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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Sur le football et l’aliénation

Sur le football et l’aliénation

Malheureusement, la dictature militaire en Argentine – je parle de la dernière car depuis 1930 on en a eu une par décennie – a profité du football pour détourner l’attention des massacres qu’elle était en train de perpétuer.

Sergio LEVINSKY est notamment l’auteur de Maradona, rebelde con causa (8 éditions), El negocio del fútbol et El deporte de informar. En 1996, il a reçu le Prix National de Journalisme et Santé du Laboratoire Merck, Sharpe&Dohme.

J’ai eu la chance de connaître Sergio Levinsky à la Maison de l’Argentine de la Cité Internationale Universitaire de Paris lorsqu’il est venu donner une conférence sur Diego Armando Maradona. J’imaginais qu’il raconterait des anecdotes à bâton rompu sur la semi-divinité du 10 argentine. Mais je me suis rendu compte qu’il essayait d’arracher le noyau subversif du football. Ultérieurement nous nous sommes rencontrés lors de différentes activités académiques, c’est à cette occasion que je l’ai interviewé afin de connaitre ses positions autour du football, mercantilisé par le système capitaliste.

Luis Martinez: Le pouvoir de rassemblement, ainsi que l’euphorie que provoque le football font que certains intellectuels le comparent avec le phénomène religieux. On parle des sommes qui sont en jeu et de la violence qu’il déchaîne. Un nouvel opium pour le peuple, un divertissement politique de plus, une autre cause de ségrégation sociale… Quelle relation faîtes-vous entre la dynamique du football et sa marchandisation ?

Sergio Levinsky: Il est évident que dans cette phase ultime d’hyper-professionnalisation, le football est une industrie sensationnelle, une sorte de machinerie infernale qui aspire tout et acquiert un statut quasi-religieux. Sans aucun doute, la crise des valeurs et des croyances laisse place au football pour générer une adhésion particulière, à partir de la représentativité qu’offre un maillot, un club d’appartenance. Les stades peuvent être conçus comme de nouveaux temples modernes. Même la façon de lever la coupe après une victoire s’apparente à un acte liturgique. Le fait de jouer chaque semaine voire plusieurs fois par semaine, le fait que les joueurs soient jeunes et réels, créent une complicité très particulière avec les protagonistes. Il me semble que le football, d’une distraction, s’est imposé en style de vie ; dans plusieurs pays, notamment en Amérique latine, le football est un point central de l’agenda quotidien. Mon pays, l’Argentine, utilise le football comme axe central de la culture populaire. Par exemple : « Patear la pelota afuera » signifie laisser de côté un sujet sur lequel nous ne voulons pas discuter (c’est l’équivalent de l’expression française « botter en touche »), « dejar la pelota picando en la línea » (longer la ligne) signifie faciliter la réponse à quelqu’un, « dejarlo en offside » (laisser en hors-jeu) signifie mettre quelqu’un en évidence.

Par ailleurs, en Amérique Latine, en Afrique ou en Asie, durant la coupe du monde les examens sont suspendus dans les écoles ou les collèges, les spectacles et même les transports publics sont arrêtés. Enfin, dans beaucoup de pays, le football en arrive à représenter le principal mécanisme d’ascension sociale. Le football permet d’échapper à un système injuste, et, parfois, de devenir millionnaire, voire un représentant du peuple susceptible d’obtenir une reconnaissance publique dans le monde entier, grâce aux mass-médias. Sans aucun doute, le moment de croissance majeure du phénomène commence avec le mariage du football et de la télévision.

L.M. De manière paradoxale des penseurs tels qu’Eduardo Galeano, Manuel Vázquez Montalbán, Albert Camus, Pier Paolo Pasolini ou Roberto Fontanarrosa, parmi d’autres, revendiquent non seulement l’aspect esthétique mais aussi le côté subversif du football. Je pense aux premiers syndicats en Argentine, à l’époque de la dictature militaire : quel a été le rôle des clubs ?

S.L. Malheureusement, la dictature militaire en Argentine – je parle de la dernière car depuis 1930 on en a eu une par décennie – a profité du football pour détourner l’attention des massacres qu’elle était en train de perpétuer. Il faut dire qu’avant le coup d’Etat de 1976, l’Argentine était déjà nommée comme le pays organisateur de la Coupe du Monde de 1978, donc il fallait prendre le contrôle de l’organisation, en comptant avec les mass-médias et la censure imposée à la presse étrangère, afin de montrer un visage faux du bonheur populaire face au succès sportif. De sorte que la dictature, afin d’utiliser le football comme commerce symbolique, s’est assuré le contrôle de la Fédération Argentine de Football (AFA) – comme les dirigeants étaient habitués à la corruption, cela ne fut pas très difficile. On connaît par exemple les liens du contre-amiral Carlos Lacoste, l’homme fort du football de l’époque, avec le Club River Plate ou du général Guillermo Suárez Mason – poursuivi pour crimes contre l’humanité, soit dit en passant – et le Club Argentino Juniors.

L.M. Max Weber souligne que les chefs ou les dirigeants religieux jouent un rôle prophétique, autrement dit, ils déclenchent mouvements ou ruptures dans le système social. En ce sens, permettez-moi d’évoquer la scène de Pelé qui a fait la publicité de Master Card ou à Maradona qui a participé à la marche anti-Bush. Comment observez-vous le lien entre le caudillisme sportif et le clientélisme politique en Amérique latine ?

S.L. C’est vrai à un certain niveau. Comme je l’ai dit, le football est plus qu’un simple divertissement – comme pourrait l’être le cinéma, le théâtre, la musique, entre autres – de par ses éléments liturgiques adaptés à l’ère des mass-médias qui augmentent la visibilité des protagonistes et permet à des millions de personnes frustrées de leur situation personnelle (économique et sociale) de trouver dans le football un mode de rédemption et de triomphe symbolique. Votre question fait référence à deux chemins possibles : d’un côté, Pelé qui est déjà subsumé par une machinerie industrielle infernale et, d’un autre côté, Maradona qui se rebelle en utilisant et en dénonçant avec tout son pourvoir médiatique la perversité du système. George Weah aurait pu devenir président du Liberia, de même que plusieurs footballeurs qui se sont reconvertis dans la politique ou ont créé des associations d’aide aux populations pauvres et marginales.

L.M. Le phénomène du hooliganisme, barras bravas ou torcidas – en Amérique du Sud – a provoqué de nouvelles divisions entre individus, c’est à-dire qu’il a produit l’illusion selon laquelle l’ennemi d’un supporteur est le supporteur d’un autre Club. L’industrie sportive et les propriétaires des Clubs et des chaines de télévision consolident leur position en tant que classe dominante tandis que les supporteurs qui sont finalement des ouvriers, des étudiants ou des chômeurs luttent entre eux à cause d’une identité manipulée. Les supporteurs et les ultras ne se rendent pas compte qu’ils pourraient s’unir pour exiger, non l’amélioration du football-spectacle, mais sa destruction, posant ainsi une pierre à l’édifice révolutionnaire.

S.L. Dans un système pervers comme celui du football-spectacle, il est difficile d’imaginer une union des supporteurs pour exiger une amélioration du spectacle. Cela pourrait arriver, et de fait c’est arrivé, avec des groupes minoritaires dans les pays développé – où il existe un niveau culturel. Il faut prendre en compte le fait que la violence dans les stades, en effrayant le spectateur moyen, l’incite à rester devant la télévision au lieu d’aller au stade, de sorte que les grandes chaînes de télévision qui possèdent les droits de transmission, comme Televisa, Tv Globo ou Torneo y Competencias profitent indirectement de cette violence. On observe en Argentine un phénomène qui s’exporte grâce à la télévision, qui est la violence « intra » ultras, une violence entre supporteurs d’une même équipe. Cela s’explique par la lutte pour les tickets préférentiels octroyés par les dirigeants de clubs, la vente de drogue, les déplacements, et le fait que le contrôle d’un groupe d’ultras confère pouvoir médiatique et influences politiques. Je me souviens d’un dicton qui m’a appris Rafa Dio Zeo – l’ex-dirigent des Ultras de Boca Junios : « Avoir le pouvoir est avoir le numéro de téléphone de ceux qui ont le pouvoir ». D’une façon générale, le conflit intra-ultras implique un profond changement contextuel, car le rituel du match n’est même plus nécessaire pour justifier la violence.

