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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

IV: Le parti de la révolution P. Broué

IV: Le parti de la révolution          P. Broué

Le parti bolchevique qui prend le pouvoir à Pétrograd en octobre 1917 est directement issu de l'organisation bâtie par Lénine depuis le début du siècle. Il est, pourtant, tout autre, transformé par la vague de fond révolutionnaire qui a porté vers lui des dizaines de milliers d'ouvriers et de soldats, et a jeté des millions d'hommes dans la vie politique. La petite organisation de révolutionnaires professionnels est devenue un grand parti révolutionnaire de masses, et, en ce sens, la grande querelle d'organisation entre les mencheviks et les bolcheviks est réglée en faveur des derniers. Surtout, le parti bolchevique, en prenant le pouvoir, a tranché définitivement la querelle théorique sur la nature de la révolution en Russie qui, depuis 1905, sous tendait les conflits d'organisations entre social-démocrates.


Les problèmes de la révolution avant 1905.


En 1903, bolcheviks et mencheviks ne semblent diverger que sur les moyens de parvenir au but ultime, la conquête du pouvoir par la classe ouvrière et l'instauration du socialisme. La polémique qui suit le Il° Congrès révèle pourtant des divergences plus profondes. Karl Marx attendait la révolution prolétarienne de la classe ouvrière des pays les plus avancés, dans lesquels une révolution bourgeoise celle de 1789 en France avait, en abattant la puissance de l'aristocratie foncière et l'absolutisme, créé les conditions du développement du capitalisme. Les premiers disciples russes de Marx ont considéré que la tâche révolutionnaire immédiate en Russie était le renversement de l'autocratie tsariste et la transformation de la société dans un sens bourgeois et capitaliste avec instauration d'une démocratie politique. Les « marxistes légaux » de l'école de Pierre Strouvé ont même poussé cette attitude jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes, et Strouvé lui-même, devenu l'apôtre du développement capitaliste en Russie, a rejoint le parti cadet et le libéralisme politique. Si les gens les gens de l'Iskra ont été d'accord pour construire un parti ouvrier, les discussions d'après scission révèlent qu'ils ne sont plus quant aux objectifs à assigner dans l'immédiat ce parti. Les mencheviks accusent les bolcheviks d'abandonner les perspectives de Marx, de tenter, artificiellement, d'organiser une révolution prolétarienne par le moyen de conspirations, alors que les conditions objectives ne permettent, dans une première étape, qu'une révolution bourgeoise. Les bolcheviks rétorquent que les mencheviks renoncent à organiser et à préparer une révolution prolétarienne qu'ils rejettent dans un avenir lointain : ce faisant, ils en viennent à se faire les défenseurs d'une sorte de développement historique spontané, menant automatiquement au socialisme à travers des « étapes » révolutionnaires différentes, bourgeoise-démocratique, d'abord, prolétarienne-socialiste ensuite, et ce fatalisme les conduit à restreindre, pour l'immédiat, l'action des ouvriers et des socialistes au rôle de force d'appoint pour la bourgeoisie dans la lutte contre l'autocratie pour les libertés démocratiques.


De fait, les arguments développés par les mencheviks à partir de la scission se ramènent de plus en plus à ceux qu'emploient en Occident les tenants du socialisme réformiste, le paradoxe étant qu'il n'existe pas en Russie d'aristocratie ouvrière semblable à celle qui, en Occident, constitue l'assise sociale du réformisme.


La discussion à la lumière de la révolution de 1905.


Pour, tous les social-démocrates russes, la révolution de 1905 a été une révolution bourgeoise par ses objectifs essentiels, l'élection d'une Assemblée constituante et l'établissement des libertés démocratiques. Mais il est non moins clair que cette révolution bourgeoise a été de bout en bout menée par la classe ouvrière, avec ses moyens de classe, manifestations de rues, grèves et l'insurrection des ouvriers de Moscou. Malgré quelques mutineries de soldats, paysans sous l'uniforme, et de brèves flambées d'insurrections paysannes localisées, la paysannerie, dans son ensemble, n'a pas bougé. Le tsarisme a finalement conservé le contrôle de l'armée et les paysans sous l'uniforme ont finalement écrasé le mouvement ouvrier. Quant à la bourgeoisie russe, elle a reculé dès les premières concessions du tsarisme, abandonnant la lutte alors qu'elle était loin d'avoir obtenu entière satisfaction. Mencheviks et bolcheviks se sont jetés dans l'action révolutionnaire avec la même résolution et sans réticences : c'est un jeune officier menchevique, Antonov-Ovseenko, qui a dirigé l'une des plus importantes mutineries dans sa propre unité. Après la défaite, ils se retrouvent d'accord dans l'analyse fondamentale et la même explication de l'échec : la bourgeoisie a reculé par, peur des masses ouvrières et la passivité paysanne a été le principal facteur de la résistance et le plus gros atout de la contre-révolution. Ils divergent pourtant quant aux conclusions à tirer de cette première expérience révolutionnaire.


Les mencheviks ne sont pas surpris de l'échec. Plékhanov a jugé erroné, après coup, le recours aux armes à Moscou. Le déroulement des événements confirme ce qu'ils ont, en définitive, toujours pensé : la révolution socialiste, à la charge de la seule classe ouvrière, suppose au préalable un développement des forces productrices au cours d'une phase de développement capitaliste qui ne sera possible qu'après une révolution bourgeoise. Il faut donc distinguer soigneusement les deux étapes qui mèneront la Russie de son état semi-féodal à la victoire du socialisme : une première révolution, bourgeoise-démocratique, réalisera une oeuvre équivalente à la révolution de 1789 en France, et ce n'est qu'ultérieurement, sur la base de la transformation capitaliste de la société, que pourra. se produire une révolution socialiste menée par le prolétariat devenu ainsi la classe dominante numériquement avant de l'être politiquement. Ces deux phases historiques, ces deux étapes révolutionnaires seront forcément séparées par un laps de temps plus ou moins long. C'est cette analyse qui conduit un certain nombre de mencheviks à défendre l'idée d'une alliance des socialistes avec la bourgeoisie libérale pour une première étape : ainsi se justifie la tendance que Lénine baptisera « liquidatrice », puisqu'elle en vient à abandonner la construction d'un parti ouvrier, qu'elle ne tient plus pour la condition de la victoire dans la première étape.


Pour les bolcheviks, la révolution de 1905 a démontré que le prolétariat était capable d'écraser ses deux adversaires, l'autocratie et la bourgeoisie, à condition d'avoir l'appui, manquant en 1905, de la paysannerie. Lénine est d'accord avec les mencheviks pour reconnaître la nécessité du passage, en Russie, par l'étape de la révolution démocratique-bourgeoise avant celle de la révolution socialiste prolétarienne. Cependant, l'expérience de 1905 démontre à ses yeux que, par crainte du prolétariat, la bourgeoisie est incapable de la mener à son terme, ce que le prolétariat seul peut faire, en se gagnant l'alliance de la paysannerie qui veut la terre. La révolution démocratique-bourgeoise en Russie ne se fera donc pas sous la direction de la bourgeoisie, comme ce fut le cas dans les pays avancés, mais pourra être menée à bien seulement par une « dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie » qui « donnerait la possibilité de soulever l'Europe », et « le prolétariat socialiste européen, secouant le joug de la bourgeoisie, nous aiderait, à son tour, à compléter la révolution mondiale » [1]. Ainsi, Lénine, tout en maintenant la distinction entre les deux étapes, y introduit-il deux éléments d'une transition qui lui permettent de situer son analyse dans le prolongement des célèbres phrases de Marx sur la « révolution ininterrompue » [2] : la révolution socialiste peut, dans des circonstances historiques données, sortir directement, en Russie et en Europe, de la révolution bourgeoise-démocratique en Russie, ce qui fait de la construction du parti ouvrier social-démocrate en Russie une impérieuse nécessité.


Trotsky est le seul dirigeant social-démocrate en vue qui ait joué un rôle important dans la révolution de 1905. Malgré ses liens d'organisation avec les mencheviks, il s'oppose de façon radicale à leurs conceptions théoriques : c'est de cette époque que datent les éléments essentiels de sa théorie de la « révolution permanente ». Pour lui, le trait caractéristique de la structure sociale russe est le développement d'une industrie capitaliste sous le patronage de l'Etat et avec des capitaux étrangers. Il existe donc un prolétariat alors qu'il n'y a pas de véritable bourgeoisie, ce qui signifie que, « dans un pays économiquement arriéré, le prolétariat peut se trouver au pouvoir plus tôt que dans un pays capitaliste avancé » [3]. Or, le déroulement de la révolution de 1905 a montré, selon lui, « qu'une fois au pouvoir, le prolétariat sera inévitablement poussé, par la logique de sa situation, à administrer l'économie comme une affaire d'Etat » [4], ce qui signifie que l'achèvement de la révolution démocratique-bourgeoise par le prolétariat implique automatiquement le passage simultané à l'accomplissement de la révolution socialiste. Les conditions mises par Lénine à la transition de la première à la deuxième étape, l'appui des paysans en lutte pour la terre et la révolution dans les pays avancés, ne sont plus, aux yeux de Trotsky, que des conditions de la victoire finale, aussi rejette-t-il la formule de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » à laquelle il propose de substituer celle de « dictature du prolétariat soutenu par la paysannerie et la guidant ». Pas plus que Lénine, il n'envisage la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays. « Sans le soutien direct d'Etat du prolétariat européen, la classe ouvrière de Russie sera incapable de se maintenir au pouvoir et de transformer la suprématie temporaire du prolétariat en dictature durable » [5].


Les socialistes et les soviets.


Aux yeux des historiens, le fait capital de l'histoire de la révolution de 1905 est, à juste titre, l'apparition des soviets, au travers desquels triompheront en 1917 la révolution prolétarienne et le parti bolchevique. Il est d'autant plus intéressant de remarquer que les soviets n'ont pas été organisés à l'instigation de l'une des tendances du mouvement ouvrier et que la polémique entre socialistes, au lendemain de 1905, n'en fait que peu de cas.


Le premier soviet est apparu à Ivanovo-Voznessensk, le « Manchester russe » : il est né d'un comité de grève et d'assemblées quotidiennes de grévistes pendant les soixante-douze jours du conflit [6]. La forme du conseil élu de délégués contrôlés par leurs mandants et à tout instant révocables était apparue sur le sol russe et allait être rapidement adoptée dans tous les centres ouvriers. Il semble que ce soit à l'initiative des ouvriers imprimeurs que soit né le soviet de Saint-Pétersbourg; il s'élargit rapidement à des délégués d'usines de tous les ouvriers de la capitale, à des représentants de syndicats non ouvriers et des différentes fractions de la social-démocratie. C'est lui qui dirige la grève générale, prend la responsabilité d'en assurer l'ordre tout en réglant les transports et autres services publics dont le fonctionnement est indispensable à son succès même; c'est lui qui, après la reprise, impose la journée de huit heures dans les entreprises. Il prend l'initiative de publier un quotidien, les Izvestia (Les Nouvelles), organise le refus de l'impôt, lance le célèbre manifeste avertissant les créanciers que la révolution ne paiera pas les intérêts des emprunts russes, impose, contre l'inflation montante, le paiement des salaires en monnaie-or. Il donne l'impulsion à l'organisation de syndicats, organise les groupes ouvriers d'autodéfense qui répriment une tentative de pogrom par les Cent-Noirs [7]. C'est son exemple et la publicité qui lui est faite qui entraînent la formation de soviets dans toutes les grandes villes. quelle que soit l'occasion de leur formation ou leur point de départ local, comité de grève, comité d'action, assemblée, les soviets de 1905 sont des conseils formés de délégués des travailleurs groupés autour des délégués d'usines, élus par tous les ouvriers, organisés ou non, composés de représentants révocables à tout instant par ceux qui les ont désignés. Tous se comportent, à plus ou moins brève échéance, comme des autorités révolutionnaires, exerçant un pouvoir concurrent de celui de l'Etat, un deuxième pouvoir de fait, appuyé sur les travailleurs et exerçant son autorité, souvent répressive, sur les autres classes de la société.


Les mencheviks, dont la propagande a volontiers mis en avant des mots d'ordre comme « Etat populaire », « auto-administration » ou « commune », ont soutenu la création des soviets et ont joué un rôle non négligeable. Dans leur perspective Je révolution bourgeoise, cependant, ils ne peuvent envisager d'y voir des organes de pouvoir pour une période durable. Les mencheviks de Saint-Pétersbourg sous l'influence de Trotsky, agissent en contradiction avec la ligne des dirigeants de l'émigration. En fait, majorité des mencheviks voit dans les soviets le point départ du parti de masse ou des syndicats à l'allemande qu'ils ont l'ambition de construire et de développer dans la période où la société russe s'alignerait, suivant leur schéma, sur le modèle de la société capitaliste et démocratique d'Europe occidentale.


Les bolcheviks, nous l'avons vu, ont été beaucoup plus réticents à l'égard des soviets : certains y voient une tentative de dresser un organisme informe et irresponsable en rival de l'autorité du parti. Les bolcheviks de Saint-Pétersbourg commencent par refuser de participer en tant que tels au soviet des délégués ouvriers et il faudra, pour les y décider, tout le prestige et l'insistance de Trotsky auprès de Krassine, représentant du comité central. De manière générale, ceux qui sont les plus favorables aux soviets ne consentent à y voir, dans le meilleur des cas, que des auxiliaires du parti. Lénine lui-même ne semble pas leur avoir accordé ni l'importance, ni la signification qu'il leur donnera en 1917. C'est ainsi qu'après la dissolution du soviet de Pétersbourg, il approuve les bolcheviks qui s'y sont opposés à l'admission des anarchistes : à ses yeux, le soviet n'est « ni un parlement ouvrier, ni un organe d'auto gouvernement prolétarien », mais seulement une « organisation de combat pour atteindre des buts définis » [8]. En 1907, il admet qu'il faudrait étudier scientifiquement la question de savoir si les soviets constituent vraiment « un pouvoir révolutionnaire » [9]. En janvier 1917, dans une conférence sur la révolution de 1905, il ne mentionne les soviets qu'en passant, les définissant comme des « organes de lutte » [10]. C'est seulement au cours des semaines suivantes qu'il modifiera son analyse, sous l'influence de Boukharine, du Hollandais Pannekoek et surtout du rôle joué par les nouveaux soviets russes.


Sur cette question aussi, Trotsky fait figure d'isolé et de précurseur. Placé au cœur de l'expérience du soviet de Pétersbourg, il en dégage les leçons, trace le bilan de son action et conclut : « Il n'y a aucun doute qu'à la prochaine explosion révolutionnaire, de tels conseils ouvriers se formeront dans tout le pays. Un soviet pan-russe des ouvriers, organise par un congrès national, [...] assurera la direction. [...] De ces cinquante jours, le [futur] soviet sera capable de déduire tout son programme d'action. [...] coopération révolutionnaire avec l'armée, la paysannerie et les secteurs plébéiens des classes moyennes, abolition de l'absolutisme, destruction de l'appareil militaire de l'absolutisme, [...] abolition de la police et de l'appareil bureaucratique; journée de huit heures; armement du peuple et, avant tout, des ouvriers; transformation des soviets en organes révolutionnaires d'auto gouvernement dans les villes, formation de soviets paysans pour diriger, sur place, la révolution agraire; élections à l'Assemblée constituante » [11]. Il affirme. « Un tel plan est plus facile à formuler qu'à appliquer, mais si la révolution doit vaincre, le prolétariat ne peut qu'assumer ce rôle. Il accomplira cette tâche révolutionnaire sans exemple dans l'histoire du monde » [12].


Seul ou presque à affirmer, comme il l'a fait devant ses juges, que le soviet, « organisation-type de la révolution », parce qu' « organisation même du prolétariat » serait l'« organe du pouvoir du prolétariat » [13], Trotsky devait rester à l'écart de la querelle majeure entre social-démocrates sur la participation à un gouvernement provisoire qui naîtrait d'une nouvelle révolution. Les mencheviks la condamnent : c'est à la bourgeoisie que revient de diriger la révolution bourgeoise, les socialistes se devant de rester dans l'opposition et de refuser toute collaboration au pouvoir, leur rôle étant de travailler à renforcer les positions de la classe ouvrière, tout en l'empêchant de s'engager prématurément dans la lutte pour le socialisme. Les bolcheviks, au contraire, affirmaient qu'en renonçant à participer à un gouvernement provisoire, les social-démocrates renonceraient du même coup à l'achèvement de la révolution démocratique. Il y a, évidemment, quelque malice de la part de l'histoire à ce que, en 1917, les mencheviks aient accepté de participer au gouvernement provisoire, et que les bolcheviks le leur aient reproché comme une trahison. Mais c'est qu'à cette date l'édification des soviets était devenue l'affaire des ouvriers et des paysans, et ce développement spontané et tumultueux, révolutionnaire, avait définitivement démodé les vieilles querelles, de la même façon que l'éclatement de la guerre, quelques années plus tôt.


La guerre : nouveaux alignements.


