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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Chapitre 1 : la monarchie comme un fruit blet..P. Broué

Le 12 avril 1931, l’Espagne vote pour désigner ses conseils municipaux. Depuis plus d’une année, le général qui gouvernait en dictateur depuis 1923, Primo de Rivera, est parti, congédié par le roi Alphonse XIII qui ne lui avait pas ménagé auparavant son appui. Il a été remplacé par le général Berenguer puis par l’amiral Aznar qui a organisé ces élections - malgré des risques évidents - pour donner au régime. fragile, durement secoué par la crise et un mécontentement général, une certaine base. Le 12 décembre précédent, deux officiers, les capitaines Galán et García Hernández ont tenté à Jaca un pronunciamiento en faveur de la République. Ils ont échoué, et Alphonse XlII a personnellement insisté pour qu’ils soient fusillés, ce qui a été fait. Si le roi a néanmoins pris le risque d’appeler aux urnes et de promettre le rétablissement des garanties constitutionnelles suspendues sous la dictature, c’est qu’il espère que les structures espagnoles traditionnelles - le règne des caciques - donneront la victoire électorale aux candidats monarchistes. Il n’est pas le seul à prévoir un tel résultat, puisque le dirigeant socialiste Largo Caballero et le républicain Manuel Azaña pensent comme lui, que ces élections seront « comme les autres » : une raison suffisante, aux yeux des dirigeants socialistes, pour appeler à ne pas prendre part à un vote de toute évidence truqué...

Or, à la surprise générale, ces élections municipales constituent un véritable raz-de-marée électoral : participation au vote exceptionnellement élevé, majorité écrasante pour les républicains dans toutes les grandes villes, et d’abord à Madrid et Barcelone. Le fait que, comme prévu, les campagnes aient à peu près élu partout des royalistes ne change rien à l’affaire : il est clair que la petite bourgeoisie a voté en masse contre la monarchie. Le principal conseiller du roi, le comte de Romanones, un des plus gros propriétaires fonciers du pays, tire le premier les conclusions politiques de ces élections : le roi doit s’en aller. C’est aussi l’opinion du général Sanjurjo, autre ami personnel du souverain, commandant de la Garde civile : il le dit sans ambages. Le souverain malheureux tergiverse quelque peu, mais doit se rendre à l’évidence : ses fidèles les plus proches, ses partisans les plus acharnés sont unanimes à penser qu’il doit s’en aller s’il ne veut pas faire courir au pays le risque d’une « révolution rouge », en d’autres termes, d’une révolution ouvrière et paysanne. Alphonse XIII fait donc ses bagages et gagne sans tambour ni trompette la route de l’exil. La monarchie espagnole s’est effondrée sans gloire. L’histoire de la Seconde République commence par cette surprise que d’aucuns saluent avec émerveillement, un changement de régime obtenu par simple consultation électorale, la proclamation d’une république qui n’a pas coûté une seule vie humaine.

Déjà, quelques mois auparavant, commentant le départ du dictateur Primo de Rivera, Trotsky, observateur attentif des événements d’Espagne, avait noté qu’au cours de cette « première étape », la question avait été résolue « par les maladies de la vieille société » et non « par les forces révolutionnaires de la société nouvelle » [1] C’est que l’Espagne est bien l’une des sociétés les plus « malades » de l’Europe, le maillon le plus faible de la chaîne du capitalisme. L’avance acquise par elle à l’aube des temps modernes s’est transformée en son contraire par suite de la perte de ses positions mondiales, achevée au XIX siècle. La société d’ancien régime n’a pas encore fini de se décomposer que la formation de la société bourgeoise a commencé à ralentir. Le capitalisme n’a eu ni la force ni le temps de développer jusqu’au bout ses tendances industrielles et le déclin de la vie commerciale et industrielle urbaine, en dissolvant les liens d’interdépendance entre les provinces, a renforcé les tendances séparatistes dont les racines plongent dans l’histoire plus lointaine de la péninsule.

Pour l’essentiel, l’Espagne du début du XXème siècle demeure un pays agricole où l’écrasante majorité, 70 % de la population active, se consacre à l’agriculture avec des moyens techniques rudimentaires, obtenant les plus faibles rendements à l’hectare de toute l’Europe, laissant en friche, faute de moyens et de connaissances, du fait de la structure sociale, plus de 30 % de la superficie cultivable. Dans l’ensemble du pays, la terre appartient essentiellement à la classe des propriétaires fonciers, les terratenientes qui vivent en parasites aux dépens d’une masse rurale paupérisée : 50 000 hobereaux possèdent la moitié du sol, 10 000 propriétaires possèdent plus de 100 hectares, cependant que plus de deux millions d’ouvriers agricoles dépendent pour vivre du travail sur les grands domaines, ainsi qu’un million et demi de propriétaires de domaines minuscules. Les exemples sont bien connus de ces propriétés immenses, celle du duc de Medinaceli avec ses 79 000 hectares, ou du duc de Peñaranda avec ses 51 000. Il faut pourtant nuancer le tableau, indiquer que dans le nord et le centre, le problème des petites tenures - celui de la condition des mini-propriétaires, des fermiers, des métayers aux contrats divers - n’est pas celui des latifundia du sud et de la grande misère de leurs ouvriers agricoles, les braceros. Il n’en reste moins que la terre d’Espagne appartient à une poignée d’oligarques et que le paysan espagnol profondément misérable a faim de terre.

L’Église d’Espagne offre une image conforme à celle de ce monde rural médiéval. A côté de la masse paysanne qui compte encore 45 % d’illettrés, on dénombre plus de 80 000 prêtres, moines ou religieuses, autant que d’élèves des établissements secondaires, plus de deux fois et demie l’effectif total des étudiants. Avec ses 11 000 domaines, l’Église espagnole n’est pas loin d’être le plus grand propriétaire foncier du pays; elle domine en outre presque totalement l’enseignement, avec des écoles confessionnelles dans lesquelles ont été éduqués plus de 5 millions d’adultes, et reflète dans sa hiérarchie l’état d’esprit le plus résolument réactionnaire et pro-oligarchique. Son chef, le cardinal Segura, archevêque de Tolède, jouit d’un revenu annuel de 600 000 pesetas - contre 161 en moyenne, pour un petit propriétaire andalou. Il est, suivant l’expression d’un historien espagnol, un « homme d’église du XIIIème » pour qui « le bain était une invention des païens, sinon du diable lui-même ». [2]

L’armée n’est pas moins caractéristique. Née à l’époque des guerres napoléoniennes, refuge de la jeune génération des classes dominantes décadentes qui attendent tout de l’État tout en se croyant dépositaires d’une mission nationale, l’armée est une force sociale qui cherche l’appui d’une classe dominante frappée à mort, et sa colonne vertébrale, la caste des officiers, tient, plus qu’à tous ses autres privilèges, à celui de se « prononcer » c’est-à-dire de s’emparer à son propre profit des prébendes de l’État par le coup d’État militaire dont la traduction exacte en espagnol est le « pronunciamiento ». Le début du siècle, la période de la première guerre mondiale en particulier, a certes vu s’amorcer une reprise de l’industrialisation Elle demeure cependant limitée dans son caractère et géographiquement bornée, l’industrie métallurgique du Pays basque étant la seule à présenter les traits d’une industrie moderne concentrée. L’industrie textile de Catalogne, la plus importante du point de vue de la production globale, demeure éparpillée en une multitude d’entreprises petites et moyennes. Dans le cadre du marché mondial, l’Espagne n’est qu’une semi-colonie, n’offrant que les produits - une faible partie - de son agriculture ou de ses mines en échange des produits industriels étrangers, largement ouverte aux capitaux étrangers qui ont colonisé en quelques décennies tous les secteurs rentables, les mines, le textile, la construction navale, l’énergie hydro-électrique, les chemins de fer, les tramways, les télécommunications. Il n’existe pas de véritable bourgeoisie capitaliste espagnole : les actions bancaires et industrielles sont réparties entre les mains des sociétés étrangères et des plus importants des propriétaires terriens - ce qui donne à vrai dire un sens plus général au terme d’« oligarchie ». Entre le million de ceux qu’Henri Rabasseire appelle « les privilégiés » - fonctionnaires, prêtres, officiers, intellectuels, propriétaires et bourgeois - et les deux ou trois millions d’ouvriers des industries et des mines, s’intercalent des « classes moyennes » qui procèdent autant de l’ancien régime que d’une société moderne, un million d’artisans urbains, un million de ces couches intermédiaires nées du développement capitaliste dans les centres urbains des réglons les plus évoluées. [3]

Or l’unification nationale n’est pas arrivée à son terme, et deux de ces régions - bastions de l’industrie - la Catalogne et le Pays basque manifestent de vigoureuses tendances séparatistes. Si le parti nationaliste basque et la Lliga catalane, nés des couches dirigeantes de ces deux régions, sont des formations autonomistes de tendance conservatrice, voire réactionnaire, la « question nationale » est devenue l’une des motivations essentielles qui mobilise contre le centralisme castillan la petite bourgeoisie, voire une partie du prolétariat, à travers, par exemple, l’Esquerra catalane. Utilisée par les forces conservatrices dans le cadre de la crise qui les déchire, l’oppression nationale des Basques et des Catalans constitue un élément explosif du contexte d’une crise plus générale, celle de la société dans son ensemble. Telle est la situation au début de ce siècle : elle fait en effet de l’Espagne l’un des chaînons les plus faibles du capitalisme. Tous les éléments s’y trouvent d’ores et déjà réunis pour que se conjuguent ces différents mouvements qui, déjà en 1917, ont donné à la révolution russe son irrésistible puissance : la jacquerie des paysans pauvres, le soulèvement du travailleur industriel, le mouvement d’émancipation nationale, tous trois dirigés contre une oligarchie qui n’a d’autre perspective que de se battre, par tous les moyens, pour maintenir en une survie précaire le système décadent qui assure sa domination. Telle est la situation qui a conduit le rot Alphonse XIII à recourir en 1923 aux services du général Primo de Rivera pour l’exécution d’un pronunciamiento dont il a été inspirateur en même temps que complice. Il s’agissait d’imposer aux classes dirigeantes divisées par l’explosion des difficultés économiques renaissant avec le retour de la paix, des mesures de « salut » dictées par une conception de l’intérêt général permettant éventuellement de porter atteinte à ceux de certains privilégiés. Il s’agissait surtout de mettre un terme à l’agitation ouvrière et paysanne, de mettre à profit la crise interne, la division du mouvement ouvrier pour s’en prendre aux principales conquêtes ouvrières, et en particulier pour détruire les libertés démocratiques toutes relatives qui permettaient dans une certaine mesure l’organisation des ouvriers et des paysans.

C’est donc sous la poigne énergique du premier ministre de l’Intérieur de la dictature - le général Martinez Anido, célèbre pour avoir déchaîné au début des années 20, ses tueurs, les pistoleros, contre les militants de la CNT catalane - que le « directoire » de Primo de Rivera destitue les conseils municipaux, révoque les fonctionnaires, censure les Journaux, s’en prend aux conditions de travail, viole allégrement la journée de huit heures, cependant qu’une inflation galopante dévore les salaires et le niveau de vie des ouvriers, cependant que l’ouverture de l’Espagne aux capitaux américains permet quelques bonnes affaires et de spectaculaires spéculations. Tout cela n’assure pourtant à l’oligarchie qu’un assez bref répit. La crise mondiale de 1929 ébranle profondément la dictature que des scandales financiers retentissants ont profondément discréditée, y compris dans les couches sociales qui lui fournissaient une assise, l’armée et la petite bourgeoisie. C’est pour préserver la monarchie elle-même que le roi s’est finalement décidé à renvoyer le général. Mais, de la même manière, l’oligarchie moins d’un an après, congédiera à son tour la monarchie elle-même, sans même faire semblant de recourir à l’ombre d’un pronunciamiento. Il n’est pas besoin en effet, en cette Espagne du premier XX siècle, que les ouvriers et les paysans se mettent en mouvement pour inspirer la peur. Même quand ils sont en apparence absents de la scène politique, c’est par rapport au danger qu’ils constituent que se déterminent possédants et politiciens, et les événements de 1931 ne sauraient s’expliquer sans recourir à ce facteur, passif pour le moment, mais potentiellement terrifiant pour ceux dont ils menacent la propriété et la domination.

Déjà, au lendemain de la chute de Primo de Rivera, l’agitation étudiante contre le gouvernement du général Berenguer constituait un signe annonciateur de mouvements sociaux infiniment plus décisifs. Observateur lucide, appuyé sur l’expérience des luttes révolutionnaires au début du siècle, Trotsky pouvait écrire à ce sujet :

« Les manifestations actives des étudiants ne sont qu’une tentative de la jeune génération de la bourgeoisie, surtout de la petite bourgeoisie, pour trouver une issue à l’équilibre instable dans lequel le pays s’est trouvé après la prétendue libéralisation de la dictature Primo de Rivera. Lorsque la bourgeoisie renonce consciemment et obstinément à résoudre les problèmes qui découlent de la crise de la société bourgeoise, lorsque le prolétariat n’est pas encore prêt à assumer cette tâche, ce sont souvent les étudiants qui occupent l’avant-scène. Ce phénomène a toujours eu pour nous une signification énorme et symptomatique. Cette activité révolutionnaire ou semi-révolutionnaire signifie que la société bourgeoise traverse une crise profonde. La jeunesse petite-bourgeoise sentant qu’une force explosive s’accumule dans les masses, tend a trouver à sa manière l’issue de cette impasse et pousser plus avant le développement politique ». [4]

C’est précisément parce que l’accumulation de « force explosive dans les masses » n’est pas encore l’explosion elle-même, que l’oligarchie bénéficie en 1931 d’un sursis et qu’elle peut chercher, avec le régime républicain, une forme nouvelle de sa domination bénéficiant au départ d’un préjugé favorable aussi bien chez les travailleurs que dans la petite bourgeoisie urbaine qui s’est au fil des années détournée de la dictature. Le changement de la forme constitutionnelle revêt ici celui d’une véritable relève. En août 1930, c’est une conférence de tous les groupes politiques, tenue à Saint-Sébastien, qui va déterminer la nouvelle orientation : catholiques conservateurs comme Alcalá Zamora et Miguel Maura, républicains « de droite » comme Alejandro Lerroux ou « de gauche » comme Azaña et Casares Quiroga, le socialiste Indalecio Prieto, le catalaniste Nicolau d’Olwer, concluent le « pacte de Saint-Sébastien » par lequel ils se prononcent en faveur de la République pour laquelle ils cherchent une épée et un général. C’est avec Alcalá Zamora et Miguel Maura que les représentants du roi organisent en avril la passation des pouvoirs C’est sur ce modèle « républicain » qu’est constitué le nouveau gouvernement provisoire de la république espagnole, présidé par Alcalá Zamora, avec Maura à l’Intérieur, trois socialistes à des postes-clés, Prieto aux Finances, Largo Caballero au Travail, le Juriste De los Rios à la Justice. Loin d’être finie, la révolution espagnole ne fait en réalité que commencer. Entre le programme modérément réformateur et profondément conservateur de l’équipe au pouvoir et ses possibilités de s’inscrire dans la réalité se dresse un obstacle terrible que la chute de la monarchie contribue par elle-même à nourrir et développer, l’existence d’un mouvement ouvrier organisé, partis et syndicats entraînant les masses rurales, des millions de travailleurs misérables des villes, des mines et des champs, dont les revendications élémentaires posent le problème de la révolution.