L.M. Justement, en réfléchissant aux éléments religieux que vous avez évoqué, comment jugez-vous la relation épique entre un peuple (ou supporteurs) et son club ou son équipe nationale ? Je pense à l’équipe de Barcelone quand elle jouait contre le Real Madrid à l’époque de Franco, à la victoire de l’Argentine face à l’Angleterre lors de la Coupe du Monde 1986, après la Guerre des Malouines, ou au Sénégal qui a battu la France dans le mondial Corée-Japon en 2002.

S.L. A l’heure d’une partie décisive, la représentativité est plus importante que jamais ; plus que tout autre sport, le football est une sorte de guerre sublimée. Les hymnes et les maillots, la délimitation du terrain d’affrontement, la lutte physique avec vainqueurs et vaincus, évoquent l’idée de « guerre » ; en ce sens, le penseur espagnol Vicente Verdú soutient que le but n’est autre que triompher en terrain ennemi, pour revenir sur ses terres conter le triomphe. C’est vrai, en tant que mythologie ; c’est pourquoi son livre s’intitule « Fútbol, mitos, ritos y símbolos »: les footballeurs sont les dépositaires symboliques des aspirations, de l’imaginaire des peuples.

Lors de la Coupe du Monde 1986 au Mexique, quatre ans après la Guerre des Malouines, le triomphe de l’Argentine face à l’Angleterre a été fêté d’une manière particulière : il a été ressenti comme une vengeance sur le peuple « ennemi » ; et le but de la « la main de Dieu » de Diego Maradona, c’était en quelque sorte « voler le voleur » et réparer ainsi un sentiment d’injustice.

L.M. Dans le processus de marchandisation de l’image et de production des symboles fétichisés, comment provoquer une rupture entre football et capitalisme ? Il me semble que le Barça de Nike n’est ni plus ni moins une équipe engagée que le Real Madrid d’Adidas. Le pouvoir des marques, autrement dit, la présence du capital, en pénétrant la dynamique du football, a contribué à la corruption d’une des activités les plus poétiques de la terre : le football.

S.L. Bien entendu, il est évident que le football hyper-professionnel d’aujourd’hui fait partie d’une énorme industrie construite autour d’un sport devenu pur spectacle – d’abord les matchs, puis les conversations qui tournent autour : Umberto Eco évoque souvent ces débats footballistiques, qui sont devenus presque aussi regardés que le football lui-même ; lesquels sont vues avec la même passion que le football, lui-même. Tant que le capitalisme existera, le football ne pourra pas être considéré comme un sport normal, qui contribue à l’épanouissement de l’être humain. Le simple fait d’être payé transforme l’activité ludique en un travail ; la survie dans l’industrie dépend des résultats de ce travail. Cette tension même annule l’idée élémentaire du « jeu ». C’est peut-être dur, mais je crois que le football le plus sain, le plus pur, ne peut être vu que dans les parcs et sur les places, jamais dans les stades. Là-bas, d’autres intérêts sont en jeu.

Entretien réalisé par Luis MARTINEZ ANDRADE, traduit de l’espagnol par Olivier CUISSET.

Sergi

Le football comme forme du politique

L’organisation de la Coupe du monde en Afrique du Sud est l’occasion de développer des fantasmes multiples sur la force démocratique de l’institution footballistique. Principale manifestation sportive, la Coupe du monde de football serait l’occasion, comme il y a quinze ans la Coupe du monde de rugby (1995), d’offrir l’image d’une possible réconciliation du peuple sud-africain dans toutes ses composantes. La proposition est, malgré tout, inversée et ce sont les Blancs qui sont invités à se réjouir autour du sport pratiqué par les Noirs. Derrière cette réconciliation supposée sont réitérées les idées les plus communes et les mieux convenues sur les bienfaits potentiels d’une telle organisation pour l’économie locale, pour le système politique et social, pour l’intégration du pays au sein du marché mondial.

Cette dimension politique du sport, soutenue par le discours des personnes les plus influentes du pays, Nelson Mandela, Desmond Tutu, Frederik De Klerk[1], est relayée partout dans le monde, par les médias, les institutions politiques et économiques et souvent désormais par les intellectuels eux-mêmes. La situation de crise, que connaît depuis quelques années l’Afrique du Sud, disparaît dans les festivités préparées qui font taire les oppositions. Le football comme nécessaire outil de gouvernement anti-démocratique, voilà sans doute l’une des hypothèses les plus prégnantes de ces dernières années.

La force du discours

Les réitérations discursives ont, tant dans l’environnement politique que dans celui du sport, force de preuves. Ainsi chacun verse, concernant la pratique sportive, dans la posture la plus vulgaire, affirmation d’un soi-disant désir collectif général et unanime. Le dernier exemple de cet état de fait, et qui peut servir d’analyseur du système, est constitué par le choix du pays qui organisera le Championnat d’Europe des nations de football 2016. Pour cette occasion, le 28 mai 2010, Nicolas Sarkozy, devant le comité de sélection de l’UEFA (Union Européenne de Football Association), a plaidé en faveur de la candidature française à l’organisation de ce Championnat. Cette candidature semble, comme le rappelle Sarkozy lui-même, avoir fait l’objet d’une étude stratégique en fonction de moyens et de finalités visées économiques, politiques et idéologiques. Ainsi déclare-t-il : « Nous, nous pensons en France que le sport est une réponse à la crise. C’est justement parce qu’il y a une crise, qu’il y a des problèmes, qu’il faut mobiliser tout le pays vers l’organisation de grands événements » a-t-il déclaré « et qu’est ce qu’il y a de plus fort que le sport et, à l’intérieur du sport, qu’est-ce qu’il y a de plus fort que le football ? […] C’est une décision pour nous stratégique qui engage tout le pays face à la crise […]. Ce n’est pas un engagement de la Fédération, ce n’est pas un engagement de la Ligue, c’est un engagement de tout un peuple. On a envie de recevoir en France. […] Il n’y a pas la gauche et la droite, il n’y a pas le sud et le nord, il n’y a pas l’est et l’ouest, il y a tout un pays mobilisé pour avoir cet événement »[2]. Pour comprendre ce que représente une Coupe du monde, comme celle qui se déroule en Afrique du Sud, il faut comprendre la posture de Sarkozy face au sport, particulièrement le football.

La banalité du discours n’a d’égale que son efficacité politique et sans doute sa dangerosité. Lorsque Sarkozy déclare : « Nous, nous pensons en France que le sport est une réponse à la crise. C’est justement parce qu’il y a une crise, qu’il y a des problèmes, qu’il faut mobiliser tout le pays vers l’organisation de grands événements », nous percevons la nécessité de créer une identité basée sur un désir collectif de transformation de la société afin de répondre aux difficultés que la crise économique et politique fait émerger, particulièrement au sein des populations les plus vulnérables. Mais il est sans doute nécessaire, pour interpréter ce discours, de plonger dans le contexte politique français et dans la structure des réponses à la crise apportées par Nicolas Sarkozy et le gouvernement de François Fillon. Que faut-il comprendre par « c’est justement parce qu’il y a une crise, qu’il y a des problèmes, qu’il faut mobiliser tout le pays vers l’organisation de grands événement » ? Sans doute faut-il admettre que le pays, entré en récession, va connaître une période de rigueur économique et budgétaire susceptible d’agresser une partie non négligeable de la population. N’est-ce pas le sens des décisions prises dans le cadre de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) et de la RGPP (révision générale des politiques publiques) qui visent, sous couvert d’économie budgétaire, à la destruction des services publics d’éducation, de santé, des transports, des énergies, de la gestion des eaux ? Il en va de même pour ce qui concerne le débat sur l’âge de la retraite et le nombre d’anuités de cotisation. Dans ce cadre, dans cette dimension politique, les « grands événements » sportifs sont les spectacles évoqués par Guy Debord qui écrivait que « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »[3]. Il existe donc au travers des événements, de leur spectacularisation, non pas seulement des images en tant que celles-ci seraient hors de la vie mais un processus, « un rapport social » que les images permettent de porter à connaissance et de développer. L’accumulation des images/spectacles concoure à l’éloignement du vécu par la réitération permanente de la situation spectaculaire ce qui fait que dorénavant, « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles »[4].