La guerre de 1914 va diviser les social-démocrates suivant des lignes nouvelles. Les grands partis de la II° Internationale, socialistes français et social-démocrates allemands à l'exception du petit groupe internationaliste autour de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht -, participent à l'union sacrée, chacun dans leur pays, soutiennent la défense nationale, subordonnent la lutte pour le socialisme et même toute lutte ouvrière immédiate à la nécessité de vaincre préalablement par les armes le militarisme et l'impérialisme d'en face. En fait, dans les pays occidentaux, les partis socialistes choisissent de Préserver les liens qui, désormais, les attachent à leur bourgeoisie en restant solidaires d'elle dans le conflit armé : l'Internationale tant qu'organisation ouvrière a fait faillite puisque dirigeants, à quelque Etat ou système d'alliances qu’ils placent leur solidarité nationale avec l'Etat de la solidarité internationale avec les ouvriers autres pays. Pour employer le langage de Lénine, le réformisme se mue en « social-chauvinisme ». Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que le courant patriotique ait été moins vigoureux en Russie qu'en Occident le réformisme n'y a pas de base sociale autochtone et la déclaration de guerre y est immédiatement utilisée sans vergogne par le gouvernement tsariste pour justifier l'interdiction de la presse ouvrière de toutes tendances. Députés bolcheviques et mencheviques de la Douma seront d'accord pour voter contre les crédits militaires que leurs homologues français et allemands ont immédiatement acceptés, de crainte de perdre dans la répression tout ce qu'ils appellent encore leurs « conquêtes ».


La social-démocratie russe va pourtant connaître toutes les divisions de la social-démocratie internationale, quoique dans un rapport de force différent, qui s'explique par les caractères spécifiques de la société et du mouvement ouvrier russe. Plékhanov condamne comme une « trahison » le refus de voter les crédits militaires, et soutient le point de vue de la défense nationale : comme les socialistes français, il pense que la défaite de l'impérialisme allemand, rempart du capitalisme et du militarisme européens, sera favorable à la victoire du socialisme, rejoignant ainsi, malgré une contradiction qui n'est qu'apparente, les socialistes allemands qui voient, eux, dans la défaite de l'autocratie tsariste, rempart de la réaction, le gage de la victoire du socialisme, à travers celle du pays où le parti est le plus fort... Il a avec lui la majorité des mencheviks de l'émigration et du secrétariat à l'étranger, mais est loin d'entraîner la totalité des militants, puisque de nombreux mencheviks situés jusque-là à sa droite refusent d'endosser sa position patriotique.


Lénine, de son côté, réfugié en Suisse après quelques difficultés en Autriche, rédige un manifeste du comité central du parti qui affirme : « Il n'y a pas de doute que le moindre mal, du point de -vue de la classe ouvrière et des masses travailleuses de tous les peuples de Russie, serait la défaite de la monarchie tsariste, qui est le gouvernement le plus réactionnaire et le plus barbare, opprimant la plus grande quantité de nations et la plus forte masse de la population de l'Europe et de l'Asie » [14]. Constatant l'effondrement de la II° Internationale, le comité central bolchevique, reprenant les principes qui ont servi à la construction de son organisation pour les proposer à tous les socialistes, déclare : « Que les opportunistes « ménagent » les organisations légales au prix de la trahison de leurs convictions, les social-démocrates révolutionnaires, eux, utiliseront l'esprit d'organisation et les liaisons de la classe ouvrière pour créer des formes illégales de lutte en faveur du socialisme et de la cohésion ouvrière qui correspondent à l'époque de la crise. Ils créeront ces formes illégales, non pour lutter aux côtés de la bourgeoisie chauvine de leur pays. mais aux côtés de la classe ouvrière de tous les pays. L'Internationale prolétarienne n'a pas succombé et elle ne succombera pas. Les masses ouvrières créeront une nouvelle Internationale à travers toutes les difficultés » [15]. En février 1915, une conférence des groupes bolcheviques émigrés réunie à Berne et à laquelle participent de nouveaux venus de Russie, Boukharine et Piatakov, se prononce pour la « transformation en guerre civile de la guerre impérialiste ».


Ainsi, à l'initiative des bolcheviks, en opposition au « défensisme » des partis de la Il° Internationale, apparaît un courant « défaitiste », partisan de la construction d'une III° Internationale. La capitulation de la II° Internationale face à la guerre a créé les conditions d'une scission durable du mouvement ouvrier mondial. Il faudra cependant des mois encore pour que les principes et les prises de positions nouvelles triomphent, dans le nouvel alignement des forces, des préjugés et des attitudes anciennes.


Pour commencer, à l'intérieur de l'émigration russe, de multiples positions s'échelonnent entre le défensisme de Plékhanov et le défaitisme de Lénine. Martov et de nombreux mencheviks se refusent à admettre que la victoire des Hohenzollern ou des Habsbourg soit plus favorable ou pire pour la cause du socialisme que celle des Romanov. Ils dénoncent le caractère impérialiste de la guerre, le cortège d'affreuses souffrances qu'elle entraîne pour les travailleurs de tous les pays, affirment que le devoir des socialistes est de mettre fin à la guerre en luttant pour une paix démocratique, sans annexion, et que sur cette base l'union des socialistes de tous les pays peut se refaire, en commençant par le refus de ceux des pays belligérants de voter les crédits de guerre.


Trotsky est tout près de Martov. Dès l'été 1914, il attaque violemment les social-démocrates allemands et français dans une brochure intitulée L'Internationale et la guerre. Il écrit : « Dans les conditions historiques actuelles, le prolétariat n'a pas d'intérêt à défendre une « patrie » nationale, anachronique, qui est devenue le principal obstacle à un progrès économique, mais a intérêt au contraire à la création d'une patrie nouvelle, plus puissante et plus stable, les Etats-Unis républicains d'Europe, base des Etats-Unis du monde. A l'impasse impérialiste du capitalisme, le prolétariat peut seulement opposer l'organisation socialiste de l'économie mondiale comme programme pratique du jour » [16]. Mencheviks internationalistes de Martov et amis de Trotsky vont se retrouver avec d'anciens bolcheviks dans Naché Slovo, le quotidien en langue russe de Paris que dirige Antonov-Ovseenko.


A travers les polémiques, les positions se précisent. Dès novembre 1914, Trotsky écrit : « Le socialisme réformiste n'a aucun avenir, parce qu'il est devenu partie intégrante de l'ordre ancien et complice de ses crimes. Ceux qui espèrent reconstruire la vieille Internationale, imaginant que ses dirigeants pourraient, par une amnistie réciproque, effacer leur trahison de l'internationalisme, empêchent la renaissance du mouvement ouvrier » [17]. Il s'agit pour lui de « rassembler les forces de la III° Internationale ». Rosa Luxembourg vient, de son côté, de prendre une position identique : l'aile révolutionnaire de la social-démocratie allemande s'organise dans l'illégalité. Pourtant, Martov s'inquiète de l'évolution de Trotsky il ne croit pas que la nouvelle Internationale puisse être plus qu'une secte impuissante. En février 1915, Trotsky fait dans Naché Slovo le récit de ses désaccords avec les mencheviks et de sa rupture, en 1913, avec le bloc d'août. Naché Slovo devient la plaque tournante de l'internationalisme socialiste, un carrefour des courants internationalistes russes : autour d'Antonov-Ovseenko, Trotsky et Martov, se retrouvent d'anciens bolcheviks otzovistes comme Manuilski, d'anciens conciliateurs comme Sokolnikov, des militants en rupture avec le menchevisme comme Tchitchérine et Alexandra Kollontaï, les amis de Trotsky comme Joffé, les internationalistes cosmopolites que sont le Bulgaro-Roumain Christian Racovski, français d'éducation, le Galicien Sobelsohn, dit Karl Radek, mi-Polonais, mi-Allemand et l'Italo-Russe Angelica Balabanova.


Trotsky presse Martov de rompre avec les « social-chauvins ». Lenine accuse Trotsky de vouloir préserver ses liens avec eux. En juillet, Trotsky écrit que les bolcheviks constituent le noyau de l'internationalisme russe. Martov rompt avec lui et quitte le journal. En septembre, trente-huit délégués de douze pays, belligérants compris, se réunissent en Suisse, à Zimmerwald. Lénine y défend le point de vue défaitiste, la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et la construction d'une nouvelle Internationale. La majorité, plus pacifiste que révolutionnaire, ne le suit pas. Un manifeste rédigé par Trotsky, appelant les travailleurs à lutter pour mettre fin à la guerre, est cependant adopté à l'unanimité. En 1915, les députés bolcheviques emprisonnés, les mencheviks participent à l'union sacrée, et leur leader Tchkheidzé semble désavouer Zimmerwald. Véra Zassoulitch et Potressov, les vieux chefs mencheviques, soutiennent Plékhanov. Trotsky hésite encore et, en mai 1916, se demande si les révolutionnaires, « n'ayant pas les masses avec eux », ne sont pas « contraints d'être pour un temps l'aile gauche de « leur » lnternationale » [18].


Lénine et Trotsky polémiquent encore, sur le « défaitisine », dont Trotsky ne voit pas ce qu'il apporte de plus, outre les accusations de sabotage, à ceux qui sont décidés à mener la lutte révolutionnaire sans s'occuper de l'issue de la guerre, sur les « Etats-Unis d'Europe », où Lénine voit un mot d'ordre temporisateur, qui risque de freiner la lutte révolutionnaire dans chaque pays, en laissant croire que la révolution ne peut vaincre que dans tous les pays d'Europe simultanément. En réalité, ainsi que l'a montré Isaac Deutscher, les différences sont minimes et se nourrissent surtout de la méfiance née des querelles passées. Le quotidien russe de New York Novy Mir, où collaborent, avec Trotsky, l'ex-menchevik Kollontaï, le bolchevik Boukharine et le révolutionnaire russo-américain Volodarski, préfigure, au début de 1917, cette fusion de tous les internationalistes russes, bolcheviks compris, dont les « vpériodistes » font leur cheval de bataille, et dont Boukharine, contre Lénine, veut faire la préface de la construction d'une nouvelle Internationale.


Les forces socialistes en Russie.


Pendant un temps, toute organisation social-démocrate semble avoir disparu. Le courant patriotique emporte même des révolutionnaires professionnels, comme l'ouvrier Vorochilov, qui s'engage dans l'armée tsariste où il deviendra sous-officier. Les bolcheviks et les mencheviks internationalistes sont durement frappés; les mencheviks défensistes évitent de mettre en péril par leur action l'union sacrée qu'ils prônent. En novembre 1914, le parti bolchevique est décapité par l'arrestation, à une conférence commune, de ses députés et du bureau russe du comité central. Tous sont jugés, condamnés et déportés. Kamenev maintient devant le tribunal une attitude fermement internationaliste, mais se désolidarise du défaitisme tel qu'il a été exprimé dans le manifeste du comité central.


Ce n'est qu'au printemps 1916 que Lénine et Zinoviev, de Suisse, réussissent à rétablir le contact avec ce qui a survécu de l'organisation en Russie. Un « bureau russe » est reconstitué, autour de Chliapnikov, qui a établi personnellement les liaisons, avec l'ouvrier Zaloutski et l'ex-étudiant Skriabine, dit Molotov. Quelques journaux reparaissent illégalement, à Pétrograd, Moscou, Kharkov. En janvier 1917, le métallo Loutovinov réussit à regrouper les militants de la région du Donetz et à organiser une conférence régionale. Les conditions de travail sont précaires, chaque fois qu'une direction du travail est reconstituée à Moscou, elle est immédiatement arrêtée. Quand, à partir de 1916, le mouvement ouvrier commence sa remontée, les groupes ouvriers qui se constituent sont le plus souvent autonomes : à Moscou, celui de la Tverskaia, le comité du parti du rayon de Pressnia, à Pétrograd, l'organisation interrayons qui défend le principe de la reconstruction d'un parti ouvert à tous les internationalistes. Adversaire résolu du défensisme menchevique, méfiant à l'égard des principes d'organisation des bolcheviks, il a réussi en 1915, pendant quelques mois, à établir un contact précaire avec Trotsky et la rédaction de Naché Slovo. Dans l'ensemble, les possibilités d'action restent médiocres : il faudra trois années de massacre dans les tranchées et de souffrances à l'arrière, la montée irrépressible de la colère, pour qu'avec la révolution de Février et l'irruption dans la rue de larges masses jusque-là passives, les regroupements en gestation dans l'émigration prennent une réalité concrète en Russie.


La révolution de Février.


Avec l'année 1917 s'ouvre une ère nouvelle. La guerre, dans tous les pays, a aiguisé toutes les contradictions, grippé la machinerie administrative et économique. La prolongation du massacre fait naître des sentiments de révolte. C'est contre la guerre, fléau de leur génération, que se dressent les jeunes hommes qu'elle broie tous les jours, les familles qu'elle mutile. En Allemagne, en France, en Russie, dans tous les pays belligérants apparaissent les premiers symptômes d'une agitation révolutionnaire : ainsi que Lénine l'avait prévu, le cortège de souffrances provoquées par la guerre impérialiste met à l'ordre du jour sa transformation en guerre civile, même quand la lutte commence sous le drapeau du pacifisme.


L'empire tsariste est, comme on l'a souvent répété, « le maillon le plus faible de l'impérialisme ». Dès 1916, il donne des signes de défaillance. Le tsar, discrédité par l'engouement de la tsarine pour le crapuleux Raspoutine, imbu de son autorité pourtant, est discuté jusque dans les sommets de la bureaucratie et de l'armée. La guerre n'a amené que des désastres militaires dans les deux premières années : à partir de 1916, elle désorganise par ses exigences toute la vie économique. Les transports, avec un matériel surmené, sont de plus en plus difficiles à assurer. Les vivres manquent, aussi bien pour la population des villes que pour l'armée. Les prix montent en flèche. L'hiver de 1916-1917 donne au régime le coup de grâce. La discipline se relâche dans les troupes démoralisées, souffrant du froid et de la faim autant que des coups des ennemis. Le mécontentement gronde dans les usines et les quartiers ouvriers des grandes villes. En février, la crise éclate : le 13, 20 000 ouvriers débraient pour le deuxième anniversaire du procès des députés bolcheviques ; le 16, le pain est rationné, les stocks de charbon s'épuisent et, le 18, les ouvriers de l'usine Poutilov sont congédiés; le 19, on pille plusieurs boulangeries. A Pétrograd, le 23, ce sont les ouvrières du textile qui lancent les premières manifestations de rue, pour commémorer la journée internationale des femmes. Le 24, la grève s'étend spontanément, les mots d'ordre antigouvernementaux et pacifistes prennent place. dans les cris des manifestants, aux côtés des revendications concernant le ravitaillement. Les premiers coups de feu sont tirés. Le 25, les premiers signes de sympathie pour les ouvriers apparaissent dans les rangs des soldats, qui tirent en l'air. Le 26, des mutineries se produisent au sein de différents régiments stationnés dans la capitale. Le 27, l'insurrection ouvrière et la révolte des soldats se conjuguent : le drapeau rouge flotte sur le Palais d'Hiver.


Tandis que s'organisent les élections au soviet de Pétrograd, les députés de l'opposition libérale constituent à la hâte un « gouvernement provisoire ». Le tsar abdique. Dans les jours qui suivent, le mouvement révolutionnaire s'étend. Tandis que les décrets du gouvernement provisoire consacrent le démantèlement de l'ancien régime, libérant les détenus politiques, amnistiant, accordant l'égalité des droits, y compris ceux des nationalités, la liberté syndicale, et annonçant la convocation prochaine d'une Assemblée constituante, le soviet de Pétrograd, qui a organisé ses commissions de quartier, sa commission de ravitaillement et sa commission militaire, lance, sous la pression des ouvriers et des soldats, le célèbre Prikaz n°1, qui sera l'instrument de la désagrégation de l'armée, de la ruine de la discipline : la seule force dont le gouvernement provisoire aurait pu disposer lui échappe dans les semaines qui suivent. Les problèmes les plus décisifs, y compris celui du pouvoir, se posent à la suite de celui qui a provoqué l'insurrection, la guerre.


Les bolcheviks et le double pouvoir.


La révolution de Février 1917, « insurrection anonyme », a été un soulèvement spontané des masses. elle a surpris tous les socialistes, y compris les bolcheviks dont le rôle, en tant qu'organisation, a été nul dans son déclenchement, quand bien même les militants, individuellement, ont joué dans les usines et les rues le rôle d'animateurs et de cadres. Le 26 février encore, le bureau russe dirigé par Chliapnikov conseillait aux ouvriers la prudence : quelques jours après, pourtant, se trouve créée une situation de double pouvoir. D'un côté, le gouvernement provisoire, formé des parlementaires représentants de la bourgeoisie, coiffant les débris de l'appareil d'Etat tsariste, s'efforçant simultanément de rebâtir un appareil d'Etat et d'endiguer la révolution; de l’autre, les soviets de députés ouvriers élus dans les usines et les quartiers des villes, véritables parlements ouvriers, dépositaires de la volonté des travailleurs qui les désignent et les renouvellent. En ces deux pouvoirs s'affrontaient deux conceptions de la démocratie, démocratie représentative et démocratie directe, et, derrière elles, deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, que la chute du tsarisme laissait désormais face à face.


