anarchiste individualiste
23 Août 2014
Chapitre VI - La contre-révolution armée déclenche la révolution
Les plans des insurgés prévoyaient une victoire rapide, et de ne pas reculer, pour cet objectif, devant les mesures les plus radicales. Décidés à payer le prix nécessaire pour écraser le mouvement ouvrier et révolutionnaire, « régénérer » l'Espagne et exorciser définitivement le spectre de la révolution, les généraux contre-révolutionnaires ne se doutaient pas que leur initiative allait précisément libérer les ouvriers et paysans espagnols de leurs hésitations et de leurs divisions, et déclencher cette révolution qu'ils cherchaient précisément à prévenir.
Le mouvement est parti de l'armée du Maroc où, dans la soirée du 17 Juillet, les officiers rebelles brisent toute résistance et que le général Franco viendra diriger à partir du 19. Contre toute évidence, le gouvernement républicain nie la gravité de la situation, annonçant le 18 à 15 heures qu'un « vaste mouvement antirépublicain a été étouffé » et qu'il « n'a trouvé aucune assistance dans la péninsule ». Le soir même, un conseil des ministres, élargi à Prieto, refuse à nouveau de satisfaire la demande présentée par Largo Caballero, au nom de l'UGT, de distribuer des armes aux travailleurs. Continuant à jouer le jeu parlementaire, les Partis socialiste et communiste, dans un communiqué commun, déclarent que « le gouvernement est sûr de posséder les moyens suffisants » et proclament que « le gouvernement commande et le Front populaire obéit » [1]. Dans la soirée pourtant, CNT et UGT lancent l'ordre de grève générale et le 19, à 4 heures du matin, au moment où les combats vont s'engager dans tout le pays, le gouvernement Casares Quiroga démissionne. Sans attendre, Azaña appelle au gouvernement Martinez Barrio qui forme un gouvernement républicain, élargi sur sa droite au groupe de Sánchez Román, extérieur au Front populaire, avec le général Miaja au ministère de la Guerre. Cette ultime tentative de trouver avec les chefs insurgés un terrain d'entente échoue devant la détermination de centaines de milliers de travailleurs qui envahissent les rues de Madrid et réclament des armes. Martinez Barrio refuse de céder à l'ultimatum de l'UGT et de distribuer des stocks d’armes : il démissionne. On trouvera, quelques heures plus tard, un républicain de gauche, le Dr Giral, ami personnel d' Azaña, pour accepter de « décréter » ce qui est devenu la réalité : l'armement des ouvriers, entrepris et réalisé par eux pour faire face au soulèvement des généraux.
Dans le combat ainsi engagé, bien des facteurs expliquent succès et échecs de 1'un ou l'autre camp, et notamment l'attitude des corps de police, gardes civils et d'assaut, dont certains collaborent au soulèvement tandis que d'autres le combattent. Mais, dans l'ensemble, l'effet de surprise ne jouant pas, et les militaires procédant partout de la même manière, on fut dire que le soulèvement de l'armée l'emporte chaque fois que l'aveuglement politique des dirigeants ouvriers n'a pas permis la mise en place de cadres de résistance ou qu'ils se sont laissé prendre à de fausses déclarations de loyalisme : « Il n'est pas imprudent d'affirmer que c'est moins dans l'action des rebelles que dans la réaction des ouvriers, des partis et des syndicats et leur capacité à s'organiser militairement, en un mot, dans leur perspective politique même que réside la clef de l'issue des premiers combats. Chaque fois en effet que les organisations ouvrières se laissent paralyser par le souci de respecter la légalité républicaine, chaque fois que leurs dirigeants se contentent de la parole donnée par 1es officiers, ces derniers l'emportent... Par contre le Movimiento est mis en échec chaque fois que les travailleurs ont eu le temps de s'armer, chaque fois qu'ils se sont immédiatement attaqués à la destruction de l’armée en tant que telle, indépendamment des prises de position de ses chefs, ou de l'attitude des pouvoirs publics « légitimes » ». [2]
Dans presque toute l'Andalousie, le pronunciamiento l'emporte, suivant un scénario presque uniforme : le gouvernement et les autorités se portent garants de la loyauté de l'armée et les travailleurs s'inclinent devant le refus de leur distribuer des armes. Frappés par surprise, ils sont alors écrasés après une résistance acharnée mais improvisée : c'est ce qui se passe à Cadix, Algésiras, Cordoue, Grenade, où les faubourgs se battront jusqu'au 24 juillet. A Séville, le général Queipo de Llano réussit un exceptionnel coup de bluff en s'emparant de l'émetteur radio avec un détachement de gardes civils et en faisant croire qu'il dispose de troupes nombreuses. Les dirigeants ouvriers, socialistes, communistes, anarchistes, se laissent abuser, le temps qu'arrivent par avion les premières troupes marocaines, et la résistance armée des ouvriers commence trop tard. Le faubourg de Triana résiste pourtant une semaine entière avant d'être « nettoyé » à la grenade et au couteau dans une véritable tuerie qui fera quelque 20 000 victimes. Seule ville importante, Malaga demeure aux mains des ouvriers car 1es militaires s'y sont lancés à l'action dès le 17 juillet, puis ont marqué un temps d'arrêt. Les travailleurs utilisent ce répit pour réagir : un comité de défense CNT-UGT prend la direction des opérations. Les maisons qui entourent les casernes sont incendiées et les militaires, menacés de brûler dans leurs retranchements, préfèrent se rendre.
A Saragosse, bastion de la CNT, les militaires remportent un succès inespéré. Le responsable de la CNT, Miguel Abos, fait confiance au gouverneur et au chef de la garnison, le général Cabanellas, tous deux républicains et franc-maçons comme lui. Il réussit à convaincre les militants qu'il n'est pas nécessaire pour eux de s'armer. Ce n'est que le 19, quand se produisent les premières arrestations dans leurs rangs, que les cénétistes comprennent qu'ils ont été dupés et lancent l'ordre de grève générale. Il est trop tard et malgré la détermination ouvrière - la grève durera plus d'une semaine - les trente mille ouvriers organisés des syndicats de Saragosse ont été battus sans avoir pu livrer combat.
Le scénario qui se déroule à Oviedo est proche de celui-ci. Ici, pourtant, certains dirigeants ouvriers ont été clairvoyants, et le journal socialiste de gauche de Javier Bueno, Avance, défiant la censure, a annoncé le soulèvement, dans l'après-midi du 18, et appelé les ouvriers à s'armer. Le chef de la garnison, un républicain, le colonel Aranda, va cependant réussir un extraordinaire rétablissement avec la complicité des socialistes de droite et des républicains qui continuent, malgré les avertissements de Bueno et de la CNT, à lui faire confiance. Sur son conseil, trois colonnes de mineurs, équipés d'armes de fortune, partent au secours de Madrid, cependant que la garde civile se concentre sur Oviedo qu'elle réussit à conserver, citadelle isolée dans le pays minier tout entier aux mains des ouvriers. A Gijon, la garnison proclame aussi son loyalisme mais les ouvriers du port, renforcés par les métallos de La Felguera, encerclent leurs casernes et contraignent les mutins à se rendre au moment où ils venaient de « se prononce ». A Santander, la grève générale a été proclamée dès la nouvelle de l'insurrection : là aussi les casernes sont encerclées et les officiers se rendent sans vrais combats. Dans le Pays basque, les chefs du soulèvement hésitent, les garnisons se divisent. A Saint-Sébastien, quand, le 21, les gardes civils tentent de se soulever, les ouvriers sont prêts, et la ville couverte de barricades. Les Insurgés capitulent entre le 23 et le 28.
Mais le Movimiento essuie d'autres échecs, plus éclatants et lourds de conséquence. Et d'abord dans la marine de guerre où la quasi-totalité des officiers sont gagnés au soulèvement, mais où les marins, sous 1’impulsion de militants ouvriers, se sont organisés clandestinement en « conseils de marins » dont les délégués réunis se concertent dès le 13 Juillet et gardent entre eux le contact par l'intermédiaire des radios. Le signal est donné par un sous-officier de Madrid, affecté au centre de transmissions de la Marine : il arrête le chef du centre, cheville ouvrière du complot et alerte tous les équipages. Ces derniers se mutinent, certains en pleine mer exécutent les officiers qui résistent, s'emparent de tous les navires de guerre et portent ainsi au soulèvement des généraux un coup très sérieux.
A Barcelone, le gouvernement de la Généralité a refusé de distribuer les armes comme le lui demandait la CNT. Mais les travailleurs commencent dès le 18 la chasse aux armes, fusils de chasse, armes à feu des bateaux du port, dynamite sur les chantiers, puis obtiennent des distributions de fusils par les gardes d'assaut. Quand les premières troupes sortent des casernes, dans la nuit du 18 au 19, elles sont attendues par une foule Immense qui charge et les submerge malgré d'épouvantables pertes. Une fraction importante de la Garde civile, puis l'aviation militaire se rangent du côté des ouvriers. Après deux jours de combat, le chef de 1'insurrection, le général Goded, se rend. La dernière caserne a été prise d'assaut. Dans les combats ont péri le chef des Jeunesses du POUM, Germinal Vidal, et le leader anarchiste Francisco Ascaso. Une colonne du POUM, dirigée par Grossi et Arquer, et surtout la fameuse colonne CNT-FAI de Durruti marchent vers Saragosse et sur leur passage, libèrent l'Aragon.
A Madrid, le dirigeant cénétiste Antona est libéré le 19 au matin. Il entreprend immédiatement l'organisation de la lutte armée. Le dirigeant socialiste de gauche Carlos de Baráibar organise un réseau de renseignements par l'intermédiaire des cheminots et des postiers UGT. Aucune caserne n'a encore bougé que déjà des milices ouvrières, munies d'un armement hétéroclite, patrouillent dans les rues. Le 19, on se bat dans plusieurs casernes entre partisans et adversaires du pronunciamiento. Le général Fanjul, de la caserne de la Montaña encerclée, fait tirer sur la foule. Un officier fait distribuer 5 000 fusils. Le 20, les ouvriers, soutenus par des bombardements d'avions « loyaux », enlèvent les casernes au prix de lourdes pertes. Le général Fanjul est fait prisonnier. Des colonnes ouvrières se mettent en marche, vers Tolède, Alcala, Siguenza, Cuenca que le maçon cénétiste Cipriano Mera,. à peine sorti de prison, reprend avec 800 miliciens et une seule mitrailleuse. A Valence, la situation est plus cocasse. La garnison ne se soulève pas, mais les syndicats lancent le 19 l'ordre de grève générale, les casernes sont encerclées et le général Martinez Monje clame sa loyauté à la république : il est rapidement soutenu par une délégation du gouvernement de Madrid, conduite par Martínez Barrio. Ce n'est qu’au début d'août que, secouée par des mutineries, sans perspective politique, la garnison se rend.