Le spectacle fait donc société, tout en étant une partie de celle-ci et, comme le signale Guy Debord, en participant, instrumentalement, de son unification. Mais « en tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience »[5]. Du regard abusé à la fausse conscience[6], le spectacle dissimule l’essence sociétale derrière des images qui se substituent à la réalité quotidienne de l’homme moderne et au fondement du processus capitaliste de production. Cet homme devient alors l’objet passif du quotidien car « le spectacle se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible. Il ne dit rien de plus que “ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît”. L’attitude qu’il exige par principe est cette acceptation passive qu’il a déjà en fait obtenu par sa manière d’apparaître sans réplique, par son monopole de l’apparence »[7]. Cette passivité est l’instrument indispensable à l’élaboration d’un regard abusé, de la fausse conscience et de la fausse identité. Le détournement de la réalité n’est possible que dans la passivité acceptée face au spectacle. C’est en tant que divertissement, donc détournement, que « les grands événements » sportifs, particulièrement footballistique, participant de la société du spectacle, adviennent en tant qu’instruments de l’élaboration idéologique, active et passive. En ce sens la société du spectacle et l’idéologie du divertissement ne reposent pas sur le modèle de la pièce de théâtre – bien que faisant suite aux théories de Siegfried Kracauer, de Walter Benjamin, de Max Horkheimer et de Théodor W. Adorno, nous avons une idée plus précise de ce que peuvent devenir les arts et la culture à l’époque de la reproduction industrielle – mais sur la marchandisation de la vie dans sa globalité.

La puissance idéologique du spectacle est telle que Nicolas Sarkozy évoque tout d’abord le soutien de « tout un peuple », accélérant la marchandisation idéologique des populations puis affirme, avec raison, que le pays, en pareille occasion, ne connaît plus ni de droite ni de gauche ce qui, pour le personnel politique semble confirmé par les déclarations du maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë. Ce dernier, à la suite de tous les élus UMP, espère que cet événement sera « celui de la convivialité, de la fête, des émotions et des valeurs partagées »[8], alors que Martine Aubry estime que cette désignation est « un honneur »[9].

C’est en se reposant sur ces bases que le pays s’apprête à utiliser des budgets publics pour la rénovation ou la construction de stades. 1,7 milliard d’euros seraient paraît-il nécessaires pour cette opération, mais l’histoire montre que ces estimations sont souvent sous-évaluées[10]. Il est probable que les dépenses totales s’élèveront plus que de raison (3, 4 milliards d’euros ou plus). Nicolas Sarkozy avait-il cela en tête lorsqu’il copinait avec les anciens joueurs de football que son Zidane, Karembeu ou Djorkaeff ? Arnaud Lagardère, ami du Président, fils de Jean-Luc et président du groupe Lagardère ne l’a pas oublié, lui qui déclare le 1er juin que l’organisation du Championnat d’Europe des nations « tombe vraiment bien » pour ses affaires[11]. Le marché sportif est évalué aujourd’hui à plus de 100 milliards de dollars, il est, comme le rappelle Lagardère, « l’un des rares marchés en croissance ». Il ne s’agit donc plus pour les hommes d’affaires de se comporter en mécènes mais de faire du sport l’une des branches les plus actives, proportionnellement l’une des plus rentables de l’économie mondiale.

Le football, particulièrement la Coupe du monde, possède une dimension politique de dépolitisation des masses, et permet une appropriation par le capital de l’ensemble des espaces économiques, géographiques et sociaux. Il semble donc logique que les institutions politiques participant du développement capitaliste participe du développement footballistique. En cela le discours sur le sport participe des stratégies de domination.

L’exploitation africaine

L’organisation de la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud n’est donc pas le fruit du hasard. Pays riche qui possède une population pauvre, elle représente l’idéal de l’exploitation de l’homme par l’homme pour l’appropriation des ressources naturelles. Le mythe de la nation « arc-en-ciel », société démocratique post-Apartheid a fait long feu et, désormais, la société sud-africaine reproduit, dans un contexte différent de celui de l’Apartheid, les « crimes barbares, le fléau des viols, des vols et des escroqueries, l’enrichissement indécent d’un petit nombre, la reconversion comme forme d’impunité, les fonctions officielles comme exercice de récupération, l’effondrement des services indispensables, le renforcement et la poursuite du racisme, l’absence de morale publique et même de sens commun »[12]. Si la situation politico-économique ne suffit pas pour permettre au pays de trouver une nouvelle voie, l’institution sportive est toujours présente pour faire croire à l’émergence d’une société nouvelle, plus juste et plus ouverte. C’était le cas de la Coupe du monde de rugby en 1995 qui s’est disputée en Afrique du Sud. Sur la Coupe du monde de football 2010 reposent les mêmes discours et les mêmes stratégies de développement économique, politique et social et de l’éternelle réconciliation des peuples sud-africains. Pourtant aucun de ces « secteurs » ne bénéficiera d’un effet Coupe du monde. Quelle Afrique peut profiter d’une telle organisation ? Celle dont la pauvreté a explosé au cours des dernières décennies ? Celle dont un tiers des habitants vivent avec moins d’un demi-dollar par jour ? Celle qui voit se multiplier les guerres civiles ? Celles des enfants des dictateurs et assassins Mobutu, Taylor, Idi Amin, Mugabe ou Bokassa ? Celle ravagée par les famines comme celle de 2002 qui au Malawi, en Zambie, au nord de l’Afrique du Sud, au Botswana, au Lesotho, dans certaines régions du Zimbabwe et de l’Angola menaçait plus de 14 millions d’enfants, d’hommes et de femmes de « mort immédiate »[13] ? Celle du sida ? De quelle Coupe du monde s’agit-il ? Celle de la violence, de la pauvreté, de la xénophobie et des viols ? Celle des grandes entreprises occidentales, du capitalisme triomphant ?

La Coupe du monde de football est organisée entre les fusils de la police, de l’armée, des milices privées, et les barbelés des zones protégées, inaccessibles à la majorité de la population. La ségrégation sociale qui a remplacé la ségrégation raciale participe du développement de toutes les criminalités. La ville de Johannesburg — l’une des « capitales mondiales du crime »[14] se distingue particulièrement par ses disparités économiques et sociales, et pour les exactions qui s’y déroulent. « Le célèbre quartier de Hillbrow proche du centre de Johannesburg, l’un des rares quartiers qui après avoir été entièrement blanc jusqu’au début des années 1980, est devenu entièrement noir aujourd’hui. Il rassemble sur environ un kilomètre carré presque tous les maux de la société urbaine : pauvreté, promiscuité, trafic de drogue, prostitution, corruption, criminalité, auxquels s’est ajoutée la pandémie du sida »[15]. Cette « violence » limite les libertés de déplacements, le développement économique local et celui de liens sociaux harmonieux et équilibrés. « Chaque jour on relève plus de 300 meurtres ou agressions violentes dans le pays. Selon le très sérieux magazine allemand Der Spiegel, on compte chaque année en Afrique du Sud, 18 500 meurtres, 20 500 tentatives d’assassinat, 55 000 viols, 227 000 agressions violentes et au moins 5 000 enlèvements »[16]. Philippe Gervais-Lambony note qu’avec une fourchette de 20 000 à 25 000 meurtres par an cela correspond à un taux de 25 % plus élevé qu’aux États-Unis[17]. De même, l’auteur remarque qu’il y a dans le pays 4 millions de permis de port d’armes et peut-être plus d’un million d’armes à feu illégales, ce qui représente huit fois plus d’armes que n’en possèdent la police et l’armée réunies.

