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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

ISIDORE DUCASSE COMTE DE LAUTREAMONT

ISIDORE DUCASSE COMTE DE LAUTREAMONT

LES CHANTS DE MALDOROR

<<LES CHANTS DE MALDOROR>>

<<CHANT PREMIER>>

<chant 1> <strophe 1>

     Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu
momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se
désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les
marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison;
car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa
défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont
son âme comme l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout le
monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls
savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme
timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes
inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant.
Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière
et non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détourne
respectueusement de la contemplation auguste de la face
maternelle; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de
grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver,
vole puissamment à travers le silence, toutes voiles
tendues, vers un point déterminé de l'horizon, d'où tout à
coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête.
La grue la plus vieille et qui forme à elle seule
l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une
personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle
fait claquer, et n'est pas contente (moi, non plus, je ne le
serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de
plumes et contemporain de trois générations de grues, se
remue en ondulations irritées qui présagent l'orage qui
s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid
regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui
renferment l'expérience, prudemment, la première (car,
c'est elle qui a le privilége de montrer les plumes de sa
queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec
son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser
l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de
la figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais on
ne voit pas le troisième côté que forment dans l'espace ces
curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord,
comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec des ailes
qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau,
parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autre
chemin philosophique et plus sûr. 

<chant 1> <strophe 2>
     Lecteur, c'est peut-être la haine que tu veux que
j'invoque dans le commencement de cet ouvrage! Qui te dit
que tu n'en renifleras pas, baigné dans d'innombrables
voluptés, tant que tu voudras, avec tes narines
orgueilleuses, larges et maigres, en te renversant de
ventre, pareil à un requin, dans l'air beau et noir, comme
si tu comprenais l'importance de cet acte et l'importance
non moindre de ton appétit légitime, lentement et
majestueusement, les rouges émanations? Je t'assure, elles
réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô
monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer
trois mille fois de suite la conscience maudite de
l'Éternel! Tes narines, qui seront démesurément dilatées de
contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont
pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé
comme de parfums et d'encens; car, elles seront rassasiées
d'un bonheur complet, comme les anges qui habitent dans la
magnificence et la paix des agréables cieux. 

<chant 1> <strophe 3>
     J'établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut
bon pendant ses premières années, où il vécut heureux; c'est
fait. Il s'aperçut ensuite qu'il était né méchant: fatalité
extraordinaire! Il cacha son caractère tant qu'il put,
pendant un grand nombre d'années; mais, à la fin, à cause de
cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque
jour le sang lui montait à la tête; jusqu'à ce que, ne
pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta
résolûment dans la carrière du mal... atmosphère douce! Qui
l'aurait dit! lorsqu'il embrassait un petit enfant, au
visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un
rasoir, et il l'aurait fait très-souvent, si Justice, avec
son long cortége de châtiments, ne l'en eût chaque fois
empêché. Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et
disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu? il ose
le redire avec cette plume qui tremble! Ainsi donc, il est
une puissance plus forte que la volonté... Malédiction! La
pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur?
Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le
bien. C'est ce que je disais plus haut. 

<chant 1> <strophe 4>
     Il y en a qui écrivent pour rechercher les
applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du
coeur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir.
Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la
cruauté! Délices non passagères, artificielles; mais, qui
ont commencé avec l'homme, finiront avec lui.  Le génie ne
peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions
secrètes de la Providence? ou, parce qu'on est cruel, ne
peut-on pas avoir du génie? On en verra la preuve dans mes
paroles; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le
voulez bien... Pardon, il me semblait que mes cheveux
s'étaient dressés sur ma tête; mais, ce n'est rien, car,
avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans
leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que
ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se
loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son
héros soient dans tous les hommes. 

