec une lenteur désolante. «Au bout de trois mois», dit Lacroix, «le premier article du nouveau plan de Municipalité était encore à écrire» (Actes,t. II, p. XIV). On comprend que «ces lenteurs parurent suspectes aux districts», et dès lors se manifeste à l'égard de l'Assemblée des représentants de la Commune l'hostilité de plus en plus marquée d'une partie de ses commettants. Mais ce qui est surtout à relever, c'est que tout en cherchant à donner une forme légale au gouvernement municipal, les districts cherchaient à maintenir leur indépendance. Ils cherchaient l'union d'action – non dans la soumission des districts à un Comité central, mais dans leur union fédérative.
On voit ainsi que les principes anarchistes qu'exprima quelques années plus tard Godwin, en Angleterre, datent déjà de 1789, et qu'il ont leur origine, non dans des spéculations théoriques, mais dans les faitsde la Grande Révolution.
Plus encore : il y a un fait frappant signalé par Lacroix, – qui démontre jusqu'à quel point les districts savent se distinguer de la Municipalité et l'empêchent d'empiéter sur leurs droits. Lorsque, le 30 novembre 1789, Brissot conçut le plan de doter Paris d'une constitution municipale concertée entre l'Assemblée nationale et un Comité choisi par l'Assemblée des Représentants (le Comité permanent du 12 juillet 1789), les districts s'y opposèrent immédiatement. Rien ne devait être fait dans la sanction directe des districts eux-mêmes (Actes,t. III, p. IV) et le plan de Brissot dut être abandonné. Plus tard, en avril 1790, lorsque l'Assemblée commença la discussion de la loi municipale, elle eut à choisir entre deux projets : celui de l'assemblée (libre et illégale) de l'archevêché, adopté par la majorité des sections et signé par Bailly, et celui des représentants de la Commune, appuyé par quelques districts seulement. Elle opina pour le premier.
Inutile de dire que les districts ne se bornaient nullement aux affaires municipales. Toujours ils prenaient part aux grandes questions politiques qui passionnaient la France. Le vetoroyal, le mandat impératif, l'assistance aux pauvres, la question des juifs, celle du «marc d'argent» (voy. ch. XXI) – tout cela était discuté par les districts. Pour le marc d'argent, ils prenaient eux-mêmes l'initiative, se convoquaient les uns les autres, nommaient des comités. «Ils arrêtent leurs résolutions, dit Lacroix, et laissant de côté les Représentants officiels de la Commune, s'en vont, le 8 février (1790), porter directement à l'Assemblée nationale la première Adresse de la Commune de Paris dans ses sections.C'est une manifestation personnelle des districts, en dehors de toute représentation officielle, pour appuyer la motion de Robespierre à l'Assemblée nationale contre le marc d'argent.» (T. III, pp. XII et XIII.)
Ce qui est encore plus intéressant, c'est que dès lors on voit les villes de province se mettre en rapports avec la Commune de Paris pour toutes sortes de choses. On voit ainsi surgir cette tendance, qui deviendra plus tard si manifeste, à établir un lien direct entre les villes et les villages de France, en dehors du parlement national. Et cette action directe, spontanée, donne à la Révolution une force irrésistible.
C'est surtout dans une affaire d'importance capitale – la liquidation des biens du clergé – que les districts firent sentir leur influence et leur capacité d'organisation. La loi avait bien ordonné sur le papier la saisie des biens du clergé et leur mise en vente au bénéfice de la nation ; mais elle n'avait indiqué aucun moyen pratique pour faire de cette loi une réalité. Alors, ce furent les districts de Paris qui proposèrent de servir d'intermédiaires pour l'achat de ces biens et invitèrent toutes les municipalités de France à faire de même, ce qui représentait une solution pratique pour l'application de la loi.
La façon d'opérer des districts, pour décider l'Assemblée à leur confier cette importante affaire, a été racontée par l'éditeur desActes de la Commune.– «qui a parlé et agiau nom de cette grande personnalité, la Commune de Paris ?» demande Lacroix. Et il répond : «Le Bureau de Ville, d'abord, qui a émis l'idée ; puis, les districts qui l'ont approuvée, et qui, l'ayant approuvée, se sont substitués au Conseil de Ville pour l'exécution, ont négocié, traité directement avec l'État,c'est-à-dire avec l'Assemblée Nationale,réalisé enfin directement l'achat projeté,le tout contrairement à un décret formel, mais avec l'assentiment de l'Assemblée souveraine.»
Ce qu'il y a de plus intéressant, c'est que les districts, s'étant une fois saisis de cette affaire, en écartèrent aussi la vieille Assemblée des Représentants de la Commune, trop caduque déjà pour une action sérieuse, et aussi, à deux reprises, ils écartèrent le Conseil de Ville, qui voulait intervenir. Les districts, dit Lacroix, «préfèrent constituer, en vue de ce but spécial, une assemblée délibérante particulière, composée de 60 délégués, un par district, et un petit conseil exécutif de 12 membres choisis parmi les soixante premiers» (p. XIX).
En agissant de cette façon – et les libertaires aujourd'hui feraient de même – les districts de Paris posaient les bases d'une nouvelle organisation libertaire de la société (2).
Alors que la réaction gagnait de plus en plus de terrain en 1790, on voit au contraire les districts de Paris acquérir de plus en plus d'influence sur la marche de la Révolution. Pendant que l'Assemblée sape peu à peu le pouvoir royal, les districts et puis les sections de Paris élargissent peu à peu le cercle de leurs fonctions au sein du peuple ; ils soudent aussi l'alliance entre Paris et les provinces et ils préparent le terrain pour la commune révolutionnaire du 10 août.
«L'histoire municipale», dit Lacroix, «se fait en dehors des assemblées officielles. C'est par les districts que s'accomplissent les actes les plus importants de la vie communale, politique et administrative : l'acquisition des biens nationaux se poursuit, comme l'ont voulu les districts, par l'intermédiaire de commissaires spéciaux ; la fédération nationale est préparée par une réunion de délégués auxquels les districts ont donné un mandat spécial... La fédération du 14 juillet est également l'œuvre exclusive et directe des districts», – leur organe en ce cas-là, étant l'Assemblée des députés des sections pour le pacte fédératif (T I, p. II, IV, et 729, note).