Mais derrière ces violences criminelles se cache le désarroi d’une population qui voit croître les inégalités et qui, parfois, produit elle-même ces violences collectives et politiques. Ainsi en 2008 et 2009 des émeutes se sont déclarées, des groupes d’hommes décidant du nettoyage ethnique des quartiers déshérités et rendant les étrangers responsables du chômage endémique. C’est ainsi que le capital organise la division des travailleurs et des populations vulnérables. Des « milices » armées de lances, de couteaux, d’armes à feu, se présentaient devant le domicile des étrangers. La situation de ces derniers est pourtant d’une précarité absolue, pourtant, les habitats de fortune ont tout de même été saccagés par ces milices autoproclamées, les portes défoncées, les cabanes faites de tôles, de caisses de bois et de plastique, détruites et leurs habitants jetés dans la rue, s’ils ne sont pas tués[18].

Dans cette ambiance, la Coupe de monde est l’occasion, comme toutes organisation sportive de niveau mondial, d’accroître l’ordre policier et la militarisation de l’espace. « Pour que les criminels ne cherchent à profiter de l’événement, 40 000 policiers ont été recrutés : au total 190 000 hommes en bleu seront présents, sans compter les gardes privés de sécurité. Le directeur de la police, Bheki Cele, a promis […] qu’il “ne restera plus aux criminels qu’un très, très petit espace, et nous allons couper l’oxygène dans cet espace”. Les dépenses de sécurité s’élèveront à 1,3 milliard de rands (117 millions d’euros), et des tribunaux d’exception traiteront de tous les cas liés au Mondial »[19]. Jérôme Valcke, secrétaire général de la FIFA déclare même que « le chef de la police est venu [le] remercier en disant qu’il n’aurait jamais obtenu autant de budgets pour avoir plus d’hélicoptères, plus de systèmes de protection sous-marine, plus de systèmes de protection au niveau des frontières, des fusils d’assaut, des snipers »[20] sans la Coupe du monde. L’Afrique du Sud n’arrive pas à investir pour réduire les ségrégations mais, par l’effet du football, peut investir sur la militarisation de l’espace. Cela s’organise d’ailleurs dans une étrange harmonie puisque la coopération internationale, qui a tant de mal à mettre en place les aides pour lutter contre les grandes pandémies, l’extrême pauvreté, les famines ou effacer la dette des pays les plus pauvres, fonctionne parfaitement lorsqu’il s’agit de football et de puissance policière puisque les forces de l’ordre sud-africaines se sont formées auprès des forces de police européenne[21]. Néanmoins, cela ne rassure en rien puisque la violence émane souvent des forces de l’ordre elle-même, comme le rappelle la journaliste française, Sophie Bouillon, prix Albert Londres 2008 qui, arrêtée à Johannesburg en compagnie d’un ami zimbabwéen a subit toute la violence policière. Son ami a été frappé à coups de pied et de poing, puis ils ont été aspergés de spray au poivre, arrêtés et emprisonnés. Ils ont subi les insultes racistes et le pouvoir presque sans limite de policiers blancs car ils sont étrangers et que l’un d’eux vient du Zimbabwe[22].

La sécurité est l’un des principaux sujets d’inquiétudes, même pour les journalistes ou les équipes nationales de football. Ainsi certains journalistes sont accompagnés de gardes du corps armés[23] qui laissent leurs armes à l’entrée des camps d’entraînement des équipes de football. L’hôtel où séjourne l’équipe de France est protégé de barbelés électrifiés et une fois dans l’enceinte de l’établissement, pour aller voir l’équipe, il faut encore prendre une navette et passer trois barrages successifs de police et des policiers patrouillent autours du terrain de football de l’hôtel[24]. Cela n’empêche pas des journalistes, deux portugais et un espagnol, de subir une agression à main armée pendant leur sommeil dans un hôtel de Magaliesburg. La police songerait désormais à mettre en place des escortes pour les journalistes lorsque la nuit tombe[25].

La Coupe du monde de football, dès les premiers jours de compétition, redouble les violences récurrentes du pays. Comme cela était prévu[26], les mécontentements sont écrasés. Ainsi les manifestations de stadiers, qui voient leur salaire baissé de moitié lors des jours sans match alors que les heures de travail ne diminuent pas (de 26 à 13 euros pour des journées débutant à 6 heures du matin pour se finir à minuit sans solution pour rentrer dormir), oint dégénéré et la police anti-émeute est intervenue en tirant balles en caoutchouc et gaz lacrymogènes. Plusieurs stadiers auraient été hospitalisés et une femme serait décédée, même si la FIFA (pourquoi elle ?) dément cette information[27]. De peur de la contagion des revendications et manifestations, la FIFA a demandé la prise en charge des stades par la police ce qui a été fait dans quatre stades sur les dix de la compétition. De ce fait les travailleurs ont été licenciés, les responsables de la FIFA estimant que cela ne les regardait pas. Loin de la Coupe du monde, mais pourtant si proche, à la sortie de Johannesburg, le township de Diepsloot, comme beaucoup d’autres, est pauvre, très pauvre et connaît une grande violence. Ici aucune trace des milliards de dollars dépensés pour l’événement, pas de travail, seul un écran géant à été installé sans que la population ne puisse y aller puisque la nuit tombée « on se ferait tuer »[28]. Meurtres pour des cigarettes, viols et, pour les policiers une constatation : « La nuit, on ne peut rien faire. Nous ne sommes pas assez nombreux et on ne voit rien dans les ruelles. Le jour, les interventions sont trop délicates et encore plus dangereuses »[29]. Depuis quelques temps la population s’organise et fait régner la mob justice, la loi de la foule. Une victime désigne un coupable et la population le lynche dans la rue. Le coupable l’est-il toujours ? De ce fait, « la nuit il faut faire attention aux mauvais garçons et, le jour, il faut faire attention à ne pas être pris pour un mauvais garçon »[30]. La Coupe du monde organise donc l’espace des violences et de l’ordre policier sans jamais permettre quelque « réconciliation » que cela soit sauf dans les fantasmes des journalistes sportifs qui fréquentent les stades (et pourtant l’équipe de France en 2010 n’est pourtant pas un modèle de réconciliation) mais pas la rue sud-africaine.

La FIFA : un capitalisme antidémocratique

L’Afrique du Sud a, depuis sa période d’Apartheid, construit sa réputation sur l’existence des townships, quartiers de « séparation » dont certains quartiers se sont érigées comme tous les bidonvilles du monde, « de bric et de broc », de matériaux que les populations trouvaient pour se « bâtir » un abri. Leur pauvreté est souvent le résultat de la « séparation » raciale qui perdure du fait de la ségrégation sociale. Chaque ville connait ces quartiers pauvres ou très pauvres. Le taux de chômage du pays stagne aux alentours de 40 % de la population active et, contrairement à ce qu’avaient annoncé les dirigeants de l’African National Congress (ANC), non seulement il n’y a pas davantage de travail pour les plus démunis mais, de 1994 à 2007, le pays a perdu un million et demi d’emplois[31]. Depuis 2007, la situation ne s’est pas améliorée et les émeutes de 2008 et 2009, qui se reproduiront peut-être après la Coupe du monde, événement qui participe de la dégradation sociale et économique du pays, sont le résultat d’un nouvel appauvrissement des populations des townships qui ne voient plus dans la politique des dirigeants de l’ANC l’assurance de sortir du marasme et de toutes les formes de ségrégation. Le pays qui a perdu, sous le coup de la crise économique généralisée, près de 300 000 emplois entre janvier et août 2009 voit sa situation étrangement s’assombrir[32].

Le Fonds monétaire international (FMI), qui se trompe rarement dans ce cas de figure, a décidé depuis quelques années d’investir sur l’Afrique subsaharienne et une note de synthèse datant de décembre 2000[33] laissait clairement comprendre quelles étaient les stratégies de cette institution humaniste. Parmi les recommandations, se trouve cette dernière : « […] instaurer un climat plus propice à l’investissement et à la production dans le secteur privé. Cela permettra à ces pays d’améliorer leur productivité et leur compétitivité et de mieux tirer parti de la mondialisation de l’économie »[34]. Voilà qui est clair, l’Afrique est un terrain de jeu pour le capital mondialisé. Les investissements et la production ne se comprennent, de ce fait, que par le secteur privé et les effets ne peuvent être que des effets de croissance, aucune autre voie n’est envisageable pour le FMI.

