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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

A quoi sert un intellectuel ?

A quoi sert un intellectuel ?

Noam Chomsky, Noam Chomsky, 1928- linguiste et philosophe américain. Il y a deux Noam Chomsky, le linguiste et l’intellectuel engagé. En tant que linguiste, Noam Chomsky est le promoteur de la « grammaire générative ». Il est partisan d’un certain innéisme, c'est-à-dire qu’il considère que les facultés langagières humaines s’expliquent par une structure innée, la « grammaire universelle », qui permet aux enfants d’avoir une connaissance spontanée de la grammaire élémentaire propre à toutes les langues humaine. On remarquera que malgré ce présupposé en faveur de l’innée, Chomsky n’est pas du tout un « conservateur » au sens politique du terme et se situe clairement à gauche de l’échiquier politique. En se référant notamment à l’usage que Kropotkine fait du darwinisme, Chomsky a d’ailleurs combattu comme une idée reçue, l’opinion selon laquelle les partisans de l’innée seraient situés « plutôt à droite » et ceux de l’acquis « plutôt à gauche ». Ses propres conceptions innéistes, se concilient avec sa reconnaissance de la capacité des êtres humains à se mobiliser pour obtenir davantage de justice et une plus équitable répartition des richesses.
Les travaux de Chomsky ont eu un très grand impact dans le domaine de la linguistique et des sciences cognitives, en permettant notamment de dépasser les approches strictement « comportementalistes ».
En tant qu’intellectuel, Chomsky s’est surtout fait connaître par ses critiques féroces de la politique étrangère des états Unis, qui se sont notamment exprimées dans son opposition à la guerre du Vietnam, puis aux interventions en Irak ou au Kosovo, et par sa dénonciation des agissements anti-démocratiques en Amérique latine. Il a par ailleurs développé une théorie critique de la manière dont les média de masse manipulent l’opinion publique et « fabriquent son consentement » afin de justifier la position dominante des Etats-Unis et de garantir les intérêts financiers et marchands. Vous trouverez sur ce site deux films illustrant ses opinions : La fabrique du consentement et Chomsky et Cie.
Sympathisant du mouvement anarcho-syndicaliste et membre du syndicat IWW – Industrial Workers of the World – Chomsky se réfère souvent au mouvement anarchiste. Ce positionnement a été controversé, certain voyant en Chomsky un « anarchiste d’état », qui propagerait une fausse conception de l’anarchie. Il est vrai que Chomsky adopte une attitude que d’aucuns jugeront « réformiste » en admettant qu’il est nécessaire, au moins provisoirement, de sauvegarder certaines institutions étatiques pour protéger les populations des prédateurs féroces que sont le firmes multinationales.

29 janvier 2010

A quoi sert un intellectuel ?

Cet article peut également être lu sous la forme d'un pdf de 26 pages...

J’ai voulu cette semaine évoquer les écrits politiques du linguiste et « intellectuel engagé » américainNoam Chomsky. Pourquoi ce choix et pourquoi maintenant ? Parce que cela me permet d’une part, de poursuivre la démarche de retour critique sur les premiers articles d’Esprit68 (dont certains pourraient paraître inspirés par la rhétorique « chomskyenne ») et d’autre part, de poser un peu brutalement la question « à quoi peut servir un intellectuel comme Chomsky ? », ou plus positivement « quel usage peut-on en faire » ?

Depuis les années 2000, les livres politiques de Chomsky, ses articles et ses entretiens ont été abondamment traduits en français. Des films lui ont également été consacrés, par exempleManufacturing consent (qui lui date de 1992) et Chomsky et Cie (auquel une suite a été donnée en 2009 : Chomsky et le pouvoir).
Cet abondant fond documentaire se caractérise par une grande unité, et souvent même par des redites. On retrouve ainsi des formulations pratiquement identiques dans les divers entretiens écrits accordés à Jean Bricmont et dans les réponses apportées à Olivier Azam et Daniel Mermet pour le film Chomsky et Cie. Cette évidente volonté de maîtrise, concoure à la cohérence et à la clarté du discours mais s’accompagne parfois d’une certaine rigidité ou d’une faible aptitude à l’autocritique (j’y reviendrai à la fin de cet article).