<chant 1> <strophe 5>
     J'ai vu, pendant toute ma vie, sans en excepter un seul,
les hommes, aux épaules étroites, faire des actes stupides et
nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir les âmes par
tous les moyens. Ils appellent les motifs de leurs actions: la
gloire. En voyant ces spectacles, j'ai voulu rire comme les
autres; mais, cela, étrange imitation, était impossible. J'ai
pris un canif dont la lame avait un tranchant acéré, et me suis
fendu les chairs aux endroits où se réunissent les lèvres. Un
instant je crus mon but atteint. Je regardai dans un miroir
cette bouche meurtrie par ma propre volonté! C'était une
erreur! Le sang qui coulait avec abondance des deux blessures
empêchait d'ailleurs de distinguer si c'était là vraiment le
rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison,
je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des
humains, c'est-à-dire que je ne riais pas. J'ai vu les
hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans
l'orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de
l'acier fondu, la cruauté du requin, l'insolence de la
jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de
l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la
puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus
cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel; lasser
les moralistes à découvrir leur coeur, et faire retomber sur
eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la
fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel,
comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère,
probablement excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux
chargés d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un
silence glacial, n'oser émettre les méditations vastes et
ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines
d'injustice et d'horreur, et attrister de compassion le Dieu de
miséricorde; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le
commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en
répandant des anathèmes incroyables, qui n'avaient pas le sens
commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre
la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et
déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur.
Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs
abîmes les planches; les ouragans, les tremblements de terre
renversent les maisons; la peste, les maladies diverses
déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en
aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de
honte pour leur conduite sur cette terre; rarement. Tempêtes,
soeurs des ouragans; firmament bleuâtre, dont je n'admets pas
la beauté; mer hypocrite, image de mon coeur; terre, au sein
mystérieux; habitants des sphères; univers entier; Dieu, qui
l'as créé avec magnificence, c'est toi que j'invoque:
montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce
décuple mes forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre,
je puis mourir d'étonnement: on meurt à moins. 

<chant 1> <strophe 6>
     On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours.
Oh! comme il est doux d'arracher brutalement de son lit un
enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les
yeux très-ouverts, de faire semblant de passer suavement la main
sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux! Puis,
tout à coup, au moment où il s'y attend le moins, d'enfoncer les
ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne meure
pas; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de
ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures;
et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l'éternité
dure, l'enfant pleure. Rien n'est si bon que son sang, extrait
comme je viens de le dire, et tout chaud encore, si ce ne sont
ses larmes, amères comme le sel. Homme, n'as-tu jamais goûté de
ton sang, quand par hasard tu t'es coupé le doigt? Comme il est
bon, n'est-ce pas; car, il n'a aucun goût. En outre, ne te
souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes réflexions lugubres,
porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladive mouillée
par ce qui tombait des yeux; laquelle main ensuite se dirigeait
fatalement vers la bouche, qui puisait à longs traits, dans
cette coupe, tremblante comme les dents de l'élève qui regarde
obliquement celui qui est né pour l'oppresser, les larmes? Comme
elles sont bonnes, n'est-ce pas; car, elles ont le goût du
vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus; mais,
les larmes de l'enfant sont meilleures au palais. Lui, ne trahit
pas, ne connaissant pas encore le mal: celle qui aime le plus
trahit tôt ou tard... je le devine par analogie, quoique
j'ignore ce que c'est que l'amitié, que l'amour (il est probable
que je ne les accepterai jamais; du moins, de la part de la race
humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent
pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du
sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu
déchireras ses chairs palpitantes; et, après avoir entendu de
longues heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants
que poussent dans une bataille les gosiers des blessés
agonisants, alors, t'ayant écarté comme une avalanche, tu te
précipiteras de la chambre voisine, et tu feras semblant
d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux nerfs et
aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te
remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le
repentir est vrai ! L'étincelle divine qui est en nous, et
paraît si rarement, se montre; trop tard ! Comme le coeur
déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui l'on a fait du mal:
« Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs cruelles, qui
donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de quel nom
qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme vous devez souffrir!
Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la
mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis
maintenant. Hélas! qu'est-ce donc que le bien et le mal! Est-ce
une même chose par laquelle nous témoignons avec rage notre
impuissance, et la passion d'atteindre à l'infini par les moyens
même les plus insensés? Ou bien, sont-ce deux choses
différentes? Oui... que ce soit plutôt une même chose... car,
sinon, que deviendrai-je au jour du jugement! Adolescent,
pardonne-moi; c'est celui qui est devant ta figure noble et
sacrée, qui a brise tes os et déchiré les chairs qui pendent à
différents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raison
malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes
raisonnements, pareil à celui de l'aigle déchirant sa proie, qui
m'a pousse à commettre ce crime; et pourtant, autant que ma
victime, je souffrais! Adolescent, pardonne-moi. Une fois sortis
de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés
pendant l'éternité; ne former qu'un seul être, ma bouche collée
à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas
complète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t'arrêter, avec
les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de
guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire; et nous
souffrirons tous les deux, moi, d'être déchiré, toi, de me
déchirer... ma bouche collée à ta bouche. O adolescent, aux
cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je
te conseille? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et tu
rendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé ainsi, en
même temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras
aimé du même être: c'est le bonheur le plus grand que l'on
puisse concevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à l'hôpital;
car, le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t'appellera bon,
et les couronnes de laurier et les médailles d'or cacheront tes
pieds nus, épars sur la grande tombe, à la figure vieille. O
toi, dont je ne veux pas écrire le nom sur cette page qui
consacre la sainteté du crime, je sais que ton pardon fut
immense comme l'univers. Mais, moi, j'existe encore! 