Au soir du 20 juillet, sauf quelques exceptions, la situation est clarifiée. Ou bien 1es militaires ont vaincu, et les organisations ouvrières et paysannes sont interdites, leurs militants emprisonnés et abattus, la population laborieuse soumise à la plus féroce des terreurs blanches. Ou bien le soulèvement militaire a échoué, et 1es autorités de l'État républicain ont été balayés par les ouvriers qui ont mené le combat sous la direction de leurs organisations regroupées dans des « comités » qui s'attribuent, avec le consentement et l’appui des travailleurs en armes, tout le pouvoir, et s'attaquent à la transformation de la société. L'initiative de la contre-révolution a déclenché la révolution. Le combat armé contre le soulèvement militaire a exigé un centre, une direction, un début d'organisation. C'est encore plus vrai pour les lendemains de la victoire sur les casernes. I1 faut parfaire la victoire, éliminer les derniers partisans du fascisme, assurer le nouvel ordre révolutionnaire, remettre en marche la production et les communications, préparer de nouvelles opérations militaires, en un mot, gouverner. C'est l'affaire des comités que G. Munis, par une expression saisissante, appelle les « comités-gouvernement » (comités-gobierno) [3]. L'Espace qui a rejeté l'entreprise des généraux en est couverte . comités populaires de guerre ou de défense, comités révolutionnaires, exécutifs, antifascistes, comités ouvriers, comités de salut public exercent partout le pouvoir à l'échelon local. Ils ont été désignés de mille et une façons, parfois élus dans les entreprises ou dans des assemblées générales, parfois désignés par les organisations ouvrières, partis et syndicats, avec ou sans négociation. A l'échelon local, ils sont étroitement contrôlés par une « base » qui les pousse plus souvent qu'ils ne la dirigent. Partout, en tout cas, syndicats et partis y sont représentés en tant que tels dans des proportions qui varient suivant leur influence ou la politique de l'organisation numériquement dominante. Tous, au lendemain de l'écrasement du soulèvement militaire, se sont attribués, avec le consentement ou sous la pression des masses ouvrières et paysannes, toutes les fonctions législatives et exécutives. « Tous décident souverainement... non seulement des problèmes immédiats comme le maintien de l'ordre et le contrôle des prix, mais aussi des tâches révolutionnaires de l'heure, socialisation ou syndicalisation des entreprises industrielles, expropriation des biens du clergé, des « factieux », ou plus simplement des grands propriétaires, distribution entre les métayers ou exploitation collective de la terre, confiscation des comptes en banque, municipalisation des logements, organisation de l'information, écrite ou parlée, de l'enseignement, de l'assistance sociale ». [4]
C'est à partir des comités locaux que s'organisent dans les jours qui suivent l’écrasement de la révolte armée, les pouvoirs régionaux. En Catalogne, où les militants de la CNT ont joué le premier rôle, où la grande majorité des travailleurs armés leur fait confiance, le plénum régional de la CNT repousse la proposition de Garcia Oliver de prendre le pouvoir et d'instaurer le communisme libertaire, se prononce du même coup pour le maintien de l'existence du gouvernement de la Généralité auquel elle refuse pourtant de collaborer. En revanche, elle animera, avec les autres partis, ouvriers et républicains, et les syndicats, le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, véritable deuxième pouvoir, révolutionnaire, autour duquel s'ordonnent les comités spécialisés de guerre, d'organisation des milices, des transports, du ravitaillement, des industries de guerre, de l'« école unifiée » et de l'investigation, véritable ministère de l'Intérieur, qui partage en fait avec la CNT et la FAI l'autorité sur les « patrouilles de contrôle », milices ouvrières de l'arrière.
A Valence, la situation particulière créée par l'attitude de la garnison nourrit pendant quelques semaines un conflit entre la Junte déléguée, de Martinez Barrio, représentant le gouvernement de Madrid et le Comité exécutif populaire dont le comité de grève en CNT-UGT est l'aile marchante. C'est ce dernier qui, au début août, s'impose comme unique autorité révolutionnaire dans la province du Levant.
Dans les Asturies, deux autorités révolutionnaires de fait revendiquent l'autorité : le Comité de guerre, de Gijon, à prédominance anarcho-syndicaliste, avec Segundo Blanco, et le Comité populaire, de Sama de Langreo, avec González Peña. A Santander, le comité de guerre est dominé par les socialistes. Dans le Pays basque, au sein des Juntes de défense, s’affirme l'autorité des représentants du Parti nationaliste basque, soucieux d'ordre autant que d'autonomie. A Malaga, le Comité de vigilance animé par les militants de la CNT dicte ses ordres au gouverneur, « machine à signer... pâle Girondin », comme écrit le journaliste français Delaprée [5].
Dans l'Aragon, reconquis par 1es milices catalanes en quelques semaines, apparaît enfin en dernier lieu le type le plus original de pouvoir révolutionnaire, le Conseil d’Aragon que César Lorenzo baptise « crypto-gouvernement libertaire » [6]. Il est Investi de l'autorité par un congrès des comités de villes et villages constitués au lendemain de la reconquête, et est en réalité une émanation des courants anarchistes les plus déterminés.
En quelques semaines s'ébauchent les institutions nouvelles d'un appareil d'État de type nouveau, qui, à l'abri des comités-gouvernement, émanent en réalité des travailleurs armés et de leurs organisations : commissions d'ordre public ou de sûreté, disposant de patrouilles de contrôle, de milices de l'arrière, de brigades ouvrières ou de gardes populaires, constituent la nouvelle force de police révolutionnaire faisant régner la « terreur de classe ». Des « tribunaux révolutionnaires » élus ou dont les membres sont désignés par les partis et syndicats apparaissent à Barcelone, Lérida, Castellon, Valence. Enfin et surtout, l'institution dominante, dans ce cadre de lutte à main armée, est celle des milices, formées à l'initiative des comités comme des partis et syndicats, armée révolutionnaire improvisée où cohabitent militaires de carrière « loyaux » considérés comme des « techniciens », et militants politiques qui fournissent les meneurs l'homme et les troupes. Là aussi, les comités, notamment le Comité central de Barcelone, s'efforcent d'unifier les modes d'organisation, les règlements, les soldes, la formation militaire. A Madrid, le « 5e régiment » créé par le Parti communiste, donne tous ses soins à la formation de cadres et le Comité central de Barcelone confie à Garcia Oliver l'organisation d'une école populaire de guerre.
Ce sont ces organismes révolutionnaires qui, en quelques Jours, et sans qu'ait été donnée à ce sujet par quelque organisation que ce soit la moindre directive, s'engagent dans la voie du règlement direct des grands problèmes de 1'Espagne. Les comités-gouvernement sont la réplique ouvrière à l’État bourgeois-oligarchique, les malices se substituent à l'armée de caste, le problème de l'Église est réglé de la manière la plus radicale qui soit, avec la fermeture des bâtiments, l'interdiction du culte, la confiscation des biens, la fermeture des écoles confessionnelles et une épuration particulièrement énergique qui frappe la grande majorité des prêtres et religieux. Il en est de même pour les bases économiques de l'oligarchie, la propriété agraire et industrielle. Dans l'ensemble de la zone contrôlée par les comités-gouvernement, les entreprises industrielles sont arrachées a leurs propriétaires, saisies par les ouvriers - c’est l’incautación, de règle dans la région catalane, et, de façon générale, là où dominent les anarchistes - ou contrôlées - c'est l'intervenciónqui prévaut dans les régions sous Influence socialiste ou ugétiste -. Dans la pratique, l'autorité dans 1es entreprises passe aux mains de comités ouvriers élus qui entreprennent la remise en marche de la production sur la base d'une profonde réorganisation conforme à leur conception de la société nouvelle, donnant lieu à une multitude de solutions dont il n'est pas question de les étudier ici, mais qui toutes portent l'empreinte de la volonté des ouvriers de maîtriser leur condition. La même variété apparaît dans les campagnes, marquées par un vaste et profond mouvement de collectivisation qui demeure aujourd'hui encore l'un des sujets les plus controversés de l'histoire de cette période : collectivisation forcée, englobant tous les habitants, collectivisation volontaire englobant parfois la majorité, collectivisation des seules terres des grands propriétaires ou de petits lots réunis, création de coopératives de production ou de distribution, expériences de collectivisme intégral avec suppression de l'argent comme dans l'Aragon reconquis... Des comités qui exercent le pouvoir politique partent des efforts de coordination et de planification de l'économie : conseils de l'économie en Catalogne et au Levant, qui se heurtent évidemment aux problèmes des devises et du crédit, c'est-à-dire, en définitive, au problème du pouvoir politique, réglé seulement en apparence, puisque jugement à l'échelon local et régional, mais intact, puisque subsiste un gouvernement central qu'aucune organisation ouvrière ne prend la responsabilité d'appeler les travailleurs, sinon à renverser, du moins à simplement écarter.
Car le gouvernement subsiste, même s'il n'est, selon l'expression de Franz Borkenau, qu'un « monument d'inactivité ». Conscients de leur impuissance, le gouvernement Giral et ses représentants, le gouvernement Companys en Catalogne, n'ont à aucun moment pris le risque d'affronter 1es comités-gouvernement dans une épreuve de force, et la seule tentative d'ouvrir un conflit de pouvoirs, celle de Valence, a rapidement tourné au désavantage des représentants du gouvernement légal. Pourtant l'existence même de ces autorités constitue un facteur capital. Bien sûr, pendant toute une période, elles se contentent de « décréter » sur le papier ce que les travailleurs ont déjà inscrit dans la réalité : les milices qui montent la garde devant leurs portes et se battent sur le front, les patrouilles qui contrôlent les rues, les comités qui administrent et légifèrent. Mais ce pouvoir de « décréter », qui leur est laissé par les organisations ouvrières et les comités, leur ouvre des possibilités : c'est finalement au nom de l'État et du gouvernement républicain qu'agissent les nouvelles autorités révolutionnaires, et ce n'est pas par simple formalisme que le gouvernement nomme en qualité de « gouverneurs » les présidents des comités qui règnent sur les grandes villes et les provinces. Pour fantomatique qu'il soit, le pouvoir de l'État traditionnel subsiste au moins nominalement, et la situation créée en Espagne « républicaine » par la réplique ouvrière et paysanne à l'insurrection des généraux est une situation de « double pouvoir », en d'autres termes, une situation transitoire ne pouvant être réglée que par l'hégémonie de l'un ou de l'autre.