Dans ce cadre, la FIFA est parfaitement à son aise. Son histoire, son implantation planétaire démontre que son existence même est totalement déterminée par le développement capitaliste et sa croissance mondiale. Les interrelations entretenues par la FIFA avec les entreprises transnationales ou supranationales révèlent la nature du développement concomitant du capitalisme et du sport mondial : dans chaque espace géographique et entre chacun d’entre eux s’instituent des échanges financiers qui visent à la reproduction et à l’accroissement du capital de l’institution footballistique. Ceci ne peut se faire que par l’organisation d’une exploitation récurrente des ressources et des populations, d’un chantage réel et de pressions permanentes. Cette puissance, la FIFA la doit à ses 207 adhérents et à un formidable chiffre d’affaires. En 1998, le chiffre d’affaires généré par le football à travers le monde était à peu près de 185 milliards d’euros[35], en 2010 il serait approximativement de 889, 5 milliards[36]. Entre 2003 et 2006 la FIFA aurait sans doute aspiré auprès de ses partenaires près de 1384,34 millions d’euros pour des dépenses s’élevant à 1269,15 millions, la différence représentant le résultat positif d’une association à but non lucratif. Cela permet à son président d’occuper pendant la Coupe du monde 2006 en Allemagne une somptueuse suite de 420 m² louée 20 000 euros par jour. Aujourd’hui, « les vingt-quatre membres du comité exécutif et ses sept vice-présidents de la FIFA sont probablement mieux rétribués que ceux de n’importe quelle entreprise multinationale du secteur concurrentiel. Son président Sepp Blatter, dont la rémunération reste “secret-défense” émargerait à près de quatre millions de dollars par an »[37].

La Coupe du monde 2010 se joue dans dix stades différents dont certains sont construits pour l’occasion et d’autres rénovés. Le plus important sera celui de Johannesburg dont la capacité pourra atteindre 94 000 places et le plus petit accueillera 40 000 personnes. Ces infrastructures surdimensionnées, en regard de la capacité économique des Sud-Africains, sont appelées à être sous-exploitées et donc à devenir une charge importante pour la population (15 millions d’euros par an[38]). D’autant que, comme le dénonce l’ex-compagnon de Mandela, Dennis Brutus, « quand on construit d’énormes stades, on détourne des ressources […] qui auraient pu servir à construire des écoles ou des hôpitaux »[39]. L’organisation, qui comme toujours, paraît être économiquement intéressante pour l’organisateur, permettra des bénéfices pour l’économie privée et sera déficitaire pour l’économie publique. Le sociologue Ashwin Desai, estime que « le drame, c’est que les fonds publics ont été pillés pour toute une période de notre histoire. Les gens continueront de vivre dans des bidonvilles, les emplois ne seront pas durables. C’est un grossier détournement de fonds »[40]. Mais, appareil de la fausse conscience[41], en tant qu’appareil stratégique capitaliste (ASC)[42], certains peuvent encore croire, comme le prix Nobel Desmond Tutu, que la Coupe du monde servira l’unité et la réconciliation[43].

Pendant ce temps la FIFA, État-football, impose sa loi dans des périmètres qu’elle s’approprie : elle impose contractuellement un « accès exclusif à ses partenaires commerciaux qui, en échange, ont versé 1 milliard de dollars de royalties en 2010 »[44] et exclue les travailleurs sud-africains de ce marché potentiel. Les stades sont devenus des lieux de haute surveillance économique. Ainsi quelques jeunes femmes habillées de robes orange, couleur de la marque de bière hollandaise Bavaria mais également du maillot des Pays-Bas ont été arrêtées et interrogées plusieurs heures dans les bureaux de la FIFA, soupçonnées de faire une concurrence déloyale. Deux d’entre elles doivent passer devant le tribunal.

L’ornement des masses

L’abrutissement généralisé des populations les constitue en masse ou, comme l’a écrit Hannah Arendt, en « populace moderne toujours plus nombreuse – c’est-à-dire les déclassés de toutes les couches sociales »[45] qui ne se retrouvent que dans la grégarisation de la vie qui se répand au travers des stades, des fêtes allucinées (rave-party) ou des fêtes d’État (Nuits blanches, Fête du cinéma, Fête de la musique, etc…). Aujourd’hui, la Coupe du monde en Afrique du Sud fait tomber quelques masques. L’équipe de France de football pluriethnique et unie n’est plus qu’un pauvre fantasme. Les joueurs se déchirent au rythme de leurs intérêts individuels et cela met en lumières les erreurs conceptuelles de ceux qui essaient de repriser les béances que la violence de la compétition institue et des sociologues qui, nombreux, n’imaginaient pas que la compétition, pour sportive qu’elle soit, reste capitaliste. La chasse au bouc émissaire, victime expiatoire, participe de ce spectacle en donnant aux fauves médiatiques la substance permettant de digérer tout le reste. Le spectacle, l’ornement de la masse, comme le nommait Siegfried Kracauer, peut encore fédérer de manière grégaire, mais la lucidité ne peut plus être absente des détours politiques que cet ornement prend pour générer une domination toujours plus grande en France comme ailleurs.

L’Afrique du Sud, elle, se réveillera sans doute, à la fin de la compétition, avec la « gueule de bois ». Les dépenses effectuées, le peu de retombées financières auront appauvri le pays, participé de l’accroissement des disparités économiques, sociales et politiques. Mais, plus grave sans doute, en 1995, le rugby, sport de blancs avait mené le pays à la victoire. Si, en 2010, le football, sport de noirs, devait voir l’équipe nationale éliminée au premier tour, alors tous les vieux démons ressortiront peut-être avec plus de virulences qu’aujourd’hui car les rumeurs circulent déjà : « les Sud-Africains ont promis de reprendre les violences contre les étrangers dès la fin du Mondial »[46]. Le racisme n’a pas de couleur ni de patrie, mais il repose toujours sur une compétition réelle ou fantasmée.

[1] Voir sur le sujet, Ronan David, Fabien Lebrun, Patrick Vassort, Footafric. Coupe du monde, capitalisme et néocolonialisme, Montreuil, Éditions L’Échapée, 2010.

[2] www.lepoint.fr, 28 mai 2010.

[3] Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1996, p. 4.

[4] Ibidem., p. 3.

[5] Ibid., paragraphe 3, p. 4.

[6] Joseph Gabel, La Fausse conscience, Paris, Les Éditions de Minuit, 1962.

[7] Guy Debord, La Société du spectacle, op. cit., p. 7.

[8] L’Équipe, 29 mai 2010.

[9] Ibidem.

[10] Patrick Vassort, Sexe, drogue et mafias. Sociologie de la violence sportive, Bellecombe-en Bauges, Le Croquant, 2010.

[11] L’Équipe, 1er juin 2010.

[12] Breyten Breytenbach, Le Monde du milieu, Arles, Actes Sud, 2009, p. 45.

[13] Jean Ziegler, L’Empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p. 291.

[14] Patrick Bond, « Johannesburg. De l’or et des gansters », in Mike Davis et Daniel B. Monk, Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néo-capitalisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2008, p. 168.

[15] Richard Samin, « Populisme et xénophobie dans Welcome to Our Hillbrow de Phaswane Mpe », in Cécile Perrot, Michel Prum et Thierry Vircoulon (sous la direction de), L’Afrique du Sud à l’heure de Jacob Zuma. La fin de la nation arc-en-ciel ?, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 132.

[16] L’Express. L’hebdo des francophones du grand Toronto, 24 au 30 avril 2007.

[17] Philippe Gervais-Lambony, L’Afrique du Sud, Paris, Le Cavalier Bleu, 2009, p. 94.

[18] Le Monde, 19 mai 2008.

[19] www.liberation.fr, 5 décembre 2009.

[20] www.lemonde.fr, 19 janvier 2010.

[21] Jeune Afrique, 31 décembre 2009.

[22] Libération, 19 janvier 2010.

[23] L’Équipe, 9 juin 2010.

[24] L’Équipe, 8 juin 2010.

[25] L’Équipe, 11 juin 2010.

[26] Voir sur le sujet, Ronan David, Fabien Lebrun, Patrick Vassort, Footafric. Coupe du monde, capitalisme et néocolonialisme, op. cit.