Le heurt, pourtant, ne sera pas immédiat. Mencheviks et s.r. sont en majorité dans les premiers soviets et au premier congrès pan-russe. Conformément à leurs analyses, ils ne cherchent pas à lutter pour le pouvoir. Pour eux, seul un pouvoir bourgeois peut prendre la place du tsarisme, faire élire une Constituante, conclure une paix démocratique, sans annexions. Les soviets, à leurs yeux, ont été l'instrument ouvrier de la révolution démocratique-bourgeoise et doivent demeurer dans la république bourgeoise des positions de la classe ouvrière. Mais ils ne sauraient réclamer un pouvoir que la classe ouvrière n'est pas mûre pour exercer et qu'elle réclamera, selon eux, ultérieurement, aux termes d'une évolution spontanée que les socialistes doivent se garder de « forcer ». Dans la pratique, Lénine résumera brutalement leur attitude en disant qu'elle équivaut à une « remise volontaire du pouvoir d'Etat à la bourgeoisie et à son gouvernement provisoire ».


Les bolcheviks, le pouvoir et la conciliation.


Les premières prises de position des bolcheviks ne sont pas exemptes d'hésitations. Leur premier manifeste, du 26 février, rédigé par Chliapnikov, Zaloutski et Molotov, ainsi que les premiers numéros de la Pravda, dénoncent le gouvernement provisoire comme « un gouvernement de capitalistes et de grands propriétaires », réclament un « gouvernement révolutionnaire provisoire », la convocation par le soviet d'une Constituante élue au suffrage universel chargée d'établir une « république démocratique ». Cependant, Molotov est mis en minorité au comité de Pétrograd quand il propose de qualifier de « contre-révolutionnaire » le gouvernement provisoire : le comité propose, au contraire, de soutenir le gouvernement « tant que ses actes correspondent aux intérêts du prolétariat et des larges masses démocratiques du peuple ». La Pravda a reparu le 5 mars. Elle réclame « des négociations avec les prolétaires des pays étrangers […] pour mettre fin au massacre », position incontestablement internationaliste, sensiblement différente cependant de la ligne défaitiste développée par Lénine depuis 1914, et adoptée par le comité central en émigration.


Le 13 mars, les dirigeants déportés, libérés par la révolution, arrivent à Pétrograd : Mouranov, Kamenev, Staline reprennent la direction de l'organisation bolchevique. Un tournant se produit dans la ligne politique de la Pravda, dont Staline prend désormais la direction. Les bolcheviks se rallient à la thèse des mencheviks suivant laquelle il faut désormais que les révolutionnaires russes poursuivent la guerre afin de défendre leurs récentes conquêtes démocratiques contre l'agression de l'impérialisme allemand. Kamenev rédige plusieurs articles ouvertement défensistes, écrivant notamment qu'« un peuple libre répond aux balles par des balles ». A la fin du mois, une conférence bolchevique adopte cette ligne, malgré quelques résistances : elle décide, sur proposition de Staline, que le rôle des soviets est de « soutenir le gouvernement provisoire dans son action aussi longtemps qu'il marche dans la vole de satisfaire la classe ouvrière » [19]. En fait, de simples nuances séparent ces positions de celles des mencheviks qui sont aussi partisans d'un « soutien conditionnel ». Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que la même conférence, le I° avril, sur la proposition de Kamenev et Staline, accepte d'envisager la réunification de tous les social-démocrates que leur propose, au nom du comité d'organisation, le menchevik Tséretelli. La vieille conception conciliatrice semble l'emporter.


En fait, cette attitude des bolcheviks est évidemment dictée par leur ancienne analyse des tâches de la révolution : Février a marqué le début de la révolution bourgeoise, et, ainsi que Staline l'expose, il s'agit maintenant de « consolider » les conquêtes démocratiques-bourgeoises, ce qui ne peut être que l’œuvre d'un gouvernement bourgeois, soutenu conditionnellement et, par conséquent, contrôlé par le prolétariat groupé dans les soviets. Ainsi donnent-ils raison à Trotsky qui, après 1905, leur avait prédit que la conception d'une révolution par étapes distinctes les conduirait à une « auto-limitation » bourgeoise-démocratique du prolétariat » [20]. Une minorité, pourtant, résiste, parmi les métallos, qu'anime Chliapnikov, et que rejoindra bientôt Kollontaï. Sa thèse, suivant laquelle les soviets constituent dès maintenant un embryon de pouvoir révolutionnaire, rejoint, sur ce point, les vues défendues par l'organisation interrayons.
Les thèses d'avril.


Le retour de Lénine, le 3 avril, va renverser la situation dans les rangs bolcheviques, puis, par contrecoup, dans le cours de la révolution elle-même. Dès les premières nouvelles qu'il a reçues de Russie, il s'est inquiété des signes de conciliation qui marquaient la politique bolchevique. De Zurich, il adresse à la Pravda quatre lettres, les « Lettres de loin » : il faut constituer une milice ouvrière ,qui sera l'organe exécutif du soviet, il faut immédiatement préparer la révolution prolétarienne, dénoncer les traités d'alliance avec les impérialistes, se refuser à tomber dans le piège du « patriotisme » et travailler à la transformation en guerre civile de la guerre impérialiste. Seule la première des quatre sera publiée : les dirigeants bolcheviques sont effrayés du caractère radical de cette orientation, préfèrent imaginer que Lénine est mal informé. Il ne lui reste plus qu'à revenir en Russie, par n'importe quel moyen, pour convaincre ses camarades. Les Alliés lui ayant refusé tout visa de transit, il négocie finalement, par l'intermédiaire du socialiste suisse Platten, avec l'ambassade allemande : Lénine et ses compagnons traverseront l'Allemagne dans un wagon « exterritorialisé » et s'engagent à tenter d'obtenir en échange la libération d'un nombre égal de prisonniers allemands. L'état-major allemand croit ainsi lancer en Russie un élément supplémentaire de désorganisation de la défense qui permettra sa victoire militaire : il assure en fait, involontairement, le retour et le triomphe de celui dont les efforts sont tendus vers la destruction de tous les impérialistes.


Le marin bolchevique Raskolnikov a raconté dans ses mémoires comment Lénine, à peine entré dans le wagon du train qui l'attendait à la frontière russe, s'en prit vigoureusement à Kamenev et aux thèses défensistes de ses articles de la Pravda. A la gare de Pétrograd, le 3, c'est publiquement qu'il prend ses distances. Il est accueilli par une délégation du soviet de Pétrograd. Tchkheidzé, qui la conduit, prononce un discours de bienvenue : il faut, dit-il, « défendre la révolution contre toute atteinte qui pourrait se produire, tant de l'intérieur que de l'extérieur ». Tournant le dos aux officiels, Lénine s'adresse à la foule des ouvriers et des soldats qui l'ont attendu et salue en elle « la révolution russe victorieuse, l'avant-garde de la révolution prolétarienne mondiale » [21]. Puis il va rejoindre ses amis bolcheviques et commence à développer sa féroce critique de la politique menchevique qui prétend défendre les conquêtes de Février en poursuivant une lutte dite patriotique en alliance avec les rapaces impérialistes. Ces thèses plongent dans la consternation l'équipe dirigeante, dont elles contredisent point par point l'analyse et l'orientation. Elles paraîtront le 7 avril dans la Pravda, signées de son seul nom, sous le titre : « Des tâches du prolétariat dans la révolution actuelle ».


Se ralliant tacitement aux thèses de la révolution permanente, il affirme : « Le trait distinctif de la situation actuelle en Russie consiste en la transition de la première étape de la révolution, qui remit le pouvoir à la bourgeoisie, à cause de l'insuffisance de la conscience et de l'organisation prolétariennes, à sa seconde étape, qui remettra le pouvoir aux mains du prolétariat et des couches les plus pauvres de la paysannerie » [22]. Il qualifie d'« ineptie » et de « criante dérision » les exigences de la Pravda, qui demande à un gouvernement capitaliste de renoncer aux annexions, alors qu'il est « impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique sans renverser le capital ». La tâche du parti bolchevique, minoritaire dans la classe ouvrière et les soviets, est d'expliquer aux masses que « le soviet des députés ouvriers est la seule forme possible du gouvernement révolutionnaire » et que l'objectif de leur lutte est de construire, « non une république parlementaire,. mais une république des soviets d'ouvriers, de paysans pauvres et paysans, de tout le pays, de la base au sommet » [23]. Les bolcheviks ne gagneront les masses qu'en « expliquant patiemment, avec persévérance, systématiquement », leur politique : « Nous ne voulons pas que les masses nous croient sur parole. Nous ne sommes pas des charlatans. Nous voulons que les masses se détachent par expérience de leur erreur » [24]. Le rôle des bolcheviks est de « stimuler réellement la conscience des masses comme leur initiative locale, audacieuse et décidée; de stimuler la réalisation spontanée, le développement et la consolidation des libertés, de la démocratie, du principe de la possession de toutes les terres par le peuple entier » [25]. C'est de cette initiative révolutionnaire que naîtra l'expérience qui donnera aux bolcheviks la majorité dans les soviets ; alors viendra le moment où les soviets pourront prendre le pouvoir et appliquer les premières mesures du programme bolchevique, nationalisation de la terre et des banques, contrôle des soviets sur la production et la distribution. La dernière thèse de Lénine concerne le parti, dont il propose de changer en même temps le nom et le programme, « Il est temps d'enlever sa chemise sale et d'en mettre une propre », écrit-il en proposant d'abandonner l'étiquette de « social-démocrate » pour adopter celle de « communiste », la tâche étant, selon lui, de « créer un parti communiste prolétarien » dont « les meilleurs éléments du bolchevisme ont déjà, écrit-il, créé les éléments » [26].


Ainsi, sur tous les points décisifs, position à l'égard de la guerre, du gouvernement provisoire, conception même du parti, Lénine s'oppose-t-il à la ligne appliquée par les bolcheviks jusqu'à son arrivée. Kamenev pourra écrire dans la Pravda que « ces thèses ne représentent que l'opinion personnelle de Lénine ». Rappelant les résolutions adoptées antérieurement, il affirme : « Ces résolutions restent notre plate-forme, que nous défendrons aussi bien contre l'influence désagrégeante du « jusqu'au-boutisme révolutionnaire » que contre la critique du camarade Lénine. Le schéma général de Lénine nous parait inadmissible parce qu'il considère la révolution bourgeoise-démocratique comme achevée, et pose la question de la transformation immédiate de cette révolution en révolution socialiste ».


La discussion, ainsi brutalement ouverte, va se poursuivre pendant quelques jours. D'un côté, Kamenev, Rykov, Noguine, que Lénine traite ironiquement et sans douceur de « vieux-bolcheviks », et qui l'accusent de s'être rallié à la théorie de la révolution permanente. De l'autre, Lénine, Zinoviev, Boukharine. Staline semble s'être presque immédiatement rallié aux thèses de Lénine. La conférence nationale, réunie le 24 avril, rassemble 149 délégués, élus par 79 000 adhérents, dont 15 000 de Pétrograd. Contre Lénine, Kamenev affirme : « Il est prématuré de dire que la démocratie bourgeoise a épuisé toutes ses possibilités », alors que « les tâches bourgeoises-démocratiques restent inachevées ». Soutenant que les soviets d'ouvriers et de soldats sont « un bloc des forces petites-bourgeoises et prolétariennes », il pense que « si la révolution démocratique bourgeoise était achevée, ce bloc [...] n'aurait plus aucune tâche déterminée, tandis que le prolétariat aurait à lutter contre le bloc petit-bourgeois ». Il conclut « Si nous nous rallions au point de vue de Lénine, nous resterions sans travail politique, des théoriciens, des propagandistes publiant d'excellentes études sur la future révolution socialiste, mais écartés de la réalité suivante comme militants politiques et comme parti politique défini » [27]. Il propose donc de conserver la ligne adoptée au mois de mars et de « faire surveiller de très près le gouvernement provisoire par les soviets ». Rykov consacre son intervention au problème de fa révolution socialiste : « D'où viendra, demande-t-il, le soleil de la révolution socialiste ? » Il affirme : « A en juger par toute la situation, par le niveau petit-bourgeois de la Russie, l'initiative de la révolution socialiste ne nous appartient pas. Nous n'avons pour cela ni les forces, ni les conditions objectives requises. La question de la révolution prolétarienne se pose à nous, mais nous ne devons pas surestimer nos forces. Devant nous, il y a de gigantesques tâches révolutionnaires, mais leur réalisation ne nous entraînera pas au-delà du cadre du système bourgeois » [28].


Dans l'intervalle, la situation politique s'est rapidement modifiée. Quelques jours avant la conférence du parti, une note du cadet Milioukov, ministre des affaires étrangères, annonçant que le gouvernement provisoire était décidé à respecter tous ses engagements vis-à-vis des Alliés et affirmant « l'aspiration de tout le peuple à poursuivre la guerre mondiale jusqu'à la victoire finale », provoque des manifestations populaires, les 20 et 21 avril, et ouvre une crise ministérielle qui ne sera résolue que le 5 mai. La radicalisation des masses, l'attitude résolue des soldats dont certains refusent de marcher contre les manifestants, apportent de l'eau au moulin de Lénine, tout autant que l'affirmation jusqu'au-boutiste du ministre cadet. Il développe ses arguments contre les vieux-bolcheviks. affirme que « la révolution bourgeoise est achevée en Russie et que le pouvoir est aux mains de la bourgeoisie », mais que la lutte pour la terre, le pain, la paix ne pourra être menée à bien que par le passage du pouvoir aux soviets, qui sauront « bien mieux, de façon plus pratique et plus sûre, comment marcher vers le socialisme ». La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie est une formule antique que les vieux-bolcheviks ont « ineptement apprise au lieu d'avoir étudié l'originalité de la nouvelle et vivante réalité ». Tourné vers Kamenev, il lui rappelle la formule de Goethe : « Grise est la théorie, mon ami, mais vert l'arbre de la vie » [29]. Il se moque férocement des propositions de contrôle des soviets sur le gouvernement, s'écriant : « Pour contrôler, il faut avoir le pouvoir. Le contrôle n'est rien quand ceux que l'on contrôle ont les canons. Contrôlez-nous, disent les capitalistes, qui savent qu'on ne peut pas opposer un refus au peuple maintenant. Mais, sans le pouvoir, le contrôle n'est qu'une phrase de petit bourgeois qui entrave la marche et le développement de la révolution russe » [30].


Lénine l'emporte finalement sur les points essentiels en discussion, avec des majorités variables : à l'unanimité moins 7 abstentions sur la question de la guerre, par 122 voix contre 3 et 8 abstentions sur la décision « d'engager un travail prolongé » afin de « transférer aux soviets le pouvoir d'Etat », 71 voix seulement sur 118 votants pour la résolution qui affirme la nécessité d'entrer dans la voie de la révolution socialiste. On revanche, il est battu sur les résolutions concernant le parti : il est seul à voter pour sa proposition d'abandonner l'étiquette « social-démocrate » et, malgré son affirmation que l'« unité avec les défensistes » serait une trahison, la conférence accepte la création d'une commission mixte de bolcheviks et mencheviks pour l'étude des conditions de l'unification telle qu'elle avait été défendue par Staline le mois précédent. Lénine a « redressé » le parti, malgré les vieux-bolcheviks attachés à ses formules anciennes : sa victoire est pourtant loin d'être totale, puisque sur les huit camarades élus avec lui au comité central, l'un est rallié de dernière heure à ses thèses, Staline, quatre sont des opposants du groupe des vieux-bolcheviks, Kamenev, Noguine, Milicutine et Fedorov Zinoviev, Sverdiov et le tout jeune Smilga, seuls, ont soutenu Lénine sans réserves depuis l'ouverture de la discussion.


Il ne faudra pourtant que quelques semaines pour que le développement du mouvement révolutionnaire et la lutte des bolcheviks pour conquérir la majorité des soviets entraînent l'ensemble du parti à accepter sans réserves les thèses que Lénine développera quelques semaines plus tard dans L'Etat et la révolution, faisant des soviets un « pouvoir de même type que la Commune de Paris », dont la source n'est pas « une loi discutée et votée auparavant dans un Parlement, mais une initiative des masses venue d'en-bas, une « usurpation directe » [31] théorie qui sera la base même de l'action des bolcheviks dans les mois suivants et de la victoire de la révolution.


Le parti de Lénine et Trotsky.


La conférence d'avril provoque le départ de l'extrême-droite, les défensistes Voitinski et Goldenberg. Elle hâte les conditions de l'unification avec les mencheviks internationalistes. Déjà de nombreuses organisations social-démocrates autonomes avaient rejoint le parti bolchevique avant cette date. A Pétrograd, pourtant, l'organisation interrayons était restée à l'écart. Lié à Trotsky, le groupe avait pris position pour le pouvoir des soviets et le tournant de la Pravda après le retour de Kamenev et Staline l'avait détourné d'une fusion immédiate à laquelle, selon Chliapnikov, il était décidé au début de mars. Mais le problème se repose après la victoire des thèses de Lénine dans le parti bolchevique. Trotsky est revenu le 5 mai après un long périple du Canada en Scandinavie. Il adhère aussitôt à l'organisation interrayons où se retrouvent de nombreux mencheviks internationalistes, Iouréniev, Karakhane, d'anciens bolcheviks, et, de façon plus générale, les militants qui ont été liés à lui depuis plusieurs années : Joffé, Manuilski, Ouritski, de la Pravda, Pokrovski, Riazanov, Lounatcharski de Naché Slovo.