Les comités-gouvernement ont la confiance des travailleurs en armes, mais ils émanent aussi des partis et des syndicats. Deux possibilités sont ouvertes, au terme d'une situation qui ne saurait durer indéfiniment : ou bien ils se rattachent à la légalité républicaine, prennent place, comme forme de front populaire élargie aux syndicats et au courant anarchiste, dans le cadre d'un Etat de type traditionnel « rénové » qui n'est autre que la république bourgeoise et parlementaire adaptée aux conditions de la guerre civile : telle est la conception que défendent les républicains, les socialistes de l'aile Prieto et les dirigeants du Parti communiste. Ou bien, rompant avec cette légalité bourgeoise, ils se donnent une nouvelle légalité, l'investiture des masses, et se transforment en organes d'un État de type nouveau reposant sur la représentation directe des travailleurs à partir de leur lieu de travail, en d'autres termes, un Etat de type « soviétique », un État des conseils au sens classique, marxiste du terme.
Mais, en cet été de 1936, aucun parte ouvrier n'envisage sérieusement cette dernière solution. Socialistes de Prieto et communistes refusent la perspective d'une « république socialiste » qu'ils jugent non seulement irréaliste, mais dangereuse. Anarchistes et anarcho-syndicalistes refusent d'engager une lutte pour un « pouvoir » dont ils ne sauraient que faire puisqu’il serait contraire à leurs principes de l'exercer. Au POUM - où Maurín, tombé aux mains des franquistes, passe pour exécuté - Andrés Nín, devenu son secrétaire politique et principal dirigeant, affirme qu'en fait la dictature du prolétariat est déjà réalisée en Espagne, où d'ailleurs l'existence de syndicats, de partis, d'organisations prolétariennes spécifiques, rend inutile l'apparition de soviets [7]. Quant à Largo Caballero, il se prononce pour que « les partis ouvriers balayent au plus vite les bureaucrates, les fonctionnaires, le système ministériel de travail » et « passent à de nouvelles formes révolutionnaires de direction » qu'il ne définit pas [8]. La révolution s’arrête à mi-chemin, à la porte du saint des saints, le pouvoir politique, celui de l'État.
Notes
[1] P. Broué et E. Témime, La révolution et la Guerre d’Espagne, p. 84
[2] Ibidem, pp. 87-88
[3] G. Munis, op. ct. passim.
[4] P. Broué et E. Témine, op. cit. p. 11.
[5] L. Delaprée, Mort en Espagne, p. 70
[6] C. Lorenzo, op. cit. p. 147.
[7] A. Nin, op. cit. p. 182
Chapitre VII - La réaction démocratique
La révolution espagnole, à l’ordre du jour depuis cinq ans, explose au cours de la riposte largement spontanée au coup d’état militaire. En quelques heures, face aux mercenaires et aux troupes de l’armée régulière et de la police, c’est l’initiative qui a compté, l’imagination, l’esprit de sacrifice, en un mot l’action des masses plus que la stratégie des appareils des partis et syndicats : plus d’un militant, libertaire ou socialiste, anarcho-syndicaliste ou communiste, a pris en ces jours de fièvre des initiatives que condamnent les principes défendus par son organisation et même ses propres dirigeants. Mais la contre-révolution armée n’a pas été totalement vaincue. Elle l’a emporté dans un bon tiers de l’Espagne et est désormais en mesure de bénéficier de cette aide extérieure qu’elle s’est assurée au cours de la période de préparation. De plus, une fois terminés les combats de rue, les assauts des foules contre les casernes et les combats autour des barricades, la stratégie et les techniques militaires reprennent le dessus, et l’organisation prime sur les mouvements de foule c’est une guerre de mouvement qui va maintenant se livrer entre les deux Espagne, et l’armée de métier va pouvoir affirmer sa supériorité en ce domaine face aux milices révolutionnaires improvisées.
Et tout d’abord, les gouvernements allemand et italien, par leur prompte intervention, permettent aux nationalistes de surmonter deux de leurs principaux échecs : la défaite des militaires conjurés dans l’aviation et la marine militaires. Dès le 21 juillet, Hitler envoie aux Insurgés des avions de transport qui assurent, malgré le blocus de la flotte républicaine, le transport des troupes du Maroc à la péninsule.
L’aviation italienne et allemande intervient, mettant hors de combat par surprise le cuirassier Jaime I, protégeant les convois maritimes qui transportent les renforts à la zone nationaliste. Simultanément, les grandes compagnies pétrolières internationales prennent position : les compagnies britanniques, la Vacuum Oil Company de Tanger, interdisent toute vente de carburant aux bateaux de guerre qui se sont mutinés contre leurs officiers et, dès le 18 juillet, le président américain de la Texas Oil Company ordonne aux cinq pétroliers partis pour des livraisons en Espagne de se diriger vers des ports tenus par les généraux nationalistes à qui il accorde immédiatement de larges facilités de crédit. Une coalition internationale se noue contre la révolution espagnole, parce qu’elle est une menace directe pour les intérêts capitalistes en Espagne, une résurgence inquiétante du danger révolutionnaire en Europe.
Le gouvernement Giral se tourne vers la France où vient d’accéder au pouvoir un gouvernement de Front populaire présidé par Léon Blum. Les accords internationaux entre les deux gouvernements, la sympathie de principe que l’on pouvait imaginer entre eux, rendaient vraisemblable une aide française. Or il n’en est rien. D’abord parce que, à l’intérieur même du gouvernement de Front populaire, les ministres radicaux, représentants de la bourgeoisie et porte-parole des chefs de l’armée, s’opposent avec vigueur à toute intervention qui pourrait signifier une aide indirecte à une révolution que la grande presse dénonce avec une extraordinaire violence. Ensuite parce que, prisonnier de l’alliance anglaise, le gouvernement français est tributaire du gouvernement conservateur de Londres avant tout préoccupé de la sauvegarde des intérêts capitalistes en Espagne, effectivement plus menacés par les travailleurs en armes que par les généraux insurgés, et, de toute façon, disposé à traiter avec les généraux espagnols comme il l’est à le faire avec Hitler et Mussolini. Le gouvernement Blum prend alors l’initiative d’un pacte de « non-intervention » qu’il présente comme le moyen de mettre fin à l’intervention italo-allemande en évitant les risques internes et externes d’une intervention française. Le 8 août, le gouvernement Blum ferme la frontière des Pyrénées à tout trafic de matériel militaire ; presque simultanément, le gouvernement américain interdit toute vente de matériel militaire, tout en autorisant les ventes du pétrole de la Texaco qu’il ne considère pas comme produit stratégique. Le Portugal de Salazar, terrorisé par le soulèvement ouvrier et paysan, solidaire de l’oligarchie espagnole et des intérêts britanniques, se transforme en base d’opérations pour les nationalistes. L’Espagne est seule. Le gouvernement d’Union soviétique exprime, certes, dans des déclarations officielles, sa sympathie pour un gouvernement « démocratique et épris de paix » que viennent d’agresser les puissances fascistes. Mais il est en train de traverser une période difficile. Quelques jours après le début de la guerre civile espagnole, commence à Moscou le premier des procès dirigés contre la vieille garde bolchevique, Zinoviev et Kamenev, présents dans le box des accusés, et Trotsky, bête noire du régime stalinien. Comment envisager un soutien sans conditions à un régime nominalement « républicain » où socialistes de gauche, anarchistes et communistes antistaliniens jouent les premiers rôles ? L’union soviétique adhère, elle aussi, au pacte de non-intervention, et ce n’est d’ailleurs qu’à la fin du mois d’août que se nouent entre elle et l’Espagne républicaine des relations diplomatiques normales, avec l’arrivée à Madrid de l’ambassadeur soviétique Marcel Rosenberg. Finalement seul le Mexique du président Cardenas acceptera, à son honneur, d’aider le gouvernement de la République espagnole.
Dans ces conditions, les premiers succès des milices ouvrières et paysannes demeurent sans lendemain. Imbattables sans doute dans les combats de rue, pour leurs faubourgs et leurs villages, elles sont inaptes aux manœuvres nécessaires en rase campagne. Formées de volontaires enthousiastes et individualistes, elles manquent de la formation technique élémentaire, de cadres compétents, de la discipline minimale même. Surtout, elles se battent en ordre dispersé, sans plan, sans articulation d’un secteur sur un autre, et, très rapidement, il devient évident que les milices ne peuvent espérer aucun succès en dehors de l’établissement d’un commandement unique qu’elles refusent de se donner et que le gouvernement est bien incapable de leur fournir.
Dès la première semaine d’août, une offensive nationaliste vers Badajoz, appuyée sur la complicité portugaise, est couronnée de succès : les deux zones nationalistes se rejoignent. Presque simultanément commence une offensive contre les villes du nord : Irún, puis Saint-Sébastien, tombent après une résistance désespérée mais incohérente. Partout l’avance des nationalistes s’accompagne de massacres massifs, d’une répression féroce, dont les meurtres de Badajoz deviennent le symbole. Début septembre, Franco, devenu général en chef de l’armée nationaliste depuis la mort accidentelle de Sanjurjo au jour du soulèvement, peut préparer l’offensive, que tous les observateurs jugent décisive, contre Madrid dont la chute semble annoncée tant par les débâcles soudaines qui éparpillent les milices devant des forces motorisées et des attaques aériennes qu’elles ne savent ni souvent ne peuvent affronter, que par le lamentable exode des foules paysannes devant l’avance des troupes nationalistes.
Une fois dissipée l’ivresse de l’illusion lyrique de la bataille révolutionnaire dans les rues des grandes villes, la réalité des rapports de classes surgit à nouveau sous la double forme de l’isolement de l’Espagne et de l’entrée en action, contre les milices, d’une machine de guerre moderne, supérieurement entraînée et équipée. Gagner la guerre devient la nécessité première, la condition de la poursuite de la révolution, et, de manière inattendue, mais logique, des mots d’ordre comme « discipline » et « unité de commandement » sont repris par tous les révolutionnaires, quels qu’ils soient, qui comprennent ce que signifierait concrètement la victoire des troupes franquistes.