<chant 1> <strophe 7>
     J'ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le
désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda
cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau.
J'entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit:
« Je vais t'éclairer. Lis l'inscription. Ce n'est pas de moi que
vient cet ordre suprême. » Une vaste lumière couleur de sang, à
l'aspect de laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras
tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu'à l'horizon.
Je m'appuyai contre une muraille en ruine, car j'allais tomber,
et je lus: « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire: vous
savez pourquoi. Ne priez pas pour lui. » Beaucoup d'hommes
n'auraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant
ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi,
à elle, avec une figure triste: « Tu peux te relever. » Je lui
tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa soeur. Le
ver luisant, à moi: « Toi, prends une pierre et
tue-la. -- Pourquoi? lui dis-je. » Lui, à moi: « Prends garde à
toi; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci
s'appelle Prostitution. » Les larmes dans les yeux, la rage dans
le coeur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je pris
une grosse pierre; après bien des efforts, je la soulevai avec
peine jusqu'à la hauteur de ma poitrine; je la mis sur l'épaule
avec les bras. Je gravis une montagne jusqu'au sommet : de là,
j'écrasai le ver luisant. Sa tête s'enfonça sous le sol d'une
grandeur d'homme; la pierre rebondit jusqu'à la hauteur de six
églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux
s'abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense
cône renversé. Le calme reparut à la surface; la lumière de sang
ne brilla plus. « Hélas! hélas! s'écria la belle femme nue;
qu'as-tu fait? » Moi, à elle : « Je te préfère à lui; parce
que j'ai pitié des malheureux. Ce n'est pas ta faute, si la
justice éternelle t'a créée. » Elle, à moi: « Un jour, les
hommes me rendront justice; je ne t'en dis pas davantage.
Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma
tristesse infinie. Il n'y a que toi et les monstres hideux qui
grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es
bon. Adieu, toi qui m'as aimée! » Moi, à elle: « Adieu! Encore
une fois: adieu! Je t'aimerai toujours!... Dès aujourd'hui,
j'abandonne la vertu. » C'est pourquoi, ô peuples, quand vous
entendrez le vent d'hiver gémir sur la mer et près de ses bords,
ou au dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris
le deuil pour moi, ou à travers les froides régions polaires,
dites: « Ce n'est pas l'esprit de Dieu qui passe: ce n'est que
le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements
graves du Montévidéen. » Enfants, c'est moi qui vous le dis.
Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous; et que les
hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières 