[27] Libération, 17 juin 2010.

[28] Le Figaro, 11 juin 2010.

[29] Ibidem.

Coupe du monde au Brésil : profits pour quelques-uns, répression pour la majorité

Dans cet article, initialement paru le 31 janvier 2014 sur le site « Congresso em foco », sous le titre « Vai ter Copa. Só não para você », Edemilson Paraná revient sur les luttes de classe, du côté des dominants comme des dominés, qui ont entouré l’organisation de la Coupe du monde au Brésil.

Places chères, dépenses publiques pour des profits privés, violations des droits de l’homme et attaques anti-démocratiques : voilà selon l’auteur le grand héritage de l’organisation de la Coupe du monde au Brésil. Le retourner en mobilisation politique, ouvrant la possibilité d’une transformation sociale, c’est ce qu’ont cherché à faire les mouvements sociaux au Brésil.

Événement privé, dépenses publiques, profits privés

La « Coupe des coupes »1 va avoir lieu, a déjà eu lieu et est en train d’avoir lieu. Du moins pour la FIFA. Une estimation réalisée par BDO (entreprise d’audit et de consulting spécialisée dans les analyses économiques, financières et commerciales prévoit que la Coupe du monde 2014 au Brésil va engendrer pour la FIFA, qui en principe n’est pas organisée à des fins lucratives, la plus grande recette de son histoire : rien moins que 3,7 milliards d’euros. Ce montant est supérieur de 36% à celui obtenu avec le Mondial en Afrique du Sud (2,6 milliards de dollars), en 2010, et supérieur de 110% à celui atteint lors de la Coupe de 2006 en Allemagne, qui a engendré 1,7 milliards d’euros. Les chiffres ont d’ailleurs été confirmés par le secrétaire général de la FIFA, Jérôme Valcke, dans un entretien collectif réalisé en juin 2013.

Les gouvernements ont fait leur part du travail pour aider… les dirigeants de clubs corrompus. Avec une exemption de près de 330 millions d’euros en impôts, le Mondial au Brésil constitue déjà une excellente affaire pour la FIFA. Au total, près de 12,6 milliards d’euros auront été dépensés en direction des infrastructures, de la construction et de la rénovation de stades pour recevoir le tournoi. Dans ce montant, presque 3,6 milliards d’euros ont été dépensés pour les stades, la moitié étant financée par des banques fédérales. A peine 370 millions d’euros de dépenses consacrées aux stades ont été financées à l’aide de ressources privées (selon des chiffres de la CGU)2. Le reste des ressources a été apportées par les gouvernements locaux, comme c’est le cas de Brasília, où la valeur du Mané Garrincha3 a augmenté de 540 millions d’euros.

Près d’un tiers de la valeur totale des travaux (3,9 milliards d’euros) a été financé par des banques fédérales – Caixa Econômica Federal, BNDES et des banques régionales. Une bonne partie de ces prêts est prise en charge par les gouvernements des Etats fédérés, seuls ou en partenariat avec le secteur privé, bien que certains prêts aient aussi été contractés par des entités privées (comme les plus de 180 millions d’euros accordés par BNDES pour permettre aux Corinthians4 de construire le « Itaquerão »)5. Et avant que soit avancé l’argument que l’argent de ces banques est privé, gardons en mémoire que BNDES, par exemple, est une entreprise publique. Elle reçoit de l’argent du Fonds de soutien au travailleur (FAT) pour prêter à des conditions privilégiées à des entreprises, fonds composé pour une partie des recettes d’une taxe, la contribution au PIS/PASEP6,dont le coût est incorporé par les entreprises au prix des biens payés par les consommateurs.

Les travaux absorberont 2,1 milliards d’euros du budget fédéral et 2,4 milliards des gouvernements locaux (États et municipalités). Des 9,3 milliards totaux, seulement 1,9 milliards proviendront de ressources privées (qui se concentrent pour l’essentiel dans les aéroports). Le bruit court qu’il n’y a pas d’argent public dans la compétition. Le prix des billets nous le connaissons tous déjà, les travaux d’infrastructure urbaine, ce grand héritage de l’événement pour reprendre la propagande officielle, peu en ont vu la couleur jusqu’à présent.

Pour résumer, la logique est assez simple. La FIFA organise une fête privée et, si vous voulez l’accueillir, il vous faut accepter les conditions imposées par l’organisation. La vérité, c’est qu’il n’y a aucun engagement en matière de développement économique, sportif ou humain des pays qui accueillent les grands événements sportifs. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si la Suède – dont on sait que les problèmes sociaux sont moins aigus que ceux des Brésiliens – a fini par récuser l’opportunité d’une candidature pour les Jeux olympiques d’hiver de 2022. La raison en est étonnamment simple : le pays a d’autres priorités comme le logement, le développement et les prestations sociales.

Les dépenses incalculables : le recul des droits humains

Non seulement les données comptables de base sont ignorées par les défenseurs des grands événements, mais un ensemble d’abus et de violations des droits humains complète l’ensemble des « dépenses » sociales incalculables.

Une cartographie divulgué en Suisse par la Coordination nationale des comités populaires de la Coupe (ANCOP), en partenariat avec l’ONG Conectas, à la fin du mois de mai, a calculé que plus de 200 000 personnes ont été expulsés arbitrairement de leurs maisons dans tout le Brésil en raison de travaux pour les préparatifs de la Coupe du monde. Plus généralement, parmi les préparatifs des grands événements sportifs, on estime que 15% des habitants de Séoul furent expulsés de leurs maisons et, en Afrique du Sud, 20 000 personnes furent délogées.

Au-delà des milliers de familles délogées, quelques autres ont payé de leurs vies le prix de travaux trop chers, réalisées à la hâte, pour de faibles rémunérations, avec des charges de travail exténuantes et peu de surveillance. De juin 2012 à décembre 2013, le Brésil a enregistré 7 morts en rapport avec la préparation du pays pour la Coupe du monde, un chiffre trois fois plus élevés que celui-ci enregistré en Afrique du Sud.

Contre la révolte sociale en réaction à de tels abus, la répression a été forte. Outre les millions de reais dépensées pour acquérir des instruments supplémentaires de répression (gaz lacrymogène, gaz poivre, armes et balles en caoutchouc, équipements de dispersion, entre autres), une troupe spéciale de choc composée de 10 000 hommes, spécifiquement recrutés pour cela, sera en charge d’agir en cas de manifestations dans les 12 villes accueillant le Mondial 2014. Au-delà des troupes, ce sont des robots qui permettront une surveillance vidéo des mouvements des personnes aux alentours des stades, surveillance déjà appliquée aux téléphones portables et aux réseaux sociaux. L’armée est en place et se prépare elle aussi à la nécessité d’être appelée en renfort pour contenir les manifestations. La (non-)préparation de ces « troupes » à affronter ses propres citoyens exerçant leur liberté et leur droit à manifester, comme s’il s’agissait d’ennemis de la patrie, est déjà amplement connu.

A la fin de l’année 2013, le Ministère de la Défense a publié un décret législatif qui rend l’armée « Dépositaire de la Garantie de la Loi et de l’Ordre ». Entre autres choses, le document insiste sur la nécessité de contenir le « sabotage dans les lieux des grands événements » et pointe comme « force d’opposition » les « mouvements ou organisations » qui pourraient compromettre l’objectif « de maintenir ou de rétablir l’ordre public ».

Au Congrès7, 13 propositions ont été soumises pour « normer » les manifestations. Ces propositions, dont beaucoup étaient ouvertement contraires à la constitution, ont pour objet la criminalisation, l’augmentation des peines, la présomption de terrorisme, entre autres attaques contre le droit des organisations sociales. Au-delà de la Loi Générale de la Coupe, un abus à elle seule qui remet en question plusieurs droits démocratiques, un projet de loi a été déposé au Sénat qui, en particulier, interdit les grèves au moment des matchs et inclut le « terrorisme » dans la liste des crimes associées à de dures punitions et à des peines importantes à l’encontre de ceux qui « provoquent la terreur ou la panique généralisée ».