On aime toujours dire, en effet, que c'est l'Assemblée qui représentait l'unité nationale. Cependant, lorsqu'il fut question de la fête de la Fédération, les politiciens, comme l'avait fait remarquer Michelet, furent saisis d'effroi en voyant des hommes affluer de toutes les parties de la France vers Paris pour la fête, et il fallut que la commune de Paris forçât la porte de l'Assemblée nationale pour obtenir le consentement de celle-ci à la fête. «il fallut que l'Assemblée, bon gré, mal gré, l'accordât.»
Mais ce qui est plus important, c'est que de mouvement, né d'abord, comme l'ont observé Buchez et Roux, du besoin d'assurer les subsistances et de se garantir contre les craintes d'une invasion étrangère, c'est-à-dire, en partie, d'un fait d'administration locale, – prit dans les sections (3) le caractère d'une confédération générale, où seraient représentés tous les cantons des départements de la France et tous les régiments de l'armée ! L'organe créé pour l'individualisation des divers quartiers de Paris, devint ainsi l'instrument de l'union fédérative de toute la nation.
Nous nous sommes tellement laissés gagner aux idées de servitude envers l'État centralisé que les idées mêmes d'indépendance communale («autonomie» serait dire trop peu), qui étaient courantes en 1789, nous semblent baroques. M. L. Foubert (1) a parfaitement raison de dire, en parlant du plan d'organisation municipale décrété par l'Assemblée nationale le 21 mai 1790, que «l'application de ce plan paraîtrait aujourd'hui, tant les idées ont changé, acte révolutionnaire, voire même anarchique» et il ajoute qu'alors, cette loi municipale fut trouvée insuffisante par les Parisiens, habitués dans leurs districts, depuis le 14 juillet 1789, à une très grande indépendance.
Ainsi, la détermination exacte des pouvoirs, à laquelle aujourd'hui on attache tant d'importance, semblait alors aux Parisiens et même aux législateurs de l'Assemblée une question inutile et attentatoire à la liberté. Comme Proudhon, qui disait : La Commune sera tout, ou rien,les districts de Paris ne comprenaient pas que la Commune ne fût pas tout.«Une Commune, disaient-ils, est une société de co-propriétaires et de co-habitants, renfermés dans l'enceinte d'un lieu circonscrit et limité, et ayant collectivement les mêmes droits qu'un citoyen.» Et, partant de cette définition, ils disaient que la Commune de Paris – comme tout autre citoyen – «ayant la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression», a, par conséquent, tout le pouvoir de disposer de ses biens, ainsi que celui de garantir l'administration de ces biens, la sécurité des individus, la police, la force militaire, – tout.La commune, en fait, est souveraine sur son territoire : Seule condition de liberté pour une Commune.
Mieux encore. La troisième partie du préambule de la loi municipale de mai 1790 établissait un principe que l'on comprend mal aujourd'hui, mais que l'on appréciait beaucoup à cette époque. C'était celui d'exercer directementses pouvoirs, sans intermédiaires. «La Commune de Paris, à raison de sa liberté, ayant par elle-même l'exercice de tous ses droits et pouvoirs, elle les exerce toujours elle-même,– directement autant que possible, et aussi peu que possible, par délégation.» C'est ainsi que s'exprimait le préambule.
Autrement dit, la Commune de Paris ne sera pas un État gouverné, mais un peuple se gouvernant lui-même directement, sans intermédiaires, sans maîtres.
C'est l'Assemblée générale de la section – toujours en permanence – et non pas les élus d'un Conseil communal, qui sera l'autorité suprême, pour tout ce qui concerne les habitants de Paris. Et si les sections décident d'un commun accord de se soumettre dans les questions générales à la majorité d'entre elles, elles n'abdiquent pas pour cela le droit de se fédérer par affinités, de se porter d'une section à une autre pour influencer les décisions des voisins, et de tâcher toujours d'arriver à l'unanimité.
La permanence des assemblées générales des sections – c'est cela, dissent les sections, qui servira à faire l'éducation politique de chaque citoyen, et lui permettra, le cas échéant, «d'élire en connaissance de cause ceux dont il aura remarqué le zèle et apprécié les lumières.» (Section des Mathurins ; cité par Foubert, p. 155.)
Et la section en permanence – le forum toujours ouvert – est le seul moyen, disent-elles, d'assurer une administration honnête et intelligente.
Enfin, comme le dit très bien Foubert, c'est la défiance qui inspire les sections : la défiance envers tout pouvoir exécutif.«Celui qui exécute, étant dépositaire de la force, doitnécessairement en abuser.» «C'est l'idée de Montesquieu et de Rousseau», ajoute Foubert ; c'est aussi la nôtre !
On comprend la force que ce point de vue devait donner à la Révolution, d'autant plus qu'il se combinait avec cet autre, aussi indiqué par Foubert : «C'est que le mouvement révolutionnaire, dit-il, s'est produit autant contre la centralisation que contre le despotisme.» Ainsi, le peuple français semble avoir compris, au début de la Révolution, que l'immense transformation qui s'imposait à lui ne pouvait être accomplie, ni constitutionnellement, ni par une force centrale : elle devait être l'œuvre des forces locales, et, pour agir, celles-ci devaient jouir d'une grande liberté.
Peut-être, aura-t-il pensé que l'affranchissement, la conquête de la liberté, devait commencer par le village, par chaque ville. La limitation du pouvoir royal n'en serait rendue que plus facile.
Il est évident que l'Assemblée nationale chercha à tout faire pour diminuer la force d'action des districts et pour les placer sous la tutelle d'un gouvernement communal, que la représentation nationale pourrait tenir sous son contrôle. Ainsi la loi municipale des 27 mai- 27 juin 1790 supprima les districts. Elle voulait mettre fin à ces foyers de la Révolution, et pour cela elle introduisit d'abord une nouvelle subdivision de Paris, en 48 sections, et ensuite, elle ne permit qu'aux citoyens actifs de prendre part aux assemblées électorales et administratives des nouvelles «sections».