Notes

[1] L. Trotsky, Les tâches des communistes en Espagne - mai 1930 - Écrits tome III, page 405

[2] A. Ramos Oliveira, Politics, Economics and Men of Modern Spain, p 438

[4] H. Rabasseire, Espagne, creuset politique, p 40.

[4] Trotsky, op. cité, pages 406-407

Chapitre II - Le mouvement ouvrier : l'Hydre sans tête

Le mouvement ouvrier espagnol est jeune encore, à l’image du prolétariat que mille liens attachent encore au monde rural avec qui il partage traditions, réflexes, tempérament rural fait de résignation et de brutales bouffées de révolte. Il ne s’est réellement constitué pour la première fois à l’échelle du pays qu’au temps de la première internationale, et, comme elle, s’est rapidement divisé entre socialistes et libertaires. Ici pourtant, les anarchistes - les « libertarios » - ont eu et conservent une influence bien plus considérable que dans les pays industrialisés d’Europe occidentale. En 1930, à bien des égards la division du mouvement ouvrier espagnol reproduit l’écart qui existait au début du siècle en France entre un syndicalisme révolutionnaire combatif, partisan de l’action directe, et un mouvement socialiste réformiste et doctrinaire.

C’est à partir de 1910 et en partie d’ailleurs sous l’influence des syndicalistes révolutionnaires de la CGT française, qu’ont été jetées les bases de la centrale anarchosyndicaliste, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). Ses rapides progrès, sa dévotion à l’action, lui ont valu dès ses débuts une sévère répression, et cette dernière un grand prestige. Elle a joué un rôle de premier plan lors de la grève générale insurrectionnelle de 1917. Les formes très souples de son organisation, sa fidélité au principe de l’action directe, son attachement à la lutte de classes, répondent assez bien aux caractéristiques du prolétariat de la péninsule, jeune, misérable et peu différencié, marqué de l’empreinte de la paysannerie pauvre, sensible aux actions « exemplaires » de « minorités agissantes » qui s’efforcent de secouer en même temps le Joug de l’oppression et sa propre apathie. C’est en ce sens que l’on peut dire que la CNT - sa pérennité, son enracinement malgré tant d’avatars - est typiquement espagnole, dans la mesure où l’Espagne a peu changé, où les conditions historiques qui ont marqué sa naissance demeurent, à peine modifiées par les débuts de l’industrialisation et de la concentration capitaliste. Pourtant. pour l’Espagne comme pour la en CNT, l’histoire mondiale, depuis la guerre de 1914, fournit un contexte nouveau.

1917 a été en effet, en même temps que l’année de la révolution russe victorieuse, celle d’une grève générale sans précédent en Espagne. L’impact de la révolution russe, l’accroissement des contradictions sociales, rendent particulièrement vigoureuse en Espagne la monte de l’agitation ouvrière qui revêt en 1919, à partir de la grande grève de la Canadienne en Catalogne, l’aspect d’une puissante montée révolutionnaire. Comme toutes les organisations de même type, la C N T. subit profondément l’attrait de la révolution russe, témoigne du prestige que revêt la victoire bolchevique aux yeux des révolutionnaires de toutes obédiences. C’est qu’en Espagne comme ailleurs, les troupes anarchistes, anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires, avaient grandi par opposition à la pratique d’un marxisme réformiste tentant de s’adapter au cadre démocratique et parlementaire particulièrement médiocre ici. La victoire de l’Octobre russe redonne au marxisme son éclat révolutionnaire. C’est au lendemain de la grève générale qui a suivi celle de la Canadienne, au sommet de la vague de grèves et de manifestations que le congrès de la CNT, par acclamations, et dans un grand élan qui n’était sans doute pas exempt d’arrière-pensées pour certains, dicide d’adhérer provisoirement à la III Internationale. L’un de ses principaux dirigeants, Angel Pestaña, est délégué à Moscou où il prend part aux travaux du IIe congrès de l’Internationale communiste, mène la discussion avec Lénine et les siens. En 1921, une délégation de la CNT conduite par les Catalans Andrés Nín et Joaquin Maurín, assiste au IIIe congrès de l’Internationale et prend part à la fondation de l’Internationale syndicale rouge.

Déjà, pourtant la conjoncture a changé. En Espagne même, le mouvement ouvrier reflue. En Catalogne, les tueurs des « syndicats libres » du gouverneur Martinez Anido et du policier Arlegui ont réussi pour l’instant à enrayer la montée ouvrière en assassinant systématiquement les militants révolutionnaires. En outre, l’action des ouvriers et des paysans depuis la révolution russe n’a dans aucun pays abouti à la victoire : le reflux qui commence va permettre une stabilisation provisoire du capitalisme en Europe. Les difficultés de la Russie soviétique isolée, la répression par les bolcheviks contre les militants et organisations anarchistes, notamment celle de l’insurrection de Cronstadt, fortement marquée de l’influence libertaire, fournissent aux tenants de l’anarchisme traditionnel des arguments contre le bolchevisme, et leur permettent de reprendre le terrain cédé en 1919 devant la poussée des masses. En février 1922, en l’absence de Nín, demeuré à Moscou et de Maurín, emprisonné, un comité national met fin à l’adhésion « provisoire » de la C N.T. à l’Internationale communiste ; en juin de la même année, la conférence de Saragosse consacre sa rupture avec l’Internationale communiste comme avec l’Internationale syndicale rouge.

Dans l’intervalle, pourtant, nombre de militants et de cadres de la CNT ont été gagnés au communisme, au premier rang desquels Nín et Maurín. Nombreux sont également les militants qui, sans être communistes, refusent de quitter l’ISR dont Nín est l’un des secrétaires. Sous l’impulsion de Maurin et de ses camarades, se créent des « comités syndicalistes révolutionnaires » qui adhèrent à l’ISR, tiennent à la fin de 1922 une conférence nationale à Bilbao, fondent l’hebdomadaire La Batalla. Communistes et syndicalistes communistes constituent un nouveau courant, né de l’anarcho-syndicalisme, mais nourri de l’expérience russe, qui a définitivement rompu avec l’anarchisme traditionnel et suit désormais son propre chemin. Les militants des CSR adhèrent aussi bien à la CNT qu’à l’UGT de tendance réformiste, luttent pour conquérir la majorité dans ces deux syndicats dont ils réclament l’unification. Ils vont être systématiquement exclus de l’un comme de l’autre.

Un courant très proche de celui des syndicalistes communistes commence cependant à s’exprimer dans la CNT autour d’un de ses plus populaires dirigeants de Catalogne, Salvador Segui. Ce dernier, d’origine anarchiste, s’est imposé comme un dirigeant ouvrier de premier plan au cours des grèves de 1919, et peut être qualifié de véritable « syndicaliste révolutionnaire ». En 1922, à la conférence de Saragosse, il s’est rangé parmi les partisans de la rupture avec l’ISR mais avec des arguments particuliers. Il se refuse en effet à la condamnation, traditionnelle chez les anarchistes, de la « politique », et n’a pas hésite à se prononcer en 1919 pour la « prise du pouvoir ». A Saragosse, il inspire l’adoption d’une « révolution politique » dirigée contre les traditionnels tabous anarchistes. Très préoccupé par le problème de l’unité ouvrière, il recherche systématiquement l’unité d’action avec I’UGT, et un communiste comme Nín, son ami personnel, pense qu’il se rapproche du communisme. Mais cet organisateur hors pair, ce combattant ouvrier très populaire, est aussi la bête noire du patronat. Il est assassiné au moment où il vient d’arracher la conclusion, contre la répression, d’un accord entre CNT et UGT , par les pistoleros de Martinez Anido. Avec lui disparaît, pour plusieurs années au moins, la possibilité de voir arriver à la tête de la CNT un courant syndicaliste révolutionnaire en pleine évolution, rompant nettement avec l’anarchisme « pur ».

Pratiquement hors-la-loi à partir de 1923 et des début de la dictature, la CNT connaît pendant plusieurs années une crise chronique. Entre des anarchistes traditionnels et une direction nationale de tendance syndicaliste péniblement reconstituée en 1927, se situe dans ces années de clandestinité le petit groupe activiste des Solidarios animés par Juan García Oliver, Francisco Ascaso, Buenaventura Durruti que leurs adversaires traitent d’« anarcho-bolcheviks » parce qu’ils reprennent l’idée de « prise du pouvoir », défendent celle d’une « dictature » et même d’une « armée révolutionnaire » qu’ils estiment nécessaires. Surtout, à partir de 1927, on assiste à la constitution totalement clandestine, au sein de la C N T et à partir de ses propres organisations, de la toute-puissante et tries secrète FAI (Federación Anarquista Ibérica), qui entreprend la conquête systématique de la centrale syndicale dont elle veut faire l’instrument de sa politique putschiste.

En fait, le courant dominant dans la C N.T reconstituée en 1931 est pourtant le néo-réformisme qu’inspire Angel Pestaña. Suffisamment modéré pour accepter de jouer le jeu des « comités paritaires » institués par la dictature pour imposer l’arbitrage obligatoire des conflits du travail, il n’hésite pas, dans les derniers mois de la monarchie, à faire de la centrale anarcho-syndicaliste une force d’appoint dans la coalition générale qui va imposer la république. Deux représentants de la C N T. siègent en tant qu’observateurs à la conférence de Saint-Sébastien en août 1930 et promettent leur soutien aux républicains et aux socialistes en échange de l’assurance du rétablissement de la liberté d’organisation et de la promulgation d’une amnistie générale. En novembre, la direction de la C N T. négocie avec le leader conservateur Miguel Maura ; en décembre, elle soutient l’insurrection des officiers républicains de Jaca. Aux élections municipales du 12 avril 1931 enfin, abandonnant la vieille hostilité de principe de l’anarchisme aux « farces électorales », elle fait voter en masse ses adhérents pour les candidats républicains. Avec la proclamation de la République, la CNT reparaît au grand jour, mais, en son sein, s’affrontent les courants les plus divers; du réformisme ouvert de Pestaña et de ses compagnons au putschisme et au terrorisme de certains éléments extrémistes de la FAI, en passant par les tendances syndicalistes qui hésitent encore.

Le courant « marxiste » a lui aussi été profondément secoué par les événements mondiaux survenus depuis 1917. Dans le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) fondé par Pablo Iglesias sur le modèle guesdiste, apparaît, au lendemain de la révolution russe, une aile gauche, favorable à l’adhésion du parti à l’Internationale communiste, un pas que les Jeunesses socialistes, avec Juan Andrade et Luis Portela, franchissent les premières en fondant, en avril 1920, le Parti communiste espagnol. Le Parti socialiste subira la scission un peu plus tard, en avril 1921, quand sa majorité décide de refuser les vingt et une conditions d’adhésion à l’IC. La minorité fonde alors le Parti communiste ouvrier espagnol qui fusionnera rapidement avec le PCE sous la pression de l’Internationale. Cette fusion est acquise en 1923, mais trop tard pour que le jeune parti puisse jouer le rôle que lui assignaient ses fondateurs.

C’est en effet à cette date que se produisent, d’une part le pronunciamiento de Primo de Rivera qui rejette le parti dans l’illégalité, d’autre part la crise du parte bolchevique qui va entraîner, sous prétexte de « bolchevisation », la soumission mécanique des PC à la fraction victorieuse en Union soviétique. Le parti perd l’un de ses fondateurs - Oscar Pérez Solis qui finira phalangiste - et bien des militants. Quoiqu’il réussisse, en 1927, à gagner un groupe important de militants de la CNT à Séville, avec Manuel Adame et José Diaz, il ne cesse de s’affaiblir, tant sous les coups d’une répression systématique que sous les effets de sa propre politique, et notamment des exclusions exigées par la direction de l’Internationale dont l’emprise est favorisée par les conditions précaires de l’action clandestine. Lors de la proclamation de la République, le parti communiste officiel ne compte guère plus de 800 membres dans l’ensemble du pays, derrière des responsables qui sont des militants de fraîche date et ont été préférés, à cause de leur docilité aux directives venues de Moscou, aux survivants de la « vieille garde ». Des pans entiers du parti en ont été exclus de fait sans même que des raisons en soient données, ni les vrais motifs élucidés. Il en est ainsi de la fédération catalano-baléare que dirigent Maurín et Arlandis, de l’agrupación madrilène de Luis Portera. de l’agrupación de Valence, de la fédération asturienne, toutes animées par des hommes qui sont beaucoup plus connus comme dirigeants ouvriers que les dirigeants du parti officiel. Andrés Nín lui-même revient en Espagne en septembre 1930. L’ancien secrétaire de la CNT, puis de l’ISR, est lié à l’opposition de gauche russe, membre de sa « commission internationale », ami personnel de Trotsky. Avec d’autres militants - notamment Juan Andrade et Henri Lacroix, qui ont suivi, de leur côté, le même itinéraire -, il va s’employer à construire en Espagne l’opposition communiste de gauche, tout en cherchant les voies d’un accord avec Maurín pour l’unification des groupes communistes d’opposition.

Dans les rangs communistes, les réactions à la proclamation de la République sont également très diverses. Le PC officiel reçoit la consigne de lancer le mot d’ordre de : « A bas la république bourgeoise ! Le pouvoir aux soviets ! » - alors qu’il n’existe pas en Espagne, quoiqu’en dise la Pravda, l’ombre d’un soviet ou d’un organisme semblable. Maurín - qui reconnaît sans difficulté l’influence exercée sur lui à cette époque par Boukharine et les « communistes de droite » [1] - et Nin - lié, nous l’avons vu, à Trotsky - appellent au contraire à la lutte pour la réalisation des mots d’ordre de la révolution démocratique dont ils estiment que les travailleurs seuls peuvent les arracher, et que leur conquête constitue un élément primordial dans la lutte pour la révolution socialiste. Les deux hommes, pourtant, s’opposent à propos de la question nationale. Également catalan, partisan de l’auto-détermination, Andrés Nín n’approuve pas pour autant la prise de position de Maurín et de son organisation en faveur de l’indépendance de la Catalogne, et leur reproche leur collaboration étroite avec la petite bourgeoisie catalaniste.