Des profits inespérés : l’articulation et la mobilisation sociale

Billets hors de prix et processus d’élitisation du football au Brésil, dépenses publiques à des fins lucratives privées, violations des droits de l’homme et attaques anti-démocratiques. Voilà la toile de fond de ce scénario, dans un pays inégalitaire, avec un système de santé et d’éducation précarisés et des services de transport de très mauvaise qualité dans les villes. Tout cela ne pouvait déboucher sur autre chose qu’une révolte sociale.

Le combat des gouvernements et de leurs alliés contre les manifestations est à pleurer par son manque de cohérence politique. L’argument selon lequel « les manifestations causent du tort au Brésil » aurait pu avoir du sens si les profits réalisés pendant l’événement n’allaient pas directement dans les poches d’une demi-douzaine de gestionnaires, entrepreneurs et quelques dirigeants de club corrompus, en dépit des prix élevés imposés aux supporters et aux contribuables.

L’idée selon laquelle le « mouvement est partisan et par conséquent orchestré pour nuire à la réélection de la présidente Dilma » s’effondre dès la première participation à l’une de ces manifestations : il y a de tout et de tout le monde, différents mouvements et orientations idéologiques ; il s’agit d’un espace ample, ouvert, chaotique et fragmenté. Il se structure, en outre, autour d’inquiétudes légitimes de la population brésilienne, qui s’exprime comme elle le peut face au vide représentatif. Si ces manifestations nuisent à l’image des gouvernements, le problème réside, évidemment, dans les mesures que ceux-ci ont décidé d’adopter à rebours de ce qui est nécessaire et de ce que demande le pays actuellement, à rebours de nos réelles priorités.

Il est devenu ironique de voir un gouvernement dirigé par parti qui, hier encore, se présentait comme étant de gauche et nationaliste, se mobiliser à l’unisson – et, autant le dire, d’une manière désespérée – en défense de la soumission de l’État et de la société aux profits d’une institution privée internationale qui se classe en Suisse parmi les pires entreprises du monde au prix du Public Eye Awards ; cet honneur déjà concédé aux compagnies Vale do Rio Doce8, Shell ainsi que la banque Goldman Sachs, un des principaux responsables de la crise financière de 2008.

Enfin, l’argument selon lequel les protestations seraient « autoritaires » n’est pas moins risible quand on sait qu’à aucun moment durant ce processus – de l’élection du Brésil comme pays hôte à l’approbation de la très répressive Loi Générale de la Coupe en passant par le déplacement de centaines de milliers de familles – la population n’a été consultée. Tout a été décidé, comme d’habitude, sous l’égide du pouvoir dominant.

Par conséquent, les gouvernements et leurs partis dirigeants ont bien raison de s’inquiéter. La révolte croissante s’organise peu à peu politiquement et cherche, en effet, à cibler les responsables de ces abus. Déjà, en 2013, l’ANCOP avait joué un rôle important dans les manifestations de juin9, lançant cette question poignante « La Coupe pour qui ? ». Cette organisation, un des catalyseurs des manifestations à l’époque avec des actions dans tout le Brésil, réunit 12 comités dans chacune des villes hôtes de la Coupe, qui agrègent des mouvements sociaux, des universités et des organisations de la société civile qui luttent contre les violations des droits de l’homme. Il n’y a guère de profits plus importants pour une société que la conscientisation de sa population et son organisation politique en défense de ses droits. Cela pourrait bien être notre plus grand héritage.

Depuis l’année dernière, cette organisation ne fait que grandir. Le débat à propos des abus commis pour l’organisation de la Coupe du Monde se déplace peu à peu vers le centre de l’agenda politique. Au milieu des voix de ceux et celles qui s’opposent, et qui ont déjà gagné beaucoup d’autonomie par rapport à l’action initiale des comités, un slogan se détache parmi les autres, qui remonte au niveau supérieur : « Il n’y aura pas de Coupe ! ».

Il n’y aura pas de Coupe ?

Au bout du compte, étant donnés les dépenses impliquées, les intérêts en jeu et le dispositif de répression mobilisé, il paraît difficile que la Coupe n’ait pas lieu. Il s’agit d’une année électorale, d’une des Coupes les plus lucratives de l’histoire et de la subjectivité d’un pays qui en est venu à se penser – grâce notamment à la propagande officielle et insistante depuis des décennies – comme le pays du football. Il va donc y avoir une Coupe. Mais pas pour tout le monde.

Nous savons déjà pour qui elle aura lieu. Nous savons aussi que le coût en sera élevé de tous les côtés : gouvernement, entrepreneurs, supporters et manifestants. Vu que le contexte n’est favorable à aucun changement du côté de l’organisation de l’événement, ceux qui pensent que la tension sociale va diminuer d’ici là se trompent profondément. Mais est-ce que le mot d’ordre « il n’y aura pas de Coupe » est vraiment le meilleur dans un tel contexte ?

Je ne le pense pas. Le slogan « Une Coupe pour qui ? » dénonce de manière bien plus claire les problèmes mentionnés ici, les articulant à d’autres dimension des inégalités structurelles, ce qui ouvre un chemin à la politisation systématique de ce processus, même après la fin de l’événement.

« Il n’y aura pas de Coupe » en revanche, anime les manifestations autour d’un objectif qui ne paraît pas très crédible dans le contexte, menant les revendications à la défaite. Défaites qui, on le sait, ont un impact considérablement négatif sur les processus de luttes sociales puisqu’une ascension politique de cette nature s’alimente plutôt de victoires et de conquêtes, même ponctuelles. Dénoncer avec fermeté et clarté les excès de l’événement, en épuisant et contraignant les responsables de ces abus, fait apparaître une possible victoire qui pourrait être amplifiée a posteriori en articulant les revendications avec d’autres dénonciations, et en reconfigurant ainsi la conjoncture politique brésilienne.

Réclamons des hôpitaux et des écoles au standard FIFA, des logements pour les sans-abris, la transparence dans les investissements pour la Coupe, dénonçons la corruption et la suspension de la liberté de manifester durant la Coupe. De cette manière, nous avons plus de possibilités d’obtenir quelques victoires ; la plus grande d’entre elles, sans doute, serait le renforcement et l’ancrage d’un mouvement de contestation sociale d’ampleur.

La majorité de la population brésilienne n’est pas contre la tenue de la Coupe du Monde dans le pays. Elle est contre, en revanche, les abus et les usurpations qui entourent l’organisation de l’événement. Sans ces éléments, la majorité serait favorable à l’organisation de la Coupe dans le « pays du football ». D’une certaine manière, le mot d’ordre « il n’y aura pas de Coupe » peut brouiller le message et provoquer le rejet du mouvement par une partie de la population qui pourrait lui être favorable, faisant ainsi le jeu de la violence et de la répression. Qui surfe sur cette ambiguïté ? Le gouvernement, mal intentionné, et les défenseurs de la tenue de grands événements tels qu’ils sont en train d’être organisés.

De toute façon, quel que soit le mot d’ordre, notre position est claire : nous ne sommes pas du côté du gouvernement et de la FIFA. Si le mot d’ordre « il n’y aura pas de Coupe » est celui qui vient de la rue, nous ne devons pas serrer les rangs avec les opportunistes au pouvoir pour le combattre. Nous pouvons et devons contribuer à la discussion sur les tactiques alternatives, mais notre devoir est avant tout l’unité ; c’est d’être aux côtés de ceux qui luttent contre la sur-facturation des travaux, la corruption ouverte et l’utilisation de l’argent public sans le moindre respect pour les priorités réelles du pays, la soumission du gouvernement fédéral aux exigences absurdes de la FIFA, les restrictions à la liberté de manifester et de circuler, entre autres attaques inacceptables au nom de la joie du football. Prouvons au monde que nous sommes en effet amoureux du football, mais refusons d’être humiliés et opprimés au nom cette passion.

Traduit par Louisa Acciari et Ugo Palheta.

Post-scriptum : « Ici au Brésil, nous sommes sous un régime de dictature ! »10

Je suis militant depuis 32 ans, j'ai commencé à militer pendant la période de la démocratisation. A cette époque, j'ai été confronté à de nombreux actes barbares, généralement associés à des violences policières, quand la terrible ROTA11 11 était au cœur de la répression à São Paulo et terrifiait toute la jeunesse de la ville.