Cependant, la loi avait beau limiter les devoirs des sections en statuant que dans leurs assemblées elles ne s'occuperaient «d'aucune autre affaire que des élections et des prestations du serment civique» (titre I, article 11), – on n'obéissait pas. Le pli avait déjà été pris depuis plus d'un an, et les «sections» continuèrent à agir, comme les «districts» avaient agi. D'ailleurs, la loi municipale dut bien accorder elle-même aux sections les attributions administratives que les districts s'étaient déjà arrogées. Aussi retrouve-t-on dans la nouvelle loi les seize commissaires, élus, chargés non seulement de diverses fonctions de police et même de justice, mais aussi pouvant être chargés, par l'administration du département, «de la répartition des impôts dans leurs sections respectives» (titre IV, article 12). En outre, si la Constituante supprima «la permanence», c'est-à-dire le droit permanent des sections de se réunir sans convocation spéciale, elle fut forcée néanmoins de leur reconnaître le droit de tenir des assemblées générales dès que celles-ci seraient demandées par cinquante citoyens actifs (2).
Cela suffisait, et les sections ne manquèrent pas d'en profiter. Un mois à peine après l'installation de la nouvelle municipalité, Danton et Bailly venaient, par exemple, à l'Assemblée nationale, de la part des 43 sections (sur 48), demander le renvoi immédiat des ministres et leur mise en accusation devant un tribunal national.
Les sections ne se départaient donc pas de leur souveraineté. Quoiqu'elle leur fût enlevée par la loi, elles la gardaient et l'affirmaient hautement. Leur pétition, en effet, n'avait rien de municipal, mais – elles agissaient, et tout était dit. D'ailleurs, les sections étaient si importantes par les diverses fonctions qu'elles s'étaient attribuées, que l'Assemblée nationale les écouta et leur répondit avec bienveillance.
Il en fut de même pour la clause de la loi municipale de 1790 qui soumettait les municipalités entièrement «aux administrations de département et de district pour tout ce qui concerne les fonctions qu'elles auraient à exercer par délégation de l'administration générale.» (Art. 55) Ni les sections, ni, par leur intermédiaire, la Commune de Paris, ni les Communes de province ne se soumirent à cette clause. Elles l'ignoraient et gardaient leur souveraineté.
En général, peu à peu les sections reprirent le rôle de foyers de la Révolution ; et si leur activité se ralentit pendant la période de réaction traversée en 1790 et 1791, ce furent encore et toujours, comme on le verra par la suite, les sections qui réveillèrent Paris en 1792 et préparèrent la Commune révolutionnaire du 10 août.
Chaque section nommait, avons-nous dit, en vertu de la loi du 21 mai 1790, seize commissaires, et ces commissaires, constitués en Comités civils, chargés d'abord de fonctions de police seulement, n'ont cessé, pendant toute la durée de la Révolution, d'élargir leurs fonctions dans toutes les directions. Ainsi, en septembre 1790, l'Assemblée se voyait forcée de reconnaître aux sections ce que nous avons déjà vu Strasbourg s'arroger dès le mois d'août 1789 : notamment, le droit de nommer les juges de paix et leurs assesseurs, ainsi que les prud'hommes. Et ce droit, les sections le gardèrent jusqu'au moment où le gouvernement révolutionnaire jacobin fut institué, le 4 décembre 1793.
D'autre part, vers ces mêmes comités civils des sections parvenaient, vers la fin de 1790, après une vive lutte, à s'approprier la gestion des affaires des bureaux de bienfaisance, ainsi que le droit, très important, de surveiller et d'organiser l'assistance, – ce qui leur permit de remplacer les ateliers de charité de l'ancien régime par des «ateliers de secours», administrés par les sections elles-mêmes. Dans cette direction on vit plus tard les sections développer une activité remarquable. A mesure que la Révolution progressait dans ses idées sociales, les sections faisaient de même. ainsi elles se firent peu à peu entrepreneurs d'habillements, de linge, de chaussures pour l'armée, – elles organisèrent la moulure, etc., si bien qu'en 1793 tout citoyen ou citoyenne domicilié dans la section put se présenter à l'atelier de sa section et y recevoir de l'ouvrage (Ernest Meillé, p. 289). Une vaste, puissante organisation surgit plus tard de ces premiers débuts, - si bien qu'en l'an II (1793-1794) les sections essayèrent de se substituer complètement à l'administration des habillements de l'armée, ainsi qu'aux entrepreneurs.
Le «droit au travail», que le peuple des grandes villes réclama en 1848, n'était donc qu'une réminiscence de ce qui avait existé de fait à Paris pendant la Grande Révolution, – mais accompli d'en bas, et non d'en haut, comme le voulaient les Louis Blanc, les Vidal et autres autoritaires siégeant au Luxembourg.
Il y eut mieux que cela. Non seulement les sections surveillaient pendant toute la durée de la Révolution les apports et la vente du pain, le prix des objets de première nécessité et l'application du maximum des prix, lorsque celui-ci fut établi par la loi. Elles prirent aussi l'initiative de mettre en culture les terrains vagues de Paris, afin d'accroître la production agricole par la culture maraîchère.
Ceci paraîtra, peut-être, mesquin à ceux qui ne pensent en révolution qu'au coup de feu et aux barricades ; mais c'est précisément en entrant dans tous les menus détails de la vie quotidienne des travailleurs, que les sections de Paris développèrent leur puissance politique et leur initiative révolutionnaire.
Mais n'anticipons pas. Reprenons le récit des événements, et nous reviendrons encore aux sections de Paris lorsque nous parlerons de la Commune du 10 août.
A mesure que la Révolution avançait, les deux courants dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage, le courant populaire et le courant de la bourgeoisie, se dessinaient de plus en plus nettement, – surtout dans les affaires d'ordre économique.
Le peuple cherchait à mettre fin au régime féodal. Il se passionnait pour l'égalité,en même temps que pour la liberté.Puis, en voyant les lenteurs, même dans sa lutte contre le roi et les prêtres, il perdait patience et cherchait à mener la révolution jusqu'au bout. Prévoyant déjà le jour où l'élan révolutionnaire s'épuiserait, il cherchait à rendre à jamais impossible le retour des seigneurs, du despotisme royal, du régime féodal et du règne des riches et des prêtres. Et, pour cela, il voulait – du moins dans une bonne moitié de la France – la reprise de possession de la terre, des lois agraires qui eussent permis à chacun de cultiver le sol s'il le voulait, et des lois pour niveler riches et pauvres dans leurs droits civiques.