Comme dans les autres pays, la scission qui a suivi la fondation de l’Internationale communiste a entraîné un peu plus à droite en Espagne le Parti socialiste qui avait refusé en 1921 les vingt et une conditions d’admission à l’Internationale communiste. Le P.S.O.E. et la centrale syndicale qu’il contrôle, l’Union General de Trabajadores (U.G.T.) se sont prononcés en 1923 pour une collaboration avec la dictature et ont accepté les avances de Primo de Rivera. Le secrétaire général de I’U.G.T., Francisco Largo Caballero est même devenu conseiller d’Etat. L’UGT a systématiquement utilisé pendant la dictature des institutions de collaboration comme les comités paritaires pour faire progresser son implantation au détriment de celle de la CNT persécutée et désunie. Résolument réformistes, partisans de la collaboration de classes sous la dictature de Primo de Rivera, les socialistes le sont a fortiori à partir de la proclamation de la République : l’un des leurs, Indalecio Prieto, a été l’un des animateurs du regroupement de l’opposition a la dictature, puis à la monarchie, l’un des principaux organisateurs de la conférence de Saint-Sébastien. La présence au gouvernement provisoire de ministres socialistes constitue pour le nouveau régime une couverture sur sa gauche, une protection contre les aspirations impatientes des masses ouvrières et paysannes en même temps qu’une promesse de « réformes » profondes et de lois sociales susceptibles de satisfaire quelques-unes des revendications les plus pressantes.

Il serait erroné pourtant de ne voir en lui qu’une force d’ordre. Sa politique réformiste n’est forte que des illusions des travailleurs à l’égard du nouveau régime: mais aussi de la peur qu’ils peuvent temporairement inspirer à une oligarchie inquiète. La vérité est que la proclamation de la République ouvre la voie des revendications ouvrières et paysannes que les classes au pouvoir ne sont pas capables de satisfaire. A terme, c’est la révolution qui est à l’ordre du jour. Le problème est de savoir si pourra s’organiser en Espagne, la force révolutionnaire nécessaire à sa victoire : les éléments en existent partout, dans I’UGT comme la CNT, dans les rangs des « faïstes » comme des syndicalistes, chez les communistes, officiels ou non, dans les jeunes couches qui s’éveillent à la vie politique et rejoignent telle ou telle formation politique ou syndicale. Comment construire le cadre qui permettra de les rassembler ? Tel est l’objet de la discussion qui se mène entre communistes, entre Maurín et Nín à Barcelone, entre Nín et Trotsky par lettre, dans un cercle encore réduit de militants qui n’ont pour l’instant comme arme que l’expérience des révolutions du XX, victorieuses ou vaincues, et la conviction que l’heure de la révolution prolétarienne approche en Espagne de façon inéluctable.

Notes

[1] Maurín, Introduction de 1965 de Revolución y contrarevolución en España

Chapitre III - L'impossible démocratie

La composition du gouvernement provisoire est à elle seule révélatrice des intentions comme des limites des fondateurs de la République. Le président, Niceto Alcalá Zamora, et le ministre de l’Intérieur Miguel Maura sont non seulement catholiques fervents et conservateurs déterminés, mais centralisateurs décidés. Nicolau d’Olwer, ministre de l’Economie, est un libéral, lié à la banque de Catalogne. Le ministre des Finances, Indalecio Prieto, est non seulement un leader socialiste, mais un homme d’affaires de Bilbao. Largo Caballero, secrétaire de I’UGT, ancien conseiller d’État sous Primo de Rivera, est ministre du Travail. Tous sont des hommes d’ordre, désireux d’empêcher voire de combattre, la révolution, et leur alliance - sur cette base négative - est impuissante face aux tâches de la « révolution bourgeoise » qui s’imposent à l’Espagne pour sortir de ses contradictions séculaires : le problème de la terre et de la réforme agraire, la question des nationalités, les relations entre l’Église et l’État, le destin de l’appareil bureaucratique et de l’armée de la monarchie qui est confié au seul homme nouveau de cette équipe, le républicain de gauche Manuel Azaña. Ses premières initiatives se veulent rassurantes. Dans une première déclaration, il garantit la propriété privée tout en laissant ouverte la possibilité d’« expropriation » « pour raison d’utilité publique et contre indemnité », affirme, de manière très vague que « le droit agraire doit correspondre à la fonction sociale de la terre ». Il proclame son intention de conserver de bonnes relations avec le Vatican, proclame la liberté des cultes sans faire allusion à une éventuelle séparation. Il s’émeut de la proclamation à Barcelone de la république catalane, envoie trois ministres qui négocient un compromis, le rétablissement de la Generalidad, vieille institution catalane, la promesse d’un « statut » d’autonomie. Il ne fait aucune allusion à une quelconque épuration de l’appareil d’État ou de l’armée, maintient en fonction les chefs abhorrés de la Garde civile, le général Sanjurjo en tête, cependant qu’Alcalá Zamora reçoit en grande pompe les officiers monarchistes qui dirigent l’armée, l’amiral Aznar, dernier ministre royal, au premier rang.

Les premières semaines d’existence du nouveau régime donnent la clé de cette prudence. C’est en fait d’extrême justesse que l’on n’a pas connu le 14 avril d’affrontements sanglants. Alors que ni les monarchistes ni les anarchistes ne semblent vouloir sérieusement contester la République, les premières décisions du gouvernement provisoire provoquent des réactions qui permettent de jauger la profondeur des contradictions. Les premiers décrets proviennent du ministère du Travail : le dirigeant de l’UGT a en effet affaire, au sein de sa propre organisation, à une vigoureuse pression, celle des ouvriers agricoles groupés dans la Federación de los Trabajadores de la Tierra, et il se doit de leur donner au moins partiellement satisfaction. Un premier décret interdit la saisie des petites propriétés rurales hypothéquées, un autre interdit aux grands propriétaires d’employer des travailleurs étrangers à la commune tant qu’il y existe des sans-travail. Les municipalités sont autorisées enfin à obliger les grands propriétaires à mettre en culture les terres laissés en friche. Enfin, le 12 juin, le gouvernement étend aux ouvriers agricoles le bénéfice de la législation sur les accidents du travail dont ils étaient jusque-là exclus.

Pour mal accueillies que soient ces mesures dans les milieux de l’oligarchie, elles ne provoquent pas ouvertement la tempête. Pour modérées qu’elles soient en revanche, les déclarations d’intention du gouvernement paraissent d’intolérables menaces aux milieux dirigeants de la hiérarchie et du monde catholique. Les grands journaux qu’ils contrôlent, ABC et El Debate, soutiennent une âpre polémique, soulignant le caractère provisoire du gouvernement qu’ils opposent à l’éternité de la religion catholique. Ils attaquent avec violence le décret du 6 mai qui dispense de l’enseignement religieux les enfants des écoles publiques dont les parents en feraient la demande. Le 7 mai, ils publient une lettre pastorale du cardinal Segura, véritable déclaration de guerre à la République et à son gouvernement, au nom de la « défense » des « droits » de l’Église face à l’« anarchie » qui menace dans le pays, allant jusqu’à comparer le gouvernement provisoire à la république bavaroise des conseils de 1919. Ce texte provocant renforce l’agitation en train de se développer contre les congrégations ; beaucoup y voient un appui ouvert aux menées réactionnaires dont la réunion à Madrid du « cercle monarchiste » est la preuve la plus évidente. La réunion de ce dernier, le 10 mai, provoque de vifs incidents et donne lieu à des rumeurs alarmantes : on parle de l’assassinat d’un chauffeur de taxi par des monarchistes. Dans la soirée, six couvents sont incendiés à Madrid par de tout jeunes gens, couvents et églises sont de même pillés et brûlés dans les jours suivants à Séville, Malaga, Alicante, Cadix. La version d'une provocation, soutenue aujourd’hui encore par un historien éminent, Gabriel Jackson, a été souvent mise en avant pour expliquer ces violences anti-religieuses. Elle n'est pas prouvée. Ce qui est certain en revanche, c'est que l’Église espagnole incarne aux yeux des très larges masses, en train de s'éveiller à la conscience de leur condition, toute la tradition réactionnaire du pays et une servilité séculaire à l’égard des puissants. Le gouvernement observe la plus grande prudence : la police n’intervient que pour assurer l’évacuation des religieux, et c'est vainement - jusqu’au 15 mai - que le ministre de l’Intérieur réclame l’autorisation de faire intervenir la Garde civile et la proclamation de l'état de guerre. Les cris d’indignation de la grande presse et des prélats ne dissimulent pas la totale absence de réaction de la majorité catholique du pays : l'éveil des masses bouleverse les données traditionnelles.

Le résultat des incidents de mai est en tout cas un durcissement des positions : Segura, accusé d’avoir provoqué l’explosion populaire, est déclaré persona non grata, et le gouvernement se décide à proclamer la liberté des cultes, y ajoutant, sous prétexte d’hygiène, l’interdiction de placer des statues dans les niches. Les évêques protestent avec indignation...

C’est la même question religieuse qui va être au centre de la première crise lors de la discussion par les Cortes de la constitution et plus précisément de son article 26. Le projet, étroitement inspiré de la constitution de Weimar, proclame une « république démocratique des travailleurs de toutes les classes » concentrant le pouvoir dans une chambre unique, élue au suffrage universel, direct et secret, et entre les mains d’un président aux prérogatives étendues, élu pour sept ans par un collège électoral particulier. La séparation de l’Église et de l’État, prévue par l’article 3, et les dispositions de l'article 26 contre les congrégations provoquent la première crise ministérielle, la démission de Maura et Alcalá Zamora et la formation d'un gouvernement présidé par le très anticlérical Azaña. C’est ce même gouvernement, coalition républicano-socialiste, qui revient sur les principes mêmes de la constitution en matière de garantie des libertés démocratiques en adoptant la « loi de la défense de la république » qui donne au ministre de l’Intérieur des pouvoirs exorbitants pour le maintien de l’ordre, et qui sera plus utilisée contre l’agitation ouvrière et paysanne que contre les menées réactionnaires. En flèche dans la lutte contre l’Église catholique, les républicains sont beaucoup plus prudents sur le terrain des réformes sociales et avant tout dans leur approche de la question agraire. La « loi de réforme agraire », votée après d’interminables débats, prévoit certes l’expropriation des grands domaines dans les principales régions de latifundios, mais sa portée est considérablement limitée par les clauses d’indemnisation et, par conséquent, les crédits mis à la disposition de l’Institut de réforme agraire. Pour les premières années en effet, ce dernier ne dispose que de sommes permettant l’installation annuelle de 50 000| paysans, ouvrant la perspective d'un délai... d'un demi-siècle pour un règlement définitif du problème de la terre. Et les résistances des classes possédantes au niveau de l'appareil d’État sont telles que l'Institut ne dépensera en deux ans que le tiers des sommes qui lui étaient allouées. Comme les capitaux s’enfuient ou se dissimulent, les difficultés économiques et sociales grandissent dans tous les secteurs d'activité : le chômage atteint des proportions sans précédent et vient s'ajouter à une hausse continuelle des prix que n'enrayent pas les augmentations de salaires arrachées par des grèves de plus en plus nombreuses malgré la multiplication des institutions d’arbitrage. L’agitation ouvrière renforce l’agitation paysanne et réciproquement. La répression, menée par les corps de police traditionnels - notamment la Garde civile -, exaspère, indigne et envenime les conflits. Tandis que catholiques et « laïques » s’affrontent aux Cortes dans de grandes envolées oratoires et se lancent au visage des menaces à peine voilées de recours à la force, ouvriers et paysans espagnols font, dans leurs luttes quotidiennes, l’expérience du nouveau régime.

Déjà, pendant la discussion de la constitution, éclate à Barcelone la grève des employés de la compagnie américaine de la Telefónica animée par des militants de la CNT. Cette compagnie, introduite en Espagne au temps de Primo de Rivera, symbolise la pénétration de l’impérialisme étranger, autrefois dénoncée par socialistes et républicains, qui, au pouvoir, entendent rassurer les capitalistes étrangers. Socialistes et anarchistes, militants de l’UGT et de la CNT s’opposent, les premiers accusant les seconds de déclencher et d’élargir la grève sous la menace de leurs pistoleros. En riposte à la répression gouvernementale, la CNT lance à Séville un mot d’ordre de grève générale auquel le gouvernement riposte par l’état de guerre. Après une semaine, l’ordre est rétabli dans la grande cité andalouse : il en a coûté 30 morts et plus de 200 blessés. La presse et les militants de la CNT se déchaînent contre le gouvernement : socialistes et anarchistes commencent à régler leurs divergences les armes à la main.

Six mois après, ce sont les tragiques événements de Castilblanco. Là, la Garde civile a brutalement dispersé une manifestation paysanne organisée par la Federación de los Trabajadores de la Tierra, alliée à l’UGT. Quatre gardes civils, entrés dans la Maison du Peuple pour y interdire une manifestation de protestation, sont pris à partie par des femmes. L’un d’eux tire : tous quatre seront lynchés et mis en pièces par une foule enragée de fureur. La répression est sévère : six condamnations à mort commuées en prison à perpétuité. Quelques jours plus tard. la même Garde civile ouvre le feu sur une délégation de grévistes dans la région d’Arnedo : il y a six morts, dont quatre femmes et un enfant, et seize blessés par balles. C’est à peu près au même moment que des militants de la FAI déclenchent une insurrection armée dans le bassin minier du Haut-Llobregat, proclament le « communisme libertaire » dans ces villages misérables. Ils sont écrasés en quelques jours et une centaine de militants anarchistes, dont Durruti et Francisco Ascaso, déportés aux Canaries et au Sahara espagnol. Leurs camarades protestent par une nouvelle insurrection à Tarrasa, le 14 févier 1932, 1a prise de l’hôtel de ville, le siège de la caserne de la Garde civile, et se rendent finalement à l’armée envoyée contre eux.

Quelques mois plus tard, c’est de la droite que vient l’initiative du recours aux fusils. Remplacé à la tête de la Garde civile par le général Cabanellas, le général Sanjurjo tente un pronunciamiento que la CNT et les travailleurs sévillans brisent dans l’œuf en ripostant par la grève générale immédiate, cependant que les troupes gouvernementales repoussent la tentative pauvrement préparée d’éléments monarchistes à Madrid même. Le général factieux est condamné à mort et gracié ensuite. Les biens des conspirateurs - dont un certain nombre sont déportés - sont confisqués. Servi par l’échec de ce mouvement, le gouvernement en profite pour donner un léger coup d’accélérateur à la réforme agraire et faire adopter le statut d’autonomie de la Catalogne, demeuré jusque-là en suspens. Mais il ne touche, dans l’armée, qu’à quelques-uns des conspirateurs connus.

Au mots de Janvier 1933, les activistes anarchistes du groupe Nosostros - García Oliver, Durruti, les anciens des Solidarios - appuyés sur la FAI et les « comités de défense » déclenchent une nouvelle insurrection qui entraîne avec elle la CNT dans de nombreuses localités de Catalogne, du Levant, de la Rioja, et de l’Andalousie. C’est dans cette dernière région, à Casas Viejas, qu’un détachement de gardes civils met le feu à une maison dans laquelle se sont réfugiés une trentaine de militants anarchistes qui seront brûlés vifs, cependant qu’un officier fait exécuter de sang froid quatorze émeutiers faits prisonniers L’auteur de ce crime prétend avoir obéi aux ordres d’Azaña : « Ni blessés, ni prisonniers, tirez au ventre ! » Cette politique de répression brutale, l’arsenal juridique que le gouvernement se donne avec la loi du 8 avril 1932 sur le contrôle des syndicats, la loi sur l’ordre public de juillet 1933, la loi sur les vagabonds permettant de poursuivre et de frapper en même temps chômeurs et militants professionnels, l’obligation d’un préavis de huit jours pour toute grève, la multiplication des arrestations préventives, la protection accordée par la police aux commandos anti-anarchistes, toute cela donne désormais au nouveau régime sa physionomie anti-ouvrière, exaspère les contradictions, avive les divergences et prépare des réalignements à l’intérieur du mouvement ouvrier.