<chant 1> <strophe 8>
     Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits
isolés de la campagne, l'on voit, plongé dans d'amères
réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes,
indécises, fantastiques. L'ombre des arbres, tantôt vite,
tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes,
en s'aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le
temps, lorsque j'étais emporté sur les ailes de la jeunesse,
cela me faisait rêver, me paraissait étrange; maintenant, j'y
suis habitué. Le vent gémit à travers les feuilles ses notes
langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui
fait dresser les cheveux à ceux qui l'entendent. Alors, les
chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s'échappent
des fermes lointaines; ils courent dans la campagne, çà et
là, en proie à la folie. Tout à coup, ils s'arrêtent,
regardent de tous les côtés avec une inquiétude farouche,
l'oeil en feu; et, de même que les éléphants, avant de
mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel,
élevant désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles
inertes, de même les chiens laissent leurs oreilles inertes,
élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à
aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui crie de faim,
soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d'un toit, soit
comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond
atteint de la peste à l'hôpital, soit comme une jeune fille
qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre
les étoiles à l'est, contre les étoiles au sud, contre les
étoiles à l'ouest; contre la lune; contre les montagnes,
semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans
l'obscurité; contre l'air froid qu'ils aspirent à pleins
poumons, qui rend l'intérieur de leur narine, rouge, brûlant;
contre le silence de la nuit; contre les chouettes, dont le
vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une
grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les
petits; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin
d'oeil; contre le voleur, qui s'enfuit au galop de son cheval
après avoir commis un crime; contre les serpents, remuant
les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les
dents; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à
eux-mêmes; contre les crapauds, qu'ils broient d'un coup sec
de mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du marais?);
contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sont
autant de mystères qu'ils ne comprennent pas, qu'ils veulent
découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents; contre les
araignées, suspendues entre leurs longues pattes, qui
grimpent sur les arbres pour se sauver; contre les corbeaux,
qui n'ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et
qui s'en reviennent au gîte l'aile fatiguée; contre les
rochers du rivage; contre les feux, qui paraissent aux mats
des navires invisibles; contre le bruit sourd des vagues;
contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos
noir, puis s'enfoncent dans l'abîme; et contre l'homme qui
les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à
courir la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes,
par dessus les fosses, les chemins, les champs, les herbes et
les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage,
cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs
hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au
voyageur attardé! Les amis des cimetières se jetteront sur
lui, le déchireront, le mangeront, avec leur bouche d'où
tombe du sang; car, ils n'ont pas les dents gâtées. Les
animaux sauvages, n'osant pas s'approcher pour prendre part
au repas de chair, s'enfuient à perte de vue, tremblants.
Après quelques heures, les chiens, harassés de courir çà et
là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se
précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu'ils
font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité
incroyable. Ils n'agissent pas ainsi par cruauté. Un jour,
avec des yeux vitreux, ma mère me dit: « Lorsque tu seras
dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans
la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en
dérision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable de l'infini,
comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la
figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre
devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez
sublime. » Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte.
Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini... Je
ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de
l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça
m'étonne... je croyais être davantage! Au reste, que
m'importe d'où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre de ma
volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du
requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la
cruauté reconnue: je ne serais pas si méchant. Vous, qui me
regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un
souffle empoisonné. Nul n'a encore vu les rides vertes de mon
front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux
arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les
rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que
je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête des cheveux
d'une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations
des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents,
les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme
une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie,
avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit
l'intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux
soient témoins de la laideur que l'Etre suprême, avec un
sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin,
quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la
joie et la chaleur salutaires dans toute la nature, tandis
qu'aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement
l'espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma
caverne aimée, dans un désespoir qui m'enivre comme le vin,
je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux.
Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage!
Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre!
Pourtant, je sens que je respire! Comme un condamné qui
essaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui va
bientôt monter à l'échafaud, debout, sur mon lit de paille,
les yeux fermés, je tourne lentement mon col de droite a
gauche, de gauche à droite, pendant des heures entières; je
ne tombe pas raide mort. De moment en moment, lorsque mon col
ne peut plus continuer de tourner dans un même sens, qu'il
s'arrête, pour se remettre à tourner dans un sens opposé, je
regarde subitement l'horizon, à travers les rares interstices
laissés par les broussailles épaisses qui recouvrent
l'entrée: je ne vois rien! Rien... si ce ne sont les
campagnes qui dansent en tourbillons avec les arbres et avec
les longues files d'oiseaux qui traversent les airs. Cela me
trouble le sang et le cerveau... Qui donc, sur la tête, me
donne des coups de barre de fer, comme un marteau frappant
l'enclume? 