Il s'insurgeait quand on le forçait à payer la dîme ; il s'emparait de vive force des municipalités pour frapper les prêtres et les seigneurs. Bref, il maintenait une situation révolutionnaire dans une bonne partie de la France, tandis qu'à Paris il surveillait de près ses législateurs, du haut des tribunes de l'Assemblée, dans les clubs et dans les sections. Enfin, lorsqu'il fallait frapper la royauté de vive force, il s'organisait pour l'insurrection et combattait, le 14 juillet 1789 et le 10 août 1792, les armes à la main.
D'autre part, la bourgeoisie, ainsi que nous l'avons vu, travaillait avec énergie à achever «la conquête des pouvoirs», – le mot date déjà de cette époque. A mesure que le pouvoir du roi et de la Cour s'effritait et tombait dans le mépris, la bourgeoisie s'en emparait. Elle lui donnait une assiette solide dans les provinces et elle organisait en même temps sa fortune, présente et future.
Si, dans certaines régions, la grande masse des biens confisqués aux émigrés et aux prêtres avait passé, par petits lots, aux mains des pauvres (c'est ce qui ressort, du moins, des recherches de Loutchistzky (1), dans d'autres régions, une immense partie de ces biens avait servi à enrichir les bourgeois, tandis que toutes sortes de spéculations financières posaient les fondements d'un grand nombre de fortunes du Tiers-État.
Mais ce que les bourgeois instruits avaient surtout bien appris, – la Révolution de 1648 en Angleterre leur servant en cela d'exemple, – c'est que maintenant leur tour était venu de s'emparer du gouvernement de la France, et que la classe qui gouvernerait aurait pour elle la richesse, d'autant plus que la sphère d'action de l'État allait s'agrandir immensément par la formation d'une armée permanente nombreuse et la réorganisation de l'instrument publique, de la justice, de l'impôt, et ainsi de suite. On l'avait bien vu après la révolution d'Angleterre.
On comprend dès lors qu'un abîme devait se creuser de plus en plus, en France, entre la bourgeoisie et le peuple : la bourgeoisie, qui avait voulu la révolution et qui y poussa le peuple, tant qu'elle n'eut pas senti que «la conquête des pouvoirs» s'achevait déjà à son avantage ; et le peuple qui avait vu dans la révolution le moyen de s'affranchir du double joug de la misère et de l'absence de droits politiques.
Ceux que les hommes «d'ordre» et «d'État» appelèrent alors les «anarchistes», aidés par un certain nombre de bourgeois, - des Cordeliers et quelques Jacobins, – trouvèrent d'un côté. Quant aux «hommes d'État» et aux défenseurs «des propriétés», comme on disait alors, ils trouvèrent leur complète expression dans le parti politique de ceux qu'on appela plus tard les Girondins : c'est-à-dire dans les politiciens qui se groupèrent en 1792 autour de Brissot et du ministre Roland.
Nous avons déjà raconté, au chapitre XV, à quoi se réduisait la prétendue abolition des droits féodaux pendant la nuit du 4 août, ainsi que les arrêtés votés par l'Assemblée du 5 au 11 août ; nous allons voir maintenant quels développements cette législation reçut dans les années 1790 et 1791.
Mais comme cette question de droits féodaux domine toute la Révolution, et qu'elle ne trouva sa solution qu'en 1793, après l'expulsion des Girondins de la Convention, nous allons, au risque de quelques répétitions, résumer encore une fois la législation du mois d'août 1789, avant d'aborder ce qui fut fait dans les deux années suivantes. C'est d'autant plus nécessaire qu'une confusion des plus regrettables continue à régner sur ce sujet, alors que l'abolition des droits féodaux fut l'œuvre principale de la Grande Révolution. Sur cette question se livrèrent les plus grands combats, aussi bien dans la France rurale qu'à Paris, à l'Assemblée et cette abolition fut ce qui survécut le mieux de la Révolution, en dépit de toutes les vicissitudes politiques traversées par la France au dix-neuvième siècle.
L'abolition des droits féodaux n'entrait certainement pas dans la pensée des hommes qui appelaient de leurs vœux la rénovation sociale avant 1789. A peine pensait-on alors à en corriger les abus : on se demandait même s'il était possible de «diminuer la prérogative seigneuriale», comme disait Necker. C'est la Révolution qui posa cette question.
«Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées», faisait-on dire au roi à l'ouverture des États généraux, «et Sa Majesté comprend expressément sous le nom de propriété les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives, utiles ou honorifiques, attachés aux terres et aux fiefs appartenant aux personnes.»
Aucun des futurs révolutionnaires ne protesta contre cette manière de concevoir les droits des seigneurs et des propriétaires foncier en général.
«Mais, dit Dalloz, – l'auteur connu du Répertoire de jurisprudence,que l'on ne taxera certainement pas d'exagération révolutionnaire, – les populations agricoles n'entendaient pas ainsi les libertés qu'on leur promettait ; les campagnes entrèrent de toutes parts en insurrection ; les châteaux furent incendiés, les archives, les dépôts de rôles et de redevances, etc., furent détruits, et dans une foule de localités les seigneurs souscrivirent des actes de renonciation à leurs droits.» (Article Féodalisme.)
Alors, à la lueur de l'insurrection paysanne, qui menaçait de prendre de vastes proportions, eut lieu la séance du 4 août.
L'Assemblée nationale, nous l'avons vu, vota cet arrêté ou plutôt cette déclaration de principes, dont l'article 1er disait :
«l'Assemblée Nationale détruit entièrement le régime féodal.»
L'impression produite par ces paroles fut immense. Elles ébranlèrent la France et l'Europe. On parla d'une Saint-Barthélemy des propriétés. Mais le lendemain même, l'Assemblée, nous l'avons déjà dit, se ravisait. Par une série de décrets ou plutôt d'arrêtés, des 5, 6, 8, 10 et 11 août, elle rétablissait et plaçait sous la protection de la Constitution tout ce qu'il y avait d'essentieldans les droits féodaux. Renonçant, sauf certaines exceptions, aux servitudes personnelles qui leur étaient dues, les seigneurs gardaient, avec d'autant plus de soin, ceux de leurs droits, souvent tout aussi monstrueux, qui pouvaient être représentés d'une façon ou d'une autre, comme des redevances dues pour la possession ou pour l'usage de la terre, – les droits réels,comme disaient les législateurs (sur leschoses : res,en latin, signifiant chose).Telles étaient, non seulement les rentes foncières, mais aussi une foule de paiements et de redevances, en argent et en nature, variant de pays à pays, établis lors de l'abolition du servage et attachés alors à la possession de la terre. Tous ces prélèvements avaient été consignés dans les terrierset depuis lors ils avaient été souvent vendus ou concédés à des tiers.