C’est dans ce contexte que se pose le problème de l’État et du pouvoir politique. Les socialistes de droite. derrière Prieto, soulignent qu’une Espagne révolutionnaire ne saurait espérer aucune aide extérieure. Il importe donc pour eux d’éviter ce que Prieto appelle les « outrances révolutionnaires », qui ne servent à leurs yeux qu’à justifier l’abstention des gouvernements « démocratiques » de Londres et de Paris. C’est le même thème que reprennent les dirigeants communistes, affirmant qu’il ne saurait être question de lutter pour une Espagne socialiste, mais seulement « pour une république démocratique avec un contenu social étendu », « la défense de l’ordre républicain dans le respect de la propriété ». La lutte n’est pas, selon eux, entre révolution et contre-révolution, socialisme et oligarchie, mais entre démocratie et fascisme, ce qui rend à tout prix nécessaire le maintien du Front populaire et de l’alliance avec les républicains bourgeois, le respect des institutions légales, de la démocratie parlementaire et du gouvernement. Pour les hommes qui défendent ces thèses et entendent ainsi poursuivre à travers la guerre civile la politique qui a fait faillite entre février et juillet, les désastres de l’été, les faiblesses de l’armée révolutionnaire fournissent des arguments inépuisables : il s’agit, disent-ils, « d’abord de gagner la guerre », et la révolution viendra plus tard.
Tel n’est pas le point de vue pourtant des ouvriers et des paysans espagnols qui n’ont pas séparé la lutte les armes à la main de leurs revendications, qui font la guerre pour faire triompher la révolution, et la révolution pour gagner la guerre. C’est leur pression qu’exprime sans aucun doute Largo Caballero quand il écrit « La guerre et la révolution sont une seule et même chose. Non seulement elles ne s’excluent ni ne se gênent, mais elles se complètent et renforcent l’une l’autre. Le peuple n’est pas en train de se battre pour l’Espagne du l6 juillet, sous la domination sociale de castes héréditaires, mais pour une Espagne dont on aurait extirpé toutes leurs racines. Le plus puissant auxiliaire de la guerre, c’est l’extinction économique du fascisme. C’est la révolution à l’arrière, qui donne assurance et inspiration à la victoire sur les champs de bataille » [1]. Tel est aussi le point de vue du POUM qui, par la bouche d’Andrés Nín, affirme que « contre le fascisme, il n’y a qu’un moyen efficace de combattre : la révolution prolétarienne » [2].
Quant aux anarchistes, ayant décidé de renoncer à tenter d’imposer le communisme libertaire, c’est-à-dire leur propre dictature, ils n’ont d’autre problème à se poser que de savoir s’ils collaboreront au gouvernement que formeront les autres organisations, quelle qu’en soit la forme - puisque, de toute manière, cette participation constitue une rupture avec leur traditionnelle opposition à toute forme de pouvoir, le sacrifice qu’ils sont en définitive, depuis les journées de juillet, prêts à consentir comme prix de la victoire militaire.
On ignore encore aujourd’hui dans quelles conditions Largo Caballero, que beaucoup considéraient comme candidat à la direction d’un gouvernement ouvrier, et qui avait insisté sur la nécessité de se débarrasser du gouvernement Giral, accepta finalement de prendre la tête d’un gouvernement de Front populaire, comprenant les républicains bourgeois, les socialistes, les communistes, l’UGT, et que rejoindront, deux mois après, quatre ministres de la CNT - gouvernement « légal », constitué dans les formes, sur la proposition du président Azaña, dont le programme de « défense de l’Espagne contre le fascisme » appelle l’« union des forces qui luttent pour la légalité républicaine » et au « maintien de la république démocratique » [3]. Quelques jours après, les révolutionnaires catalans s’inclinent à leur tour, adoptant simultanément la dissolution du Comité central des milices antifascistes et la collaboration à un gouvernement de la Généralité que préside le républicain Tarradellas, où des hommes de la CNT prennent les portefeuilles de l’Economie, du Ravitaillement et de la Santé, et le leader du POUM, Andrés Nín, celui de la Justice. Ainsi que l’écrira, quelques années plus tard, un modéré : « La situation normale était rétablie » [4]. En réalité, la formation de ces gouvernements de coalition, la participation des dirigeants révolutionnaires ou considérés comme tels, répondaient au moins autant à la nécessité de présenter aux démocraties occidentales un visage « respectable » de gouvernement républicain légitime sollicitant une aide normale contre l’agression fasciste, qu’à celle d’obtenir la caution des organisations révolutionnaires pour un « retour à la normale » justifié par les nécessités de la guerre, mais qui impliquait une lutte active contre la plupart des conquêtes de la révolution.
Dès leur entrée en fonction, les gouvernements Largo Caballero à Madrid et Tarradellas à Barcelone s’emploient en effet à « unifier » les organismes de pouvoir. Le conseil de la Généralité dissout tous les comités-gouvernement dès le 9 octobre et les remplace par des conseils municipaux constitués à son image. Claridad de son côté, proclame que « tous ces organes ont fini d’accomplir la mission pour laquelle ils avalent été créés » et ne peuvent plus être désormais que « des obstacles à un travail qui revient exclusivement au gouvernement de Front populaire ». Il faudra des mois avant de venir à bout de la résistance des partisans des comités : dans une première phase, transitoire, leurs dirigeants vivront la plupart du temps des titres officiels, de « gouverneurs », présidents de « conseils municipaux », voire, comme l’anarchiste Joaquin Ascaso en Aragon, de « délégué du gouvernement ».
C’est de la même façon qu’est réalisée la réforme de la justice, par Garcia Oliver à Madrid, Andrés Nín à Barcelone : le corps des magistrats, sévèrement épuré après la période de terreur révolutionnaire, est rétabli dans ses fonctions en qualité de « technicien de la Justice » opérant à l’aide de jurys formés de représentants des partis et syndicats. Les « milices révolutionnaires de l’arrière » sont unifiées par décret, placées sous le contrôle du ministre de l’Intérieur, contrôlées par des « conseils de la sûreté » formés de responsables politiques. Aux « gardes nationaux républicains » formés des débris reconstitués des anciennes unités fidèles de gardes civils ou d’assaut, s’ajoutent, sous l’égide du ministre des Finances, le corps nouveau des carabiniers, chargés en principe de la surveillance des frontières, en réalité force de police triée sur le volet. La militarisation des milices est réalisée pas à pas, d’abord avec la création d’un état-major, puis la mobilisation de deux classes et d’officiers et sous-officiers de réserve, par la pression que le gouvernement maintient sur les unités de milices au moyen de la répartition des armes. Les conseils de soldats sont supprimés, les termes militaires pour désigner les unités rétablis, les noms remplacés par des numéros ; grades et galons reparaissent et l’ancien Code de justice militaire est même remis en vigueur. Le corps des « commissaires politiques », « représentant la politique de guerre du gouvernement dans l’armée » et qui se substitue aux anciens délégués militants, sera l’instrument décisif de cette militarisation.
Le nouveau gouvernement s’emploie également, suivant sa propre expression, à « légaliser » les conquêtes révolutionnaires, ce qui est en même temps un moyen d’empêcher leur extension. Le gouvernement se donne le droit d’« intervención » dans les industries nécessaire à la guerre, fait admettre le principe de l’indemnisation des capitalistes expropriés, refuse le monopole du commerce extérieur et s’impose dans toutes les entreprises par l’intermédiaire du contrôle qu’exercent sur les banques les syndicats UGT. Enfin, un décret signé du communiste Uribe ministre de l’Agriculture, muet sur le problème crucial des baux et redevances, légalise l’expropriation sont indemnité et au profit de l’État des terres des factieux reconnus comme tels, et fait, du coup, peser sur des milliers de paysans l’éventuelle menace d’une restauration par un retour des propriétaires « non factieux ».
Le coup d’arrêt à la révolution porté par les nouvelles formations gouvernementales de type Front populaire coïncide avec le premier tournant de la guerre, le rétablissement de la situation militaire à travers la bataille pour Madrid. Trois facteurs, ici, sont capitaux. D’abord, l’aide matérielle russe, l’apparition, devant la capitale, de chars et de tanks russes, l’intervention d’une aviation fournie par le gouvernement de Moscou et entièrement contrôlée par lui. Ensuite, à l’initiative et sous le contrôle des différents partis communistes du monde, l’entrée dans l’arène, devant la capitale, des Brigades internationales formées de volontaires de tous pays venus combattre le fascisme. Le recours, enfin, provisoire, mais décisif, de la Junte de défense de Madrid, où dominent communistes et Jeunesses socialistes, aux méthodes les plus révolutionnaires d’organisation de la défense : langage de classe, appel à la notion de « révolution prolétarienne » et d’« internationalisme », constitution de comités de voisins, de maisons, d’îlots, de quartiers, répression de masse contre la « 5e colonne ». Madrid tient. Au mois de mars 1937, la grande victoire remportée à Guadalajara sur le corps expéditionnaire italien miné par la propagande révolutionnaire, organisée de main de maître par les communistes, marque le sommet de cette période au cours de laquelle « l’organisation et la discipline n’avaient pas tué l’enthousiasme et la foi, l’enthousiasme et la foi s’appuyaient aussi sur la discipline et l’organisation, sur les armes aussi... [5] ». A partir de cette date, la lutte contre la révolution en zone républicaine perdait en effet de plus en plus son visage démocratique.
Notes
[1] Claridad, 22 aout 1936
[2] Nín, op. cit. p.178
[3] Política, 5 septembre 1936
[4] Angel Ossorio, Vida y sacrificio de Lluys Companys, p. 172.
[5] P. Broué et E. Témimé, op. cit. p. 216
Chapitre VIII - La "contre-révolution" stalinienne
Historien de la bataille de Madrid, l’Américain Colodny décrit en ces termes ce qu’il appelle le « tournant du siège », après le mois de décembre 1936 :
« Sous la conduite des généraux de l’armée rouge, la guerre, à Madrid, se transforme, de guerre de comités révolutionnaires en guerre conduite par les techniciens de l’état-major général. De l’exaltation des premières semaines, la cité passe à la monotonie du siège, compliquée par le froid, la faim, et le spectacle familier de la mort venue des airs, et de la désolation. L’instant héroïque était passé dans la légende et dans l’histoire : avec l’ennemi accroché contre les fortifications, le danger mortel qui avait temporairement fondu toutes les énergies en une volonté unique de résister, semblait avoir disparu »[1].