Au lendemain de son arrivée, devant le soviet de Pétrograd, il prend position aussi nettement que Lénine et dans le même sens que lui, annonçant que la révolution « a ouvert une ère nouvelle, une ère de sang et de fer, une lutte qui n'est plus de nation à nation, mais des classes souffrantes et opprimées contre leurs gouvernants ». Affirmant que les socialistes doivent lutter pour donner « tout le pouvoir aux soviets », il conclut : « Vive la révolution russe, prologue de la révolution mondiale ! » [32]. Le 7 mai, à une réception organisée par l'organisation interrayons et les bolcheviks en son honneur, il déclare qu'il a définitivement rompu avec son vieux rêve d'unification de tous les socialistes et que la nouvelle Internationale ne peut se construire qu'à partir d'une rupture totale avec le social-chauvinisme. Dès le 10, il rencontre Lénine.


Peu de choses, désormais, séparent les deux hommes, et ils le savent. Lénine est pressé de gagner au parti Trotsky et ses compagnons. Il a déjà proposé d'en faire le rédacteur en chef de la Pravda, mais n'a pas été suivi. En tout cas, il lui demande d'entrer dans le parti et offre, sans conditions, à Trotsky et à ses amis, des responsabilités à la direction de l'organisation et à la rédaction de la Pravda. L'amour-propre, certaines réticences, peut-être de ses compagnons, retiennent Trotsky. Il a sans doute plus que Lénine le souvenir des querelles passées et pourtant dépassées. Il souligne que le parti bolchevique s'est « débolchevisé », qu'il a acquis une optique internationale, et que rien ne les sépare plus. Mais c'est précisément pour cela qu'il voudrait le voir changer d'étiquette. « Je ne peux pas me considérer moi-même comme un bolchevik ». Il souhaite un congrès de fondation et un titre nouveau pour un parti nouveau, enterrant définitivement le passé. Lénine ne peut accepter de faire une pareille concession à l'amour-propre de Trotsky : il est fier du parti et de sa tradition, tient à ménager aussi l'amour-propre des vieux-bolcheviks déjà passablement étrillés en avril, qui lui reprochent, à lui, son ralliement à Trotsky, et considèrent toujours ce dernier comme un adversaire personnel. C'est assez d'avoir imposé les thèses et de se préparer à imposer l'homme : les bolcheviks resteront bolcheviks et Trotsky viendra de son plein gré, car ses réticences sont par trop dérisoires.


Dans les semaines qui suivent, effectivement, Trotsky, bon gré, mal gré, devient aux yeux des masses, dont il est l'orateur préféré, un véritable bolchevik. Il est en prison, après les manifestations armées de juillet, avec une pléiade de bolcheviks, anciens et nouveaux, que le deuxième gouvernement provisoire, auquel les mencheviks participent, a jetés en prison et accusés à la fois d'être agents de l'Allemagne et d'avoir préparé une insurrection armée. Ni lui, ni Lénine, passé dans la clandestinité, n'assistent au Vl° Congrès qui commence le 26 juillet et s'appelle « congrès d'unification ». Les délégués ont été élus par 170 000 militants, dont 40 000 pour la seule ville de Pétrograd. Le parti bolchevique de 1917, le parti révolutionnaire que Lénine appelait à former en avril autour des « meilleurs éléments du bolchevisme », est né de la confluence au sein du courant bolchevique des courants révolutionnaires indépendants que constituent aussi bien l'organisation interrayons que les nombreuses organisations social-démocrates internationalistes jusque là restées à l'écart du parti de Lénine.


Ainsi se concrétise la conception du parti qu'il défend depuis des années : la fraction bolchevique a réussi à faire prévaloir, ainsi qu'il l'espérait, sa conception d'un parti ouvrier, et à y rallier les autres révolutionnaires. Telle est l'histoire, telle que l'ont vue et vécue les contemporains. Il faudra plus de dix ans pour qu'elle soit pour longtemps déformée. En 1931, expliquant ce qu'avait été, pour les bolcheviks, la constitution du parti en 1917, Karl Radek devait rappeler qu'il avait « accueilli ce qu'il y avait de meilleur dans le mouvement ouvrier » et qu'on ne devait pas, en faisant comme s'il était sorti tout droit de la fraction de 1903, « oublier les courants et les ruisseaux » qui s'y étaient déversés en 1917. Mais, parce que cette vérité historique était intolérable pour le petit groupe des hommes qui s'étaient, avec Staline, emparés du pouvoir, tous les moyens, depuis lors, ont été employés pour la faire disparaître. Réécrivant l'histoire au nom des exigences de la politique stalinienne, Kaganovitch devait s'écrier : « Il faut que Radek comprenne que la théorie des ruisselets crée la base pour la liberté des groupes et des fractions. Si on tolère un « ruisselet », il faut lui donner la possibilité d'avoir un « courant ». [...] Notre parti n'est pas un réservoir de ruisseaux troubles, c'est un fleuve si puissant qu'il ne peut conserver aucun ruisselet, car il a toute possibilité de faire disparaître tous les obstacles sur son chemin » [33].


En fait, les événements qui suivent le VI° Congrès le prouvent avec éclat : la force du parti unifié vient de la fusion totale de ces courants divers autant que de la diversité des itinéraires qui les ont menés, à travers des années de lutte idéologique, à la lutte en commun pour la révolution prolétarienne. La direction élue en août reflète le rapport de leurs forces. Lénine est élu au comité central avec 133 voix sur 134 votants, suivi par Zinoviev, 132 voix, Trotsky et Kamenev 131. Sur 21 membres, 16 viennent directement de la fraction bolchevique, y compris le Letton Berzine et le Polonais Dzerjinski. Milioutine, Rykov, Staline, Sverdlov, Boubnov, Mouranov, Chaoumian sont des komitetchiki typiques ayant passer autant d'années en prison ou en déportation que dans la clandestinité n’ayant fait à l'étranger que de brefs séjours. Kamenev, Zinoviev, Noguine, Boukharine, Sokolnikov, Artem-Sergueiev ont fait de longs séjours à l'étranger, parfois partagé avec Lénine les responsabilités de l'émigration. La majorité d'entre eux a été, à un moment ou à un autre, en désaccord avec Lénine : Rykov, lorsqu'il était le porte-parole des komitetchiki en 1905, Noguine et Sokolnikov avec Rykov encore en 1910 comme conciliateurs, Boukharine et Dzerjinski pendant la guerre, sur la question nationale, Mouranov, Kamenev, Rykov, Staline, Milioutine, en mars-avril. D'autres ont eu des itinéraires plus complexes, dans la fraction ou sur ses marges : Krestinski, vieux-bolchevik, a travaillé pendant la guerre avec les mencheviks de gauche de Maxime Gorki, Sokolnikov, vieux-bolchevik lui aussi, a été conciliateur, puis, pendant la guerre, collaborateur de Naché Slovo, avant de revenir de Suisse avec Lénine. Kollontaï, vieille militante, a été menchevique à partir de 1903, a commencé en 1914 à se rapprocher des bolcheviks, qu'elle a rejoints en 1915. Trotsky enfin, ainsi qu'Ouritski et le suppléant Joffé, les anciens de la Pravda de Vienne, n'ont jamais été bolcheviks. Le parti bolchevique d'octobre, celui qui, pour le monde entier, sera « le parti de Lénine et Trotsky », vient de naître ainsi que l'écrit Robert V. Daniels, « la nouvelle direction du parti était tout sauf un rassemblement de béni-oui-oui disciplinés » [34]. Tel quel, il est bien à l'image du jeune et déjà vieux parti : Lénine, avec ses 47 ans, est le doyen du comité central dont onze membres ont entre 30 et 40 ans, trois moins de 30 ans. Son benjamin, Ivan Smilga, a 25 ans : il est militant bolchevique depuis 1907.


De juillet à octobre.


Les journées de juillet ont marqué un tournant important. C'est contre l'opinion des dirigeants bolcheviques que les ouvriers de Pétrograd ont déclenché les manifestations armées que le parti jugeait prématurées. Mais l'influence de ses militants a évité le pire et permis une retraite ordonnée : les manifestations ne se sont pas transformées en une insurrection qui aurait voué à l'isolement une « Commune » de Pétrograd. Pourtant, le gouvernement exploite la situation et frappe durement les bolcheviks : les locaux du parti, un peu partout, sont envahis et saccagés, sa presse est interdite, les arrestations se succèdent. Les bolcheviks ne seront pas surpris : ils ont des locaux, du matériel, une habitude des conditions clandestines de fonctionnement. La Pravda disparaît, mais elle est remplacée par une multitude de feuilles clandestines, bientôt par un journal « légal » qui a changé son titre. Trotsky, Kamenev et d'autres sont arrêtés, mais de nombreux militants, munis de faux papiers, passent dans la clandestinité, échappant à l'arrestation, utilisent les réseaux clandestins préservés depuis février, les possibilités nouvelles d'actions illégales qu'ont ouvertes les responsabilités de nombreux militants dans les soviets. Le comité central décide de mettre Lénine à l'abri des coups de la répression : il se cachera en Finlande, sous une fausse identité, jusqu'au mois d'octobre. La presse bourgeoise essaie d'ensevelir les bolcheviks sous les calomnies, les accuse à l'aide de faux documents d'avoir touché de l'or allemand, rabâche la légende du « wagon plombé », réclame bruyamment la tête des traîtres. Le parti reçoit des coups sérieux, mais l'organisation demeure et poursuit son activité, éclatante confirmation des thèses de Lénine sur la nécessité d'une préparation, en toutes circonstances, aux tâches du travail illégal.


Les ministres bourgeois ont déclenché une crise ministérielle. Le 23 juillet, le « travailliste » Kerenski un compagnon de route bourgeois des s.r. forme un nouveau gouvernement provisoire où les ministres « socialistes » sont en majorité. Il s'agit pour lui de consolider le régime et d'abord en le maintenant dans la guerre : les socialistes des pays alliés, Albert Thomas, Marcel Cachin, arrivent en renfort pour donner la caution des Occidentaux à l'effort patriotique russe. Car le « soutien populaire » est nécessaire à la poursuite de la guerre. Il faut en même temps renforcer l'Etat : la peine de mort est rétablie pour les tribunaux militaires, la censure fonctionne de nouveau, le ministre de l'intérieur reçoit le droit d'interdire des journaux, de procéder à des arrestations sans mandats légaux.


Mais la propagande des conciliateurs ne séduit ni les ouvriers qui ont vu frapper les bolcheviks, ni les bourgeois qui voudraient une action plus sérieuse. La crise économique empire : les industriels sabotent véritablement, aussi bien pour préserver leurs biens que pour démontrer les conséquences de l'« anarchie révolutionnaire », dont ils souhaitent qu'elle soit rendue responsable de la misère. La chute du rouble continue et s’accélère : il vaudra en octobre 10 % de sa valeur de 1914. Les entreprises ferment, les lock-outs se succèdent, jetant sur le pavé des centaines de milliers d'ouvriers affamés qui, inévitablement, font leur le mot d'ordre, repris par les bolcheviks en juillet, du « contrôle ouvrier » et des nationalisations.


Surtout, avec quelques mois de retard, la campagne, à son tour, s'ébranle. Depuis février, les gouvernements provisoires où siégeaient des ministres s.r., habituels défenseurs des intérêts paysans, ont multiplié les promesses de réforme agraire et ont été incapables de réaliser quoi que ce soit dans ce domaine. Les bolcheviks qui, par l'armée, ont multiplié les contacts avec les paysans, poussent à l'action directe, à la saisie des terres : à partir de la moisson, c'est une véritable révolution agraire qui commence, les châteaux sont brûlés, on s'empare des récoltes, on saisit les terres sous la direction de comités agraires, puis de soviets paysans. Le gouvernement appelle d'abord à la patience, au respect de l'ordre et de la propriété, puis fait appel aux cosaques abhorrés contre les paysans révoltés : les bolcheviks ont beau jeu pour démontrer aux paysans qu'ils sont leurs seuls vrais amis.


Au début d'août, Kerenski convoque une Conférence d'Etat, sorte de substitut d'Etats généraux, groupant des représentants d'organisations politiques, sociales, économiques, culturelles de tout le pays il espère en faire sortir un nouveau compromis, « l'armistice entre le capital et le travail ». Les bolcheviks la boycotteront et les forces contre-révolutionnaires, qui considèrent maintenant comme terminée la tâche des conciliateurs, en profitent pour se concerter. Industriels et généraux se mettent d'accord. le moment est venu de frapper à la tête le mouvement révolutionnaire. C'est le généralissime de Kerenski, Kornilov, qui est choisi comme « sauveur suprême » ; le 25 août, il envoie contre la capitale une division de cosaques aux cadres sûrs. L'impuissance de Kerenski, que les ministres bourgeois abandonnent dès qu'il parle de destituer le généralissime, la complicité des Alliés éclatent aux yeux de tous. Or, le putsch s'effondre en quelques jours. Les cheminots refusent de faire circuler les trains. Les soldats eux-mêmes, dès qu'ils apprennent la besogne dont on veut les charger, se mutinent, et les officiers se retrouvent seuls, bien heureux si leurs hommes ne les ont pas abattus. Au moment décisif, les bolcheviks sont sortis de leur semi-clandestinité, ont appelé à la résistance dans les soviets, qui seront les seuls organismes à survivre à l'orage de cette semaine, pendant que se volatilisaient les débris de l’appareil d'Etat. Les marins de Cronstadt marchent au secours de la capitale et commencent par ouvrir les portes des prisons et libérer les militants bolcheviques détenus depuis juillet, Trotsky en tête. Partout se constituent des gardes rouges dont les bolcheviks sont les organisateurs; dans les régiments, les soviets de soldats se multiplient, font la chasse aux kornilovistes, portant ainsi au corps des officiers des coups mortels.


Aussi le putsch a-t-il pour principal résultat de retourner complètement la situation en faveur des bolcheviks, désormais auréolés du prestige d'avoir été les vainqueurs de Kornilov. Le 31 août, le soviet de Pétrograd vote une résolution présentée par leur fraction, qui réclame tout le pouvoir pour les soviets. Le vote est solennellement confirmé, le 9 septembre, par une condamnation sans équivoque de la politique de coalition avec les représentants de la bourgeoisie au sein des gouvernements provisoires : les mencheviks sont désormais à contre-courant, puisque les uns après les autres les soviets des grandes villes, celui de Moscou, le 5 septembre, puis ceux de Kiev, Saratov, Ivanovo-Voznessensk, alignent leur position sur celle du soviet de la capitale qui, le 23 septembre, porte Trotsky à la présidence. Il devient clair, désormais, que le III° Congrès des soviets, prévu pour débuter le 20 octobre, réclamera pour lui le pouvoir et condamnera l'alliance des mencheviks et des s.r. avec des ministres bourgeois. Contre cette perspective, le comité exécutif pan-russe des soviets, que préside le menchevik Tséretelli, tente d'élargir la base de la coalition qu'il soutient avec la convocation, sur le modèle de la conférence d'Etat, d'une Conférence démocratique, qui désigne à son tour un pré-Parlement.


Le problème de l’insurrection.


De sa retraite de Finlande, Lénine a compris très vite que la situation s'est renversée : le 3 septembre, dans un projet de résolution, il parle de « la rapidité d'ouragan si incroyable » avec laquelle se déroulent les événements. Tous les efforts des bolcheviks doivent, écrit-il, « tendre à ne pas retarder sur les événements, de façon à pouvoir éclairer au mieux les ouvriers et les travailleurs ». Il pense que « la situation critique conduit inéluctablement la classe ouvrière peut-être à une allure catastrophique dans une situation où, par suite d'événements qui ne dépendent pas d'elle, elle se verra obligée d'affronter, en un combat décisif, la bourgeoisie contre-révolutionnaire et de conquérir le pouvoir » [35]. Le 13 septembre, il estime que le moment est venu il adresse au comité central deux lettres destinées à être discutées à sa réunion du 15. « Ayant obtenu la majorité aux soviets des deux capitales, les bolcheviks peuvent et doivent prendre le pouvoir ». Il presse le comité central de soumettre la question à ce qui est, de fait, son congrès : la réunion de ses délégués à la Conférence démocratique, « la voix unanime de ceux qui sont en contact avec les ouvriers et les soldats, avec les masses » [36]. Il affirme : « L'Histoire ne nous pardonnera pas, si nous ne prenons pas le pouvoir dès maintenant » [37]. Les bolcheviks doivent présenter leur programme, celui des ouvriers et des paysans russes, à la Conférence démocratique, puis « lancer toute la fraction dans les usines et dans les casernes ». Quand elle y sera concentrée, « nous serons à même de juger du moment où il faut déclencher l'insurrection » [38].


Or, la même distance qu'en avril sépare Lénine de la majorité des autres dirigeants bolcheviques. Le 30 août, la Pravda, que dirige Staline, a publié un article de Zinoviev : sous le titre : « Ce qu'il ne faut pas faire », il rappelle le sort de la Commune de Paris et met en garde contre toute tentative de prendre le pouvoir par la force et prématurément. C'est la position même du parti en juillet, mais Lénine estime que la situation s'est profondément modifiée. Pourtant, ses lettres ne convaincront pas le comité central. Kamenev se prononce contre les propositions de Lénine et demande que le parti soit mis en garde contre toute tentative d'insurrection. Trotsky, lui, est partisan de l'insurrection, mais pense qu'elle doit être décidée par le congrès pan-russe des soviets. Finalement, la majorité du comité central suit Kamenev qui propose de brûler les lettres de Lénine et de ne pas lui répondre.