En fait, la CNT, depuis la proclamation de la République, est secouée par une crise très profonde. Dès le mois d’août, les éléments de la FAI remportent en effet une éclatante victoire sur leurs adversaires syndicalistes en éliminant de la direction du quotidien cénétiste, Solidaridad Obrera, Juan Peiró qu’ils jugent opportuniste. Quelques mois après, Pestaña est exclu du syndicat des métaux. Un manifeste, signé de trente dirigeants de la CNT - les « trentistas » - parmi lesquels Juan Peiró, Juan López, Pestaña, prend position contre l’aventurisme de la FAI, trace un programme réformiste [1] qui vaudra à ses signataires d’être exclus de la confédération avec plusieurs organisations - à Valence, Huelva, Sabadell, notamment - qui prendront le nom de « Syndicats de l’opposition ».

Pourtant, la FAI elle-même se divise, et les anarchistes purs, fidèles au modèle traditionnel, y combattent avec acharnement ceux qu’ils appellent les anarcho-bolcheviks et qui cherchent, dans la réalité du moment, une réponse à la question que les « trentistes » refusent de poser : comment faire la révolution ? [2] Le conflit interne se traduit de façon tragique au niveau des contradictions entre organismes responsables : en janvier 1933, en Catalogne. la fédération locale de la CNT lance le mot d’ordre de grève générale, vingt-quatre heures après que la confédération régionale ait pris position contre. Mais il reflète en réalité une crise politique extrêmement profonde. Comme le souligne à l’époque Andrés Nín, dans des remarques reprises aujourd’hui par l’historien César Lorenzo, si les anarchistes demeurent fidèles à leur vieux schéma de « gymnastique révolutionnaire » destiné à aguerrir les travailleurs, ils n’en opèrent pas moins un tournant radical qui les met en contradiction avec les principes anarchistes traditionnels en s’emparant, de fait, du pouvoir politique, et en instaurant, à leur manière, une dictature qui n’est pas, certes, celle du prolétariat, mais qui est celle de leur propre pouvoir révolutionnaire [3]. Commentant la grève de janvier 1933 et les proclamations de « prise du pouvoir » par des comités anarchistes, Andrés Nín salue cette position nouvelle comme un « pas en avant » : « Les dirigeants du mouvement ont pratiquement renoncé aux principes fondamentaux de l’anarchisme pour se rapprocher considérablement de nos positions [4] ». Et ce n’est pas évidemment effet du hasard, si, à l’autre bout de l’horizon anarcho-syndicaliste, un Angel Pestaña rompt avec l’anarchisme pour fonder un « parti syndicaliste » destiné dans son esprit à réaliser par une voie pacifique et réformiste un socialisme reposant sur l’autogestion et le fédéralisme.

La collaboration des socialistes à un gouvernement républicain qui se tournait aussi nettement contre les revendications ouvrières et paysannes, la déception provoquée par les résultats concrets du changement de régime politique, ne pouvaient, au moins dans un premier temps, que nourrir le développement de la CNT qui connaît, malgré ces difficultés, un développement considérable de son organisation et de son influence pendant les premières années de la République où elle apparaît comme le pôle de regroupement offert aux révolutionnaires aussi bien qu’à l’action de classe des ouvriers et des paysans. La CNT rassemble incontestablement les éléments les plus combatifs et les plus résolus du prolétariat espagnol, mais, en même temps, elle n’est capable de leur offrir ni méthode ni programme révolutionnaire et, dans ces conditions, la crise qu’elle traverse - la révolte des militants contre les préjugés anarchistes - laisse théoriquement une place considérable à l’intervention des communistes qui disposent d’une possibilité réelle de construire véritablement leur parti dans une double opposition aux courants réformistes de collaboration de classe et aux tactiques aventuristes et putschistes qui facilitent la tâche de la répression gouvernementale et aggravent les divisions à l’intérieur du mouvement ouvrier.

Mais le Parti communiste officiel est loin d’être à même de comprendre la réalité politique et de saisir cette chance. Intégralement et étroitement soumis à la direction stalinienne de l’Internationale communiste - que représente en Espagne une « délégation » comprenant Humbert-Droz, Rabaté, l’Argentin Codovilla - il applique mécaniquement à l’Espagne les analyses et les mots d’ordre élaborés par elle dans le cadre de la politique dite de la « troisième période », caractérisée par son sectarisme et son refus de l’unité ouvrière. La définition de la social-démocratie comme un « social-fascisme », qui donnera en Allemagne les résultats catastrophiques que l’on sait, assurant la victoire sans combat des bandes hitlériennes, est appliquée à la situation espagnole. L’analyse du Parti socialiste comme un parti « social-fasciste » ne peut qu’isoler les communistes, resserrer autour de leurs dirigeants réformistes les militants socialistes qui s’interrogent sur le bien-fondé de la politique de leur parti. Mieux, elle est étendue de façon mécanique aux anarchistes, qualités d’« anarcho-fascistes » et traités, en conséquence, comme tels. Les appels répétés du PCE au « pouvoir des soviets » dans un pays où rien n’est apparu qui ressemble de loin à un soviet, ne peuvent que le discréditer et l’image du communisme en même temps que lui. Là où les militants communistes constituent une force, comme à Séville, ils la mettent au service d’une politique de scission de la CNT : le « comité de reconstruction de la C N T », fondé à partir des communistes militant dans le port de Séville, est l’instrument de cette entreprise qui sera l’occasion de heurts sanglants entre militants du PC et de la CNT et dresse contre le « communisme » de nombreux militants anarcho-syndicalistes attachés à l’unité de la centrale que le PCE s’efforce de détruire. Ce cours sectaire et anti-unitaire culmine avec la « sanjurjada » ; le jour même du pronunciamiento du général, Mundo Obrero dénonce le gouvernement comme le centre de l’activité fasciste, et la contre-manifestation organisée par le PC n’offre d’autre mot d’ordre que celui de « A bas Sanjurjo ! ». L’erreur est si manifeste, l’incompréhension si grande dans les rangs même du parti, que l’Internationale décide un « tournant » : les dirigeants Adame et Bullejos, rendus responsables de la politique sectaire qu’ils n’ont fait qu’appliquer, sont éliminés, le comité de « reconstruction » est transformé en « comité pour l’unité syndicale ». Les mêmes délégués de Staline continuent en réalité à diriger le parti sous la couverture de « nouveaux » chefs récemment promus comme José Diaz. Jesús Hernández et Dolorés Ibarruri, et le comité pour l’unité syndicale sert de tremplin à une nouvelle centrale syndicale, la CGT unitaire, dont la création facilite l’exclusion des militants communistes des deux autres centrales et contribue un peu plus encore à l’isolement du Parti communiste.

Les opposants. pendant ce temps, s’efforcent de promouvoir une autre politique et de conquérir les militants qui se rebellent contre ce cours catastrophique. La Fédération catalano-baléare de Maurín fusionne avec le Parti communiste de Catalogne de Jordi Arquer, autre petite organisation, mais bien implantée dans plusieurs centres, chez les dockers de Barcelone et à Lérida. Ils forment ensemble le Bloc ouvrer et paysan, qui se veut organisation de masse et appellent les communistes d’Espagne à se réunifier. Nín, qui a commencé à collaborer à La Batalla de Maurín et songé à adhérer à la Fédération catalane, y renonce, moins du fait des exhortations de Trotsky que par suite du refus que lui opposent les dirigeants du Bloc. Le retour en Espagne des éléments gagnés à l’opposition de gauche en Belgique et au Luxembourg permet le développement du groupe qui va devenir la Gauche communiste (Izquierda comunista) en 1932 et publie une remarquable revue théorique, Comunismo, puis un éphémère hebdomadaire, El Soviet. Dès lors, Nín prend ses distances avec les maurinistes, polémique contre le Bloc. Les divergences sont profondes entre les deux groupes. La principale est que Nín et les siens ont une analyse du stalinisme, et que leur appréciation de la situation espagnole repose sur une interprétation des événements qui se sont déroulés en Russie depuis la révolution, et, par conséquent, de la « question russe », qui, selon eux, commande toute la politique de l’Internationale, en Espagne comme ailleurs. Maurín et ses partisans, de leur côté, tout en refusant les attaques contre les trotskystes, refusent de prendre parti entre « staliniens » et « trotskistes », affirment vouloir s’en tenir à leurs propres divergences de communistes espagnols avec l’Internationale sur la seule question espagnole, et refusent d’accepter une politique, quelle qu’elle soit, dont ils pensent qu’elle ne peut que plaquer mécaniquement en Espagne des schémas qui ont été valables en Russie en 1917. Une position que Nín qualifie de « transplantation déformée de la théorie stalinienne anti-marxiste du socialisme dans un seul pays » [5]. Et cette divergence fondamentale nourrit, du coup, bien d’autres oppositions.

D’accord pour reconnaître l’importance de la « question nationale » trotskistes et maurinistes n’en tirent pas - il s’en faut - les mêmes conclusions pratiques. Nín combat pour la reconnaissance du droit des nationalités à la séparation, mais aussi pour l’unification nationale et internationale du prolétariat, cependant que Maurín se déclare « séparatiste » en Catalogne, reproche à l’Internationale de ne pas soutenir tous les mouvements séparatistes en Espagne. De même, la Gauche communiste et le Bloc sont d’accord pour condamner la politique stalinienne sectaire qui consiste à opposer mécaniquement « la dictature du prolétariat et des soviets » à « la république bourgeoise », et pour caractériser comme « démocratique bourgeoise » la phase initiale de la révolution espagnole. Mais Nín met en avant le mot d’ordre de « rupture avec les organisations bourgeoises » comme un pas vers la constitution de soviets tandis que Maurín propose une « Convention nationale » dirigée par les éléments de la petite bourgeoisie avancée, en bref, une coalition du type de celle qui se noue en Catalogne avec le mouvement catalaniste, dans une région où, à la différence du reste de l’Espagne, UGT et Parti socialiste ne constituent qu’une force insignifiante. Au lendemain de la « sanjurjada », le Bloc lance le mot d’ordre de « Tout le pouvoir aux organisations ouvrières » : Nín le condamne comme une concession opportuniste puisqu’il ne peut avoir en Espagne que la signification de « pouvoir aux syndicats », ce qui exclut les masses paysannes. A ce qu’ils qualifient d’oscillations « centristes » qui, sur la question décisive du pouvoir, conduisent les maurinistes à s’adapter tantôt à la petite bourgeoisie catalane et tantôt aux anarcho-syndicalistes, les trotskistes opposent la ligne de la lutte pour la construction de la forme espagnole des soviets, les Juntas revolucionarias élues par les ouvriers et paysans. Le combat politique acharné entre coupes opposants entre eux, entre eux et le Parti communiste officiel provoque bien des reclassements et des chassés-croisés entre ces groupes dont les frontières sont au demeurant assez floues. A Madrid, à Valence, en Estrémadure, des militants du P C E et des Jeunesses sont exclus et rallient l’opposition de gauche. Gorkín, ancien dirigeant du parti dans l’émigration qui a rejoint les trotskistes en France quitte l’opposition de gauche espagnole pour rejoindre finalement le Bloc. Mais le Catalan Mollis y Fábrega, lui, quitte le Bloc, pour l’opposition de gauche. L’agrupación de Madrid se décompose en 1932, une partie de ses membres ralliant le P.C officiel, cependant que deux de ses principaux animateurs, l’ancien dirigeant des JS et du Parti, Luis Portela, et l’ancien dirigeant JC Luis Garcia Palacios rejoignent, le premier le Bloc de Maurín, et le second l’opposition de gauche. Une minorité qui s’intitule « Opposition ouvrière » à l’intérieur de la Fédération catalane, se groupe autour de compagnons de Maurín, Antonio Sesé et les pionniers du communisme Hilario Arlandis et Evaristo Gil, qui, en 1932 également, reviennent au PC officiel. Ce dernier à qui le soutien financier de l’Internationale permet la publication d’un quotidien, tâche très supérieure à ses propres forces, ne progresse que faiblement, malgré le succès remporté à Madrid sur l’opposition de tendance mauriniste. La revue Comunismo jouit d’un grand prestige parmi les intellectuels, mais l’opposition de gauche devenue Gauche communiste qui l’édite ne progresse guère parme les travailleurs manuels. Le Bloc ouvrier et paysan, autour de la Fédération catalane qui va devenir Fédération communiste ibérique, demeure, malgré ses échecs dans le reste de l ‘Espagne, le premier parti ouvrier en Catalogne où les organisations de la CNT et les partis catalanistes ont la prépondérance politique.

C’est pourtant de l’action de ces organisations minoritaires, séparées entre elles par de sérieuses divergences, que va sortir, avec l’aggravation de la situation politique et la menace très précise de contre-révolution en 1933, la première initiative susceptible de bouleverser le rapport de forces entre syndicats et partis d’une part, mouvement ouvrier et classes dirigeantes de l’autre. C’est en effet au printemps de 1933 que se constitue à Barcelone, sous l’impulsion du Bloc ourler et paysan et de la Gauche communiste la première organisation de front unique entre organisations, l’Alliance ouvrière. L’UGT catalane, l’Union socialiste, les syndicats de l’opposition - « trentistes » -, l’Union des rabassaires (petits paysans) et le minuscule parti socialiste espagnol de Barcelone et ces deux organisations communistes, décident de conclure cette alliance en vue de s’« opposer à la victoire de la réaction », de préserver les conquêtes, aujourd’hui menacées, de la classe ouvrière. Cette initiative, encore modeste, est à la fois le résultat de la propagande inlassable menée par l’opposition de gauche Internationale et espagnole en faveur du front unique ouvrier contre le fascisme montant, et de l’émotion provoquée dans le monde entier par la défaite de la classe ouvrière allemande consécutive au refus obstiné d’une politique de front unique de la part des deux grands partes ouvriers allemands. Elle constitue en même temps une initiative défensive face à l’apparition des premiers groupes ouvertement fascistes, la JONS, (Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista) de Ledesma Ramos et Onesimo Redondo, puis la Phalange (Falange Española) qu’animent José-Antonio Primo de Rivera, le fils du dictateur, et l’aviateur Ruíz de Aldá. Elle correspond enfin à l’inquiétude grandissante et à l’impatience qui se traduisent de plus en plus vigoureusement à l’intérieur du Parti socialiste déçu par les résultats des années de collaboration gouvernementale.