C’est qu’il s’est en réalité produit un tournant politique : à la révolution a succédé le lent grignotage de la réaction démocratique qui doit maintenant céder la place à la contre- révolution stalinienne dans toute sa crudité. L’illusion lyrique qui avait inspiré pendant les mois d’été les militants de la CNT-FAI qui croyaient créer de leurs mains une autre société se transforme en son contraire, fait place au cynisme et au désespoir. Garcia Oliver est devenu « el excelentísimo señor maestro de Justicia », et nombre de ses camarades sont devenus officiers, chefs de police, gouverneurs, au nom des sacrifices nécessaires et de leur détermination à « renoncer à tout, sauf à la victoire » comme le disait Durruti, tombé devant Madrid sous une balle tirée, sans doute, par un de ses miliciens qui n’admettait pas que son chef l’empêchât de déserter comme il le voulait ! Le désarroi des anarchistes les conduit à des gestes de violence absurde comme l’expédition punitive de la tristement célèbre Colonne de fer, quittant le front de Teruel pour aller saccager à Valence le tribunal et les boîtes de nuit, comme les violences auxquelles se sont livrées à Tarrancon sur les membres du cortège officiel en route pour Valence quelques centaines de miliciens de la CNT. Violence aveugle, sans objectif autre que celui d’une protestation devant l’impasse qui est la leur, la réaction des anarchistes vaincus par leurs propres contradictions et sous le poids de leurs propres préjugés ne fait que renforcer l’autorité et le prestige de ceux qui, inlassablement, dénoncent les « incontrôlables » et leurs « excès », ces nouveaux champions de l’ordre que sont les communistes staliniens, forts de la peur qu’ont inspirée ces anarchistes, révolutionnaires du verbe incapables d’aller jusqu’au bout et de donner à la révolution les moyens et la volonté de vaincre.
Dès le mois de Juillet, la direction du Parti communiste espagnol a reçu de Moscou d’appréciables renforts venus de Moscou : à l’Argentin Codovilla, connu sous le nom de Medina, l’éminence grise de la JSU, et au vétéran bulgare Minev dit Stepanov, s’ajoutent d’autres têtes, hommes de confiance de l’appareil stalinien international, le Hongrois Geroe, qu’on appelle Pedro à Barcelone, l’Italien Vidali, un des chefs du 5 régiment sous le nom de Carlos Contreras, et, bientôt, l’Italien Palmiro Togliatti qu’à Moscou on appelle Ercoli et, ici, Alfredo tout court. Bien que la majorité des militants du parti se soient laissés prendre par l’élan révolutionnaire à l’époque des combats de rue, les dirigeants ont fermement tenu la barre et conservé la ligne. Il faut, d’abord, gagner la guerre, « vaincre Franco d’abord », et pour cela, renforcer le « bloc national et populaire », l’autorité du « gouvernement de Front populaire » contre ceux qu’ils appellent « les ennemis du peuple » et qu’ils définissent ainsi : « les fascistes, les trotskistes et les incontrôlables » . Forts du prestige révolutionnaire de l’Union soviétique auréolée de l’Octobre victorieux de 1917, disposant de fonds importants, et bientôt de l’oreille du seul gouvernement susceptible d’apporter à l’Espace en lutte une aide matérielle, ils sont les seuls à pouvoir engager de front la lutte contre les révolutionnaires qu’ils appellent « trotskistes ou incontrôlables » quand ils ne les assimilent pas aux fascistes, les seuls à s’opposer aux comités, aux collectivisations, aux saisies, à la justice de classe expéditive, les seuls, en un mot, à dire tout haut ce que pense la petite-bourgeoisie républicaine terrorisée par les initiatives des masses et qui commence tout juste à se remettre de la grande peur qu’ont provoquée chez elle les anarchistes.
Car l’Espagne est devenue maintenant une carte importante dons la politique extérieure de Staline, conscient du danger que représentent pour lui la volonté d’expansion et l’antibolchevisme affiché du gouvernement hitlérien. L’Espagne est pour lui, en même temps qu’un champ d’expériences nécessaires, un laboratoire pour la prochaine guerre, la terrain sur lequel il entend démontrer aux « démocraties occidentales » qu’il est un allié solide, un défenseur du statu quo, le rempart contre la subversion politique qu’ils craignent plus encore que les nazis ou les fascistes. Staline ne dissimule pas ses objectifs politiques en Espagne, dont le principal est la destruction des organisations révolutionnaires, au premier rang desquelles le POUM qui a vigoureusement dénoncé les « procès de Moscou » et proclame qu’il se bat sous le drapeau de Lénine. Le 28 novembre, le consul général d’URRS à Barcelone, le vieux révolutionnaire Antonov-Ovseenko, n’hésite pas à remettre à la presse une note qui dénonce dans La Batalla « la presse vendue au fascisme international » [2]. C’est sous sa pression, combinée à celle des staliniens catalans du PSUC et de l’UGT que le POUM est écarté du gouvernement de la Généralité avec le consentement de la CNT ; après quoi la Pravda commente, en ce langage particulièrement menaçant puisqu’il suit de très près l’exécution des vieux bolcheviks qui ont figuré au premier procès de Moscou : « En Catalogne, l’élimination des trotskiste et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé : elle sera conduite avec la même énergie qu’en URSS » [3]. En décembre, d’ailleurs, dans le cours d’une lettre transmise par l’ambassadeur Marcel Rosenberg, Staline donne à Largo Caballero quelques « conseils d’ami » : tenir compte des paysans, et se les attacher « par quelques décrets ayant trait à la question agraire et aux impôts », gagner au moins la neutralité de la petite bourgeoisie en la protégeant contre les expropriations et en lui assurant le liberté du commerce, attirer dans le gouvernement des républicains bourgeois « pour empêcher les ennemis de l’Espagne de la considérer comme une république communiste, ce qui constitue le plus grand danger pour 1’Espagne », enfin, déclarer solennellement qu’il ne « tolérera pas qu’il soit porté atteinte à la propriété et aux intérêts légitimes des étrangers établis en Espagne et des citoyens des pays qui ne soutiennent pas les rebelles » [4].
C’est cette politique résolument modérée et parfaitement contre-révolutionnaire dans les circonstances données qui assure en Espagne le développement de l’audience des organisations staliniennes : c’est sous son contrôle, par exemple, que s’organise en Catalogne le GEPCI., organisation de défense des commerçants, artisans et petits industriels, et, au Levant, la fédération paysanne, rassemblant les petits propriétaires ennemis de la collectivisation. Magistrats, hauts fonctionnaires, officiers, policiers, trouvent en lui, en même temps qu’une efficace protection, l’instrument de la politique qu’ils souhaitent. A ceux que préoccupe seulement la lutte militaire immédiate contre le fascisme - et ils sont nombreux - l’appui de Moscou et ses livraisons, le rôle joué par les conseillers militaires russes, l’apport des Brigades Internationales, les capacités d’organisation des cadres communistes, paraissent garantir l’efficacité nécessaire à la victoire. Ce n’est pas par hasard que le 5 régiment sera l’un des principaux thèmes de propagande et leviers d’action du Parti communiste : en deux mois, il passe de 8 000 à 30 000 hommes, possède des instructeurs, des armes modernes, recrute systématiquement officiers et sous-officiers de carrière, se fait un modèle de discipline, un véritable instrument militaire, en même temps que l’objet d’une orchestration systématique. De la même façon, les communistes sont les premiers et pratiquement les seuls à saisir les possibilités qu’offre le corps des commissaires de l’armée dont le commissaire général Alvarez del Vayo leur ouvre largement les portes. Intouchables à cause de l’aide russe, les staliniens espagnols, « défenseurs conséquents du programme antifasciste de restauration de l’État, organisateurs de l’armée, deviennent ainsi les éléments les plus dynamiques de la coalition gouvernementale » [5], et c’est à eux que sont confiés les postes-clés de la police et du maintien de l’ordre.
Or c’est précisément ce succès qui va provoquer la montée contre eux des mécontentements et même des hostilités. Les premiers signes d’un refroidissement évident des relations avec Largo Caballero apparaissent dans la sécheresse de la réponse faite par ce dernier, le 12 janvier, à la lettre de Staline. Ulcéré de l’évolution de ses anciens disciples qui dirigent la JSU et ont presque tous adhéré au PC pendant les six derniers mois de 1936, Largo Caballero oppose une brutale fin de non-recevoir aux pressions de Staline en faveur de la fusion des partis socialiste et communiste, auxquelles son vieil adversaire Prieto prête en revanche une oreille trop complaisante à son goût. Le prestige dont jouit la Junte de défense de Madrid dont il pense qu’elle lui mène une opposition ouverte, l’alliance avec le PC, Alvarez del Vayo dont il commence à douter sérieusement, contribuent à l’irriter. C’est vraisemblablement en février qu’il demande brutalement le rappel de l’ambassadeur Rosenberg.
Le Parti communiste, dès lors, lui déclare la guerre, et s’en prend d’abord à son homme de confiance dans les questions militaires, le général Asensio. L’occasion en sera la chute de Málaga probablement inévitable dans la situation militaire donnée, mais dont les circonstances, particulièrement tragiques, bouleversent tous les Espagnols. S’alliant pour la circonstance à la CNT, qui n’apprécie pas en Asensio le militaire de carrière, le PC lance une grande campagne de manifestations et meetings réclamant la mobilisation générale, l’épuration du corps des officiers, un véritable commandement unique. Les républicains, les socialistes de droite, avec Prieto, se joignent à la campagne CNT-UGT contre Asensio. Largo Caballero se résigne, la mort dans l’âme, à lui demander sa démission. Mais il est décidé à se battre et les « milieux bien informés » parlent déjà d’un nouveau ministère qui pourrait être présidé par le ministre des Finances, Juan Negrín, avec Prieto comme homme fort.