Pour les lecteurs qui ne seraient pas du tout familiarisés avec Noam Chosky, je vais citer pêle-mêle et de manière sûrement très incomplète quelques-uns de ces thèmes de prédilection :

- Critique des média. Dénonciation de leur soumission au pouvoir étatique et économique, de leur traitement partiel ou mensonger de l’information qui aboutit à une « fabrique de l’opinion publique » conforme aux souhaits des puissants.

- Critique de la politique étrangère des USA et de la doctrine du droit d’ingérence qui n’est revendiquée que lorsqu’elle est à l’avantage des puissants.

- Critique du libéralisme économique, réclamé par les détenteurs du capital pour les autres, mais non pour eux-mêmes, puisque les firmes les plus importantes ont abondamment recours au protectionnisme.

- Réflexion sur la nature de l’anarchie et du socialisme. Opposition affichée au socialisme d’État : Chomsky, bien avant la chute du mur de Berlin, explique que les pays du bloc soviétique ont trahi les idéaux socialistes. Plus récemment il va même jusqu’à désigner Lénine et Trotski comme les pires ennemis du socialisme au 20ième siècle.

- Réfutation qu’une quelconque conception de la nature humaine puisse justifier l’ordre actuel. Eloge du militantisme et de l’activisme. Confiance exprimée dans les capacités de la population à s’organiser et à lutter, à dépasser les mensonges des média, à comprendre où se situent ses intérêts. Parallèlement, critique des intellectuels dont les discours mensongers font le jeu des pouvoirs ou qui tentent de s’approprier et de détourner à leur profit l’expression des aspirations populaires.


Dans cet article, je m’intéresserais de façon toute subjective et partielle à quelques-uns de ces thèmes, en rapport avec les problématiques déjà évoqués sur ce site, non pour « résumer » mes lectures de Chomsky (je vous invite plutôt à le lire), mais pour vous présenter l’impression qu’elles m’ont laissées et les réflexions qu’elle m’ont inspirées.

Je m’appuierai plus particulièrement :

- sur deux séries d’entretiens réalisés avec le physicien et essayiste belge Jean Bricmont en 2001 et en 2009 et regroupés dans un ouvrage paru aux éditions de L’Herne sous le titre « Raison contre pouvoir, le pari de Pascal »,

- sur des entretiens plus anciens (années 70, 80 et 90) relatifs à l’anarchie et au socialisme et regroupés sous le titre « De l’espoir en l’avenir »(collectif EDAM, coédition Agone),

- sur d’autres extraits de livres et d’entretiens (De la propagande, Comprendre le pouvoir, divers entretiens accordés au Monde Diplomatique etc…).

En règle général, ces textes m’ont séduit par leur clarté et leur pragmatisme. Chomsky se met à la portée du lecteur, il emploie des termes simples, précisément définis et, lorsqu’une question lui paraît ambiguë, avoue franchement qu’il ne peut pas répondre. Chomsky va généralement droit au but en refusant toute polémique abstraite et inutile (bien qu'il cède parfois à la tentation, comme nous le verrons).
Cette simplicité ne l’empêche pas d’être un grand pourfendeur d’idées reçues et de remettre en cause des propositions paraissant évidentes, mais dissimulant des fondements erronés.
Toutes ces qualités m’ont rendu sa lecture agréable, et pourtant, peu à peu, j’ai été gêné par une attitude parfois intransigeante, qui m’a semblé révélatrice d’une volonté d’avoir raison dans toutes les circonstances où il acceptait de débattre.