Champarts, terriers, agriers comptants – et les dîmes aussi – tout ce qui avait une valeur pécuniaire – fut maintenu intégralement.Les paysans obtenaient seulement le droit de racheter ces redevances,– s'ils parvenaient un jour à s'entendre avec le seigneur sur le prix de rachat. Mais l'Assemblée se garda bien, soit de fixer un terme au rachat, soit d'en préciser le taux.
Au fond, sauf l'idée de propriété féodale qui se trouvait ébranlée par l'article 1er des arrêtés des 5-11 août, tout ce qui concernait les redevances réputées terriennesrestait tel quel, et les municipalités étaient chargées de mettre les paysans à la raison s'ils ne payaient pas. Nous avons vu avec quelle férocité certaines d'entre elles s'acquittèrent de cette mission (2).
On a pu voir, en outre, par la note de James Guillaume, donnée ci-dessus (pp. 181-183), que l'Assemblée, en spécifiant dans un e ses actes d'août 1789 qu'ils n'étaient que des «arrêtés», leur donnait ainsi l'avantage de ne pas exiger la sanction du roi. Mais en même temps elle les privait par là même du caractère de lois,tant que leurs dispositions ne seraient pas mises un jour sous forme de décrets constitutionnels ; elle ne leur donnait aucun caractère obligatoire. Il n'y avait rien de fait légalement.
D'ailleurs, même ces «arrêtés» parurent trop avancés aux seigneurs et au roi. Celui-ci tâchait de gagner du temps pour ne pas les promulguer, et le 18 septembre il adressait encore des remontrances à l'Assemblée Nationale, pour l'inviter à réfléchir. Il ne se décida à les promulguer que le 6 octobre, après que les femmes l'eurent amené à Paris et placé sous la surveillance du peuple. Mais alors l'Assemblée fit à son tour la sourde oreille. Elle ne pensa à les promulguer que le 3 novembre 1789, lorsqu'elle les envoya aux parlements provinciaux (cours de justice) ; si bien que les «arrêtés» des 5-11 août ne furent jamais véritablement promulgués.
On comprend que la révolte des paysans devait continuer - et c'est ce qui arriva. Le rapport du Comité féodal, fait par l'abbé Grégoire en février 1790, constatait, en effet, que l'insurrection paysanne continuait ou reprenait en vigueur depuis le mois de janvier. Elle se répandait de l'Est vers l'Ouest.
Mais à Paris, la réaction avait déjà gagné beaucoup de terrain depuis le 6 octobre ; et lorsque l'Assemblée nationale entreprit l'étude des droits féodaux après le rapport de Grégoire, elle légiféra dans un esprit réactionnaire. En réalité, les décrets qu'elle fit du 28 février au 5 mars, et e 18 juin 1790, eurent pour effet de rétablir le régime féodal dans ce qu'il avait d'essentiel.
Telle fut (on le voit par les documents de l'époque) l'opinion de ceux qui voulaient alors l'abolition du féodalisme. On parla de ces décrets comme rétablissant le féodalisme.
D'abord, la distinction entre les droits honorifiques,abolis sans rachat, et les droits utiles,que les paysans devaient racheter, fut maintenue entièrement et confirmée ; et, ce qui fut bien pire, plusieurs droits féodaux personnels ayant été déjà classés, comme droits utiles,ceux-ci furent «entièrement assimilés aux simples rentes et charges foncières(3).» Ainsi des droits qui n'étaient qu'une usurpation, un vestige du servage personnel, et qui aurait dû être condamnés à cause de cette origine, se trouvaient placés sur le même pied que des obligations qui résultaient de la location du sol.
Pour non-paiement de ces droits, le seigneur, – alors même qu'il perdait le droit de «saisie féodale»(art 6), – pouvait exercer la contrainte de toute sorte, selon le droit commun. L'article suivant s'empressait de le confirmer par ces mots : «Les droits féodaux et censuels, ensemble toutes les ventes, rentes et droits rachetables par leur nature, seront soumis, jusqu'à leur rachat, aux règles que les diverses lois et coutumes du royaume ont établies.»
l'Assemblée alla encore plus loin. Dans la séance du 27 février, se joignant à l'opinion du rapporteur Merlin, elle confirma pour un grand nombre de cas le droit servile de mainmorte.Elle décréta que «les droits fonciers dont la tenure en mainmorte a été convertie en tenure censive, n'étant pas représentatifs de la mainmorte, doivent être conservés.»
La bourgeoisie tenait tellement à cet héritage de la servitude, que l'article 4 du titre III de la loi portait que «si la mainmorte réelleoumixtea été convertie, lors de l'affranchissement, en des redevances foncières et en des droits de mutation, – ces redevances continueront à être dues.»
En général, quand on lit la discussion de la loi féodale dans l'Assemblée, on se demande si c'est bien en mars 1790, après la prise de la Bastille et le 4 août, que ces discussions ont lieu, ou bien si l'on est encore au commencement du règne de Louis XVI, en 1775 ?
Ainsi, le 1er mars 1790 sont abolis sans indemnité certains droits «de feu..., chiennage, monéage, droits de guet et de garde», ainsi que certains droits sur achats et ventes. On aurait pu croire, cependant, que ces droits avaient été abolis sans rachat dans la nuit du 4 août ? Mais il n'en était rien. Légalement, en 1790, le paysan, dans une bonne partie de la France, n'osait pas encore acheter une vache ni même vendre son blé, sans payer des droits au seigneur ! Il ne pouvait même pas vendre son blé avant que le seigneur eût vendu le sien et profité des hauts prix que l'on obtenait généralement, avant que le battage du blé fût assez avancé.
Enfin, dira-t-on, ces droits furent abolis le 1er mars, ainsi que les droits prélevés par le seigneur sur le four banal, le moulin, le pressoir ? Ne concluez pas si vite. Ils furent abolis, – saufceux d'entre eux qui avaient été autrefois l'objet d'une convention écrite entre le seigneur et la communauté des paysans, ou qui furent reconnus payables en échange d'une concession quelconque !
Paie, paysan ! Paie toujours ! et n'essaie pas de gagner du temps, car il y aurait contre toi la contrainte immédiate, et tu ne pourrais te sauver que si tu réussissais à gagner ta cause devant un tribunal !