Lénine engage dès lors la bataille. Il sait qu'il a pleinement convaincu Smilga, qui préside le soviet régional de l'armée, de la flotte et des ouvriers de Finlande il complote avec lui contre la majorité du comité central, l'utilise pour « faire de la propagande auprès du parti » à Pétrograd et à Moscou, envisage avec lui les plans les plus variés pour le déclenchement de l'insurrection. Il bombarde le comité central de lettres véhémentes, dénonçant les « hésitations » et les « vacillations » des dirigeants. C'est d'extrême justesse, par 9 voix contre 8, que le comité central décide de suivre Trotsky et Staline qui proposent de boycotter le pré-Parlement qui va sortir de la Conférence démocratique. Mais la fraction bolchevique à la Conférence démocratique, elle, suit Rykov et Kamenev qui, adversaires de l'insurrection, sont partisans de la participation au pré-Parlement. Le 23, Lénine écrit au comité central : « Trotsky était partisan du boycott. Bravo, camarade Trotsky ! La thèse du boycott a été repoussée à la fraction bolchevique de la Conférence démocratique. Vive le boycott ! » Il en appelle à un congrès extraordinaire du parti sur la question du boycott, affirme qu'en aucun cas le parti ne peut accepter une décision de participation : « Il faut amener les masses à discuter la question. Il faut que les ouvriers conscients prennent l'affaire en mains, provoquent sa discussion et fassent pression sur les « milieux dirigeants » [39]. Le 29 septembre, il écrit au comité central qu'il ne peut admettre que ses lettres soient restées sans réponse et encore moins que la Pravda censure ses articles, ce qu'il considère comme « une allusion délicate au bâillonnement et une invitation à se retirer ». Il écrit : « Je dois présenter ma demande de démission du comité central, ce que je fais, en me réservant de faire de la propagande, dans les rangs du parti et au congrès du parti. Car ma conviction la plus profonde est que, si nous attendons le congrès des soviets et laissons tout de suite échapper l'occasion, nous causons la perte de la révolution » [40]. Il revient à la charge le I° octobre : « Attendre est un crime » [41].
La majorité du comité central hésite, ébranlée, et se résout à demander à Lénine de faire clandestinement le voyage de Pétrograd pour une discussion, avec lui, du problème de l'insurrection. Dans les jours qui suivent, d'ailleurs, la situation dans le parti se modifie. Trotsky réussit à convaincre la fraction des délégués bolcheviques au pré-Parlement qu’ils doivent le boycotter après une déclaration de guerre à la séance d'ouverture. Ils quitteront la salle après qu'il ait, en leur nom, lancé le signal : « La révolution est en danger ! Tout le pouvoir aux soviets ! ». Les bolcheviks de Moscou, par la voix de Lomov, réclament la décision d'insurrection. Le 9, Trotsky fait décider par le soviet de Pétrograd la formation du comité militaire révolutionnaire qui sera l'état-major de l'insurrection. Le 10 octobre, Lénine, déguisé et rasé, est à Pétrograd, discute passionnément et obtient finalement, par 10 voix contre 2, le vote d'une résolution en faveur de l'insurrection, « inévitable et complètement mûre », invitant « toutes les organisations du parti à étudier et à décider toutes les questions d'ordre pratique, conformément à cette directive ».


Les deux opposants sont Zinoviev et Kamenev qui, dès le lendemain, font appel de la décision du comité central par leur « Lettre sur le moment présent » adressée aux principales organisations du parti. « Nous sommes profondément convaincus, écrivent-ils, que d'appeler à présent à une insurrection armée revient à jouer sur une unique carte non seulement le sort de notre parti, mais aussi celui de la révolution russe et internationale. Il ne fait pas de doute qu'il existe des situations historiques où une classe opprimée doit reconnaître qu'il vaut mieux aller de l'avant à la défaite que de se rendre sans combat. La classe ouvrière russe est-elle dans une telle situation aujourd'hui ? Non, cent mille fois non. [...] Pour autant que le choix dépend de nous, nous pouvons et nous devons nous borner aujourd'hui à une position défensive. Les masses ne veulent pas lutter. [...] Les masses des soldats nous soutiennent [...] à cause de notre mot d'ordre de paix. Si nous devions mener une guerre révolutionnaire, elles nous abandonneraient à grande allure » [42]. Le plus grand danger, à leurs yeux, est de surestimer les forces prolétariennes, car le prolétariat international n'est pas près de soutenir la révolution russe.
Les préparatifs, pourtant, vont leur train : le 11, les délégués bolcheviques au congrès venant de la zone nord sont convoqués à Pétrograd : dès le 13, les bâtiments de la flotte que Smilga contrôle, mettent leur radio à la disposition de la propagande bolchevique et appellent les délégués à se rassembler par anticipation. Le 16 octobre, se réunit un comité central élargi : par 19 voix contre 2 et 4 abstentions, il confirme la décision du 10, puis repousse une résolution de Zinoviev proposant de suspendre les préparatifs de l'insurrection jusqu'à la réunion du congrès des soviets. Le soir même, Kamenev remet sa démission de membre du comité central.


Le 17 octobre, le journal menchevique Novaia Jizn, que dirige Maxime Gorki, publie une information concernant la « lettre sur le moment présent ». Le lendemain, alors que le quartier général du soviet de Pétrograd, l'institut Smolny, voit se tenir une conférence illégale des délégués de régiments destinée à faire le point des forces militaires de l'insurrection, Zinoviev et Kamenev répondent au journal de Gorki et en profitent pour développer, publiquement cette fois, leurs arguments contre l'insurrection, laissant toutefois entendre, par une précaution à double sens, que le parti n'a pas encore pris de position sur la question. L'indiscipline est grave. Trotsky vient d'être délégué auprès de la garnison de la forteresse Pierre-et-Paul, dont l'attitude est incertaine, afin de la convaincre de passer dans les rangs des partisans de l'insurrection, et il a réussi. Lénine réagit très violemment dans deux lettres, l'une adressée à tous les membres du parti, l'autre au comité central; il traite Zinoviev et Kamenev de « briseurs de grève » et réclame leur exclusion du parti. Puis il envoie à Rabotchii Put la nouvelle Pravda un article de vive polémique contre les adversaires de l'insurrection, sans toutefois nommer Zinoviev et Kamenev. Trotsky ayant été amené à démentir que la décision d'insurrection ait été prise, Zinoviev et Kamenev se servent de cette déclaration pour couvrir leur geste.


Le 20 octobre, Rabotchii Put publie simultanément la suite de l'article de Lénine, la déclaration de Zinoviev se référant au démenti de Trotsky et une note de la rédaction rédigée par Staline en termes conciliants qui semblent pourtant impliquer un désaveu de l'attitude de Lénine : « L'âpreté du ton du camarade Lénine ne change pas le fait que nous restons tous d'accord sur les questions fondamentales ». Le soir même, au comité central où Sverdlov lit la lettre de Lénine, Trotsky attaque vivement Staline pour sa note conciliatrice. Staline, à son tour, offre sa démission, puis plaide pour la conciliation et demande au comité central de refuser la démission donnée par Kamenev. En définitive, la démission de Kamenev est acceptée par 5 voix contre 4. Zinoviev et lui sont sommés par une résolution de ne plus prendre publiquement position contre les décisions du parti.


L'insurrection


C'est donc pratiquement au grand jour, dans une ambiance ultradémocratique, cinglant démenti à la tenace légende d'un parti bolchevique caporalisé, que s'est déroulée la discussion sur l'insurrection. Malgré la désignation par le comité central d'un bureau politique chargé de superviser les préparatifs, ceux-ci se déroulent sous la direction du comité militaire révolutionnaire. Le 22 octobre, il donne à l'équipage du croiseur Aurora, dont l'équipage est gagné aux bolcheviks, l'ordre de rester sur place, alors que le gouvernement provisoire lui a donné celui de lever l'ancre. Le 23, le comité place ses délégués auprès de toutes les unités militaires dont les délégués viennent d'ailleurs de faire savoir qu'ils ne reconnaissent plus le gouvernement provisoire. Dans la nuit, le gouvernement se décide à agir, interdit la presse bolchevique, fait fermer ses imprimeries, appelle à Pétrograd les élèves-officiers. Le comité militaire révolutionnaire envoie un détachement qui rouvre l'imprimerie de la Pravda. Dans la journée du 24, les détachements ouvriers sont armés dans toutes les forteresses, dans la soirée, les marins de Cronstadt arrivent à Petrograd; de Smolny, où siège le comité, partent les détachements et les commissaires qui vont occuper tous les points stratégiques de la capitale. Le Palais d'Hiver tombera vingt quatre heures plus tard, après quelques coups de semonces tirés par l'Aurora. L'insurrection a triomphé.


La querelle au sein du parti bolchevique semble s'être éteinte dès que l'action a commencé : Kamenev, démissionnaire, depuis le 20, du comité central, a participé à sa réunion du 24 ; il passe la nuit du 24 au 25 à Smolny, aux côtés de Trotsky qui dirige l'insurrection; Lénine les rejoindra bientôt. Quand le congrès des soviets s'ouvre, au soir du 25 octobre, c'est Kamenev que le parti bolchevique propose pour la présidence.


En fait, et avant même que le congrès n'émette formellement les votes qui donneront à l'insurrection la sanction révolutionnaire qu'en attendent les dirigeants bolcheviques, c'est une fois encore le développement du mouvement des masses qui a tranché les divergences. Dans tout le pays, des assemblées d'ouvriers, de paysans, de soldats discutent, argumentent, combattent ou soutiennent la décision d'insurrection. John Reed a décrit l'une d'elles, dans le régiment d'auto-mitrailleuses où le bolchevik Krylenko vient de livrer un âpre duel oratoire aux adversaires de l'insurrection, mencheviques et s.r. Les soldats présents votent : une cinquantaine se rangent à droite de la tribune et condamnent l'insurrection, mais plusieurs centaines se massent à gauche parce qu'ils l'approuvent. Le journaliste américain conclut : « Qu'on s'imagine cette lutte renouvelée dans chaque caserne de la ville, de la région, sur tout le front, dans la Russie tout entière. Qu'on s'imagine les Krylenko sevrés de sommeil, surveillant chaque régiment, volant d'un endroit à l'autre, discutant, menaçant, suppliant. Qu'on s'imagine la même scène se répétant dans toutes les permanences des syndicats, dans les usines, dans les villages, à bord des navires ; qu'on songe aux centaines de milliers de Russes, ouvriers, paysans, soldats, marins, contemplant les orateurs, s'appliquant avec une telle intensité à comprendre et à choisir, réfléchissant avec une telle acuité, et, à la fin, se décidant avec une telle unanimité ! Ainsi était la Révolution russe » [43].


Le II° Congrès et le problème de la coalition


Sur les 650 députés du congrès pan-russe des soviets, 390 sont bolcheviques quelque 150 s.r. voteront avec eux. Le présidium du nouveau comité exécutif comprend 14 bolcheviks sur un total de 25 membres. Aux côtés des dirigeants du parti, les membres du comité central, Lénine, Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Rykov, Noguine, Kollontaï, figurent de vieux militants, Riazanov, Lounatcharski, Mouralov - Trotsky dit : Mouranov - le Letton Stoutchka et les dirigeants de l'insurrection Antonov-Ovseenko, du comité militaire révolutionnaire, Krylenko et le tout jeune Sklianski. Pendant la discussion arrivent d'exaltantes nouvelles : la chute du Palais d'Hiver, le passage à l'insurrection des troupes envoyées par Kerenski pour la combattre. La minorité, mencheviks de droite et s.r., quitte la salle. Le congrès approuve l'insurrection, vote les fameux décrets qui fondent le régime soviétique, approuve par acclamations le nouveau gouvernement de « commissaires du peuple » le mot a été, à la dernière minute, proposé par Trotsky, adopté avec enthousiasme par Lénine que propose le comité central bolchevique. Ils sont 15, dont 4 ouvriers, tous bolcheviks. Il désigne ensuite un comité exécutif qui comprend 71 bolcheviks et 29 s.r. dissidents, partisans de collaboration au pouvoir avec les bolcheviks, les s.r. de gauche. Il se sépare après une session qui a duré quinze heures en deux jours. La page semble tournée.


Pourtant, la querelle qui s'est déroulée dans le parti à la veille de l'insurrection rebondit presque immédiatement au lendemain de sa victoire. C'est en effet à la quasi unanimité que les délégués du IIe Congrès ont voté une résolution présentée par le menchevik internationaliste Martov mais soutenue par le bolchevik Lounatcharski, demandant que le conseil des commissaires du peuple soit élargi à des représentants des autres partis socialistes. Aux yeux de beaucoup de militants, bolcheviks compris, le conseil des commissaires purement bolchevique n'est en effet qu'une solution provisoire et il n'y a d'issue véritable que dans un gouvernement de coalition des partis socialistes. Le comité exécutif du syndicat des cheminots, le Vikhjel, reprend quelques jours plus tard à son compte le mot d'ordre de la coalition, et, pour donner plus de poids à sa revendication, menace de couper les communications du gouvernement s'il n'entreprend pas immédiatement les négociations en vue de la constitution d'un gouvernement socialiste de coalition.


Le 29 octobre, le comité central où ne siègent ni Trotsky, ni Lénine, ni Staline, et, après lui, le comité exécutif du congrès des soviets, acceptent de négocier. Une délégation dirigée par Kamenev se rend à l'invitation des cheminots et rencontre les représentants des mencheviks et des s.r. Or, ceux-ci, encouragés en sous-main par les diplomates alliés, si l'on en croit Jacques Sadoul, exigent le désarmement des gardes rouges, la constitution d'un gouvernement de coalition d'où seraient exclus et Lénine et Trotsky, et qui serait responsable, non devant les soviets, mais devant « les larges masses de la démocratie révolutionnaire », une formule trop large pour ne pas être ambiguë. Les parlementaires de l'exécutif des soviets, les bolcheviks Kamenev et Riazanov compris, acceptent de discuter sur ces bases et signent avec leurs interlocuteurs un appel au cessez-le-feu, à l'heure même où s'affrontent les cosaques du général Krasnov qui marche sur Pétrograd et les gardes rouges de Trotsky. A leur retour, devant le comité central,. Trotsky les accuse d'avoir envisagé et préparé un désaveu de l'insurrection et d'avoir été dupés par leurs adversaires. Lénine va plus loin et propose la rupture immédiate des pourparlers. Riazanov et Lounatcharski se déclarent prêts à accepter l'élimination de Lénine et de Trotsky du gouvernement si cette condition est nécessaire pour la conclusion d'une coalition de tous les socialistes. Le comité central repousse ces deux positions et vote celle de Trotsky qui propose de poursuivre les négociations sur la base de la recherche de conditions qui garantiraient au parti bolchevique la prépondérance dans la coalition. Ainsi, le 2 décembre, pour la deuxième fois, les bolcheviks acceptent-ils le principe de la coalition avec les partis socialistes qui se sont opposés au pouvoir des soviets, à la condition qu'ils acceptent aujourd'hui de le reconnaître comme un fait accompli et d'y prendre leurs responsabilités.


Mais la minorité bolchevique ne s'incline pas, car elle croit que la résolution du comité central empêchera, en réalité, toute coalition. Kamenev, qui préside toujours l'exécutif des soviets, y propose la démission du conseil des commissaires du peuple exclusivement bolchevique que préside Lénine et la constitution, à sa place, d'un gouvernement de coalition. Volodarski oppose à cette motion celle qui a été adoptée par le comité central. Au cours du vote, plusieurs commissaires du peuple, Rykov, Noguine, Lounatcharski, Milioutine, Teodorovitch, des responsables du parti, Zinoviev, Lozovski, Riazanov, votent contre la résolution présentée par leur propre parti. Le lendemain, un autre bolchevik, Larine, présente à l'exécutif une motion sur la liberté de la presse, blâmant la répression gouvernementale contre la presse de droite et l'interdiction des journaux qui appellent à l'insurrection armée contre le gouvernement bolchevique. Le texte n'est repoussé qu'à deux voix de majorité. Lozovski et Riazanov ont encore voté contre le gouvernement. Sommés d'avoir à se soumettre à la discipline, une partie des opposants démissionnent avec éclat de leurs responsabilités pour protester contre « la politique catastrophique du comité central » et « le maintien d'un gouvernement purement bolchevique par le moyen de la terreur politique » [44]. Lénine, dans une proclamation diffusée dans tout le pays, les stigmatise comme des déserteurs. Pour lui, il ne peut y avoir de doute : si l'opposition n'accepte pas les décisions de la majorité, elle doit quitter le parti. Il écrit. : « La scission serait un fait extrêmement regrettable. Mais une scission honnête et franche est aujourd'hui de beaucoup au sabotage intérieur, à la non exécution de nos propres résolutions » [45].