J'ai pensé que ces années seraient les pires mais je me suis trompé, car quand la « démocratie » a fini par s’installer, les choses sont devenues pires encore et il est devenu évident que la démocratie ne viendrait pas comme nous la désirions. Une nouvelle Constitution a ainsi surgi, laissant en place la police militarisée et a autorisé l'Armée à intervenir pour maintenir l'ordre dans le pays.

Dès que Fernando Henrique Cardoso12 12 fut élu président en 1994, il a commencé à persécuter les syndicalistes, utilisant l'Armée pour occuper les usines et la Petrobrás13.13 Les attaques contre les organisations des travailleurs ont pris des formes diverses et constitué les premiers signaux, et les plus graves, montrant que quelque chose ne tournait pas rond. Après les actions de F. H. Cardoso, nous avons fait le constat que nous, les Brésiliens, ne réussirions pas à faire l’expérience de ce que le libéralisme appelle « démocratie », ou de la « démocratie bourgeoise » conquise par la Révolution Française.

Nous savions cela du simple fait que le minimum des libertés démocratiques n’était pas assuré dans le processus brésilien de re-démocratisation. Dans les dernières années, il est devenu clair que, dans une société de classes, nous ne pourrions jamais faire l’expérience de la démocratie qui nous avait été promise.

Chaque jour s’accompagnait de violations supplémentaires, comme par exemple les assassinats pratiqués par agents de l'État ou les emprisonnements de masse. Il est de notoriété publique que nous sommes le troisième pays au monde à emprisonner le plus, après les États-Unis et la Chine, et le pays où l’on constate le plus de meurtres violents. 57 000 personnes meurent ainsi chaque année au Brésil (officiellement, sans compter les meurtres extra-officielles) alors que, dans les pays en guerre, ce sont en moyenne – selon l’ONU – 20 000 personnes qui sont tuées par an.

Mais, dans un pays où l’on se dirige rapidement vers un resserrement du régime, tuer, arrêter et criminaliser cela reste insuffisant. L’objectif consiste à faire taire les voix qui se lèvent contre l'impossibilité d'une vie faite d’autant d'oppression. Dans ce type d'État, il faut faire taire les consciences et, pour cela, les criminaliser. C'est ce qui s’est passé au Brésil dans l'année qui vient de s'écouler. Les insurrections de 2013, en juin et en octobre, ont suscité dans le peuple brésilien, et notamment dans la jeunesse, le désir de lutter pour un autre monde et de ne pas se taire devant tant de barbarie.

Face à cette situation nouvelle, l'État brésilien s'est armé et a commencé à s'attaquer à nos droits civils, à s’en prendre à notre liberté et à criminaliser notre conscience, commettant encore plus de crimes contre l'humanité.

Dans les derniers jours, ils ont ainsi arrêté encore plus de « criminels de conscience », qui se sont ajoutés aux milliers de prisonniers politiques que compte déjà le pays. Les mouvements sociaux au Brésil ont réagi, organisant une action pacifique de soutien et de collecte pour la libération immédiate des prisonniers de conscience au Brésil, des Fabio, Rafael, Pedro et de tant d’autres, emprisonnés pour s’être opposés à l’Etat brutal dans lequel nous vivons.

Le 1er juillet 2014, un débat a été organisé sur la place Roosevelt, à São Paulo, et a réuni des intellectuels, des syndicalistes, des étudiants et des militants des partis et des mouvements autonomes, rassemblant au total environ 500 personnes. La P.M. (Police militaire) était présente avec un contingent d’un millier de policiers. Ces derniers ont menacé, provoqué, arrêté illégalement et réprimé de façon barbare les gens qui étaient là pour réfléchir et dénoncer l'emprisonnement politique de deux camarades.

La stupidité des policiers, avec leurs armures dignes du Moyen-Âge, qui nous filmaient, nous intimidaient, nous humiliaient, a atteint la limite de l'arrogance lorsqu’ils ont jeté des bombes aux gaz lacrymogène à proximité du débat, obligeant les personnes présentes à se disperser, dispersion au cours de laquelle des dizaines de personnes ont été arrêtés.

À ce moment là, j'ai commencé à penser et à ressentir ce que devaient ressentir les Sud-Africains qui ont vécu l'Apartheid. J'ai pensé aux Colombiens qui vivent une vie militarisée. J'ai pensé aux Palestiniens de Gaza et aux massacres en Chine. J'ai pensé à mon impuissance et à notre impuissance face aux atrocités qui ont cours là-bas sans que l'on puisse réagir. Et on ne voulait pas car, après tout, ce que l'on voulait, c'était faire circuler des idées pour que cesse cette stupidité du gouvernement brésilien, en particulier aujourd'hui du gouvernement de São Paulo, et du gouverneur : le fasciste Geraldo Alckmin14 !

En ce moment au Brésil, nous vivons une tyrannie contre le peuple et une politique d'insécurité publique, qui avance de manière sinistre sur tous ceux qui dérangent le système : ce sont en effet les noir-e-s, les LGBTs, les femmes, les indigènes, les enfants et les adolescents en situation de vulnérabilité sociale, comme tant d'autres, qui aujourd'hui subissent les pires violations des Droits de l'Homme !

Pour ça, il n’est pas impressionniste d'affirmer que nous sommes soumis à un régime de dictature, cela étant devenu très clair aujourd’hui ! Nous vivons une vie militarisée dans un pays militarisé, qui nous retire tous nos droits et restreint nos libertés !

Givanildo Manoel da Silva (Giva), militant d’Insûrgencia

P.S. : Le sentiment d'impuissance a grandi quand je suis arrivé chez moi, parce ce que je voulais le plus c'était d'écrire sur ce que j'avais vécu ce jour là. Mais, au même moment, j'ai reçu une triste nouvelle : dans l'état de Bahia, un autre indigène Tupinambá a été assassiné sur des terres gardés par l'État : la Force Nationale, censée les protéger, mais qui au contraire, protège les intérêts des fermiers.

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  • 1.Nom que la propagande officielle a donné à cette Coupe du monde au Brésil (NdT).
  • 2.La CGU est un organe du gouvernement fédéral, qui a notamment pour mission la défense du patrimoine public, la lutte contre la corruption ou l’amélioration de la transparence de la gestion publique (NdT).
  • 3.Stade de la ville de Brasilia (NdT).
  • 4.Plus grand club de football de la ville de São Paulo (NdT).
  • 5.Nom populaire du stade des Corinthians (NdT).
  • 6.Le PIS et le PASEP sont des cotisations finançant l’assurance-chômage pour les salariés du privé et du public (NdT).
  • 7.Le Congrès national du Brésil est le parlement du Brésil, qui est composé du sénat, représentant les Etats fédérés, et de la chambre des députés (NdT).
  • 8.Il s’agit d’une des plus grosses entreprises brésiliennes (NdT).
  • 9.Voir l’article paru dans nos colonnes sur le grand mouvement social qui a eu lieu en 2013 au Brésil (NdT).
  • 10.Nous reproduisons ici un témoignage écrit sur le vif par un militant brésilien de la gauche anticapitaliste, publié sur le site d’Insurgência, une tendance interne du PSOL (Parti socialisme et liberté, fondé en 2004 par la gauche du Parti des travailleurs, en rupture avec le gouvernement Lula). La traduction est d’Allan Coelho, revue par nos soins.
  • 11.Forces spéciales de la Police Militaire de Sao Paulo (NdT).
  • 12.Membre du PSDB, Parti de la Sociale Démocratie Brésilienne (centre-droit) (NdT).
  • 13.Compagnie pétrolière nationale, dont l’Etat est le principal actionnaire (NdT).
  • 14.L’auteur fait référence ici au gouvernement de l’Etat fédéré de São Paulo, et non au gouvernement national de Dilma. Le niveau local contrôle notamment la police et est donc responsable de la répression des manifestants. A noter que Geraldo Alckmin, membre du PSDB, est le dirigeant qui avait pris la décision d’augmenter le prix du ticket de bus l’année dernière, origine des manifestations qui ont initié le grand mouvement social.

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