On se refuse à la croire, mais c'est ainsi.
Voici d'ailleurs le texte de l'article 2 du titre III de la loi féodale. C'est un peu long, mais cela mérite d'être reproduit, pour que l'on puisse voir quelles servitudes la loi féodales des 24 février-15 mars 1790 laissait encore peser sur le paysan.
«ART. 2. – Et sont présumés rachetables, sauf la preuve du contraire (ce qui veut dire : «seront payés par le paysan jusqu'à ce qu'il les ait rachetés») :
1° Toutes les redevances seigneuriales annuelles, en argent, graines, volailles, denrées, en fruits de la terre, servies sous la domination de censives, sur-cens, rentes féodales, seigneuriales ou emphytéotiques, chapart, tasque, terrage, agrier, soète, corvées réelles, ou sous tout autre domination quelconque, qui ne se paient et ne sont dues que par le propriétaire ou possesseur d'un fonds, tant qu'il est propriétaire ou possesseur et à raison de la durée de sa possession.
2° Tous les droits casuels, qui, sous le nom de quint, requint, treizième, lods et treizains, lods et ventes, mi-lods, rachats, venterolles, reliefs, relevoisons, plaids et autres dénominations quelconques, sont dus à cause des mutations survenues dans la propriété ou la possession d'un fonds.
3° Les droits d'acapts, arrière-accapts et autres semblables dus à la mutation des ci-devant seigneurs.»
D'autre part, le 9 mars, l'Assemblée supprimait divers droits de péages sur les routes, les canaux, etc., prélevés par les seigneurs. Mais immédiatement après, elle s'empressait d'ajouter :
«N'entend néanmoins l'Assemblée Nationale comprendre, quant à présent, dans la suppression prononcée par l'article précédent les octrois autorisés... etc., et les droits de l'article justement mentionné qui pourraient être acquis comme dédommagement.»
Voici ce que cela veut dire. Beaucoup de seigneurs avaient vendu ou hypothéqué certains de leurs droits ; ou bien, dans les successions, le fils aîné ayant hérité de la terre ou du château, les autres, et surtout les filles, avaient reçu comme dédommagementtels droits de péage sur les routes, les canaux et les ponts. Eh bien, dans ces cas-là, tous ces droits restaient, quoique reconnus injustes,parce que, autrement, c'eût été une perte pour quantité de famille nobles et bourgeoises.
Et des cas pareils se rencontraient tout le long de la loi féodale. Après chaque suppression on avait inséré un faux-fuyant pour l'escamoter. C'eût été des procès à n'en pas finir.
Il n'y a qu'un point où se fait sentir le souffle de la Révolution. C'est quand il s'agit de dîmes. Ainsi l'on constate que toutes les dîmes ecclésiastiques et inféodées (c'est-à-dire vendues aux laïques), cesseront d'être perçues, à jamais, à partir du 1er janvier 1791. Mais ici encore, l'Assemblée ordonnait que pour l'année 1790 elles devaient être payées à qui de droit, «et exactement».
Ce n'est pas tout. On n'oublia pas d'édicter des peines contre eux qui n'obéiraient pas à ces décrets, et, abordant la discussion du titre III de la loi féodale, l'Assemblée déclara :
«Aucune municipalité, aucune administration de district ou de département ne pourra, à peine de nullité, de prise à partie et de dommages-intérêts,prohiber la perception d'aucun des droits seigneuriaux, dont le paiement sera réclamé,sous prétexte qu'ils se trouveront implicitement ou explicitement supprimés sans indemnités.»
Pour les administrations du district ou du département, il n'y avait rien à craindre. Elles étaient corps et âme avec les seigneurs et les bourgeois propriétaires. Mais il y avait des municipalités, surtout dans la partie orientale de la France, dont les révolutionnaires avaient réussi à s'emparer, et celles-ci disaient aux paysans que tels droits féodaux se trouvaient supprimés et que si le seigneur les réclamait, on pouvait ne pas les payer.
Maintenant, sous peine d'être poursuivis et saisis eux-mêmes, les «municipaux» dans un village n'oseront rien dire, et le paysan devra payer (et eux devront faire la saisie), quitte à se faire rembourser plus tard, si le paiement n'était pas obligatoire, par le seigneur, – qui est peut-être à Coblentz.
C'était introduire, comme l'a très bien remarqué M. Sagnac, une clause terrible. La preuveque le paysan ne devait plus payer de tels droits féodaux : qu'ils étaient personnels, et non attachés à un fonds, – cette preuve si difficile devait être faite par le paysan. S'il ne la faisait pas, s'il ne pouvait la faire - et c'était le plus souvent le cas – il devait payer !
Ainsi donc, l'Assemblée Nationale, profitant de l'arrêt temporaire qui s'était produit dans les émeutes de paysans au commencement de l'hiver, votait en mars 1790 des lois qui donnaient, en réalité, une nouvelle base légale au régime féodal.
Pour qu'on ne croie pas que ceci est notre interprétation personnelle, il nous suffirait de renvoyer le lecteur aux lois elles-mêmes, ou à ce qu'en dit Dalloz. Mais voici que qu'en pense un écrivain moderne, M. Ph. Sagnac, qui certainement ne sera pas accusé de sans-culottisme, puisqu'il considère l'abolition des droits féodaux, accomplie plus tard par la Convention, comme une «spoliation» inique et inutile. Or, voyons comment M. Sagnac apprécie les lois de mars 1790 :
«Le droit ancien, dit-il, pèse de tout son poids, dans l'œuvre de la Constituante, sur le droit nouveau. C'est au paysan, – s'il ne veut plus payer le cens, ou porter une partie de sa récolte dans la grange seigneuriale ou quitter son champ pour travailler sur celui du seigneur, – c'est au paysan à faire la preuve que la réclamation du seigneur est une usurpation. Mais si le seigneur a possédé un droit depuis quarante ans – n'importe quelle en fût l'origine sous l'ancien régime, – ce droit est légitimé par la loi du 15 mars. La possession suffit. Peu importe que ce soit précisément de cette possession que le tenancier dénie la légitimité : il devra payer tout de même. Et si les paysans révoltés, en août 1789, ont forcé le seigneur à renoncer à certains de ses droits, ou s'ils ont brûlé ses titres, il lui suffira maintenant de produire la preuve de possession pendant trente ans, pour que ces droits soient rétablis.» (Ph. Sagnac. La législation civile de la Révolution française,Paris, 1898, pp. 105-106.)