J’ai divisé mon article en 5 thèmes :

1) Chomsky pourfendeur d’idées reçues

2) Chomsky dénonçant le caractère trompeur et improductif des oppositions idéologiques

3) Chomsky dénonçant les mensonges du discours dominant sur l’économie, sur le « droit d’ingérence » ou sur les pays du « bloc socialiste »

4) Chomsky et le contre-pouvoir militant

5) Chomsky et l’anarchie

6) Quel usage faire de Noam Chomsky ou « le moins pire des intellectuels »

1) Chomsky pourfendeur d’idées reçues

Pour Chomsky, l’opposition entre les partisans de l’innée, censés se situer à droite de l’échiquier politique et être les gardiens de l’ordre établi, et les partisans de l’acquis, censés être de gauche, et partisans du changement social, est une fausse évidence.
Chomsky lui-même est « innéiste », puisqu’il considère que l’esprit humain est en grande partie structuré de façon innée. Cette caractéristique rend d’ailleurs possible l’emploi d’un langage symbolique et permet de définir une « nature humaine » :

« De l’anarchisme, du marxisme & de l’espoir en l’avenir », 1995 :

Prenez le langage. Il est une des rares facultés distinctives de l’être humain au sujet desquelles nous disposons d’informations. Nous avons de bonnes raisons de croire que toutes les formes de langage humain sont similaires ; un scientifique martien qui observerait les humains pourrait conclure qu’il n’existe qu’une seule langue présentant des variantes mineures.

C’est d’ailleurs à partir de ce constat que je tentais de définir à quoi pouvait bien renvoyer la « communauté humaine » dans mes dossiers sur l’éthique ou la propriété : Cette communauté me semble en effet être la communauté des êtres qui peuvent employer un langage commun, qui peuvent se comprendre.
Mais Chomsky affirme très clairement que la pétition en faveur de l’innée ne permet de tirer aucune conclusion sur la possibilité de changements politiques, entretien avec Jean Bricmont , « Sur la nature humaine, le changement et la science », 2001 :

Le pessimisme quant aux possibilités de changement politique serait une conséquence de l’hypothèse selon laquelle les rapports sociopolitiques existants sont tellement conformes aux capacités innées humaines qu’on ne peut pas changer ces rapports d’une façon qui soit compatibles avec ces capacités. Si nous partons d’autres suppositions en ce qui concerne la nature humaine innée, ou si nous reconnaissons tout simplement que l’on comprend si peu cette nature qu’on ne peut pas tirer de conclusions fermes à son sujet, alors, il y a une grande place pour l’optimisme concernant le changement politique. En fait, on comprend si peu de chose sur ce problème, que, personnellement, je ne pense pas que la question se pose de façon sérieuse. …
…la position raisonnable est l’optimisme, c’est-à-dire la volonté de changer les choses pour le mieux, dans l’espoir que c’est possible, ce dont nous n’avons aucune raison de douter. Comme je l’ai dit parfois, nous sommes en face d’une sorte de « pari de Pascal » : supposons que rien n’est possible, et le pire arrivera ; supposons que l’on peut améliorer les choses, alors, peut-être, le fera-t-on…

On reconnaîtra ici une charge contre les néo-conservateurs qui voudraient justifier les inégalités économiques par un « darwinisme social » :