Le bilan de ces années est ressentie en effet de façon extrêmement contradictoire par les militants. Si les résultats obtenus sont minces au regard des espérances nourries en matière de réformes et d’avance graduelle vers le socialisme, il n’en est pas moins vrai que le Parti socialiste et l’UGT ont énormément recruté, sont devenus, en ces quelques années, de puissantes organisations de masses attirant dans leurs rangs nombre de jeunes qui ont vu en elles le principal espoir d’un changement politique et social. Ses nouvelles recrues traduisent à la fois la déception des masses devant la minceur des résultats acquis et la pression exercée par les anarchistes sur leur gauche. La coalition gouvernementale en devient de plus en plus incommode. D’une part les républicains reprochent aux socialistes de se faire sinon les instigateurs, du moins les complices de l’agitation paysanne et de ses formes de plus en plus violentes, et les accusent de double jeu. D’autre part, anarchistes et communistes d’obédience diverse dénoncent les socialistes comme complices d’une politique de répression féroce, d’un régime dont un républicain aussi modéré que Martinez Barrio peut déclarer qu’il est un régime de « boue, de sang et de larmes » [6]. La rupture entre socialistes et républicains est désormais inévitable : le président de la République, Alcalá Zamora, s’y emploie activement en provoquant d’abord la crise ministérielle, puis en décidant la dissolution des Cortes après un éphémère cabinet Lerroux. Du coup la crise du Parti socialiste devient, elle aussi, inévitable : la perspective des élections pose la question des alliances électorales, oblige les dirigeants à reconsidérer l’ensemble de leur bilan, contraint les militants à prendre leurs responsabilités. Dans les rangs de la Jeunesse socialiste. à Madrid notamment, se dessine un courant qui remet en question radicalement les perspectives qui sont celles du parti depuis la scission : la défense de la démocratie bourgeoise parlementaire et la collaboration de classes dans une optique réformiste. Une nouvelle force surgit, une nouvelle possibilité concrète de construire l’unité du front prolétarien en même temps qu’une force révolutionnaire. Mais elle n’en est pour l’instant qu’à ses tout premiers pas, et les élections de novembre 1933, qui donnent à la droite la majorité, vont créer un contexte nouveau.

Notes

[1] Texte intégral dans Peirats, La CNT, en la revolución española t.I, pp. 44-48

[2] A. Nín, Los problemas de la revolución española, p. 115

[3] C. Lorenzo, Les anarchistes espagnols et le pouvoir, p.74

[4] A. Nín, op. cit. p.112

[5] Ibidem. p. 73

[6] Cité par G. Jackson, .4.,tz Repûbllca espahola y la guerre civil, p. 94.

Chapitre IV - L'impossible réaction

Les élections de novembre 1933 donnent l’avantage à la droite : la loi électorale favorise les vastes coalitions et les socialistes qui sont entrés seuls dans la compétition perdent la moitié de leurs élus sans pour autant perdre de voix, cependant que les partis républicains s’effondrent. Ce résultat à lui seul pose le problème de fond : dans le contexte économique et social de l’Espagne traditionnelle, les socialistes, face à une coalition que soutiennent des fonds considérables et les caciques des villages, n’ont que le choix entre la défaite et l’alliance avec les républicains dont les années écoulées démontrent qu’elle ne leur permet pas d’appliquer leur politique. En décidant d’affronter seul la compétition électorale, le Parti socialiste est du coup contraint d’assumer cette contradiction et d’aborder une révision déchirante. L’aile gauche qui se dessinait au cours de l’été 1933 à travers les réactions de la Jeunesse socialiste commence à prendre forme, et son principal porte-parole n’est autre que Largo Caballero. L’homme qui a été pendant cinquante ans le chef de file du réformisme et de la collaboration de classes tient un langage neuf et pour le moins surprenant. Pour lui, l’expérience des premières années de la République est claire : il n’y a rien à attendre de la petite bourgeoisie et des partis républicains qui sont congénitalement incapables de réaliser leur révolution démocratique bourgeoise. Selon lui, pendant ces années de coalition gouvernementale, Azaña et les siens ont saboté toutes les tentatives de réformes sérieuses - y compris à travers les hauts fonctionnaires de son propre ministère. Pendant la campagne électorale, il emploie, selon l’expression d’Andrés Nín, « un langage purement communiste, allant même jusqu’a préconiser la nécessité de la dictature du prolétariat » [1]. Les anarchistes, de leur côté, posent à leur manière le même problème et tentent d’opposer la « voie parlementaire » à la « révolution ». Leur historien, César Lorenzo, écrit :

« Ses militants, ses meilleurs orateurs, ses agitateurs entreprirent une formidable campagne en faveur de l’abstention, dénonçant sans répit et sans aménité l’incapacité et la trahison des partis bourgeois libéraux et des socialistes, leur lâcheté devant la droite, leur refus de chercher un remède vigoureux aux plaies traditionnelles de l’Espagne et leur ignorance des besoins de la classe ouvrière. La propagande libertaire trouva un écho puissant parmi le prolétariat et la paysannerie lassés par l’inefficacité de la coalition républicano-socialiste au pouvoir » [2].

Pour l’ensemble du pays, les abstentions s’élèvent à 32,5 %, atteignant et même dépassant les 40 % dans les provinces de Barcelone, Saragosse, Huesca et Tarragone, 45 % dans celles de Séville, Cadix et Malaga Ayant assuré ainsi à leur manière, grâce à l’impact de leur consigne de no-votad le succès électoral de la droite, les anarchistes passent à la deuxième partie de leur « démonstration », déchaînant contre la droite victorieuse le désormais traditionnel soulèvement armé. Le 8 décembre 1933, à l’initiative d’un « comité révolutionnaire » dirigé notamment par Cipriano Mera et Buenaventura Durruti, la CNT déclenche l’insurrection : à Saragosse et, de là, à l’Aragon et à la Rioja. A nouveau, le « communisme libertaire » est proclamé pour quelques jours dans les villages. La répression de l’armée et de la police en vient facilement à bout : la CNT, exsangue et divisée, est pour l’instant sur la touche.

Or la victoire des droites n’est pas une semple péripétie, mais, pour ses Inspirateurs, une première étape. Car il ne s’agit pas dans leur esprit d’un retour du pendule dans une simple alternance au pouvoir, mais du début d’une contre-attaque pour laquelle d’autres moyens qu’électoraux seront employés, si nécessaire. Les monarchistes, « carlistes » ou « alphonsistes », organisés dans la « Communion traditionnaliste » et le Parti de la rénovation espagnole » ne renoncent pas à « sauver » l’Espagne et à la régénérer par les armes de la guerre civile. Leur chef, Calvo Sotelo, fervent du corporatisme, admirateur du fascisme, personnellement lié à Mgr Segura, a la confiance des chefs militaires, et les deux partis, ainsi qu’un représentant de l’armée, signent en mars 1934 à Rome avec Mussolini un accord secret par lequel ce dernier s’engage à fournir capitaux et armes pour le renversement de la République. Cette extrême-droite conservatrice, plus autoritaire et corporatiste que simplement monarchiste, exerce la plus vive pression sur l’organisation politique de droite créée à l’initiative de la hiérarchie catholique, l’Action populaire de José Maria Gil Robles, admirateur de l’État corporatiste de Dollfuss, devenu le chef parlementaire de la CEDA (Confederación española de las derechas autónomas), le plus fort parti des Cortes, et qui jouit lui aussi de la confiance des plus importants des chefs militaires.

Le nouveau gouvernement, présidé par Lerroux et qui ne comprend pas de représentants de la droite, s’engage immédiatement dans la voie de la démolition de l’œuvre des premières années de la république L’enquête - inachevée - sur les responsabilités de la monarchie est close par un non-lieu. Le clergé reçoit d’exorbitantes subventions, cependant que les crédits des écoles publiques sont diminués. Les lois qui contraignent à l’adjudication par concours des travaux publics sont annulées. La police recrute largement. Calvo Sotelo, condamné à l’exil depuis la chute de la dictature, est amnistié. Les groupes d’extrême-droite descendent dans la rue avec la protection ouverte des autorités : les phalangistes attaquent journaux et locaux socialistes ou même libéraux, tirent des coups de feu à l’université, les troupes des Jeunesses de la CEDA, rassemblées à l’Escorial, saluent leurs chefs à la romaine. Sanjurjo et les autres chefs du pronunciamiento de 1932 sont amnistiés et remis en liberté. Lerroux démissionne parce que le président Alcalá Zamora exige la publication de la note par laquelle il déclare qu’il serait dangereux de remettre à ces hommes de nouveaux commandements. Son successeur, Samper, poursuit sa politique Elle conduit rapidement à de graves confits, cette fois avec les Catalans et les Basques, le gouvernement faisant annuler une loi catalane qui réduit de moitié les droits des grands propriétaires, et rompant unilatéralement une vieille convention en matière fiscale qui laissait aux députations provinciales la perception des impôts dans les provinces basques. Le président, enfin, cherche le moyen de remettre en cause la séparation de l’Église et de l’État.

La classe ouvrière espagnole, les paysans pauvres se sentent pourtant frustrés, non vaincus, et l’offensive réactionnaire commence à leur dicter des réflexes unitaires Dans ce contexte, le mot d’ordre du front unique ouvrier prend toute sa dimension et l’Alliance ouvrière une tout autre envergure. Une délégation de l’alliance ouvrière de Barcelone comprenant Pestaña, le socialiste Vila Cuenca et Joaquín Maurín se rend à Madrid, y confère avec Largo Caballero qui se rendra peu de temps après à Barcelone pour poursuivre la discussion. Sensible à la menace de contre-révolution, ulcéré de l’échec de sa vie militante, poussé par la volonté de combat des militants ouvriers de son parti et de l’UGT, influencé par des intellectuels Carlos de Baraúbar, Luls Araquistáin - qui traduisent le courant à la fois unitaire et révolutionnaire qui commence à animer la jeune génération, le vieux dirigeant réformiste fait un pas de plus et se prononce pour l’Alliance ouvrière en même temps que pour la vole révolutionnaire. L’Alliance ouvrière, déjà une réalité à Barcelone, s’étend à toute la Catalogne, et même à Madrid où la participation de l’aile caballeriste lui dorme un poids particulier, à Valence, aux Asturies enfin où elle obtient le spectaculaire ralliement de l’organisation régionale de la CNT.

C’est en févier 1934 que, dans les colonnes de La Tierra paraît la première prise de position d’un dirigeant connu de la CNT en faveur de l’Alliance ouvrière. Valeriano Orobón Fernández, jetant par-dessus bord le vieux sectarisme anarchiste, pose le problème en ces termes :

« la réalité du péril fasciste en Espagne a posé sérieusement le problème de l’unification du prolétariat révolutionnaire en vue d’une action d’une portée plus grande et plus radicale que celle qui se limite à des fins purement défensives. L’unique issue politique actuellement possible se réduisant aux seules formules antithétiques de fascisme ou révolution sociale... il est indispensable que les forces ouvrières constituent un bloc de granit » [3]

L’unité qu’il propose doit se faire sur la base du refus de la collaboration avec la bourgeoisie et de la lutte pour son renversement, la base du nouveau régime devant être « l’acceptation de la démocratie ouvrière révolutionnaire, c’est-à-dire de la volonté de la majorité du prolétariat, en tant que dénominateur commun et facteur décisif du nouvel ordre de choses » [4].

C’est sur cette base que la confédération régionale asturienne signe avec l’UGT un pacte d’alliance que le plénum national de la CNT rejettera avec éclat. Les Asturiens, derrière leur dirigeant José María Martinez, persistent. Ainsi que le remarque César Lorenzo : « Remettant en question l’anarchisme traditionnel, ces militants asturuens acceptaient la constitution d’un pouvoir exécutif qui organiserait la révolution et au lendemain de celle-ci exercerait l’autorité et assurerait l’ordre » [5]. Combattue avec acharnement tant par les socialistes de droite de la tendance Besteiro que par les anarchistes, dénoncée comme « social-fasciste » par le Parti communiste officiel, la construction de l’Alliance ouvrière traçait un clivage nouveau à travers le mouvement ouvrier espagnol et créait en même temps les conditions de sa réunification à terme et, dans l’immédiat, celles de son unité de front. L’initiative de l’Alliance ouvrière de Catalogne appelant en mars 1933 à une grève générale de solidarité avec les grévistes de la presse madrilène démontrait qu’il existait désormais en Espagne un élément nouveau, un facteur de renouvellement de la stratégie ouvrière, une possibilité de surmonter les divisions anciennes et d’assumer une stratégie révolutionnaire.

Elle sera bientôt mise à l’épreuve. La CEDA, par la bouche de Gil Robles fait savoir qu’elle exige sa part de responsabilités gouvernementales. Les dirigeants socialistes se divisent : doivent-ils résister par la force, malgré une évidente impréparation, comme le pense Largo Caballero ? Doivent-ils chercher à éviter une bataille dont l’échec est certain et se réserver pour des temps meilleurs, comme l’affirme Prieto ? La récente défaite des socialistes autrichiens face au chancelier Dollfuss - le modèle de Gil Robles - fait sans doute pencher la balance, et Largo Caballero l’emporte : on résistera les armes à la main. Le 1 octobre, les Cortes se réunissent, le gouvernement démissionne et Gil Robles réclame la majorité dans le gouvernement. Les socialistes font savoir au président qu’ils considéreraient cette entrée comme une déclaration de guerre contre eux ; appuyés par les républicains de gauche, ils demandent la dissolution et de nouvelles élections Après avoir hésité, le président Alcalá Zamora désigne Lerroux et lui demande de former un gouvernement comprenant trois membres de la CEDA. L’UGT lance l’ordre de grève générale 1a CNT, sur le plan national, ne bouge pas. Les campagnes, épuisées par une longue et dure grève des ouvriers agricoles en juin, ne bougent pas non plus. Trois foyers insurrectionnels seulement se déclarent : Barcelone, Madrid, les Asturies.

A Barcelone, l’Alliance ouvrière qu’inspirent Maurín et Nín a pris position pour l’insurrection contre le nouveau gouvernement, menace directe contre les ouvriers et les paysans ainsi que contre l’autonomie catalane. Elle essaie de convaincre le gouvernement de la Généralité qu’il tient entre ses mains la clé de la situation. Mais, épuisée par sa crise interne, par les longs mois de lutte pour soutenir la grande grève de Saragosse au printemps précédent, la CNT catalane n’envisage pas d’alliance, même limitée, avec les autonomistes de la Généralité, et encore moins avec les communistes du BOC qui tentent d’exploiter sa crise pour bâtir une centrale indépendante, s’allient avec l’UGT et les Syndicats de l’opposition. La CNT prend position contre la grève, l’un de ses dirigeants parlant même en ce sens à la radio de Barcelone - et les militants anarchistes se retrouvent de fait dans le camp du gouvernement central, contre la grève qui se répand en Catalogne, contre la proclamation par le président de la Généralité, Companys, de 1’« indépendance de l’État catalan dans le cadre de la république fédérale ». Débordé sur sa droite par les éléments catalanistes fascistes de son responsable à l’ordre public, Dencás, et ses « chemises vertes », qui s’emploient à provoquer les travailleurs en frappant les anarchistes et en désarmant les alliancistes, les dirigeants catalans, ayant par leur proclamation, « sauvé l’honneur », s’empressent de négocier une reddition honorable. Malgré le succès initial relatif de la grève générale - la première qui n’était pas en Catalogne lancée par les anarchistes - la classe ouvrière, notamment à Barcelone, demeure passive devant la collusion apparente de l’Alliance et des autonomistes et la complicité de fait des anarchistes avec Madrid. Restée en dehors de l’Alliance ouvrière, la CNT y voit une force concurrente, et, le front unique ainsi brisé, le gouvernement de Madrid peut rétablir sans coup férir son autorité.