<chant 1> <strophe 9>
     Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix
la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre.
Vous, faites attention à ce qu'elle contient, et gardez-vous
de l'impression pénible qu'elle ne manquera pas de laisser,
comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne
croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis
pas encore un squelette, et la vieillesse n'est pas collée à
mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison
avec le cygne, au moment où son existence s'envole, et ne
voyez devant vous qu'un monstre, dont je suis heureux que
vous ne puissiez pas apercevoir la figure; mais, moins
horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un
criminel... Assez sur ce sujet. Il n'y a pas longtemps que
j'ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes
souvenirs sont vivaces comme si je l'avais quittée la veille.
Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi,
dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et
ne rougissez pas à la pensée de ce qu'est le coeur humain. O
poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme est inséparable de
la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe
terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents
ventouses; toi, en qui siégent noblement, comme dans leur
résidence naturelle, par un commun accord, d'un lien
indestructible, la douce vertu communicative et les grâces
divines, pourquoi n'es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure
contre ma poitrine d'aluminium, assis tous les deux sur
quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que
j'adore!
     Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles
proportionnellement à ces marques azurées que l'on voit sur
le dos meurtri des mousses; tu es un immense bleu, appliqué
sur le corps de la terre: j'aime cette comparaison. Ainsi, à
ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu'on
croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en
laissant des ineffaçables traces, sur l'âme profondément
ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans
qu'on s'en rende toujours compte, les rudes commencements de
l'homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le
quitte plus. Je te salue, vieil océan!
     Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui
réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que
trop les petits yeux de l'homme, pareils à ceux du sanglier
pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la
perfection circulaire du contour. Cependant, l'homme s'est
cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que
l'homme ne croit à sa beauté que par amour-propre; mais,
qu'il n'est pas beau réellement et qu'il s'en doute; car,
pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de
mépris? Je te salue, vieil océan!
     Vieil océan, tu es le symbole de l'identité: toujours
égal à toi-même. Tu ne varies pas d'une manière essentielle,
et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans
quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet.
Tu n'es pas comme l'homme, qui s'arrête dans la rue, pour
voir deux boule-dogues s'empoigner au cou, mais, qui ne
s'arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce matin
accessible et ce soir de mauvaise humeur; qui rit aujourd'hui
et pleure demain. Je te salue, vieil océan!  Vieil océan, il
n'y aurait rien d'impossible à ce que tu caches dans ton sein
de futures utilités pour l'homme. Tu lui as déjà donné la
baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux
avides des sciences naturelles les mille secrets de ton
intime organisation : tu es modeste. L'homme se vante sans
cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan!
     Vieil océan, les différentes espèces de poissons que tu
nourris n'ont pas juré fraternité entre elles. Chaque espèce
vit de son côté. Les tempéraments et les conformations qui
varient dans chacune d'elles, expliquent, d'une manière
satisfaisante, ce qui ne paraît d'abord qu'une anomalie. Il
en est ainsi de l'homme, qui n'a pas les mêmes motifs
d'excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente
millions d'êtres humains, ceux-ci se croient obligés de ne
pas se mêler de l'existence de leurs voisins, fixés comme des
racines sur le morceau de terre qui suit. En descendant du
grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage dans sa
tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable,
accroupi pareillement dans une autre tanière. La grande
famille universelle des humains est une utopie digne de la
logique la plus médiocre. En outre, du spectacle de tes
mamelles fécondes, se dégage la notion d'ingratitude; car, on
pense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers
le Créateur, pour abandonner le fruit de leur misérable
union. Je te salue, vieil océan!
     Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer
qu'à la mesure qu'on se fait de ce qu'il a fallu de puissance
active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas
t'embrasser d'un coup d'oeil. Pour te contempler, il faut que
la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers
les quatre points de l'horizon, de même qu'un mathématicien,