Ce sont peut-être ces circonstances qui décident la CNT à tenter à son tour de desserrer l’étreinte du PC. Elle en trouve l’occasion dans l’affaire Cazorla, le jeune conseiller à l’ordre public de la Junte de Madrid, qu’elle accuse de couvrir de son autorité l’existence et le fonctionnement à Madrid de prisons privées du PC « préventoriums » et « tchékas ». L’enquête, finalement ouverte, découvre dans son entourage l’existence d’un gang reposant sur des libérations à prix d’or de détenus régulièrement inculpés. C’est l’occasion pour Largo Caballero de dissoudre la Junte de Madrid, puis, à la suite d’un nouveau scandale des prisons privées, cette fois à Murcie, de restreindre les pouvoirs des commissaires politiques et de s’en réserver les nominations. Le conflit est dès lors ouvert : le plan d’offensive des conseillers militaires de Caballero en direction de l’Estrémadure doit être abandonné parce que les Russes n’offrent que dix avions et parce que leur protégé, le général Miaja, qui commande à Madrid, refuse purement et simplement de dégarnir la défense de la capitale. Les désaccords au sein de la coalition antifasciste constituent le signe de l’approche d’une nouvelle crise. Une opposition révolutionnaire est en train de se ressaisir, née au sein même des partis qui, à l’automne précédant, ont accepté la politique de collaboration, mais en mesurent maintenant les conséquences. Le journal de la JCI, Juventud Ibérica, mentionne de façon critique la participation de Nín au gouvernement, alors que La Batalla mène campagne depuis des mois pour la réintégration du POUM dans le conseil. La même thèse s’exprime peu après, dans La Batalla elle-même, cette fois sous la plume d’Andrade, qui écrit que la participation a été « négative et même nocive ». Se sentant définitivement rejeté de la coalition antifasciste et comprenant parfaitement le sort qui le guette, le POUM, attaque vigoureusement les « contre-révolutionnaires » du PCE et du PSUC, parle à nouveau de « comités » et de « conseils » analogues aux soviets qui devraient constituer la base d’un pouvoir véritablement révolutionnaire. Un mouvement semblable se dessine dans la CNT où un groupe de militants hostiles à la militarisation ont constitué les « Amis de Durruti », publient un petit journal et s’expriment même, par l’intermédiaire de leur animateur, Jajme Ballus, dans les colonnes du quotidien CNT du soir de Barcelone, La Noche. Le libertaire Italien Camillo Berneri, dans l’hebdomadaire Guerra di Classe, qualifie le PC de « légion étrangère de la démocratie et du libéralisme italien » et le compare à Noske, le contre-révolutionnaire issu, lui aussi, du mouvement ouvrier, et contre-révolutionnaire au nom de la démocratie. Il souligne le rapport qui existe entre la politique contre-révolutionnaire de Staline en URSS, les procès de Moscou, et sa politique internationale, dont l’Espagne n’est que l’un des aspects. Mêmes thèmes chez les Jeunesses libertaires et dans leur journal Ruta, qui affirme que l’alliance en Espagne des républicains et du PC ne fait que refléter l’alliance de l’URSS stalinienne avec la France et la Grande-Bretagne en vue d’« étrangler la révolution ».
C’est à l’initiative de la JCI que se constitue en Catalogne le « Front de la Jeunesse révolutionnaire » dont le militant libertaire Alfredo Martinez est le secrétaire, et qui s’étend rapidement au Levant. Après la conférence de Valence de la JSU, qui a vu l’alignement complet de cette organisation sur la politique stalinienne et la dénonciation, désormais classique, des « trotskistes » et des « incontrôlables » par Santiago Carrillo, deux des fédérations les plus importantes, celle des Asturies et celle du Levant, lèvent l’étendard de l’opposition. Rafael Fernández, secrétaire de la JSU asturienne, s’inscrit en faux contre l’affirmation selon laquelle la JSU combat pour « une république démocratique et parlementaire », démissionne du comité national, rejoint, avec sa fédération, les Jeunesses libertaires asturiennes dans le Front de la Jeunesse révolutionnaire. Au printemps 1937, il est clair qu’un nouveau maximum de tension a été atteint. Les forces qui ont conduit ensemble la réaction démocratique sont en train de se disloquer. La croissance de l’opposition révolutionnaire qui se cherche exige des méthodes plus fermes, un gouvernement plus sûr qui se décide à venir à bout du POUM et de la CNT-FAI pour stabiliser de façon plus décisive le régime républicain.
L’épreuve de force va se produire en Catalogne, où subsiste l’essentiel des conquêtes révolutionnaires et qui constitue le bastion de l’opposition. Le courant caballeriste y est pratiquement inexistant. En revanche, le PSUC, de Juan Comorera, trempé par les conflits avec les anarchistes depuis des mois, est prêt à la bataille, et ce n’est pas pur hasard si on lui attribue généralement la formule fameuse : « Avant de prendre Saragosse, il faut prendre Barcelone ». Les premiers heurts sont provoqués par l’envoi d’importantes forces de carabiniers venus sur ordre de Negrin reprendre le contrôle des postes frontières aux miliciens de la CNT qui s’y opposent les armes à la main. Le 25 avril, Roldán Cortada, un ancien trentiste devenu dirigeant de l’UGT et membre du PSUC, est assassiné par des inconnus à Molins de Llobregat. La CNT condamne formellement ce meurtre, réclame une enquête qui mettrait ses militants hors de cause. Mais le PSUC pousse son avantage, exploite à fond l’émotion provoquée par cet assassinat. L’enterrement de Roldán Cortada est l’occasion d’une manifestation dont La Batalla écrit qu’elle a pour but de « créer une ambiance de pogrom contre l’avant-garde du prolétariat catalan, la CNT, la FAI, le POUM ». Les dirigeants anarchistes de Mollins de Llobregat sont arrêtés, huit militants de la CNT sont abattus à Puigcerda par les carabiniers. La tension est extrême a Barcelone où court le bruit d’un proche désarmement de tous les ouvriers non intégrés à la police d’État. Le gouvernement de la Généralité interdit toute manifestation pour le 1 mai, et, ce jour-là, Solidaridad Obrera dénonce la « croisade contre la CNT », tandis que La Batalla appelle les ouvriers à monter la garde, « l’arme aux pieds ».
L’incident qui va mettre le feu aux poudres éclate le 3 mai, à propos du contrôle du central téléphonique. Depuis juillet 1936, les télécommunications à Barcelone sont « syndicalisées » sous la direction d’un comité CNT-UGT, situation intolérable à bien des égards puisque les responsables de la CNT du syndicat des employés du téléphone peuvent ainsi en permanence contrôler et même interrompre les communications entre le gouvernement et l’étranger. C’est sur ce terrain favorable que le PSUC décide de provoquer : sans ordres ni même autorisation du gouvernement de la Généralité, le commissaire à l’ordre public, Rodríguez Salas, ex-membre du Bloc, devenu membre du PSUC, arrive au central avec trois camions de gardes et y pénètre, désarmant les miliciens qui occupent le rez-de-chaussée. Les miliciens qui occupent les étages mettent une mitrailleuse en batterie et ouvrent le feu. Les dirigeants anarchistes de la police accourent et persuadent leurs camarades de ne pas s’obstiner dans leur résistance. Mais le bruit de la bataille a alerté les travailleurs de Barcelone qui y voient une tentative contre-révolutionnaire visant leurs organisations. Sans qu’aucun mot d’ordre ait été lancé, par aucune organisation, la grève générale éclate et Barcelone se couvre de barricades. Le soir, a lieu une réunion commune des dirigeants de la CNT, de la FAI, des Jeunesses libertaires et du POUM. Le POUM considère que les travailleurs ont spontanément riposté à une provocation contre-révolutionnaire et qu’il est nécessaire de se ranger à leurs côtés. Les dirigeants anarchistes préfèrent tenter de s’interposer. Le 4 mai, plusieurs organisations, le POUM, les Jeunesses libertaires, les Amis de Durruti, soutiennent le mouvement. Companys et la CNT s’entendent pour imposer un compromis. Le président de la Généralité désavoue l’initiative de Rodríguez Salas et lance un appel au calme, tandis que le comité régional CNT appelle les travailleurs à déposer les armes. C’est dans le même sens que s’expriment à la radio dans la soirée le caballeriste Hernández Zancajo et les deux ministres anarchistes Garcia Oliver et Federica Montseny. Le 5, un accord intervient sur la base du cessez-le-feu et du statu quo militaire, avec retrait simultané des policiers et des miliciens. Les dirigeants de la CNT. arrêtent la 29ere division, commandée par Gregorio Jover, qui marchait sur Barcelone Ils désavouent les « Amis de Durruti ». De nouvelles violences cependant compromettent le cessez-le-feu : agression de membres du PSUC contre la voiture de Federica Montseny, assassinat d’Antonio Sesé, dirigeant UGT qui vient d’être nommé au gouvernement. Des navires de guerre anglais sont arrivés dans la rade de Barcelone. Le gouvernement Largo Caballero prend en main l’ordre public en Catalogne et nomme commandant des troupes de Catalogne le général Pozas, ancien officier de la Garde civile, membre du PC.
Le 6, tout semble rentré dans l’ordre. Le président Companys proclame qu’il n’y a « ni vainqueurs, ni vaincus », forme un nouveau gouvernement, qui ne comprend ni Comorera, le leader du PSUC, ni Rodriguez Salas. La colonne motorisée envoyée du front de Jarama pour rétablir l’ordre à Barcelone entre dans la ville aux cris de « Viva la FAI ! » : elle est commandée par un ouvrier anarchiste, Torres Iglesias. La partie semble donc bien se conclure par un match nul. Le bilan en vies humaines est pourtant lourd : au moins 500 tués et 1 000 blessés. Parmi les victimes, du côté gouvernemental, Sesé et un officier communiste, du côté ouvrier, Domingo Ascaso et le petit-fils de Francisco Ferrer. Mais il s’est passé bien des choses dans les rues de Barcelone, et, dans les jours qui suivent, on retrouvera les cadavres de deux des principaux animateurs et inspirateurs de l’opposition révolutionnaire : le libertaire Italien Camillo Berneri, qui a été enlevé à son domicile par des miliciens ugétistes, et Alfredo Martinez, le secrétaire du Front de la Jeunesse révolutionnaire. Il est clair que les services secrets russes sont au travail. En réalité, les « Journées de Mai » sonnaient le glas de la révolution. Cette explosion inachevée de guerre civile à l’arrière, dans le cadre de la guerre civile elle-même, va être immédiatement exploitée par la coalition modérée et son aile marchante, le PCE. Alors que la CNT a tout fait pour apaiser le conflit, alors que le POUM. s’est refusé à prendre le risque de déborder la CNT dont i1 jugeait pourtant la prudence aveugle, la presse stalinienne se déchaîne contre cette « insurrection » qu’elle dit « préparée par les trotskistes du POUM » avec l’aide de la police secrète allemande et italienne. Elle réclame, avec José Diaz, la mise hors d’état de nuire des « trotskistes », ces « fascistes qui parlent de révolution pour semer la confusion ». Le 15 mai, au conseil des ministres, les ministres communistes réclament la dissolution du POUM et l’arrestation de ses dirigeants. Largo Caballero refuse, les ministres communistes s’en vont, suivis des républicains et des socialistes de Prieto. I1 ne reste plus à Largo Caballero qu’à démissionner.
C’est à l’ancien ministre des Finances Juan Negrin, qu’il reviendra, au cours des semaines qui suivent, de consacrer la victoire de la contre-révolution stalinienne et bourgeoise. Grand bourgeois d’origine, socialiste résolument modéré, marié à une Russe, l’homme est le candidat des staliniens espagnols au gouvernement, et il n’a pour le moment, rien à leur refuser. La Batalla est interdite le 28 mai et son directeur politique, Gorkin, inculpé par son éditorial du 1er mai. Le 16 juin, tous les dirigeants du POUM sont arrêtés. Il leur est reproché, non seulement d’avoir été « pour la suppression de la République par la violence et l’instauration d’une dictature du prolétariat », mais d’avoir « calomnié un pays ami dont l’appui moral et matériels a permis au peuple espagnol de défendre son indépendance », d’avoir « attaqué la justice soviétique » - allusion à la campagne du POUM contre les procès de Moscou - et enfin « d’avoir été en contact avec les organisations internationales connues sous la dénomination générale de « trotskistes » et dont l’action au sein d’une puissance amie démontre qu’elles se trouvent au service du fascisme européen ».