A Madrid, la CNT s’est également refusée à entrer dans l’Alliance ouvrière où le Parti socialiste est de loin la force déterminante. Le 2 octobre, ses représentants informent les délégués de l’Alliance qu’ils ont décidé de passer à l’action Insurrectionnelle au cas où la CEDA accéderait au gouvernement. Le 4, à l’annonce de cette entrée, il prend position pour le déclenchement d’une grève générale pacifique destinée à faire pression sur le président de la république. La grève a en fait déjà démarré spontanément, les rues sont pleines de travailleurs prêts à saisir des armes et à se battre. Mais les dirigeants socialistes ne se décident pas : les armes manquent. Il n’y aura finalement que des mouvements passionnés de la foule, quelques coups de feu Isolés contre les forces de l’ordre, des opérations de commando contre des édifices publics et des casernes, menées essentiellement par des militants des Jeunesses. Le gouvernement peut respirer au bout de quarante-huit heures, commence à faire arrêter dirigeants et militants. La grève se poursuit jusqu’au 12, témoignage d’une volonté de combat qui n’a pu se traduire en actes. L’Alliance ouvrière de Madrid, simple organe de liaison, appendice du Partil socialiste madrilène, n’a pas été non plus l’organe de front unique et de combat révolutionnaire attendu.

Mais il n’en sera pas de même dans les Asturies. Là, nous l’avons vu, la CNT avec José Maria Martínez, est entrée dans l’Alliance ouvrière, que rejoint également en dernière minute le Parti communiste, et qui lance le célèbre mot d’ordre d’ « UHP » (Unión hermanos proletarios : union, frères prolétaires). Dans tous les villages miniers se sont constitués des comités locaux qui, dès la nuit du 4 octobre, lancent la grève générale, occupent le 5 la plupart des localités, attaquant par surprise et désarmant les forces de police, occupant enfin la capitale provinciale, Oviedo, le 6. La nouvelle de l’échec de Barcelone et de Madrid ne diminue pas la volonté de combat des mineurs dont les comités prennent le pouvoir en mains, armant et organisant les milices, faisant régner un ordre révolutionnaire très strict, occupant les édifices, confisquant les entreprises, rationnant les vivres et les matières premières. Ils s’emparent de l’arsenal de La Trubia, de La Vega et de Marigoya, disposant de 30 000 fusils et même d’une artillerie et de quelques blindés, mais manquant de munitions, emploieront surtout la dynamite, arme traditionnelle de leurs combats. Sûr de tenir le reste de l’Espagne, le gouvernement emploie les grands moyens, et sur les conseils des généraux Goded et Franco, confie au général Limez Ochoa, chargé de la reconquête, des troupes d’élite, Marocains et Légion étrangère. Oviedo tombe le 12 octobre, et le socialiste Ramón Gonzáles Peña démissionne du compté révolutionnaire La résistance continue, et l’armée reprendra village mander après village. Jusqu’au 18 octobre où le socialiste Belarmino Tomás négocie la reddition des insurgés. Des francs-tireurs résisteront encore ici ou là, pendant des semaines. La répression est féroce plus de 3 000 travailleurs tués, 7 000 blessés, plus de 40 000 emprisonnés dont certains soumis à la torture des agents du commandant Doval qui soulèveront l’indignation dans des milieux très larges. L’état de guerre est maintenu pendant trois mois encore et de nombreuses municipalités suspendues, dont celles de Madrid, Barcelone et Valence. Les tribunaux militaires prononcent un certain nombre de condamnations à mort : le sergent Vasques, passé du côté des insurgés, est fusillé, les députés socialistes Teodomiro Menéndez et Ramón Gonzáles Peña verront leur peine commuée, ainsi que le commandant Pérez Farrás, chef des forces catalanistes « insurgées ». Avaña, Largo Caballero et bien d’autres seront quelque temps emprisonnés. Prieto se réfugie en France.

Au lendemain de l’insurrection d’octobre 1934, Andrés Nín écrit qu’il a manqué à la Commune asturienne, pour vaincre, ce qui avait déjà manqué à la Commune de Pans, un parti révolutionnaire. Telle est aussi l’opinion de Trotsky - la ligne des partisans de la fondation d’une nouvelle Internationale, la IVerème -, telle et aussi l’opinion défendue dans la Jeunesse socialiste, notamment à sa direction, aussi bien que dans les milieux intellectuels les plus avancés de l’aile « caballeriste » du Parti socialiste et de l’UGT. Et c’est pourtant au moment où l’on pourrait envisager la fusion sur cette base et dans cette perspective communes de ces trois courants en définitive convergents, qu’ils vont en fait diverger de façon décisive, avec, d’une part, la rupture entre Nín et Trotsky, et de l’autre l’évolution de la Jeunesse socialiste vers le Parte communiste officiel. Pendant les années de la « troisième période », l’opposition de gauche internationale a lutté avec acharnement pour la réalisation du front unique ouvrier. En 1934, cette perspective est en train de se réaliser, en France comme en Espagne, tant sous la poussée du courant unitaire qui se développe dans les masses depuis la victoire du nazisme, que comme résultat direct du tournant mondial des partis communistes et de l’abandon par eux de la politique de dénonciation du « social-fascisme ». Le début de réalisation de ce front unique est pour ceux qui en ont été les ardents défenseurs, un pas en avant, mais il constitue en même temps un énorme danger en créant les conditions de leur isolement de petit groupe à l’extérieur de ce rassemblement. Partant de la nécessité pour les révolutionnaires d’être à l’intérieur de ce front unique pour le « féconder », Trotsky a proposé à ses camarades français ce qu’il appelle la politique de 1’« entrisme » dans le Parti socialiste. Il s’agit pour lui, et dans un premier temps, d’opérer la jonction entre la petite troupe de ses partisans, les « bolcheviks-léninistes » - presque tous anciens militants du P.C. exclus pour « trotskisme » - et l’aile gauche qui se cherche à l’intérieur de la social-démocratie. Il serait ainsi possible dans un deuxième temps et à travers la rupture avec la social-démocratie de jeter les bases d’organisation d’un parti indépendant qui constituerait alors un pôle d’attraction suffisant pour précipiter à son tour la crise dans les rangs des PC officiels. L’évolution à gauche du Parti socialiste espagnol - plus nette encore que celle de la SFIO - conduit Trotsky à Insister pour que ses partisans opèrent en Espagne ce qu’on appelle le « tournant français », en négociant leur entrée dans le parti de Largo Caballero.

L’échec des soulèvements d’octobre 1934 est en effet loin d’avoir brisé le développement vers la gauche d’importants secteurs du Parti socialiste et de l’UGT. Largo Caballero, porté par le mouvement naturel de radicalisation des masses, s’en est fait le porte-parole et devient à son tour par son action, un des plus puissants facteurs de son accélération. En prison, le vieux militant réformiste découvre les classiques du marxisme, s’enthousiasme pour la lecture de L’État et la Révolution, pour Lénine et pour la révolution russe. Il réunit autour de lui une pléiade d’intellectuels brillants, les Araquistáin, Carlos de Baráibar, Alvarez del Vayo qui constituent l’état-major de l’hebdomadaire Claridad qui se donne pour mission de propager l’orientation révolutionnaire nouvelle. Luis Araquistáin la résume en ces termes :

« Je crois que la IIe et la IIIe Internationales sont virtuellement mortes. Il est mort le socialisme réformiste, démocratique et parlementaire qu’incarnait la Ile Internationale. Il est mort aussi ce socialisme révolutionnaire de la IIIe Internationale qui recevait de Moscou mots d’ordres et tournants pour le monde entier. Je suis convaincu que doit naître une IVe Internationale qui fonde les deux premières, prenant à l’une la tactique révolutionnaire, à l’autre le principe de l’autonomie nationale » [6].

Ces néo-révolutionnaires sont suivis, soutenus, parfois précédés par la Jeunesse socialiste. Ensemble, ils font campagne pour ce qu’ils appellent une « bolchevisation » du Parti socialiste qui en ferait un parti révolutionnaire. L’organe de la JS de Madrid, Renovación, lance un appel aux trotskistes de la Gauche communiste qu’il considère comme « les meilleurs théoriciens et les meilleurs révolutionnaires d’Espagne », pour qu’ils entrent dans le Parti [7] et la Jeunesse socialiste afin de précipiter cette transformation nécessaire. C’est un pas que franchissent, dès 1934, quelques militants trotskistes importants, notamment Henri Lacroix et José Loredo Aparicio.

Mais la majorité des trotskistes espagnols ne se laissent pas convaincre par les arguments de Trotsky et moins encore par les appels de ceux que ce dernier appelle « la magnifique Jeunesse socialiste arrivée spontanément à l’aide de la VI Internationale ». Malgré l’opposition de L. Fersen et Esteban Bilbao, c’est à une très large majorité qu’à l’automne de 1934, la Gauche communiste refuse, pour ce qui ne serait, selon elle, qu’un « profit circonstanciel », de « se fondre dans un conglomérat amorphe appelé à se briser au premier contact avec la réalité » [8], en d’autres termes, d’entrer dans le Parti et la Jeunesse socialiste dont elle considère que les nouvelles orientations sont largement démagogiques et le révolutionnarisme purement verbal. En fait, l’expérience de l’Alliance ouvrière a permis aux militants de la Gauche communiste de se rapprocher, à travers une collaboration quotidienne, du Bloc ouvrier et paysan, particulièrement en Catalogne. Les trotskistes espagnols sont, eux aussi, désireux de rompre l’isolement auquel les condamne dans l’action la petite dimension de leur organisation, et de trouver un champ d’action immédiate plus vaste, en même temps que de répondre au sentiment passionné de recherche de l’unité répandu parmi les masses et entretenu par l’insurrection des Asturies. Quelles que soient leurs divergences avec les maurinistes sur un certain nombre de points importants, ils les considèrent, comme l’écrit aujourd’hui Andrade [9], comme « plus proches » et par conséquent « plus influençables » et sont sensibles au fait que la fusion avec eux leur donnerait des dimensions appréciables en Catalogne en même temps que les éléments d’un parti à l’échelle nationale. Un long travail en commun a rapproché, sur tous les plans, les deux organisations. La Gauche communiste a rompu avec Trotsky, et le Bloc ouvrier et paysan refusé de se joindre aux efforts d’organisation de la « droite » sur le plan International. L’une et l’autre organisations se retrouvent d’accord sur la formule de « révolution démocratique-socialiste » en Espagne et sur la nécessité de constituer un nouveau parti. De leur fusion naît, le 25 septembre 1935, à Barcelone, le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) qui se veut une étape sur la voie de l’unification des « marxistes révolutionnaires » en Espagne. La résolution de fondation proclame :

« Le grand Parti socialiste révolutionnaire (communiste) se constituera en regroupant au sein de la même organisation tous les noyaux marxistes révolutionnaires existants, ainsi que la nouvelle génération révolutionnaire qui commence à entrer en action sous l’impulsion de l’unité marxiste, et les éléments qui ont été démoralisés par le fractionnisme à l’Intérieur du mouvement ouvrier et se sont temporairement retirés de l’actionix » [10].

Il s’agit, pour le nouveau parti, de « gagner à ce point de vue les secteurs réellement marxistes des partis socialiste et communiste afin que l’un et l’autre, gagnés à l’idée d’un parti socialiste révolutionnaire unique, se prononcent pour un Congrès d’unification marxiste révolutionnaire » [11]. Le nouveau parti se situe dans la tradition communiste, celle de la révolution d’Octobre et des quatre premiers congrès de l’IC, sous le drapeau « de Lénine et de Trotsky », mais prend ses distances vis-à-vis du « trotskisme » et de ses organisations pour la IVe Internationale. Il compte quelque 8 000 militants, une base ouvrière réelle, notamment en Catalogne dans des villes industrielles comme Lérida ou Gérone, et des groupes nettement moins solidement implantés en Andalousie, en Estrémadure, au Pays basque et dans les Asturies. Ses dirigeants sont tous des hommes connus dans le mouvement ouvrier, non seulement Maurín et Nín, mais Luis Portela et Juan Andrade, anciens dirigeants des JS et du premier PC, Luis Garcia Palacios, un des premiers responsables des JC, David Rey et Pedro Bonet pionniers du communisme et des CSR catalans, l’ancien fonctionnaire du parti et de l’Internationale, Julien Gorkín. En Catalogne, à partir des syndicats de la CNT dont les militants du Bloc avaient pris la direction et qui, pour cette raison, en ont été exclus, il constitue même une organisation syndicale, la Fédération ouvrière d’unité syndicale (FOUS) dont Andrés Nín est secrétaire général qui rassemble la majorité des travailleurs organisés à Tarragone, Lérida et Gérone, et qui s’affirme numériquement supérieure à I’UGT catalane.

Cette fondation du POUM par la fusion des deux organisations qui avalent inspiré et animé l’Alliance ouvrière se produit précisément dans la période de déclin de cette dernière et contribue peut-être, indirectement, à ce que la gauche socialiste s’éloigne d’elle. Mais c’est surtout que, dans l’intervalle, s’est produit le tournant de la politique stalinienne mondiale qui se traduit par la nouvelle ligne adoptée lors du VII congrès de l’Internationale communiste. Au-delà du mot d’ordre de « front unique » apparaît - présenté comme son approfondissement ou son élargissement - celui du « front populaire » qui est en réalité de nature opposée puisqu’il postule l’alliance des organisations ouvrières avec les partis républicains. Numériquement faibles, les organisations communistes officielles, une fois brisé un isolement dont leur propre politique sectaire avait constitué le facteur essentiel, bénéficient de conditions favorables à un développement rapide de leur influence. C’est que, dans cette atmosphère prérévolutionnaire, le prestige de la révolution russe, dont elles prétendent incarner la tradition et la continuité, est immense. Elles ont en outre pour elles leurs liens internationaux, leurs capacités d’organisation, leur expérience, des moyens matériels considérables, l’écho que rencontre dans 1’Espagne angoissée la campagne antifasciste mené par les PC dans le monde entier.