afin de résoudre une équation algébrique, est obligé
d'examiner séparément les divers cas possibles, avant de
trancher la difficulté. L'homme mange des substances
nourrissantes, et fait d'autres efforts, dignes d'un meilleur
sort, pour paraître gras. Qu'elle se gonfle tant qu'elle
voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille, elle ne
t'égalera pas en grosseur; je le suppose, du moins. Je te
salue, vieil océan! Vieil océan, tes eaux sont amères. C'est
exactement le même goût que le fiel que distille la critique
sur les beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu'un
a du génie, on le fait passer pour un idiot; si quelque autre
est beau de corps, c'est un bossu affreux. Certes, il faut
que l'homme sente avec force son imperfection, dont les trois
quarts d'ailleurs ne sont dus qu'à lui-même, pour la
critiquer ainsi! Je te salue, vieil océan!
     Vieil océan, les hommes, malgré l'excellence de leurs
méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par les moyens
d'investigation de la science, à mesurer la profondeur
vertigineuse de tes abîmes; tu en as que les sondes les plus
longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Aux
poissons... ça leur est permis: pas aux hommes. Souvent, je
me suis demandé quelle chose était le plus facile à
reconnaître : la profondeur de l'océan ou la profondeur du
coeur humain ! Souvent, la main portée au front, debout sur
les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre les mâts
d'une façon irrégulière, je me suis surpris, faisant
abstraction de tout ce qui n'était pas le but que je
poursuivais, m'efforçant de résoudre ce difficile problème!
Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable des deux
: l'océan ou le coeur humain? Si trente ans d'expérience de
la vie peuvent jusqu'à un certain point pencher la balance
vers l'une ou l'autre de ces solutions, il me sera permis de
dire que, malgré la profondeur de l'océan, il ne peut pas se
mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété,
avec la profondeur du coeur humain. J'ai été en relation avec
des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante
ans, et chacun ne manquait pas de s'écrier : « Ils ont fait
le bien sur cette terre, c'est-à-dire qu'ils ont pratiqué la
charité : voilà  tout, ce n'est pas malin, chacun peut en
faire autant. » Qui comprendra pourquoi deux amants qui
s'idolâtraient la veille, pour un mot mal interprété,
s'écartent, l'un vers l'orient, l'autre vers l'occident, avec
les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l'amour et du
remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté
solitaire. C'est un miracle qui se renouvelle chaque jour
et qui n'en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi
l'on savoure non seulement les disgrâces générales de ses
semblables, mais encore les particulières de ses amis les
plus chers, tandis que l'on en est affligé en même temps? Un
exemple incontestable pour clore la série : l'homme dit
hypocritement oui et pense non. C'est pour cela que les
marcassins de l'humanité ont tant de confiance les uns dans
les autres et ne sont pas égoïstes. Il reste à la psychologie
beaucoup de progrès à faire. Je te salue, vieil océan!
     Vieil océan, tu es si puissant, que les hommes l'ont
appris à leurs propres dépens. Ils ont beau employer toutes
les ressources de leur génie... incapables de te dominer. Ils
ont trouvé leur maître. Je dis qu'ils ont trouvé quelque
chose de plus fort qu'eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom
est : l'océan! La peur que tu leur inspires est telle,
qu'ils te respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus
lourdes machines avec grâce, élégance et facilité. Tu leur
fais faire des sauts gymnastiques jusqu'au ciel, et des
plongeons admirables jusqu'au fond de tes domaines : un
saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand
tu ne les enveloppes pas définitivement dans tes plis
bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer, dans tes
entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, et
surtout comment ils se portent eux-mêmes. L'homme dit : « Je
suis plus intelligent que l'océan. » C'est possible; c'est
même assez vrai; mais l'océan lui est plus redoutable que
lui à l'océan : c'est ce qu'il n'est pas nécessaire de
prouver. Ce patriarche observateur, contemporain des
premières époques de notre globe suspendu, sourit de pitié,
quand il assiste aux combats navals des nations. Voilà une
centaine de léviathans qui sont sortis des mains de
l'humanité. Les ordres emphatiques des supérieurs, les cris
des blessés, les coups de canon, c'est du bruit fait exprès
pour anéantir quelques secondes. Il paraît que le drame est
fini, et que l'océan a tout mis dans son ventre. La gueule
est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la
direction de l'inconnu! Pour couronner enfin la stupide
comédie, qui n'est pas même intéressante, on voit, au milieu
des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui se
met à crier, sans arrêter l'envergure de son vol : « Tiens! ...
je la trouve mauvaise! Il y avait en bas des points
noirs; j'ai fermé les yeux : ils ont disparu. » Je te salue,
vieil océan!
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