En réalité, il n'y aura pas de scission. L'opposition est condamnée par l'ensemble des militants, par les meetings d'ouvriers et de soldats qui ont approuvé l'insurrection. Ensuite, il est très vite clair que les mencheviks et les dirigeants s.r. n'ont jamais eu d'autre intention que d'offrir aux bolcheviks le choix entre le suicide politique l'élimination de Lénine et Trotsky et le refus d'une coalition qui justifierait alors l'emploi contre eux de tous les moyens. Une partie des s.r. refuse de suivre la majorité des dirigeants dans la voie qui mène à la lutte armée contre le régime soviétique le nouveau parti des s.r. de gauche, constatant que mencheviks et s.r. refusent en réalité la coalition, accepte de partager le pouvoir avec les bolcheviks et délègue plusieurs des siens au conseil des commissaires du peuple. Des opposants, Zinoviev est le premier à revenir et à reprendre sa démission. Le 21 novembre, il écrit : « C'est notre droit et notre devoir de mettre le parti en garde contre ses propres fautes. Mais nous restons avec le parti. Nous préférons commettre des fautes avec des millions d'ouvriers et de soldats et mourir avec eux plutôt que de nous en séparer à cette heure décisive de l'histoire. [...] Il n'y aura pas, il ne peut pas y avoir de scission dans le parti » [46]. Kamenev, Milioutine, Rykov et Noguine l'imitent le 12 décembre. Ils attendront un peu plus longtemps pour recouvrer leurs responsabilités. Kamenev, qui a été remplacé par Sverdlov à la présidence de l'exécutif des soviets, va être envoyé en mission en Europe occidentale. Seul Lozovski persévèrera dans son opposition, sera finalement exclu et fondera un éphémère « parti socialiste ouvrier ».


Il n'y aura pas de crise dans les rangs du parti bolchevique le problème de l'Assemblée constituante, où la majorité appartient aux s.r. de droite, les candidats ayant été désignés avant la scission. Boukharine proposera l'invalidation des députés de droite et la proclamation d'une Convention révolutionnaire, et le bureau de la fraction bolchevique manifestera quelque hésitation. Mais Lénine imposera sans peine son point de vue : la Constituante ayant rejeté une « déclaration des droits du peuple travailleur et exploité » qui reprenait l'essentiel des décisions du III° Congrès des soviets, et montré ainsi son intention de remettre en question la révolution et le nouveau pouvoir soviétique, est dissoute par les gardes rouges le 19 janvier. Aucun bolchevik ne s'élèvera contre la dissolution d'une Assemblée dont l'élection avait été, en son temps, l'un des mots d'ordre centraux de l'agitation du parti. Les thèses d'avril avaient définitivement triomphé.


La physionomie du parti vainqueur


Le parti bolchevique supporte dorénavant l'essentiel des responsabilités du pouvoir nouveau. Dans le monde entier, les spécialistes s'interrogent. Ces énergumènes vont-ils tenir ? Lénine répond : « La bourgeoisie ne reconnaît qu'un Etat est fort que lorsqu'il peut, usant de toute la puissance de l'appareil gouvernemental, faire marcher les masses comme l'entendent les gouvernements bourgeois. Notre conception de la force est différente. Ce qui fait la force d'un Etat, selon nous, c'est la conscience des masses. L'Etat est fort quand les masses savent tout, peuvent juger de tout et font tout sciemment » [47]. Les bolcheviks croient à leur avenir, parce qu'ils se croient simplement une avantgarde de la révolution mondiale, mais aussi parce qu'ils savent que leur fusion avec les éléments actifs de la classe ouvrière est si totale qu'on ne peut décider si c'est le parti qui les a gagnés ou s'ils se sont emparés du parti pour en faire leur organisation. C'est ce que Volodarski exprimait déjà en juillet en disant : « Dans les usines, nous jouissons d'une influence formidable, illimitée. Le travail du parti est rempli principalement par les ouvriers eux-mêmes. L'organisation a monté d'en bas et c'est pourquoi nous avons toutes raisons de penser qu'elle ne se disloquera pas » [48].


Rien ne contredit plus ouvertement en effet la tenace légende du parti bolchevique monolithique et bureaucratisé que le récit de ces luttes politiques, de ces conflits d'idées, de ces indisciplines publiques et répétées, en définitive jamais sanctionnées. Ce sont les masses devenues révolutionnaires qui sanctionnent les décisions qu'elles avaient d'ailleurs suggérées par leurs initiatives : Lénine, le premier à stigmatiser Kamenev et Zinoviev, en les traitant de « jaunes » ou de « déserteurs », dans le feu de l'action, est aussi, l'étape franchie, le premier à manifester son désir anxieux. de les garder dans le parti où l'on a besoin d'eux, où ils ont leur place et où l'on ne pourrait les remplacer du jour au lendemain. Dans le parti bolchevique à la fin de 1917, il y a plus que jamais place pour les désaccords et même l'indiscipline, dans la mesure où la passion et la tension des journées révolutionnaires les expliquent, et où, l'accord étant fondamental sur le but, la révolution socialiste, l'accord sur les moyens ne peut résulter que de la discussion et de la conviction.


En réalité, la position des conciliateurs avait ses racines dans l'ancienne théorie des étapes distinctes de la révolution, abandonnée seulement après le triomphe des thèses d'avril. La rupture avec elle ne pouvait se faire en quelques semaines, au moins dans les têtes de ceux qui l'avaient développée, et c'est là l'explication de l'attitude de Zinoviev et de Kamenev. Il est, bien sûr, facile, en s'appuyant sur leurs textes de novembre 1917, de suggérer, comme le fait Robert Daniels, que les adversaires bolcheviques du monopole bolchevique du pouvoir avaient pressenti le danger de la dégénérescence du parti s'identifiant à l'Etat. En réalité, il n'est pas possible d'aller plus loin qu'Isaac Deutscher quand il écrit : « L'histoire devait justifier cet avertissement quoique, lorsqu'il fut fait, il n'ait pas eu apparemment de base » [49].


Le fait est que Lénine, Trotsky et les autres dirigeants bolcheviques ne prévoyaient ni ne souhaitaient à cette date un monopole bolchevique du pouvoir. Avant l'insurrection, Lénine avait appelé à tenter « la dernière chance [...] d'assurer le développement pacifique de la révolution, l'élection pacifique de ses députés par le peuple, la lutte pacifique des partis du sein des soviets, la mise à l'épreuve, dans la pratique, du programme des différents partis, le passage pacifique du pouvoir d'un Parti à un autre » [50]. Au lendemain de l'insurrection, le comité central déclarait encore : « En Russie, le pouvoir soviétique est conquis et le passage du gouvernement des mains d'un parti soviétique à un autre parti soviétique est assuré sans aucune révolution, par un simple renouvellement des députés aux soviets » [51]. Mais à cette date, les mencheviks avaient quitté la salle du III° Congrès des soviets où ils étaient largement minoritaires ; les s.r. et eux refusaient de prendre au mot les bolcheviks et leur proposition de gestion commune dans le cadre des soviets : les uns envisageaient la lutte armée aux côtés des chefs de l'armée, de l'oligarchie et des Alliés, tandis que les autres se préparaient à prendre position au-dessus de la mêlée.


Si, des années plus tard, les soviets ne seront plus coquille vide face au tout-puissant appareil bolchevique, c'est tout de même, et entre autres, pour cette importante raison qu'à l'époque des soviets vivants, le parti bolchevique avait été le seul à défendre leur pouvoir tandis que mencheviks et s.r., opposants loyaux ou collaborateurs de la république bourgeoise, s'étaient refusés à jouer ce rôle dans la république soviétique des conseils d'ouvriers, de paysans et de soldats.


Notes


[1] LENINE, Œuvres choisies, t I, p.480.


[2] Ibidem, p. 540.


[3] TROTSKY, Results and prospects, p. 195.


[4] Ibidem, p. 199.


[5] Ibidem, p. 237.


[6] ANWEILER, Die Rätebewegung in Russland, pp. 49-52.


[7] Ibidem, pp. 53-58.


[8] ANWEILER, Die Rätebewegung in Russland, p. 100.


[9] ANWEILER, Die Rätebewegung in Russland, p. 103.


[10] ANWEILER, Die Rätebewegung in Russland, p. 103.


[11] TROTSKY, Histoire du soviet, cité par Deutscher, The prophet armed, p. 149.


[12] Ibidem.


[13] TROTSKY, « discours devant le tribunal, 19 sept. 1906 », cité par Fourth International, mars 1942, p. 85.


[14] Cahiers du bolchevisme n° 24, août 25, p. 1511.


[15] Ibidem, p. 1512.


[16] Cité par DEUTSCHER, Op. Cit., p. 215.


[17] Ibidem, p. 217.


[18] Ibidem, p. 235.


[19] Cité par E. H. CARR, t. 1, p. 76.


[20] TROTSKY, 1905.


[21] Cité Par CARR, op. cit., t. 1, P. 78.


[22] LENINE Œuvres complètes, t. XXIV, p. 12.


[23] Ibidem, p. 13.


[24] Ibidem, p. 15.


[25] LENINE, Œuvres choisies, t. Il, p. 23.


[26] Ibidem, p. 15.


[27] Iaroslavsky op. cit.., p. 262.


[28] Ibidem, p. 263.


[29] LENINE, Œuvres complètes, t. XXIV, p. 35.


[30] Iaroslavsky , op. cit., p. 263.


[31] LENINE, Œuvres complètes, t. XXIV, pp. 28-29.


[32] DEUTSCHER, op. cit., pp. 253-254.


[33] KAPANOVITCH, « discours à l'Institut des professeurs rouges », Corr. int. n° 114, 23 déc. 1931, p. 1260


[34] R. V. DANIELS, The conscience of the revolution, p. 49.


[35] LENINE, Œuvres complètes, t. XXV, p. 243.


[36] ibidem, t. XXVI, pp. 10-12.


[37] Ibidem, p. 12.


[38] Ibidem, p. 18.

V: Les débuts du régime soviétique et la paix de Brest-Litovsk


AgitProp
AgitProp
L'isolement des bolcheviks des autres tendances socialistes après la prise du pouvoir n'a en réalité rien de fortuit. Les dirigeants du parti s.r., incapables, pendant leur passage au pouvoir, de satisfaire les revendications des masses qui figuraient à leur programme, refusant de rompre avec la bourgeoisie et avec les Alliés, ne sont pas prêts à seconder ceux qui prétendent s'atteler à la tâche après leur échec. Quant aux mencheviks, ils considèrent - et considéreront toujours - comme une folie sanglante la prise du pouvoir par un parti ouvrier quand la Russie n'est mûre que pour une révolution bourgeoise et une république démocratique. Ni les uns, ni les autres n'ont cru que le régime créé en octobre pourrait connaître des lendemains. Comme les partis bourgeois et les milieux de l'oligarchie, ils attendent son effondrement, qu'ils jugent inévitable. Tous considèrent qu'il importe de le hâter, dans la recherche du moindre mal, en isolant au maximum les dirigeants bolcheviques. Les mencheviks les plus proches de la révolution, et même un « quart-de-bolchevik » comme l'historien Soukhanov considèrent comme une utopie l'idée de construire un Etat socialiste dans un pays arriéré, mais, plus encore, jugent catastrophique la destruction de l'ancien appareil d'Etat, dont ils pensent que, dans les conditions de guerre et d'effondrement économique, il ne peut que mener tout droit à la destruction des forces productives essentielles du pays. Et si Soukhanov souhaite pourtant ne pas se couper « des masses et de la révolution elle même » en abandonnant les soviets, en revanche la majorité des dirigeants s.r. et mencheviques, tout en proclamant leur volonté de lutter contre les bolcheviks « sans la bourgeoisie, au nom de la démocratie », préfèrent rompre ces liens que ceux qui les rattachent à la bourgeoisie internationale : ils ne partagent pas, bien entendu, les espoirs de révolution mondiale des bolcheviks et pensent que l'appui des Alliés sera indispensable pour construire une Russie bourgeoise et démocratique à la fin des hostilités. D'où leur fidélité à l'alliance militaire pendant leur passage au gouvernement provisoire et les dispositions favorables de nombre d'entre eux face aux ouvertures des Alliés qui veulent à tout prix maintenir la Russie dans la guerre et, dès le lendemain de l'insurrection, soutiennent les efforts faits en vue d'éliminer Lénine et Trotsky d'abord, au cours de la discussion sur la coalition, puis de soutenir la légitimité de l'Assemblée constituante dissoute, en janvier 1918.


En fait, les bolcheviks n'avaient fait, depuis février, que chevaucher une vague révolutionnaire qu'ils n'avaient pas déclenchée et qu'ils orientaient sans avoir le pouvoir de la maîtriser. Mencheviks et s.r., en rompant avec eux, rompaient aussi avec elle et couraient le risque immédiat de devenir prisonniers des forces bourgeoises dont ils acceptaient l'appui. Les bolcheviks, de leur côté, se devaient de concrétiser la victoire révolutionnaire en satisfaisant les revendications fondamentales des masses. Ce sera l'objectif des grands décrets du II° Congrès des soviets. Le décret sur la terre abolit la propriété privée foncière. « La terre ne peut être ni vendue, ni achetée, ni louée, ni engagée, ni aliénée d'aucune façon. Toute la terre devient la propriété de la nation et la jouissance de ceux qui la travaillent ». La socialisation de la terre ne figurait pas au programme du parti bolchevique : elle sera pourtant adoptée parce que conforme au désir de la grande majorité de la masse paysanne. Elle figurait au programme des s.r., que reprennent les s.r. de gauche, alliés paysans des bolcheviks, et concrétisera l'alliance de la paysannerie avec le pouvoir des soviets, seul capable de réaliser son programme. De la même façon, le décret sur le contrôle ouvrier répond au désir des ouvriers de prendre en charge leurs usines, en évitant que l'insuffisance des connaissances techniques ne provoque le chaos dans la production industrielle.


Mais la réalisation de la pièce maîtresse du programme de la révolution, la revendication première des masses, la paix, était incomparablement plus difficile. Certes, il fallait, de toute façon, couler cette formidable insurrection dans un cadre nouveau, organiser l'énergie révolutionnaire émanant de millions d'hommes, maintenir le fonctionnement de l'économie sérieusement atteinte, faire face aux dangers de contre-révolution armée ou non, mais la guerre faisait obligation aux bolcheviks d'entreprendre cette tâche immense sous la menace des armées allemandes tout au long d'un front de plusieurs milliers de kilomètres : or, faute de soulèvement révolutionnaire dans les pays belligérants, et, au premier chef, en Allemagne, la paix ne pouvait être qu'un diktat accepté dans les pires conditions d'infériorité.


L'isolement politique des bolcheviks avait aussi pour conséquence fatale le durcissement de leur autorité à l'égard de ceux qui n'acceptaient pas le fait accompli de l'insurrectIon. Trotsky avait confié à Sadoul son désir d'une authentique coalition : dans le cas contraire, précisait-Il. « pour éviter de nouvelles tentatives antibolcheviques, il faudra exercer une répression impitoyable et l’abîme se creusera davantage » [1]. C’est avec une pleine conscience de l’ensemble de ces dangers que les bolcheviks se sont efforcés, avant tout, de tenir, en attendant le secours de l'Europe industrielle, et, d'abord de l'Allemagne ouvrière : « Ce n'est pas notre volonté, dira Lénine, mais les circonstances historiques, l'héritage du régime tsariste et la débilité de la bourgeoisie russe qui ont fait que [notre] détachement s'est trouvé porté en avant des autres détachements du prolétariat international: ce n'est pas que nous l'ayons voulu, ce sont les circonstances qui l’ont Impose. Mais nous devons rester à notre poste jusqu'à ce qu'arrive notre allié, le prolétariat international » [2]. Pour « rester à leur poste », les bolcheviks ne voyaient d’autre moyen que de poursuivre et d'approfondir 1’activite des masses qui les avaient portés au pouvoir : « Rappelez-vous, déclarait Lénine, aux ouvriers et paysans russes, qu'à présent c'est vous-mêmes qui dirigez l'Etat : nul ne vous aidera si vous ne vous unissez pas vous-mêmes et si vous ne prenez pas entre vos mains toutes les affaires de l'Etat » [3].


Le système soviétique.


Or, le seul système qui permette, suivant l'expression de Lénine, « à une cuisinière de diriger l'Etat », est le système des soviets. Ils existent à peu près partout, à la veille de l’insurrection d’octobre, exerçant tout ou fraction du pouvoir. C'est en leur nom que l'insurrection est menée et le II° Congrès pan-russe des soviets la consacrera en remettant partout « le pouvoir, aux soviets ». Le sens de la mesure est défini par l’appel du comité exécutif du 4 (17) novembre 1917, rédigé par Lénine : « Les soviets locaux peuvent, selon les conditions de lieu et de temps, modifier, élargir et compléter les principes de base établis par le gouvernement. L'initiative créatrice des masses, tel est le facteur fondamental de la nouvelle société. [ ... ] Le socialisme n’est pas le résultat des décrets venus d'en haut. L’automatisme administratif et bureaucratique est étranger à son esprit: le socialisme vivant, créateur, est l'œuvre des masses populaires elles-mêmes » [4].