Or la tendance gauche du Parti socialiste leur offre un terrain favorable, alors même qu’elle suscite chez leurs dirigeants des réserves qu’ils expriment en privé au moins, par rapport à ces tendances de toute évidence « gauchistes ». Mais la phraséologie révolutionnaire de Caballero et de ses lieutenants ne s’appuie sur aucune analyse sérieuse, repose en revanche sur une profonde ignorance de la nature du phénomène stalinien, sur une absence quasi totale de mots d’ordre concrets, sur une excessive confiance en leurs propres forces. Forts de leurs centaines de milliers d’adhérents, les dirigeants socialistes et ugétistes ne prennent pas au sérieux les risques éventuels d’un « noyautage » de la part des communistes officiels. Pour beaucoup de socialistes de gauche, en outre, la fusion des deux partis socialiste et communiste apparaît comme le remède-miracle à la division source de faiblesse, la perspective nécessaire à la victoire. Elle leur semble agalement inscrite dans la nature des choses, comme résultat d’une double évolution, « à gauche » de la part de leur propre parti, « à droite » de la part du PC. Certains - au premier rang desquels Alvarez del Vayo, vice-président de l’organisation socialiste de Madrid - vont plus loin encore et voient dans le PC et, de façon générale, dans l’URSS et l’Internationale communiste les seules forces « efficaces », les points d’appui permettant de surmonter les divisions, le verbalisme, et, en définitive, l’impuissance de leur propre parti.

La coalition de ceux qui se font, consciemment ou non, les agents du stalinisme dans les rangs du mouvement ouvrier espagnol et de ceux, beaucoup plus nombreux, pour qui seules désormais d’infimes nuances séparent les deux partis si longtemps opposés, conduit à des reclassements rapides. Un groupe de dirigeants avec Alvarez del Vayo et deux responsables nationaux de l’UGT, Amaro del Rosal et Edmúndo Rodriguez, fait figure d’alliés ouverts du PC que certains, beaucoup plus tard, qualifieront d’« agents ». Mais surtout, les dirigeants de la Jeunesse socialiste s’engagent et progressent très rapidement dans la même voie. Le tout jeune secrétaire des JS., Santiago Carillo, et son principal lieutenant, Federico Melchor, antistaliniens et antiréformistes déclarés, qui passent en 1934 pour des sympathisants trotskistes, reviennent en 1935 d’un voyage à Moscou convaincus de la nécessité d’œuvrer à « l’unité » qu’ils s’emploient aussitôt à réaliser entre les deux organisations de jeunesse : c’est le 1eer avril 1936 que la fusion de la minuscule Jeunesse communiste de Fernando Claudín avec la puissante organisation de la Jeunesse socialiste donne naissance à la Juventud Socialista Unificada (JSU) qui constitue dès lors le levier principal de l’influence stalinienne en Espagne. C’est vers la même époque que les socialistes de Catalogne, à la suite d’un des lieutenants de Largo Caballero, Rafael Vidella, s’engagent eux aussi dans la voie qui va conduire à la fusion du Parti socialiste et du Parti communiste en Catalogne dans le Partido Socialista Unificado de Cataluña (PSUC) qui adhère dès sa fondation à la IIIe Internationale. Le phénomène est évidemment capital. Le fait que la crise ouverte au sein du Parti socialiste en réaction contre sa politique réformiste, sous la pression des ouvriers et des paysans, dans le cadre de la crise du régime, comment à se résoudre par un renforcement du courant néo-réformiste incarné par les communistes staliniens revêt en définitive plus d’importance que le regroupement des révolutionnaires, « l’union des marxistes » qui a donné naissance au POUM. l’affaiblissement du poids spécifique de l’Alliance ouvrière, le rapprochement entre socialistes et communistes, le renforcement de ces derniers et le poids qu’ils apportent, à l’intérieur du mouvement ouvrier, en faveur des partisans du renouvellement d’une alliance avec les partis républicains, ouvrent même le risque de rejeter le POUM à l’extérieur du front en train de se constituer, et le menacent d’un isolement tant politique que géographique alors même que les lendemains de l’insurrection asturienne démontrent qu’aucune des questions qui sont au cœur de la crise espagnole n’est près d’être réglée par les voies pacifiques et parlementaires, et que la guerre civile est, plus que jamais, à l’ordre du jour.

Le gouvernement de centre droit de Lerroux paraît en effet incapable de maîtriser la situation. Son ministre de l’agriculture, le démocrate chrétien Gimenez Fernández cherche dans le catholicisme social la quadrature du cercle : une réforme agraire qui ne léserait pas vraiment les intérêts des grands propriétaires. La haine de l’extrême droite se déchaîne contre ce « bolchevik blanc » ! La CEDA quitte le gouvernement parce que le président de la République, Alcalá Zamora, a refusé à Gil Robles l’exécution des députés socialistes asturiens condamnés à mort. Mais elle y revient, cette fois aux Gil Robles au ministère de la Guerre, ce qui lui permet d’attribuer aux principaux commandements aux généraux organisés dans l’Union militaire espagnole (UME) fondée par Sanjurjo en vue de la préparation méthodique du pronunciamiento qui apparaît de plus en plus comme la solution, indépendamment des risques qu’il comporte ; le général Francisco Franco est chef d’état-major, le général Fanjul sous-secrétaire d’État, le général Rodriguez del Barrio inspecteur de l’Armée, et tous comptent parmi les têtes du complot. La CEDA est à chaque instant près d’être débordée sur sa droite, soit par sa propre organisation de jeunesses la Juventud de acción popular (JAP) que dirige Ramón Serrano Suñer, beau-frère de Franco, admirateur d’Hitler et de Mussolini, grand pourfendeur de « juifs, franc-maçons et marxistes », soit par la Phalange, au programme et aux méthodes typiquement fascistes, que dirige désormais en chef incontesté le jeune José-Antonio Primo de Rivera, lui aussi agent du gouvernement fasciste italien.

C’est le président de la République qui se décide finalement à mettre un terme à ces deux armées de réaction - le bienio negro, comme on les appellera désormais - en dissolvant ces Cortes désormais ingouvernables au lendemain de scandales financiers qui ont achevé de discréditer Lerroux, et alors que le chef du principal parti parlementaire, Gil Robles, multiplie les déclarations de guerre et les menaces contre la république parlementaire. « En haut », on ne peut plus. « En bas », on ne veut plus. De nouvelles élections, sur la base des réalignements politiques, peuvent permettre aux classes dirigeantes de gagner du temps avant l’affrontement de plus en plus inéluctable, à leurs yeux du moins.

Notes

[1] A. Nin, op. cit. p .141

[2] C. Lorenzo, op. cit. p. 78

[3] Texte intégral dans Peirats, op. cit. pp.70-78 ; ici p. 70

[4] Ibidem, p. 77

Chapitre V - Front populaire : voie parlementaire sans issue

En 1933, la loi électorale, favorisant impitoyablement les grandes formation dans le cadre d’un scrutin majoritaire dans d’immenses circonscriptions, avait joué en faveur de la droite contre l’éclatement de la coalition entre républicains et socialistes qui avait résulté des deux premières années de gouvernement de la gauche. Après la réaction du bienio negro, elle joue en sens inverse, accentuant la victoire électorale du bloc - le futur Front populaire - au sein duquel se retrouvent partis ouvriers et républicains bourgeois. Il serait faux pourtant d’attribuer à la seule influence de cette loi électorale la reconstitution d’une coalition des gauches.

D’abord, les efforts de la droite, au lendemain de l’insurrection d’octobre 1934, pour élargir la répression ont favorisé un rapprochement : les poursuites, l’arrestation d’Azaña, l’acharnement de certains milieux politiques gouvernementaux contre lui et ses proches, aussi bien que contre les organisations ouvrières, ont favorisé leur rapprochement sur le plan politique, impossible en toute objectivité au lendemain des événements de Casas Viejas dont il avait, en 1933, endossé la responsabilité. Ensuite, les fameuses attaques de l’extrême droite ont écarté du centre ses éléments libéraux, dont certains ont rejoint des formations plus à gauche. Un regroupement politique se fait autour de la Gauche républicaine d’Azaña, rejoint par Casares Quiroga, de l’Union républicaine de Martinez Barrio, qui abandonne les radicaux, et du parti républicain de Sánchez Román.

Ce sont là des facteurs favorables aux yeux de bien des militants ouvriers : en subissant la répression, ou en combattant celle qui frappe les militants ouvriers après 1934, en rompant nettement avec la coalition du centre droit, les éléments républicains se sont sinon totalement, du moins en grande partie, réhabilités. Au cours des derniers mois de 1935, le danger fasciste n’a en outre cessé de grandir en Espagne comme dans le reste du monde où la victoire hitlérienne l’a mis à l’ordre du jour. La propagande des communistes officiels, mais aussi celle des dissidents du POUM, celle des socialistes et dans une certaine mesure celle des libéraux mettent le danger fasciste au centre des préoccupations ouvrières. Or les communistes se font les champions de l’antifascisme conçu comme le regroupement le plus large possible de tous les adversaires du fascisme, même extérieurs au mouvement ouvrier. La nouvelle combinaison des forces aboutit à un nouveau regroupement, un renouvellement de l’union de la gauche, de l’alliance des partis ouvriers et des républicains bourgeois. D’une part, en effet, l’aile droite du Parti socialiste, dirigée par Besteiro, et son centre, avec Prieto, disposent de meilleurs arguments pour défendre une telle alliance avec Azaña, d’autre part l’aile gauche, impressionnée par l’URSS, ses réalisations économiques, le plan quinquennal, la collectivisation de l’agriculture, se rapproche des communistes qui, depuis quelques mois, mènent campagne en faveur du Front populaire.

Dans ces conditions, dès le mois de décembre, la décision est prise par la direction du Parti socialiste de s’allier avec 1es républicains de gauche. Revenu clandestinement de France où il s’était réfugié après les événements d’octobre 1934, Indalecio Prieto parvient à convaincre le comité exécutif : Largo Caballero, mis en minorité, démissionne de son poste à l’exécutif. Les jeux sont faits. Il ne faudra pas plus d’une semaine pour que soit négociée, puis signée le 15 Janvier, l’alliance électorale. Le programme de la nouvelle coalition est un programme modéré que les socialistes qualifient sans ambages de « démocratique bourgeois » : retour à la politique religieuse, scolaire et régionale des premières années de la république, réactivation de la réforme agraire, mesures de réanimation de l’économie par l’intervention de l’État, amnistie enfin pour tous les détenus politiques. Dans toutes les circonscriptions sont établies et des listes communes à l’intérieur desquelles les sièges sont répartis d’avance entre les différentes formations. Le Parti socialiste et le Parti communiste s’engagent à l’avance à soutenir la réalisation de ce programme, qu’ils considèrent comme minimum, sans participer au gouvernement - cette dernière éventualité étant énergiquement rejetée par la tendance Largo Caballero qui menace de faire scission au cas où elle se produirait. Le pacte d’alliance électorale est signé par la Gauche républicaine, l’Union républicaine, le Parti socialiste, le Parti communiste, l’UGT, la Jeunesse socialiste, le POUM, le Parti syndicaliste de Pestaña et l’Esquerra catalane [1].

La signature apposée par Juan Andrade au nom du POUM soulève dans l’extrême gauche internationale d’âpres polémiques. Trotsky dénonce ce qu’il appelle la « trahison » du POUM, écrit « La technique électorale ne peut justifier la politique de trahison que constitue le lancement d’un programme commun avec la bourgeoisie » [2]. Nín justifiera le comportement de son parti en affirmant que le mouvement des masses et leurs illusions démocratiques étaient si forts que le POUM ne pouvait que s’y rallier, le temps des élections, sous peine de se trouver complètement isolé et de perdre toute audience parme les ouvriers. En fait, l’argument majeur, qui emporte sans doute réticences et principes, est celui qui conduit au même moment la CNT à mettre de côté sa consigne traditionnelle d’abstention et à œuvrer, discrètement, mais efficacement, à la victoire électorale du Front populaire : le fait que les 30 000 prisonniers des Asturies détenus peuvent du jour au lendemain voir s’ouvrir les portes de leurs prisons. C’est cette volonté d’efficacité dans la solidarité ouvrière immédiate avec les Insurgés de 1934 qui cimente la volonté des militants ouvriers d’opposer un barrage « légal » à une nouvelle période de gouvernement de la droite, même quand, et c’est le cas au moins à la gauche du Parti socialiste, dans le POUM et à la CNT, les militants ne se font pas la moindre illusion sur la réalité de la menace du fascisme, indépendamment du résultat des élections.

Le 16 févier en tout cas, les listes de ce qui va être le Front populaire l’emportent par une mince marge de quelques centaines de milliers de voix, mais s’assurent aux Cortes une confortable majorité. La répartition préalable des sièges donne 84 députés au parti d’Azaña, 37 à celui de Martinez Barrio, 38 à l’Esquerra de Companys, 90 au Parti socialiste, 16 au Parti communiste, 1 au POUM - Joaquín Maurín et 1 au Parti syndicaliste - Pestaña. La CEDA a encore 86 députés, la Rénovation espagnole 11 seulement. Le bruit court avec insistance dans les milieux gouvernementaux que le général Franco a proposé au chef du gouvernement l’intervention de l’armée pour annuler les élections. Mais celui-ci préfère céder immédiatement la place à l’un des chefs de file des vainqueurs. Azaña est aussitôt chargé de former le gouvernement : il maintient l’état d’alarme proclamé par son prédécesseur dès le lendemain des élections.

Dès l’entrée en fonction d’Azaña, l’écheveau de l’histoire, une fois de plus, semble se dérouler en sens inverse : le 22 févier, tous les détenus politiques sont amnistiés, le 23, les paiements de rentes en Andalousie et Estrémadure sont supprimés, gage d’une accélération de la réforme agraire. Les municipalités basques suspendues en 1934 sont remises en place ; Companys, sorti de prison, reprend la tête de la Généralité en Catalogne. Deux des généraux suspects de conspiration sont éloignés de la capitale, Franco nommé aux Canaries, Goded aux Baléares. Le 4 avril, Azaña présente aux Cortes son programme législatif : il s’agit de réaliser à la lettre le programme électoral du Front populaire, une réforme agraire approfondie et renouvelée, des constructions scolaires massives, une autonomie accrue pour les municipalités, un statut d’autonomie pour les provinces basques, la réintégration dans les entreprises de tous les travailleurs licenciés pour raisons politiques et syndicales depuis 1933. Il réaffirme solennellement qu’il n’est pas question de nationalisation de la terre, de la banque ou des entreprises industrielles, promet à la droite de reporter la date des élections municipales, adjure droite et gauche de jouer le jeu parlementaire et de laisser se dérouler son entreprise de réforme dans la légalité.

C’est que le gouvernement se trouve d’ores et déjà dans une situation difficile. Dès l’annonce de la victoire électorale, des « défilés de victoire » monstres ont eu lieu dans toutes les grandes villes espagnoles : des prisons ont été ouvertes, à Valence et à Oviedo et des prisonniers libérés sans attendre le décret d’amnistie. Un peu partout éclatent des incidents entre la foule des manifestants et les forces de police qui montent la garde devant les églises et les immeubles des journaux réactionnaires. Dans tout le pays des grèves éclatent pour la réintégration immédiate des ouvriers licenciés, le paiement d’arriérés de salaires aux travailleurs emprisonnés, contre la discipline du travail, pour l’augmentation des salaires et de nouvelles conditions de travail. L’agitation est peut-être plus générale encore dans les campagnes où se multiplient les asentamientos, occupations de terres par les paysans pauvres, elles aussi sources de rixes, parfois de fusillades entre manifestants et gardes civils. L’extrême droite organise le terrorisme. Le 13 mars, un groupe d’étudiants phalangistes tentent d’assassiner un député socialiste, tuant le policier qui l’accompagne. Le 14, la foule envahit les ateliers du quotidien de Calvo Sotelo, La Nación, et tente d’incendier l’immeuble. Le même jour, il y a quatre morts à Logroño dans un heurt entre l’armée et une manifestation paysanne. Le 19, des inconnus ouvrent le feu sur la maison de Largo Caballero. Le 13 avril, des phalangistes assassinent un juge qui vient de condamner à trente ans de prison l’un des leurs, meurtrier d’un vendeur de journaux ouvriers.