Il est vrai que les nouvelles lois permettaient aussi au cultivateur de racheter le bail de la terre. Mais «toutes es dispositions, éminemment favorables au débiteur de droits réels, se retournaient contre lui, – dit Sagnac ; car, l'essentiel pour lui était, d'abord, de ne payer que des droits légitimes – et il devait, ne pouvant faire la preuve contraire, acquitter et rembourser même les droits usurpés» (p. 120).
Autrement dit, on ne pouvait rien acheter à moins de racheter le tout : les droits fonciers, retenus par la loi, et les droits personnels abolis.
Et plus loin, nous lisons ce qui suit, chez le même auteur, pourtant si modéré dans ses appréciations :
«Le système de la Constituante s'écroule de lui-même. Cette assemblée de seigneurs et de juristes, peu empressée de détruire entièrement, malgré sa promesse, le régime seigneurial et domanial, après avoir pris soin de conserver les droits les plus considérables» [tous ceux, nous l'avons vu, qui avaient une valeur réelle], «pousse la générosité jusqu'à en permettre le rachat ; mais aussitôt elle décrète, en réalité, l'impossibilité de ce rachat... Le cultivateur avait imploré, exigé des réformes, ou plutôt l'enregistrement d'une révolution déjà faite dans son esprit, et inscrite, il le pensait du oins, dans les faits ; les hommes de loi ne lui donnaient que des mots. Alors il sentit que les seigneurs avaient encore une fois triomphé» (p. 120).
«Jamais législation ne déchaîna une plus grande indignation. Des deux côtés on semblait s'être promis de ne pas la respecter» (p. 212).
Les seigneurs, se sentant soutenus par l'Assemblée nationale, se mirent alors à réclamer avec fureur toutes les redevances féodales que les paysans avaient cru bel et bien enterrées. Ils exigeaient tous les arriérés, et les procès pleuvaient par milliers sur les villages.
D'autre part, les paysans, ne voyant rien venir de l'Assemblée, continuaient dans certaines régions la guerre contre les seigneurs. Un grand nombre de châteaux furent saccagés ou brûlés, tandis qu'ailleurs les titres seuls furent brûlés et les offices des procureurs fiscaux, des baillis et des greffiers furent mis à sac ou brûlés. L'insurrection gagnait en même temps les parties occidentales de la France, et en Bretagne trente-sept châteaux furent brûlés dans le courant de février 1790.
Mais lorsque les décrets de février-mars 1790 parvinrent jusqu'aux campagnes, la guerre aux seigneurs fut encore plus acharnées, et elle s'étendit dans des régions qui n'avaient pas osé se révolter l'été précédent. ainsi, à la séance du 5 juin, on apprend les émeutes de Bourbon-Lancy et du Charolais : on y répand de faux décrets de l'Assemblée, on y demande la loi agraire. A la séance du 2 juin, on lit les rapports sur de grandes insurrections en Bourbonnais, en Nivernais, dans le Berry. Plusieurs municipalités ont proclamé la loi martiale : il y a eu des tués et des blessés. Les «brigands» se sont répandus dans la Campine, et ils ont investi en ce moment la ville de Decize... Grands «excès» aussi dans le Limousin : les paysans demandent que l'on fixe la taxe des grains. «Le projet de rentrer dans les biens adjugés aux seigneurs depuis cent vingt ans est un des articles de leur règlement», dit le rapport. Il s'agit, comme on le voit, de la reprise des terres communales, dérobées aux communes par les seigneurs.
Et partout des faux décrets de l'Assemblée Nationale. En Mars, en avril 1790, on en a publié dans les campagnes, qui intimaient l'ordre de ne payer le pain qu'un sou la livre. La Révolution prenait ainsi les devants sur la Convention et la loi du maximum.
En août, les insurrections populaires continuent. ainsi, dans la ville de Saint-Étienne-en-Forez, le peuple tue un des accapareurs et nomme une nouvelle municipalité qu'il force à baisser le prix du pain ; mais là-dessus la bourgeoisie s'arme et arrête vingt-deux séditieux. C'est d'ailleurs le tableau de ce qui se passe un peu partout, sans parler des grandes luttes, comme celles de Lyon et du Midi.
Alors, – que fait l'Assemblée ? Rend-elle justice aux demandes des paysans ? S'empresse-t-elle d'abolir sans rachat ces droits féodaux, si odieux aux cultivateurs et qu'ils ne paient plus autrement que sous la contrainte ?
Certainement non ! L'Assemblée vote de nouvelles lois draconiennes contre les paysans. Le 2 juin 1790, «l'Assemblée, informée et profondément affligée des excès qui ont été commis par des troupes de brigands et de voleurs (lisez : par les paysans) dans les départements du cher, de la Nièvre et de l'Allier, et qui se sont étendus jusque dans celui de la Corrèze, décrète des mesures contre ces «fauteurs de désordres», et rend les communes responsables solidairement des violences commises.
«Tous ceux, dit l'article premier, qui excitent le peuple des villes et des campagnes à des voies de faits et violences contre les propriétés, possessions et clôtures d'héritages, la vie et sa sûreté des citoyens, la perception des impôts, la liberté de vente et la circulation des denrées, sont déclarés ennemis de la constitution, des travaux de l'Assemblée Nationale, de la Nature et du Roi. La loi martiale sera proclamée contre eux.» (Moniteurdu 6 juin.)
Quinze jours plus tard, le 18 juin, l'Assemblée adopte un décret, en neuf articles, encore plus durs. Il mérite d'être cité.
L'article premier dispose que tous les redevables des dîmes, tant ecclésiastiques qu'inféodées, sont tenus «de les payer la présente année seulement, à qui de droit en la matière accoutumée...» sur quoi le paysan se demandait, sans doute, si un nouveau décret n'allait pas les imposer encore pour une ou deux années – et ne payait pas.
En vertu de l'article 2, «les redevances de champarts, terriers, agriers comptants et autres redevances payables en nature, qui n'ont pas été supprimées sans indemnités, seront tenus de les acquitter l'année présente et les années suivantes, de la manière accoutumée... conformément aux décrets rendus le 3 mars et le 4 mai derniers».
L'article 3 déclare que nul ne pourra, sous prétexte de litige, refuser le paiement des dîmes, ni des champarts, etc.