Le cadre de l'organisation et les principes de son fonctionnement seront précisés par des circulaires du conseil des commissaires du peuple et du commissariat du peuple à l'intérieur. Celle du 5 janvier 1918 stipule : « Les soviets sont partout les organes de l'administration, du pouvoir local : ils doivent exercer leur contrôle sur toutes les institutions de caractère administratif, économique, financier et culturel. [...] Tout le territoire doit être recouvert d'un réseau de soviets qui doivent être étroitement imbriqués les uns sous les autres. Chacune de ces organisations, jusqu'à la plus petite, est pleinement autonome dans les questions de caractère local, mais conforme son activité aux décrets généraux et aux résolutions du pouvoir central et des organisations soviétiques plus élevées. Ainsi est mise sur pied une organisation cohérente de la République soviétique, uniforme dans toutes ses parties » [5]. C'est le schéma même que reprendra la Constitution soviétique de 1918, qui précise, dans son article 10, que « toute l'autorité dans le territoire de la R.S.F.S.R. est aux mains de toute la population laborieuse organisée dans les soviets urbains et ruraux » , et, dans l'article 11, que « l'autorité suprême [ ... ] est aux mains du congrès pan-russe des soviets et, dans les intervalles entre les congrès, du comité exécutif) [6].


Les soviets sont des conseils, groupant les travailleurs autant que possible sur le lieu de leur travail, dans le cadre de leur vie sociale. En fait, seuls les soviets de village représentent une véritable démocratie directe : assemblées générales, ils peuvent se passer d'élus, peuvent discuter entre eux et décider de leurs problèmes. Pendant un certain temps, c'est à eux seuls qu'on réservera la dénomination de soviets, les conseils de députés étant appelés sovdepi. Les représentants de soviets de village forment le soviet du district, les délégués des districts le congrès d'arrondissement, de même que les soviets d'usine et de quartier forment les soviets des villes et des cités. A cet échelon, soviets de paysans et soviets d'ouvriers se rencontrent : le congrès d'arrondissement, rural, et le congrès de cité, urbain, forment un congrès provincial au-dessus duquel se trouvent les congrès régionaux, qui désignent leurs représentants au congrès pan-russe des soviets, auquel les soviets de grandes villes délèguent, eux, leurs représentants directement.


Le droit de vote pour les soviets n'est ni « universel » ni « égal » : la dictature du prolétariat est exercée par les seuls prolétaires; sont exclus du droit de vote les hommes ou femmes qui emploient des salariés, ceux qui ne vivent pas de leur travail et, de façon plus précise, les hommes d'affaires, les prêtres et les moines. (Cependant, par rapport à la conception dite « léniniste » de la dictature du prolétariat qui fut largement diffusée dans les années suivantes, il est intéressant de noter la position affirmée par Lénine en 1918 : « Aujourd'hui encore, il convient de dire que la restriction du droit électoral est un problème particulier à telle ou telle nation. [ ... ] Ce serait une erreur d'affirmer d'avance que les révolutions prolétariennes de demain en Europe, toutes ou la plupart d'entre elles, apporteront nécessairement des restrictions aux droits électoraux de la bourgeoisie) [7]. La représentation des ouvriers est plus importante que celle des paysans. Les soviets de village ont un député pour 100 habitants, avec un minimum de trois et un maximum de cinquante, ceux d'arrondissement ont un député pour 1 000 habitants ou dix membres de soviets locaux et ceux de province un pour 10 000 électeurs ou cent députés. Mais au congrès régional, il y a un député pour 25 000 électeurs ruraux et un pour 5 000 électeurs urbains. La même proportion se retrouve dans les congrès pan-russes où les ouvriers ont un député pour 25 000 électeurs et les paysans un pour 125 000. C'est le résultat direct des conditions de la fusion entre le congres des Soviets d'ouvriers et celui des soviets de paysans : les bolcheviks défendront cette inégalité en arguant de la nécessité d'assurer à cette époque en Russie l'hégémonie de la classe ouvrière, tout en se refusant d’ailleurs à en faire un principe universel.


En dehors de ce cadre, il n'y a que peu de prescriptions générales, sauf le principe fondamental de la révocabilité des élus. Lénine déclare : « Toute formalité bureaucratique et toute limitation disparaît des élections, et les masses elles-mêmes déterminent la tenue et le rythme des élections avec le plein droit de révoquer leurs élus » [8]. Le mandat des soviets locaux sera néanmoins fixé a trois mois, le congrès pan-russe des soviets devant se réunir au moins deux fois par an.


Le fonctionnement.


Il n'existe aucune étude du fonctionnement des premiers soviets en dehors de l'esquisse, d'ailleurs excellente, de Hugo Anweiler. On peut cependant affirmer que, dans les mois qui ont suivi l'insurrection d'octobre, les soviets ont rapidement étendu leur autorité à l'ensemble du territoire, se substituant en particulier aux conseils municipaux dont 8,1 % sont dissous en décembre 1917, 45,2 % en janvier 1918, 32,2 % en février, et les derniers entre mars et mai [9]. Dans bon nombre de villes, notamment les plus grandes, une partie de l'appareil administratif municipal continue à fonctionner sous le contrôle du soviet. Les soviets des échelons intermédiaires, districts et arrondissements, dont le rôle a été important pour l'extension du réseau soviétique, cesseront assez vite leur activité. De nombreux soviets locaux agiront en véritables gouvernements indépendants, proclamant de minuscules républiques soviétiques ayant leur propre conseil des commissaires du peuple. Réalisation de l'Etat-commune ou insuffisances de l'Etat prolétarien nouveau ? Lénine, en tout cas, après le début de la guerre civile, persistera à affirmer que cet éparpillement était nécessaire : « Dans cette aspiration au séparatisme, écrira-t-il, il y avait pour une grande part quelque chose de sain, de bienfaisant, en ce sens qu'il s'agissait d'une aspiration créatrice » [10].


L'établissement du pouvoir central et son fonctionnement se heurteront à d'autres difficultés et connaîtront d'autres tâtonnements. Les commissaires du peuple trouvent des ministères déserts ou révoltés, se heurtent à des obstacles de toute sorte, depuis l'absence de clef pour pénétrer dans leur bureau jusqu'à la grève du personnel. Les premiers services de la plupart des commissariats sont improvisés, manu militari, par des détachements de militants révolutionnaires ouvriers ou soldats, celui des affaires étrangères pour Trotsky par les marins de Markine, celui du travail pour Chliapnikov par des métallos du syndicat. Quand des bandes de pillards se répandent dans les caves des grandes maisons et des hôtels aristocratiques pour s'emparer des vins et de la vodka, ce sont des groupes d'intervention d'ouvriers et de marins bolcheviques et anarchistes qui leur font la chasse, font sauter les caves, détruisent les stocks de « vodka qui endort le peuple ». Les premières tentatives contre-révolutionnaires à Pétrograd se heurtent à des groupes de ce type et leurs auteurs, vaincus, seront traduits devant des assemblées spontanément réunies, véritables tribunaux composés d'ouvriers volontaires ou élus.


Cette avant-garde ouvrière constitue pendant quelques jours l'unique force véritablement organisée au service du gouvernement, dont les contours ne se définissent d'ailleurs que peu à peu. Le congrès pan-russe se réunira trois fois en six mois, et, dans l'intervalle, l'autorité appartient au comité exécutif qu'il élit. Ce dernier pourtant compte plus de deux cents membres, ce qui en fait un organisme trop lourd pour son rôle d'exécutif : aussi désigne-t-il des commissaires du peuple dont le conseil formera le véritable gouvernement. Chaque commissaire est flanqué d'un « collège » de cinq membres du comite exécutif qui ont le droit d'en appeler de ses décisions au conseil ou au comité exécutif. Les conflits seront nombreux dans cette période: les commissaires du peuple ayant tendance, sous l'emprise de la nécessité à agir sans attendre l'avis du comité exécutif, finiront par légiférer et conserveront en définitive ce droit qui ne leur était pas attribué à l'origine mais pas non plus, d'ailleurs, interdit.


Les partis et la démocratie soviétique.


Les soviets, à tous les degrés, comprennent évidemment des membres de plusieurs partis. Le fait que les élections aient lieu presque toujours au vote public exclut dans une large mesure les représentants des organisations de droite, d'abord, puis de toutes celles qui se réclament de l'autorité de l'Assemblée constituante. Pourtant, le comité exécutif élu par le III° Congrès comprend encore 7 s.r. de droite, à côté des 125 s.r. de gauche et des 160 bolcheviks.


Les s.r. de gauche tiraient leur origine de la tendance du vieux parti, animée par Natanson et Spiridonova, qui avait rejeté la politique d'union sacrée pendant la guerre. Au congrès de mai 1917, ils avaient présenté leur propre plate-forme, se prononçant pour la rupture de toute alliance avec les partis bourgeois, un gouvernement purement socialiste, la paix immédiate et la socialisation des terres. Exclus par la direction de leur parti pour avoir refusé de suivre les dirigeants qui, en signe de protestation, ont quitté la salle du II° Congrès qui venait d'approuver l'insurrection d'octobre, ils se constituent à cette date en parti indépendant et, nous l'avons vu, sont représentés au gouvernement. Membres de la majorité, ils ont 284 élus au IV° Congrès, 470 au V°, sur 1425 députés. Même après leur départ du gouvernement, ils occupent des postes importants dans le nouvel Etat, dans l'armée et la police spéciale contre-révolutionnaire, la Tchéka. Leurs porte-parole, Katz dit Kamkov, Karéline, et surtout la prestigieuse Marie Spiridonova, terroriste légendaire et apôtre de la révolte paysanne, harcèlent de leurs critiques et d'attaques parfois très violentes les dirigeants bolcheviques. Depuis l'insurrection d'octobre jusqu'au début de la guerre civile, leur presse paraît avec une totale liberté.


Les mencheviks subsistent également. Une fraction d'internationalistes est restée au congrès des soviets malgré le départ du gros des députés du parti. La réunification entre les internationalistes de Martov et le parti de Dan se fait en mars 1918 et elle est suivie d'un congrès en mai. Un organe central menchevique, Novy Loutch, paraît jusqu'en mai 1918, de même que Vpériod, qui est l’organe du groupe de Martov, et une dizaine d'autres journaux ou périodiques. Ils se plaindront cependant de subir saisies, interdictions, arrestations arbitraires. Celles-ci doivent être attribuées davantage à des circonstances et des initiatives locales qu'à une politique répressive d'ensemble, alors pourtant qu'une importante fraction des mencheviks continue de se déclarer favorable à une intervention étrangère et que la majorité se déclare fidèle à l'Assemblée constituante.


Les anarchistes ont joué un rôle non négligeable, avant comme après octobre. Ils ont une influence. réelle parmi les marins de la flotte de la Baltique, et certains régiments, de Moscou notamment, leur sont acquis. Ils se subdivisent en un grand nombre de groupes dont certains, condamnant l'insurrection qui crée un nouveau « pouvoir », acceptent de défendre l'autorité des soviets que d'autres dénoncent dès le début. Dans l'ensemble, ils marchent avec les bolcheviks lors de la dissolution de la Constituante, qui sera d'ailleurs prononcée par l'un d'entre eux, le marin Jélezniak. Au début de l'année 1918, ils ont leurs locaux, leurs organisations, leur presse, leur milice, la garde noire, et leurs incontrôlés, qu'on accuse de différents cotes de brigandage et de pillage. A l'exécutif, leur porte-parole est Alexandre Gay, qui confie a Sadoul qu’Il « creusera la tombe des bolcheviks » [11]. En avril, la Tcheka déclenche contre eux une vaste opération, encercle leurs locaux et en arrête plusieurs centaines. La garde noire est dissoute. Officiellement, cette épuration a pour but de se débarrasser des éléments troubles qui se sont infiltrés dans leurs rangs : elle a d'ailleurs été déclenchée sur une plainte du colonel Robins, officieux représentant des Etats-Unis. La plupart des arrestations ne seront du reste pas maintenues : les militants connus sont libérés et, à défaut de leurs armes, conservent leur presse et leurs locaux. En fait, de nombreux militants anarchistes sont, dans les débuts de la révolution très attirés par le bolchevisme et se réconcilient avec l'Etat tel que le conçoit Lénine et tel que le représentent les soviets : le Russo-Américain Krasnostchékov et le Franco-Russe Kibaltchitch, dit Victor Serge, rejoignent le parti bolchevique; d'autres, sans y entrer : collaborent étroitement, comme l'ancien forçat Sandomirski et son camarade Novomirski, comme l'anarcho-syndicaliste Alexandre Schapiro et surtout l'ancien animateur des syndicats révolutionnaires I.W.W. américains le Russo-Americain Bill Chatov, qui sera un des fondateurs de la République soviétique d'Extrême-Orient et de l'armée rouge. Gay lui-même participera bientôt à la guerre civile dans les rangs des Rouges et sera exécuté par les Blancs en 1919.


Ainsi fonctionne tant bien que mal, dans le cadre des soviets, un régime à plusieurs partis, avec ses inévitables corollaires de conflits d'idées, joutes oratoires et polémiques dans la presse. Le lecteur russe peut même suivre les comptes rendus de débats à l'exécutif où s'affrontent les ténors des partis, Léon Sosnovski, porte-parole de la fraction bolchevique, et Boukharine qui est l’un des orateurs gouvernementaux les plus écoutés, Gay, Martov, Karéline et Spiridonova, sous l'autoritaire férule de Sverdlov, président à la voix de stentor, surnommé « ferme-gueule ». C'est pour les bolcheviks un incontestable succès puisque leur isolement, ainsi, n'est pas total. Il prouve que leur influence ne diminue pas puisqu'ils peuvent, après la victoire, ne pas recourir aux mesures répressives que leur situation précaire aurait pu leur dicter.


Dans ce cadre, pourtant, bien des difficultés vont apparaître, en particulier sur la question de la liberté de la presse. Les bolcheviks n’ont pas là-dessus une position abstraite. Trotsky l'expose en termes clairs au soviet de Pétrograd : « Tout homme qui a un certain capital a le droit, parce qu'il en a les moyens : d’ouvrir une usine, un magasin, un bordel ou un journal a son goût. [ ... ] .Mais les millions de paysans, ouvriers et soldats jouissent-ils de la liberté de la presse ? Ils n'ont pas la condition essentielle de la liberté : les moyens, réels et authentiques, de publier un journal » [12]. Il propose la nationalisation des imprimeries et des usines de papier et l’attribution de facilités d'impression aux partis et groupes ouvriers selon leur influence réelle. Lénine rédige en ce sens un projet reconnaissant à tout groupement qui représente dix mille ouvriers au moins le droit d'éditer un journal et prévoyant de lui en donner les moyens [13]. Rien de cela n'entrera dans le domaine des réalisations et les seules mesures effectivement réalisées en matière de presse ont été répressives. Pourtant, les premières interdictions de journaux appelant à soutenir par les armes la cause de la Constituante ont provoqué, nous l'avons vu, de vives protestations dans les rangs révolutionnaires. En fait, le gouvernement se trouve pris entre deux nécessités contradictoires : celle d'avoir à autoriser l'expression d’une opposition qu’il considère comme légitime et même nécessaire, celle, d'autre part, de ne pas permettre à l'adversaire d'utiliser la presse pour se servir d'armes qu'il a toutes raisons de craindre, dans l'état de la Russie où rumeurs, paniques, alarmes peuvent facilement fournir à la provocation un terrain favorable. Rien ne reflète mieux cette double préoccupation que l'appel lancé par Volodarski, commissaire à l'information, dans la Krassnaia Gazeta de Petrograd: « La liberté de critiquer les actes du pouvoir des soviets, la liberté d'agitation en faveur d'un autre pouvoir, nous la donnerons à nos adversaires. Si vous l'entendez ainsi, nous vous garantissons la liberté de la presse. Mais renoncez aux fausses nouvelles, au mensonge et à la calomnie » [14]. Ce même Volodarski allait le 21 juin tomber sous les balles de terroristes s.r., ceux mêmes à qui il avait offert la liberté d'expression à condition qu'ils renoncent à la violence verbale ...


A cette date, la situation a terriblement empiré. Depuis le mois de mars la disette s'aggrave, provoquant des troubles de la faim un peu partout, laissant, suivant l'expression de Kaiourov, « les villes affamées face à face avec cent millions de paysans hostiles » [15] commençant à se dresser contre les réquisitions. Les agents des Alliés, les généraux tsaristes préparent la contre-attaque, les armes à la main. Surtout, le problème de la paix divise profondément la majorité soviétique, dresse les s.r. de gauche contre les bolcheviks, divise profondément les bolcheviks eux-mêmes: le traité de Brest-Litovsk va consacrer l'amputation d'une importante partie du territoire russe. La guerre et la nécessité d'y mettre rapidement un terme ont ainsi profondément bouleversé les données initiales du problème de la démocratie soviétique.


Le comité central et le problème de la paix.