Les socialistes de gauche, et particulièrement les Jeunesses, sont à la pointe des « défilés de victoire » où ils réclament la dictature du prolétariat. Leur presse multiplie les parallèles entre la Russie de 1917 et l’Espagne de 1936, comparant Azaña à Kerensky, et faisant de Largo Caballero le « Lénine espagnol ». En vain Azaña au cours d’orageuses entrevues au début de mars, demande-t-il à Largo Caballero de mettre un frein à ces manifestations. Le dirigeant socialiste l’assure de sa loyauté au Front populaire, mais lui reproche sa lenteur dans l’application de son programme. Claridad, devenu quotidien le 6 avril, entretient la ferveur des socialistes, annonce la victoire prochaine. Le 1 mai, il célèbre « la grande armée des travailleurs dans sa marche en avant vers le sommet proche du pouvoir », et 10 000 membres des Jeunesses socialistes, en uniforme, le poing levé, défilent en bon ordre, chantant des chants révolutionnaires et scandant des mots d’ordre pour un « Gouvernement ouvrier » et une « Armée rouge ». Les socialistes de Madrid se prononcent non seulement pour la « dictature du prolétariat », mais pour l’unité socialiste-communiste, l’unification syndicale, la transformation de l’Espagne en « confédération des peuples ibériques », la reconnaissance - y compris pour le Maroc - du droit à l’autodétermination des peuples. Largo Caballero se rend en personne au congrès de la CNT qui se tient à Saragosse et y tient un langage décidé. Peu après, il déclare : « la révolution que nous voulons ne peut se faire que par la violence. Pour établir le socialisme en Espagne, i1 faut triompher de la classe capitaliste et établir notre pouvoir » [3] et appelle les républicains à laisser la place.

Dans la CNT, c’est le triomphe de la FAI au cours de ce congrès qui se termine le 15 mai, dans la vieille cité aragonaise pavoisée de drapeaux rouges et noirs, par ce que César M. Lorenzo appelle « un déferlement impressionnant de mysticisme révolutionnaire, d’optimisme et d’excitation collective » [4]. Les « trentistes », battus, capitulent sans condition, et les « anarcho-bolcheviks » renoncent même à défendre dans une telle atmosphère leurs plans d’organisation militaire pour la lutte contre un coup d’État fasciste. Du programme adopté, César Lorenzo peut écrire que « les puérilités et l’utopie s’y donnaient libre cours avec un oubli total des particularités de l’Espagne, de la situation internationale, du moment historique et de la manière d’atteindre la nouvelle terre promise » [5].

En réalité l’enthousiasme révolutionnaire qui transporte socialistes de gauche et anarcho-syndicalistes est loin de se donner les moyens et d’ouvrir les voles de la révolution victorieuse. Ni les uns ni les autres n’apportent de perspectives immédiates, de buts unificateurs, d’objectifs concrets. La phrase révolutionnaire règne en maîtresse sur ce mouvement, double reflet de la recherche, par la jeunesse inexpérimentée, d’une voie révolutionnaire, et, par les dirigeants socialistes de gauche, d’un instrument de pression dans leur propre parti et sur leurs alliés républicains.

C’est d’ailleurs du sein du Parti socialiste que vient la première contre-attaque. A Cuenca, le 1 mai, à l’occasion d’une élection partielle, Prieto prononce un discours qui constitue un véritable programme gouvernemental. Il dénonce les méfaits de la violence et de l’anarchie, génératrice à ses yeux du fascisme, affirme que l’agitation révolutionnaire, faute de pouvoir conduire à ce qui ne serait qu’une « socialisation de la misère », risque de provoquer un coup d’État militaire dont le général Franco, par ses qualités, serait le chef tout trouvé. Il adjure donc les travailleurs d’être raisonnables, d’éviter de « faire le jeu » du fascisme en entretenant la peur par leurs revendications « exagérées », se prononce pour un gouvernement de coalition avec les républicains qui s’assignerait un programme de réformes progressives et prudentes, de réforme agraire et d’industrialisation dans le cadre d’un capitalisme modernisé. Mais l’heure de Prieto n’est pas encore venue : quand les Cortes, à la suite d’une opération dans laquelle il a joué un rôle de premier plan, déposent le président Alcalá Zamora dont Azaña va prendre la place, il doit, à cause de la résistance de la gauche socialiste et de crainte d’une scission, refuser d’assumer la présidence du Conseil qui est alors confiée à Casares Quiroga, un républicain de Galice.

La tumultueuse montée du mouvement ouvrier et paysan avive les contradictions au sein des partis et entre eux. Si Largo Caballero et ses partisans rivalisent avec les militants de la CNT pour animer grèves et manifestations, le Parti communiste adopte une politique de réserve marquée qui le rapproche de l’aile Prieto. Son secrétaire, José Diaz, souligne dans un discours, à Saragosse, que « les patrons provoquent et attisent les grèves pour des raisons politiques de sabotage », et dénonce l’intervention des « agents provocateurs » [6]. De son côté, Nín, secrétaire politique du POUM, rétorque que « chaque recul de la réaction, chaque progrès de la révolution, est le résultat direct de l’initiative et de l’action extra-légale du prolétariat » [7]. Ces divergences ne se limitent pas à des polémiques dans la presse : le 13 avril, à Ecija, Prieto, González Peña et Belarmino Tómas sont accueillis par des coups de feu partis vraisemblablement des rangs des Jeunes socalistes ; à Malaga, au mois de juin, sont successivement assassinés un dirigeant de l’UGT, le fils d’un dirigeant cénétiste et un dirigeant socialiste.

Cette tension, l’éclatement au sein des partis et syndicats ouvriers de conflits de cette importance et de cette violence s’expliquent : en fait, c’est la question du pouvoir que posent, par leurs revendications, les travailleurs qui se lancent dans des grèves de plus en plus dures. Les ouvriers métallurgistes de Catalogne avaient obtenu en 1934 la semaine de 44 heures, mais ont dû travailler 48 heures pour le même salaire en 1935. Ils exigent donc un rappel de 15 mois et refusent un compromis offert par la Généralité d’une semaine de 40 heures avec le salaire de 44. Les cheminots exigent le retour à leurs salaires de 1931-1933, et les compagnies offrent vainement d’ouvrir leurs livres de comptes pour prouver qu’elles ne peuvent les satisfaire. Les travailleurs des tramways de Madrid prennent au mot la compagnie qui tient le même langage. Ils décident de fonctionner à leur propre compte et ouvrent une souscription qui leur rapporte des sommes considérables.

Mais c’est la grève du bâtiment de Madrid qui va porter à leur plus haut degré les contradictions sociales et politiques. La grève est décidée le 1 juin par une assemblée générale réunie à l’appel des deux centrales syndicales : les ouvriers réclament une Importante hausse des salaires, la semaine de 36 heures, un mois de congé payé, la reconnaissance de maladies professionnelles, dont les rhumatismes. Mais le patronat tient bon. La CNT appelle alors les ouvriers grévistes à appliquer les principes du communisme libertaire, se servir dans les magasins d’alimentation, manger sans payer dans les restaurants. Claridadet Mundo Obrero dénoncent ces consignes comme des « provocations anarchistes ». L’arbitrage d’un jury mixte donne satisfaction partielle aux ouvriers pour les salaires, augmentant les plus bas de 5 %, les autres de 10 %. Le 20 juin, consultés, les ouvriers de l’UGT se prononcent pour l’acceptation de l’arbitrage à l’appel de leurs dirigeants. Mais la CNT appelle à la poursuite de la grève, traite de « jaunes » les dirigeants ugétistes. Le secrétaire de la fédération du Bâtiment, Edmundo Domínguez, sympathisant du PC, déclare que la grève peut « dégénérer en péril grave pour le régime », tandis que les dirigeants cénétistes David Antona et Cipriano Mera lancent un appel à l’« unité révolutionnaire » contre le patronat et le gouvernement qui l’appuie. Des bagarres éclatent devant les chantiers : il y a des morts de part et d’autre. La presse de droite affirme que les ouvriers sont maintenus dans la grève par la « terreur anarchiste » et les phalangistes, sous la direction de Fernández Cuesta, attaquent les piquets de grève et les militants cénétistes qui vont riposter en mitraillant un café, tuant trois hommes de l’escorte de José Antonio Primo de Rivera. Le gouvernement intervient en fermant les locaux de la CNT et en faisant arrêter Antona et Cipriano Mera. La situation devient difficile pour Largo Caballero, accusé par la CNT de faire jouer à l’UGT le rôle de briseur de grève, et à qui la droite de son parti reproche d’avoir joué le rôle de l’apprenti sorcier et de s’être fait déborder par les anarchistes. Le congrès socialiste a été reporté de juin à septembre à la suite de l’affaire d’Ecija, mais, le 30 juin, les résultats de l’élection au comité exécutif - d’ailleurs contestée par les amis de Largo Caballero - donnent la majorité aux partisans de Prieto qui place González Peña à la présidence et Ramon Lamoneda au secrétariat. La scission semble inévitable, mais Largo Caballero a définitivement perdu l’appareil au moment où il semble perdre le contrôle du mouvement des masses.

Du côté de l’oligarchie, les préparatifs s’accélèrent. Le fait important n’est pas cependant le plus spectaculaire : les progrès de la Phalange, ses agressions et attentats quotidiens, ses tentatives pour commencer à aguerrir ses troupes et briser par le meurtre et la terreur le mouvement ouvrier et paysan. Le fait capital est dans les préparatifs des chefs militaires organisés dans l’Union militaire espagnole. L’éloignement, au lendemain des élections, des généraux Franco et Goded a ralenti la conspiration. Son chef, Sanjurjo, qui réside au Portugal, prend au mois d’avril, en Allemagne même, les contacts nécessaires et reçoit des autorités hitlériennes la promesse de leur soutien. Le gouvernement fasciste de Rome fournit argent et armes. Le financier Juan March se charge à Londres de gagner des complicités. Le général Mola, ancien chef de la Sécurité de la monarchie, nommé commandant militaire en Navarre, assure la direction générale, aidé des colonels Varela et Yagüe qui assurent les liaisons avec les autres chefs militaires. Un nouveau plan est élaboré qu’il faudra modifier au mois d’aval, deux Jours avant la date fixée pour le pronunciamiento. Mais ce report a permis de recruter deux chefs importants, qui passent pour républicains, les généraux Queipo de Llano et Cabanellas, et, grâce à Franco, l’amiral Salas, qui apporte l’appui de la marine. Les plans définitifs prévoient le soulèvement militaire pour le 10 juillet : les conjurés ont obtenu l’accord de José-Antonio Primo de Rivera et de Calvo Sotelo et tout le monde accepte pour le moment l’autorité du général Sanjurjo.

De tels préparatifs ne peuvent passer inaperçus. D’abord parce que la police est informée, et qu’elle informe le gouvernement. Ensuite parce qu’une société secrète d’officiers républicains - le général d’aviation Nuñez del Prado, le colonel Asensio Torrado, le commandant Pérez Farrás - suit à la trace les conspirateurs et informe également le gouvernement. Mais celui-ci ne saurait agir réellement contre le complot des généraux qui constituent en réalité, en même temps qu’un danger pour le régime politique de l’Espagne, l’ultime rempart de la défense de son régime économique et social. C’est donc en pleine connaissance de cause que, dans une note du 18 mars, il dénonce les « injustes attaques » dont sont l’objet les officiers « fidèles serviteurs du pouvoir constitué et garantie d’obéissance à la volonté populaire », assurant qu’elles révèlent de la part de leurs auteurs « le désir criminel et obstiné de miner l’armée » [8. En juin, le président du Conseil Casares Quiroga dément obstinément tous les bruits de conspiration militaire et qualifie de « fantaisies de la ménopause masculine » [9] les avertissements lancés par Prieto. Pour ce républicain bourgeois, la grande affaire à ce moment est, ainsi que le souligne Gabriel Jackson [10], la grève du bâtiment de Madrid, et il est anxieux de conserver les bonnes grâces des chefs de l’armée face au péril majeur qui menace la société. Pour éviter la guerre civile qui menace et ne lui laisserait aucune place, le gouvernement de Front populaire de la petite bourgeoisie ne peut que louvoyer, frapper mollement tour à tour chacun de ses adversaires de droite et de gauche, pour ne pas se livrer sans défense à l’autre. En fait, il est déjà condamné, et les tragiques événements du mois de juillet, le double assassinat du lieutenant del Castillo et du leader des droites Calvo Sotelo ne feront que donner au pronunciamiento la toile de fond qui accentue la crédibilité de ses motifs.

Le 12 juillet, le lieutenant des gardes d’assaut José del Castillo, instructeur de la Jeunesse socialiste et bête noire des pistoleros phalangistes, est abattu. Ses camarades, sûrs de l’impunité des assassins, décident de le venger en s’en prenant à 1’un des cerveaux de l’entreprise : le lendemain, à l’aube, en uniforme, ils enlèvent Calvo Sotelo à son domicile et l’abattent. La presse, les hommes politiques de droite dénoncent le gouvernement, brandissent le prétexte qui va leur permettre de justifier un coup depuis longtemps préparé. Les ouvriers cherchent des armes. Les dirigeants socialistes demandent au gouvernement d’armer les ouvriers. Le chef du gouvernement se porte garant de la « loyauté » de Mola, puis, apprenant la nouvelle du soulèvement, prononce cette parole « historique » - malheureusement moins frappante en français qu’en langue espagnole. « Ils se soulèvent. Très bien, alors moi je vais me coucher » [11].

Le soulèvement militaire était commencé depuis la nuit du 17 au 18 juillet. La guerre civile commençait, à l’initiative de l’oligarchie, pour écraser cette révolution que les révolutionnaires n’avaient pas encore su organiser pour la victoire.

Notes

[1] Texte intégral en annexe, document 25

[2] L.Trotsky, La trahison du Parti ouvrier d’unification marxiste, La révolution espagnole (1936-1939), p 98

[3] Claridad, 15 juin 1936

[4] C. Lorenzo, op.cit. p. 93

[5] Ibidem, p.96

[6] José diaz, Tres años de lucha, p. 164

[7] A. Nin, op. cit. p 171

[8] Note du 18 mars 1936

[9] Jackson, op.cit. p. 195

[10] Ibidem

[11] Cité par J. Peirats, op. cit. p. 138.

La Révolution Espagnole - 1931-1939
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