Bientôt éclate un énorme scandale : Andrés Nín, arrêté en même temps que ses camarades, a disparu. Les staliniens insinuent qu’il s’est évadé et au questions posées sur les murs : « Ou est NIN ? » répondent par cette rime immonde : « A Salamanque ou à Berlin ». Le ministre de l’Intérieur avoue son impuissance, Negrin se déclare prêt à « tout couvrir », mais exige d’être informé. En fait Nm ne peut reparaitre, car il a été assassiné. Livré par la police au chef de la NKVD en Espagne, Orlov, il a été enfermé dans une prison privée de Alcala de Henares, et torturé ai d’en obtenir des aveux sur le modèle de ceux des accusés des procès de Moscou. Mais il a résisté, et ses geôliers, impuissants devant cet homme torturé qui refuse de « collaborer », n’ont pu que s’en débarrasser. En fait, la résistance de Nín a jeté bas l’édifice préparé en Espagne sur le modèle de Moscou et probablement sauvé bien d’autres militants [6]. Elle a en tout cas en grande partie détruit la façade « légale » de la répression stalinienne et l’a contrainte à revêtir la forme d’un pur et simple gangstérisme, en marge des formes judiciaires. Dans les semaines qui suivent se produisent, dans des conditions semblables, d’autres « disparitions » de militants révolutionnaires étrangers « enlevés » par les mêmes services et assassinés : Marc Rhein, le fils du dirigeant menchevique russe Rafael Abramovitch, les trotskistes Hans Freund, dit Moulin, et Erwin Wolf, ancien secrétaire de Trotsky, le militant autrichien Kurt Landau, qui avait rejoint le POUM. Dans l’armée, des militants du POUM sont fusillés après des parodies de jugement par des conseils de guerre. Parmi eux l’ancien commissaire de guerre de Lérida, Marcial Mena, l’un des organisateurs des syndicats enseignants de Catalogne, Juan Hervas, tous deux anciens du BOC. La restauration de l’État a certes supprimé les « tchékas » des partis, des syndicats, et la « dictature des comités » ; elle n’a pas supprimé les « tchékas » staliniennes et laisse agir librement, quoique officieusement, une toute-puissante Guépéou chargée de régler sur le sol espagnol les comptes politiques de Staline.
Aucun de ses adversaires ne sera en effet épargné, même si tous ne sont pas frappés avec la même férocité que le POUM, ennemi n°1 du stalinisme en Espagne. En août, le Conseil d’Aragon est dissout, la division du communiste Enrique Lister pénètre dans la province, procédant à des arrestations en masse de militants anarchistes, et dissout de force les collectivités rurales qu’ils avaient implantées. En septembre, c’est également par la force que les troupes gouvernementales s’emparent à Barcelone du siège du comité de défense CNT-FAI. En mai, les partisans de Largo Caballero ont été exclus du comité de rédaction de Claridad, passé aux mains des gens de Prieto. C’est à la demande du comité exécutif du Parti socialiste que le ministre de l’Intérieur envole des gardes d’assaut occuper les locaux du journal Adelante, organe de la Fédération du Levant qui soutient Largo Caballero. Au sein de l’UGT, la coalition des amis de Prieto et des staliniens lance une vigoureuse campagne contre Largo Caballero. Le ministère de l’Intérieur suspend le dernier journal qui lui ait donné asile, La Correspondencia de Valencia. Incapables de s’assurer régulièrement la majorité, la coalition des « modérés » choisit d’organiser la scission, élit González Peña à la présidence de la centrale. Sur l’ordre du gouvernement, courrier et chèques à destination de l’UGT sont acheminés vers l’organisme scissionniste que dirige González Peña. Il reste à Largo Caballero à tenter une campagne publique : dès sa première réunion, au cinéma Pardiñas à Madrid, le gouvernement décide de le museler : interpellé, ramené à son domicile valencien, il y est gardé à vue, vaincu définitivement sans avoir pu même se battre réellement.
Le « gouvernement de la victoire » prend toute une série de mesures visant à une véritable normalisation. Les juges siègent de nouveau en toge, le ministre de la Justice, le nationaliste basque et catholique Manuel de Irujo, veillant à ce que les présidents soient effectivement choisis parmi les magistrats professionnels. De nombreux prisonniers, notamment des prêtres, sont libérés. En revanche, on crée un Tribunal d’espionnage et de haute trahison, destiné à « juger » les dirigeants du POUM : dans ces nouveaux tribunaux, les cinq juges, trois militaires et deux civils, sont nommés par le gouvernement. Les crimes qu’ils ont à juger comprennent l’accomplissement « d’actes hostiles à la République », la défense ou la propagation de « fausses nouvelles », la formulation de jugements « défavorables à la marche des opérations de guerre ou au crédit et à l’autorité de la République », les « actes ou manifestations tendant à affaiblir le moral public, à démoraliser l’armée ou affaiblir la discipline collective ». Les peines prévues, de six mois de prison à la mort, sont applicables même si le « crime » n’a pas été consommé, s’il s’est réduit à une « conspiration », une « complicité » ou une « protection ». Ainsi les dirigeants du POUM pourront-ils être lourdement condamnés, sur la base de leur politique, après l’abandon des accusations reposant sur des faux policiers et staliniens. La censure est renforcée, et une circulaire du 14 août 1937 l’étend expressément à toute critique de l’Union soviétique. Une police spécialisée dans le contre-espionnage, le Servicio de Investigación Militar (SIM), est créée que contrôlent membres du PC et « techniciens » russes. Le SIM, qui échappe tout de suite au contrôle du ministre de la Défense nationale, compte plus de 6 000 agents, dirige sans contrôle ses prisons et ses camps dits « de travail ».
La célébration du culte catholique est autorisée à titre privé, comme première étape vers la restauration de la liberté des cultes. Les propriétaires antérieurement « disparus » qui font la preuve qu’ils ne sont pas liés aux factieux, récupèrent leurs terres ; le décret de collectivisation en Catalogne est suspendu, comme contraire à l’esprit de la constitution. Le Times salue dans l’intervention de l’État dans les entreprises industrielles un « rétablissement du principe de la propriété privée » et salue les efforts de Negrin dont il souhaite qu’il parvienne à réconcilier « les partis opposés à l’heure actuelle de l’Espagne gouvernementale ». Gouvernement « de la victoire » comme disent les staliniens espagnols, « de la réconciliation nationale », comme le souhaitent les conservateurs anglais ? A la réunion des Cortes, le 1octobre 1937, Largo Caballero est absent ; en revanche Miguel Maura est là, ainsi que le centriste Portela Valladares, et les critiques de la presse de la CNT contre leur présence sont supprimées par la censure. Au Cárcel modelo, la prison de Barcelone, deux galeries et demie sur six sont réservées aux détenus de la CNT-FAI et du POUM. L’Espagne « démocratique » est pourtant plus isolée encore que ne l’était l’Espagne « révolutionnaire ». C’est l’époque où l’aide russe commence à se tarir lentement. La guerre civile se poursuit, mais la révolution est bel et bien vaincue.
Notes
[1] R. Golodny, The struggle for Madrid, p.93.
[2] Voir document 32, en annexes
[3] Pravda, 17 décembre 1936
[4] Voir document 31, en annexe
[5] P. Broué et E.Témime, op. cit. p. 214
[6] Les autres dirigeants du POUM seront jugés en octobre 1938 et condamnés à de lourdes peines de prison
Chapitre IX : Le prix de la défaite - débats doctrinaux
C'est dans la deuxième moitié de 1937, au moment où la répression stalinienne s'installe en Espagne à travers les organes du gouvernement Negrin, que commencent les premiers rappels de « conseillers russes ». Presque tous ceux qu'on appelle les « Espagnols » en Union soviétique sont exécutés peu de temps après leur retour. Parmi eux, les civils, Rosenberg, Antonov-Ovseenko, mais aussi Michel Koltsov, envoyé spécial de la Pravda, et vraisemblablement homme de confiance de Staline, et Stachevski, l'éminence grise de l'ambassade, mais aussi les militaires, au premier rang desquels le véritable organisateur de la défense de Madrid, le général Goriev. Les envois d'armes russes diminuent rapidement. C'est seulement à nouveau pendant quelques mois, en 1938, que la réouverture de la frontière française permettra de relâcher quelque peu l'étreinte. Depuis mai 1937, L’Espagne n'est plus tellement le théâtre d'une guerre civile qu'un champ d’expériences militaires, dans une sorte de préfiguration et de galop d'essai en vue de la guerre mondiale qui s'annonce. A partir de l'accord de Munich, le sort de l'Espagne est définitivement scellé.
L'agonie de l'Espagne républicaine, le rétrécissement progressif de son territoire jusqu'à la capitulation finale ne vont pas sans crises politiques. La première se termine par la retentissante démission de Prieto et l'explication qu'il en donne : l'influence des staliniens espagnols et des conseillers russes qui ont exigé son élimination. La vieille alliance entre Prieto et le PC n'a pas résisté à leur victoire commune sur la double opposition révolutionnaire et démocratique, en 1937. Prieto refuse de n'être qu'un Instrument au service d'une politique dont il estime qu'elle ne rend plus en Espagne les services qu'elle a rendus, tant sur le plan matériel que sur le plan politique. Il dénonce l'ingérence des conseillers russes dans la conduite des opérations militaires, le rôle des militants communistes dans le SIM qui échappe complètement au contrôle du gouvernement. Peut-être pas « l'homme de l'Angleterre », au sens où le terme a été fréquemment employé, Prieto n'en est pas moins l'homme d'une paix négociée sous l'égide de 1'Angleterre, à laquelle le rôle des communistes dans l'État républicain fait incontestablement obstacle. Politique aussi vaine que l'est, à partir de 1938, l'espoir de Negrin et Alvarez del Vayo de tenir jusqu'à l'éclatement de la deuxième guerre mondiale, après l'échec du plan de rétablissement en « treize points » élaboré par Negrin.