Les thèses d'avril avaient posé le problème conformément aux perspectives de Lénine et Trotsky sur la révolution européenne : la guerre ne se terminerait par une paix démocratique que si le pouvoir d'Etat passait dans d'autres pays belligérants à des éléments prolétariens. A plusieurs reprises, Lénine et Trotsky affirment que la révolution russe ne saurait survivre sans victoire de la révolution européenne. C'est donc dans cette perspective qu'il faut comprendre les offres de paix faites à tous les belligérants et qui s'accompagnent d'un effort intense pour atteindre les masses par la propagande révolutionnaire et la fraternisation. Cependant, dans les semaines qui suivent la victoire d'Octobre, aucun mouvement révolutionnaire ne se produit en Europe. Pour le gouvernement bolchevique, la paix devient une absolue nécessité, aussi bien pour satisfaire l'armée et la paysannerie que pour gagner du temps en attendant la révolution européenne.


La manœuvre est délicate : il faut en même temps négocier et combattre, politiquement, les gouvernements bourgeois, utiliser, en somme, les négociations à des fins de propagande révolutionnaire. Il faut éviter de paraître prendre parti pour l'un ou l'autre des clans impérialistes, éviter cependant que la Russie révolutionnaire ne fasse les frais d'une paix de compromis entre les impérialistes, qui leur permettrait aussi de prévenir la révolution qui gronde chez eux. Les négociations d'armistice commencent à Brest-Litovsk en novembre 1917, entre une délégation allemande et une délégation russe, les Alliés ayant refusé de participer à des négociations générales. L'armistice, signé le 2 décembre, établit un statu quo territorial, armées russe et allemande restant sur leurs positions, et donne à la délégation russe d'importantes satisfactions morales : les troupes allemandes du front russe ne seront pas transférées sur le front ouest, des « relations » sont organisées entre soldats russes et allemands, conditions de toute fraternisation et du développement de la propagande révolutionnaire des Russes.


Aux pourparlers de paix qui commencent le 22 décembre, Trotsky dirige la délégation russe. Il va se faire le procureur des peuples contre la diplomatie impérialiste, cherchant en même temps à gagner du temps et à démasquer la politique allemande. Mais, le 5 janvier, le général Hoffmann sort une carte : la Pologne, la Lituanie, la Russie blanche, la moitié de la Lettonie doivent rester occupées par l'armée allemande. Les Russes ont dix jours pour répondre par oui ou par non. Doivent-ils céder, le couteau sur la gorge ? Ont-ils la force de résister comme ils avaient toujours affirmé qu'ils le feraient dans de telles circonstances, en menant une « guerre révolutionnaire » ? Ni Lénine, qui défend la première des positions, ni Boukharine, qui défend la deuxième, n'arrivent à rallier la majorité au comité central qui, finalement, suit Trotsky, et décide par 9 voix contre 7 de mettre fin à la guerre sans signer la paix. Trotsky informera donc la délégation allemande que « la Russie, tout en refusant de signer une paix d'annexion, déclare la fin de la guerre » . Les délégués russes quittent Brest-Litovsk.


Mais l'Allemagne, qui vient de signer un traité de paix avec un gouvernement fantoche de l'Ukraine, fait savoir qu'elle considère l'attitude russe comme une rupture de l'armistice. Le 17, l'offensive de l'armée allemande se développe sur tout le front. Lénine propose au comité central de reprendre les pourparlers pour signer la paix. Il est battu par 6 voix contre 5. Contre lui, Boukharine et Trotsky ont fait prévaloir la décision de « reculer la reprise des négociations de paix jusqu'à ce que l'offensive allemande soit suffisamment claire et que soit révélée son influence sur le mouvement ouvrier » [16]. Mais Lénine estime que ce sont là phrases creuses et que la majorité du comité central se dérobe en fait à ses responsabilités. Il pose donc la question de savoir ce qu'il faudra faire si l'armée allemande continue à avancer et si la révolution n'éclate pas en Allemagne : cette fois, le comité central, par 6 voix contre 1, celle de Joffé, et 4 abstentions, indique qu'il faudrait effectivement reprendre les pourparlers. Trotsky, dans ce vote, a rejoint Lénine.


Le 18, le comité central se réunit de nouveau, car l'avance allemande progresse d'une manière foudroyante en Ukraine. Lénine propose de reprendre les négociations sur la base des propositions sur lesquelles la délégation russe a refusé de signer précédemment : Trotsky le suit encore et cette proposition est adoptée par 7 voix contre 5. Le gouvernement va donc reprendre contact avec l'état-major allemand, dont la réponse parvient le 23 février. Les conditions sont aggravées : il faut cette fois évacuer l'Ukraine, la Livonie, l'Esthonie. La Russie va être amputée de 26 % de sa population, 27 % de sa superficie cultivée, 26 % de ses voies ferrées, 75 % de sa capacité de production d'acier et de fer [17].


La discussion reprend au comité central : Boukharine demande le rejet des conditions allemandes et la résistance à outrance , la « guerre révolutionnaire ». Lénine exige la fin du « bavardage révolutionnaire » , menace une fois encore de démissionner si le comité central ne se range pas à son avis. Staline propose, comme un moyen terme, la réouverture des négociations. Lénine exige alors que le comité central se prononce pour l'acceptation ou le rejet immédiats des conditions allemandes : il propose l'acceptation et sera suivi par 7 voix contre 4. Trotsky n'est pas convaincu, mais se refuse à courir le risque d'avoir à mener une guerre révolutionnaire sans Lénine à la tête du gouvernement. Le même jour, le comité exécutif des soviets approuve la position du comité central défendue par les bolcheviks par 116 voix contre 84 : de nombreux députés bolcheviques s'abstiennent. Le traité amputant la Russie est signé le 3 mars 1918 à Brest-Litovsk.


Jusqu'au dernier moment, toutes les éventualités ont été envisagées, y compris l'acceptation des offres d'aide matérielle et militaire transmises par les ambassadeurs des pays alliés : les mêmes lignes de partage se retrouvent d'ailleurs sur cette question dans le comité central, les partisans de la « guerre révolutionnaire » votant pour refuser l'aide alliée. En revanche, Trotsky, qui est partisan de l'accepter, le cas échéant, sera soutenu par Lénine qui vote « pour recevoir des pommes de terre et des munitions des brigands impérialistes » [18].


Le parti au bord de la scission.


En fait, la discussion autour de Brest-Litovsk a mené le parti à deux doigts de la scission. Dès la décision du comité central, un groupe de responsables, parmi lesquels Boukharine, Boubnov, Ouritski, Piatakov, Vladimir Smirnov, démissionnent de toutes leurs fonctions, reprennent leur liberté d'agitation à l'intérieur du parti comme à l'extérieur. Le bureau régional de Moscou déclare qu'il cesse de reconnaître l'autorité du comité central jusqu'à la réunion d'un congrès extraordinaire et de nouvelles élections. Sur proposition de Trotsky, le comité central vote une résolution garantissant à l'opposition le droit de s'exprimer librement à l'intérieur du parti. L'organe du parti à Moscou, le Social-démocrate, s'en prend cependant publiquement à l'acceptation du traité, le 2 février. La République soviétique de Sibérie refuse d'en reconnaître la validité et se considère toujours comme en état de guerre avec l'Allemagne.


Le 4 mars, le comité du parti de Pétrograd fait paraître le premier numéro d’un quotidien, le Kommunist dont le comité de rédaction est formé de Boukharine, Karl Radek et Ouritski, et qui va être l'organe public de l'opposition de ceux que l'on appelle désormais les « communistes de gauche » . Cette initiative, coïncidant avec la tenue du congrès qu'elle avait réclamé et où elle est battue semble indiquer la détermination de l'opposition de s'engager dans la voie de la scission et de la constitution d'un parti rival de celui qui vient de changer, cette fois à l'unanimité, son nom pour celui de « parti communiste » .


C'est en effet toute une ligne que les « communistes de gauche » opposent à celle de Lénine. La chute brutale de la production industrielle a amené le conseil des commissaires à restreindre la portée des initiatives prises par les ouvriers dans les entreprises sous le drapeau du « contrôle ouvrier ». Au comité central, puis au congrès, Lénine a fait adopter des mesures énergiques pour enrayer la désorganisation de l'industrie : maintien, le plus longtemps possible, de l'ancienne administration capitaliste des entreprises, concessions pour s'assurer les services des spécialistes et techniciens bourgeois, rétablissement de l'administration et de la direction par une seule personne, encouragement à la productivité ouvrière par un système de primes contrôlé par les syndicats. Lénine ne dissimule pas que le contrôle ouvrier est à ses yeux un pis-aller, en attendant que soit possible l'organisation d'un contrôle d'Etat. Les communistes de gauche voient dans ces mesures un recul de la révolution. Pour Boukharine, le parti est à un tournant de son histoire : ou bien la révolution russe se bat sans compromission contre le monde capitaliste par la « guerre révolutionnaire » , tout en parachevant son œuvre intérieure par une nationalisation totale et la remise de la direction de l'économie à un organisme émanant des comités de contrôle, ou bien elle signe la paix avec l'Allemagne et entre dans la voie du compromis à l'extérieur et de la dégénérescence à l'intérieur. Lénine a affirmé la nécessité d'une période de « capitalisme d'Etat » pour l'économie; les communistes de gauche décèlent l'amorce de la restauration de rapports « petits-bourgeois » dans les entreprises, dénoncent la conception « centraliste bureaucratique » qui l'inspire, l'abandon, en pratique, de « l'Etat-commune, administré par en bas » qui devrait être la base de l'Etat ouvrier. Et Boukharine ironise sur la présence, désormais obligatoire, d’un « commissaire » auprès de chaque cuisinière appelée à diriger l'Etat!


A ce réquisitoire, Lénine répond par une analyse de la situation « extraordinairement pénible, difficile, périlleuse au point de vue international; nécessité de louvoyer et de reculer; période d'attente de nouvelles explosions de la révolution qui mûrit laborieusement en Occident; à l'intérieur du pays, période de lente édification, d'impitoyables rappels à l'ordre; longue lutte acharnée livrée par le rigoureux esprit de discipline prolétarien à l'élément menaçant du laisser-aller et de l'anarchisme petit- 'y sont affrontés. Boukharine et ses amis craignent certes que l'acceptation de la paix le couteau sur la gorge ne sbourgeois » [19].


Faut-il, avec Robert V. Daniels, voir dans cette polémique le germe des éclatements futurs, le conflit entre l'aspect utopique et l'aspect réaliste du bolchevisme ? Soulignons plutôt, avec E.-H. Carr, que la discussion ne se termine pas par la victoire d'un principe sur un autre, car ce ne sont pas des principes qui signifie l'abandon de la politique de révolution internationale et ne soit en quelque sorte la préface d'une sorte de ligne de la coexistence pacifique qui ne saurait qu'aboutir à la dégénérescence de la révolution. Mais Lénine n'abandonne pas la perspective de la révolution européenne : « Il est absolument exact, proclame-t-il, que, sans révolution allemande, nous périrons » [20]. Il refuse d'admettre, comme Riazanov le suggère, que le parti se trouve placé devant le dilemme d'être « avec les masses paysannes ou avec le prolétariat d'Europe occidentale ». Il veut la paix immédiate, condition de l'appui paysan et répit en attendant du renfort : « Ce serait une erreur de fonder la tactique du gouvernement socialiste de Russie en essayant de déterminer si la révolution socialiste éclatera ou non en Europe et surtout en Allemagne dans les six prochains mois » [21]. Il maintient que « la révolution socialiste doit venir et viendra en Europe » et affirme de nouveau : « Toutes nos espérances en la victoire définitive du socialisme sont fondées sur cette certitude et sur cette prévision scientifique » [22].


Le rétablissement de la cohésion.


Le parti retrouvera sa cohésion dans les mois qui suivent. L'attitude de Trotsky, à cet égard, est déterminante. « Il n'y aurait pas de coup plus grave porté aujourd'hui à la cause du socialisme, que l'effondrement du pouvoir soviétique en Russie » [23], a déclaré le comité central. Ce souci de préserver les chances de la révolution européenne qui est, avant tout, le sien, la profonde considération qu'il éprouve désormais pour Lénine, déterminent son attitude au comité central et au congrès de mars 1918 : il maintient ses réserves et ses critiques, mais multiplie les efforts pour empêcher la cristallisation des divergences. C'est lui qui convainc Joffé et Dzerjinski de ne pas suivre Boukharine dans son opposition publique, et c'est lui qui, pour le garder, fait offrir à Boukharine la liberté d'expression totale à l'intérieur. Dans cet effort de synthèse par la démocratie interne dans la perspective de la révolution mondiale, il est, après avoir empêché l'éclatement l'agent de la cohésion retrouvée.


Boukharine, qui a longtemps semblé résolu, hésite. Ce n'est pas une mince affaire que de créer un nouveau parti communiste et d'engager la lutte contre celui que dirige Lénine, avec la perspective de remplacer ce dernier à la tête de la révolution. Les communistes de gauche, eux aussi, redoutent une scission dont ils sentent qu'elle comportes risques redoutables et, pour eux, des responsabilités écrasantes. Kommunist, transféré à Moscou cesse sa parution quotidienne, devient hebdomadaire. La discussion dans le parti ne tourne pas à l'avantage de l'opposition. Dès le mois de mai, elle a perdu la majorité à Moscou et dans la région de l'Oural, que dirigeait Préobrajenski. Les communistes de gauche ont-ils envisagé une alliance « parlementaire » avec les s.r. de gauche, adversaires de la signature comme eux, au comité exécutif des soviets ? Il, semble bien qu'une telle combinaison leur ait été proposée : un changement pacifique de majorité au sein de l'exécutif aurait amené la substitution au gouvernement de Lénine d'un gouvernement Piatakov, partisan de la guerre révolutionnaire. Boukharine, qui révélera plus tard ces conversations, précise cependant que les communistes de gauche ont refusé ces avances des s.r. de gauche.


D'ailleurs, c'est finalement l'altitude de ces derniers qui sera déterminante pour ramener l'opposition au bercail. Au mois de juillet, ils décident de déclencher une campagne terroriste pour provoquer la reprise de la guerre avec l'Allemagne. Sur l'ordre de leur comité central, un groupe de s.r. de gauche, avec le jeune Blumkine, membre de la Tchéka, abattent l'ambassadeur d'Allemagne, le comte von Mirbach. D'autres s.r. de gauche, également membres de la Tchéka, arrêtent des responsables communistes et tentent un soulèvement à Moscou. Les communistes de gauche, Boukharine en tête, participeront à la répression. Les débats du congrès des soviets ont montré le gouffre qui se creusait entre les s.r. de gauche et les bolcheviks. Les communistes de gauche décident de rester dans le parti car ils n'ont pas d'autre choix à l'heure du danger. La crise interne, en définitive, aura, une fois de plus, renforcé sa cohésion. Lénine a encore affirmé le droit de ses contradicteurs à quitter le parti, écrivant dans la Pravda du 28 février : « Il est parfaitement naturel que des camarades qui sont nettement opposés au comité central le condamnent énergiquement et expriment leur conviction qu'une scission est inévitable. C'est le droit le plus élémentaire des membres du parti » [24].


Une année plus tard, le 18 mars 1919, il dira : « La lutte qui a pris naissance dans notre parti au cours de l'année écoulée a été extrêmement féconde, elle a suscité de multiples heurts sérieux, mais il n'y a pas de lutte sans cela »[25]. C'est qu'à cette date, il y a déjà dix mois que les opposants ont repris leur place dans les rangs du parti et luttent sur tous les fronts. La guerre civile, commencée le 25 mal 1918 par la révolte de la Légion tchécoslovaque durera trente mois, épuisant le pays, absorbant toutes les forces des révolutionnaires. Le monde capitaliste soutient les armées blanches : pour lui comme pour les bolcheviks le front de la guerre civile est celui d'une lutte internationale où s'affrontent le vieux monde et l'avant-garde de ces Etats-Unis socialistes d’Europe dont Trotsky confiait en 1917 à John Reed qu'ils étaient l'objectif du lendemain et qui figurent au programme de l'Internationale communiste.


Notes


[1] SADOUL, Notes sur la révolution bolchevique, p. 69.


[2] LÉNINE, Œuvres complètes, t. XXVII, p. 395.


[3] Ibidem, t. XXVI, p. 311.


[4] Ibidem, t. XXVI, p. 300.


[5] Cité par ANWEILER, op. cit., pp. 274-275.


[6] Cité par CARR, op. cit., t. I, p. 132.


[7] LÉNINE, Œuvres complètes, t. II, p. 450.


[8] Cité par CARR, op. cit., t. I, p. 131.


[9] ANWEILER, op. cit., p. 276.


[10] LÉNINE, Œuvres complètes, t. XXVIII, p. 30.


[11] SADOUL, op. cit., p. 296.


[12] Cité par DEUTSCHER, P.A. p. 337.


[13] LÉNINE, Œuvres complètes, t. XXVIII, p. 30.


[14] Cité par SERGE, An l, p. 273.


[15] Ibidem, p. 252.


[16] BUNYAN et FISHER, op. cit., pp. 510-511.


[17] SCHAPIRO, C.P.S.U., p. 186.


[18] Cité par CARR, op. cit., t. III, p. 146.


[19] LÉNINE, Œuvres choisies, t. II, p. 405.


[20] Ibidem, p. 353.


[21] Ibidem, p. 317.


[22] Ibidem.


[23] Cité par CARR, B. R. t. III, p. 56.


[24] LÉNINE, Œuvres complètes, t. XXVII, p. 63.


[25] Ibidem, t. XXIX, p. 71.


Archives P. Broué Archives IV° Internationale

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