Et surtout il est défendu «d'apporter aucun trouble aux perceptions». En cas d'attroupement, les municipalités, en vertu du décret du 20-23 février, doivent procéder avec sévérité.
Ce décret du 20-23 février 1790 est frappant. Il ordonne aux municipalités d'intervenir et de proclamer la loi martiale, chaque fois qu'il y aura un attroupement. Si elles négligent de le faire, les officiers municipaux sont rendus responsables de tous les dommages subis par les propriétaires. Et non seulement les officiers, mais «tous les citoyens pouvant concourir au rétablissement de l'ordre public, toute la communauté sera responsable des deux tiers des dommages.» chaque citoyen pourra demander l'application de la loi martiale, et alors seulement, il pourra être relevé de sa responsabilité.
Ce décret eût été encore plus mauvais si les possédants n'avaient commis une faute tactique. Copiant une loi anglaise, ils voulurent introduire une clause d'après laquelle la troupe ou la milice pourrait être appelée, et dans ce cas «la dictature royale» devait être proclamée dans la localité. La bourgeoisie prit ombrage de cette clause, et après de longues discussions, on laissa aux municipalités bourgeoises le soin de proclamer la loi martiale, de se prêter mutuellement main-forte, sans déclarer la dictature royale. En outre, les communautés de village furent rendues responsables des dommages que pouvait subir le seigneur, si elles n'avait pas fusillé et pendu à temps les paysans qui refusaient de payer les droits féodaux.
La loi du 18 juin 1790 confirmait tout cela. Tout ce qui avait une vraie valeur dans les droits féodaux, tout ce qui pouvait être représenté, par toute sorte de finasseries légales, comme se rattachant à la possession de la terre, devait être payé, comme auparavant. Et quiconque refusait, était contraint par la fusillade et la potence, rendues obligatoires. Parler contre le paiement des droits féodaux devenait déjà un crime, que l'on payait de sa tête si la loi martiale était proclamée (1).
Tel fut l'héritage de l'Assemblée Constituante, dont on nous a dit de si belles choses. Car tout cela resta tel quel, jusqu'en 1792. On ne s'occupa plus des droits féodaux que pour préciser certaines règles du rachat des redevances féodales, se plaindre de ce que personne parmi les paysans ne voulait rien acheter (loi du 3-9 mai 1790), et encore une fois réitérer en 1791 (loi du 15-19 juin) les menaces contre les paysans qui ne payaient pas.
Les décrets de février 1790, c'est tout ce que l'Assemblée Constituante a su faire pour abolir l'odieux régime féodal, et ce ne sera qu'en juin 1793, après l'insurrection du 31 mai, que le peuple de Paris obligera la convention «épurée» à prononcer l'abolition réelle des droits féodaux.
Ainsi, retenons bien ces dates :
Le 4 août 1789, – abolition, en principe, du régime féodal ; abolition de la mainmorte personnelle, du droit de chasse et de la justice patrimoniale.
Du 5 au 11 août, – reconstitution partielle de ce régime par des actes qui imposent le rachatde toutes les redevances féodales ayant une valeur quelconque.
Fin 1789 et 1790, – expéditions des municipalités urbaines contre les paysans insurgés, et pendaisons de ceux-ci ;
Février 1790, – rapport du comité féodal, constatant que la jacquerie se répand.
Mars et juin 1790, – lois draconiennes contre les paysans qui ne paient pas les redevances féodales, ou prêchent leur abolition. Les soulèvements reprennent de plus belle.
Juin 1791, – nouvelle confirmation de ce décret. Réaction sur toute la ligne. Les insurrections des paysans continuent.
Et, seulement en juin 1792, comme nous allons le voir, à la veille même de l'invasion des Tuileries par le peuple, et en août 1792, après la chute de la royauté, l'Assemblée fera les premiers pas décisifs contre les droits féodaux.
Et enfin, ce ne sera qu'en juillet 1793, après l'expulsion des Girondins, que l'abolition définitive, sans rachat, des droits féodaux sera prononcée.
Voilà le vrai tableau de la Révolution.
Une autre question, d'une portée immense pour les paysans, était évidemment celle des terres communales.
Partout (dans l'Est, le Nord-Est, le Sud-Est) où les paysans se sentaient la force de le faire, ils cherchaient à rentrer en possession des terres communales, dont une immense partie leur avait été enlevée par la fraude, ou sous prétexte de dettes, avec l'aide de l'État, – surtout depuis le règne de Louis XIV (décret de 1669). Seigneurs, clergé, moines, bourgeois du village et des villes – tous en avaient eu leur part.
Cependant il restait encore beaucoup de ces terres en possession communale, et les bourgeois des alentours les convoitaient avec avidité. Aussi l'Assemblée Législative s'empressa-t-elle de faire une loi (le 1er août 1791) qui autorisa la vente des terres communales aux particuliers.C'était donner carte blanche pour le pillage de ces terres.
Les assemblées des communes villageoises étaient composées alors, en vertu de la nouvelle loi municipale votée par l'Assemble Nationale, en décembre 1789), exclusivement de quelques députés, élus parmi les riches bourgeois du village, par les citoyensactifs– c'est-à-dire les paysans riches, à l'exclusion des pauvres qui n'avaient pas de cheval pour cultiver la terre. Et ces assemblées villageoises s'empressèrent évidemment de mettre en vente les terres communales, dont une large partie fut acquise à bas prix par les bourgeois du village.
Quant à la masse des paysans pauvres, elle s'opposait de toutes ses forces à cette destruction de la possession collective du sol, comme elle s'y oppose aujourd'hui en Russie.
D'autre part, les paysans, tant riches que pauvres, faisaient des efforts pour faire rentrer les villages en possession des terres communales qui leur avaient été enlevées par les seigneurs, les moines et des bourgeois : les uns dans l'espoir de s'en approprier ne partie, et les autres dans l'espoir de les garder pour la commune. tout cela, bien entendu, avec l'infinie variété des situations dans les diverses parties de la France.
Eh bien ! C'est à cette reprise, par les communes, des terres communales, enlevées pendant deux siècles aux communes villageoises par les seigneurs et les bourgeois, que la Constituante, la Législative et même la Convention s'opposèrent jusqu'en juin 1793. Il fallut emprisonner les guillotiner le roi, et chasser les Girondins de la convention pour y arriver.