Après la chute de la Catalogne commence la crise finale. Azaña décide de rester en France, cependant que les officiers de sa maison militaire rejoignent l'Espagne nationaliste. Le gouvernement Negrin regagne l'Espagne et entreprend d'y organiser la résistance à outrance. Seuls les communistes le soutiennent. Convaincus de l'inutilité de prolonger une guerre perdue, la plupart des chefs militaires professionnels demandent la négociation qui pourrait limiter les dégâts. L'un d'entre eux, le général Casado, est convaincu de la nécessité d'écarter du gouvernement les ministres communistes et communisants afin d'obtenir l'appui anglais pour une éventuelle médiation. Il prend à cette fin des contacts avec tous les milieux politiques, à travers le chef anarchiste Cipriano Mera, le socialiste Wenceslao Carrillo, ancien bras droit de Largo Caballero, et le socialiste de droite Julián Besteiro, depuis longtemps partisan d'un compromis négocié sous l'égide du gouvernement anglais. Parfaitement informé, Negrin effectue dans le haut commandement militaire une série de mutations qui amènent les chefs communistes de l'armée aux principaux postes. Pour ses adversaires, c'est un véritable coup d'État qui va permettre au Parti communiste de contrôler seul l'évacuation inévitable, avec toutes les conséquences que cela comporte pour eux. Le général Casado, assuré du ralliement à Madrid du général Miaja - le « défenseur de Madrid » de la propagande officielle, l'ancien membre de l'UME rallié après le début de la guerre civile au Parti communiste -, entouré de représentants des partis du Front populaire et des syndicats à l'exception du seul PC, proclame à Madrid une Junte nationale de défense qui se fixe l'objectif d'une paix honorable. Les troupes contrôlées par le Parti communiste résistent à Madrid, et cette brève guerre civile au sein de la guerre civile fait 2 000 morts de plus. Pendant ce temps, le gouvernement et l'état-major du Parti communiste ont gagné la France en avion : le Parti communiste n'a pas sérieusement cherché à résister à cette entreprise de liquidation d'un régime en sursis.
Aucun compromis n'est en réalité possible, et la guerre civile se termine par la capitulation pure et semple des autorités, l'occupation presque sans coup férir de l'ensemble du territoire par les troupes nationalistes. Des centaines de milliers d'Espagnols tentent une fois de plus de s'enfuir : cette fois peu réussiront. Pour beaucoup, le calvaire de la guerre civile se terminera par les supplices, les exécutions, sommaires ou non, les longues années de détention. La contre-révolution armée a enfin réalisé le programme qu'elle s'était tracé au début de 1938 avec la complicité de Hitler et Mussolini : cette fois la révolution espagnole est bel et bien et pour longtemps écrasée. Il faudra plus d'une génération avant que commence à renaître un mouvement ouvrier encore hésitant et incertain, presque un demi-siècle pour que les gigantesques manifestations pour les condamnés de Burgos remettent à l'ordre du jour en Europe la « solidarité avec l'Espagne ». Pour réaliser cette tâche, le général Franco a eu besoin de presque trois années, mais aussi de bien des intermédiaires et des relais. Car les combattants ouvriers qui, en juillet 1936, attaquaient ses mercenaires à mains nues, à coups de fusils de chasse ou de cartouches de dynamite, sont depuis longtemps morts ou découragés : il a fallu d'abord que la révolution soit vaincue dans la zone « républicaine » pour que Franco puisse mettre à sa victoire un paraphe final. On l'oubliera cependant très vite à travers la guerre mondiale qui commence et ensevelira finalement la guerre d'Espagne dans un oubli dont beaucoup d'hommes politiques se satisfont.
Le temps de faire les comptes est venu. Il y en aura de tout ordre. Les dirigeants socialistes, Araquistáin, Largo Caballero, Prieto, écrivent leurs mémoires : justification de leur politique qui n'apporte rien de bien nouveau. Au Parti communiste, en revanche, c'est, très vite, la crise, et d'abord parmi les dirigeants émigrés en URSS. Jesús Hernández réussit à quitter l'Union soviétique où José Diaz est mort dans des conditions suspectes. Il arrive au Mexique en 1943, rompt presque aussitôt. Il publie des mémoires qui confirment pour l'essentiel, en ce qui concerne plusieurs points cruciaux de l'histoire de la révolution et de la guerre civile, ce que disaient les adversaires du PC, à propos de la campagne pour discréditer Largo Caballero et lui substituer Negrin, à propos de l'assassinat d’Andrés Nín aussi. Hernández, profondément démoralisé, abandonne bientôt toute activité. Enrique Castro Delgado, le premier chef du 5er e régiment, ira plus loin. Lui aussi connaît les règlements de compte des émigrés, la haine contre la Pasionaria, lui aussi réussit à émigrer au Mexique, malgré la défection de Jésus Hernández. Lui aussi publiera des révélations qui ni font que confirmer pour l'essentiel ce qu'on savait déjà. Il finit par se réconcilier avec Franco. Beaucoup plus intéressante sera la réflexion - tardive - de Fernando Claudín, ancien dirigeant de la JC puis de la JSU. Dans un ouvrage publié en 1970, cinq ans après avoir été exclu du PC, il consacre plusieurs pages à la révolution espagnole, « inopportune », dit-il, pour Staline. Selon lui, la stratégie employée en Espagne par l'Internationale communiste sur les instructions de Staline, souffrait d'une faiblesse majeure, celle d'être « à contre-courant de la dynamique profonde de la révolution espagnole » [1]. Il montre les efforts des dirigeants du PC pour arrêter et faire reculer la révolution, restaurer l'appareil d'État républicain, au cours de la première phase, la contre-attaque des républicains et socialistes modérés ainsi remis en selle, dans une seconde, précédant l'élimination définitive des communistes et la capitulation finale. Quoiqu’il laisse au mot ses guillemets, il conclut à la « trahison » de Staline par la subordination de la révolution d'Espagne à la « raison d'État du pouvoir soviétique » [2] et stigmatise au passage l'assassinat d'Andrés Nín comme un « outrage au communisme » [3]. On note, avec peut-être plus d'intérêt, des remarques précieuses sur la crise du parti espagnol, à partir de 1937, le découragement des militants qui ont perdu toute illusion dans l'appui des « démocraties » : quand Mundo Obrero, le 23 mars 1938, s'élève contre l'opinion selon laquelle l'unique issue de la guerre serait que l'Espagne « ne soit ni fasciste, ni communiste » et affirme que le « peuple espagnol vaincra contre le capitalisme », il se fait rappeler à l'ordre par Frente Rojo, de Valence, plus directement contrôlé par l'appareil, qui affirme sous la plume de José Diaz, que ces deux affirmations sont « pleinement correctes et correspondent exactement à la position de notre parti ». [4]
Les polémiques autour de la révolution et la guerre d'Espagne ne sont pas près de s'éteindre à l'intérieur du mouvement anarchiste. Déjà en 1937, un groupe de militants de la CNT-FAI, Los Amigos de Durruti, formé de faïstes déçus par la politique de collaboration et ce qu'ils considèrent comme une capitulation de la CNT en mai à Barcelone, tirent, sur le coup, des conclusions qui les rapprochent incontestablement du marxisme révolutionnaire en écrivant :
« L'unité antifasciste n'a été que la soumission à la bourgeoisie. Pour battre Franco, il fallait battre Companys et Caballero. Pour vaincre le fascisme, il fallait écraser la bourgeoisie et ses alliés staliniens et socialistes. Il fallait détruire de fond en comble l'État capitaliste et instaurer un pouvoir ouvrier surgi des comités de base des travailleurs. L'apolitisme anarchiste a échoué » [5].
Mais, avec la répression, ce groupe disparaît sans laisser de traces au cours de l'été 1937. De la longue histoire des débats à l'intérieur du mouvement anarchiste, traitée par ailleurs tant par Vernon Richards [6] que par César M. Lorenzo [7], nous ne retiendrons que les principaux traits : l'affirmation d'un courant « politique » qui refuse de condamner la politique de collaboration pratiquée pendant la guerre, condamne fermement les préjugés anarchistes et l'infantilisme révolutionnaire. C'est le secrétaire de la CNT de 1936, Horacio Prieto, qui l'incarne avec le plus de constance, et il serait injuste de lui attribuer la paternité des extraordinaires cabrioles réalisées depuis par les divers anarchistes en mal de collaboration, dont le sommet sera atteint en 1948 avec la tentative de ceux que César Lorenzo appelle « anarcho-royalistes » pour mettre la CNT au service de la restauration de Don Juan [8]. A l'opposé, Federica Montseny, l'ancien ministre, qui reconnaît l'ampleur de l'erreur commise par les siens en participant au gouvernement dans ces conditions exceptionnelles, mais n'en tire d'autre conclusion que la validité des vieux principes anarchistes d'hostilité à tout pouvoir, quel qu'il soit.
La polémique la plus âpre est sans doute celle qui oppose trotskistes et poumistes, et qui commençait au mois d'avril 1937 à s'étaler dans les colonnes de La Batalla comme dans la presse trotskyste internationale. Après le réquisitoire dressé contre les dirigeants du POUM par le trotskyste américain Félix Morrow en 1938 [9], Trotsky reprend dans une brochure consacrée à l'Espagne l'ensemble des critiques faites par lui et ses partisans au fur et à mesure du déroulement des événements et conclut par ce jugement sévère :
« En dépit de ses intentions, le POUM s'est trouvé en fin de compte le principal obstacle sur la voie de la construction d'un parti révolutionnaire » [10]
Trente ans plus tard, dans sa préface aux écrits d'Andrés Nín sur la révolution espagnole, Juan Andrade célèbre son parti, « qui souleva l'espérance dans le monde socialiste révolutionnaire en tant que conception nouvelle des aspirations de liberté des ouvriers contre le totalitarisme et les crimes de Staline » [11] cependant que, selon lui, « le trotskisme ne peut rien présenter de valable comme état de services, sinon d'avoir morcelé plus encore les groupes là où ils existent et de les avoir fait s'affronter plus que jamais en un féroce combat entre eux » [12]
Il n'y a rien d'étonnant à la permanence de ces polémiques dont les racines se trouvent dans l'âpreté de la lutte et le caractère irréductible des antagonismes de classes. L'hiver de 1970-71, avec les grandes manifestations ouvrières en faveur des accusés du procès de Burgos, l'a démontré avec éclat : l'histoire n'a pas encore définitivement tranché le sort de la révolution espagnole, puisque, malgré le massacre d'une génération de combattants ouvriers et paysans, son ombre n'a pas disparu de l'horizon trente-cinq ans après le début de la guerre civile.
Notes
[1] F. Claudín, La crisis del movimiento comunista, t. p. 172, p.93.
[2] Ibidem, p. 196
[3] Ibidem
[4] Ibidem, pp. 189-190
[5] Cité par Lorenzo, op. cit. p. 270
[6] Lessons of the spanish Revolution, 1953
[7] Cité à plusieurs reprises ci-dessus.