…ceux qui défendent les rapports sociopolitiques actuels affirment parfois que ces rapports sont par bien des aspects, en conformité avec la nature humaine… Que veut dire l’expression « les systèmes sociaux existants » ? Au cours de l’histoire de l’humanité presque tout entière, les « systèmes sociaux » furent constitués de petits groupes pratiquant la cueillette et la chasse. Il n’y a pas eu de changements pertinents du point de vue de l’évolution depuis cette époque… En deuxième lieu, on trouve, au cours de l’histoire, différents types de sociétés paysannes. « TINA1 » ne concerne que l’instant le plus récent de l’histoire humaine. En fait, les systèmes du marché capitaliste d’État, dont « TINA » est une déformation curieuse, furent eux-mêmes imposés très récemment, avec beaucoup de force et de violence contre d’importantes résistances. … Cette violence et cette sauvagerie peuvent refléter le fait que ce système est très peu « naturel ». Il se distingue radicalement des structures qui s’étaient développées à travers de longues périodes dans les sociétés traditionnelles, y compris en Europe.
Même sans aller au-delà de ces banalités, que pouvons-nous apprendre de l’histoire sur la conformité des systèmes sociaux à la nature humaine ? Réponse : très peu de choses… Les héros de nos champions du « TINA », – Adam Smith et David Hume, par exemple – considéraient la sympathie comme étant un principe de base de la nature humaine et le fondement des rapports humains décents. … Smith considérait l’égalité comme un desideratum évident. Il maintenait que, dans de conditions de liberté parfaite, les marchés tendraient vers l’égalité parfaite. … Pierre Kropotkine, spécialiste de l’histoire naturelle et anarchiste – a tiré, de ses recherches sur les animaux ainsi que sur la vie et la société humaine, la conclusion que « l’aide mutuelle » était un facteur primordial dans l’évolution, et que celle-ci tendait naturellement vers l’anarchisme communiste. … Bien sûr, Kropotkine n’est pas reconnu comme le fondateur de la sociobiologie et on ne le mentionne guère que pour le rejeter puisque ses spéculations quasi darwiniennes mènent à des conclusions indésirables. Pourtant, malgré les connaissances acquises au cours du siècle dernier, il serait difficile de soutenir que les spéculations actuelles à ce propos sont beaucoup plus solidement fondées que les siennes.

Répondant à l’affirmation selon laquelle les positions « innéistes » sont plus conservatrices, Chomsky affirme :

Revenons à Kropotkine. Il était certainement « innéiste », et pourtant il prônait un changement social radical, en prétendant que l’anarchisme communiste qu’il défendait était conforme à la nature humaine. … les champions les plus influents et respectés des « théories de l’organisme vide » les plus extrêmes – B.F. Skinner, W.V. Quine, et Nelson Goodman – étaient politiquement très à droite, tandis qu’il y a cinquante ans, les plus grands défenseurs de la structure innée, … se situaient très à gauche sur l’échiquier politique. J’en faisais partie, tout comme Eric Lenneberg – et tous deux étions très influencés par l’œuvre de Konrad Lorenz, qui avait été un sympathisant nazi. Quelle conclusion peut-on donc tirer de ces observations en ce qui concerne le rapport entre l’innéisme et les attitudes politiques ?

Dans cet entretien, Chomsky poursuit en montrant que l’on ne peut tirer aucune conclusion sur la propension de l’être humain à accepter ou refuser les explications rationnelles, à accepter ou refuser l’autorité, à être ou non égoïstes. Sa position me paraît plutôt sympathique, de la part d’un scientifique, puisqu’elle vise à relativiser tout ce que l’on peut dire a priori sur la nature humaine et l’organisation sociale.

2) Chomsky dénonçant le caractère trompeur et improductif des oppositions idéologiques

Au-delà de cette remise en cause des idées reçues, Chomsky dénonce finalement tous les discours idéologiques qui conduisent à coller des étiquettes sur les actions avant même de s’interroger sur leurs incidences concrètes, qui rendent « compliqué » ce qui est simple et qui conduisent à forger de fausses interprétations, dont les média s’emparent tout naturellement.

Par exemple, entretien avec Jean Bricmont , « Sur la nature humaine, le changement et la science », 2001 :

Les « mots polysyllabiques » que je n’aime pas sont ceux qui sont conçus, pour autant que je puisse le voir, afin de rendre obscur ce que l’on peut dire de façon simple, en créant une impression de fausse profondeur.

Entretien avec Jean Bricmont , « Sur la nature humaine, le changement et la science », 2001 :

Les actions ne sont pas bonnes ou mauvaises selon que les médias les décrivent ou non comme étant « anarchistes ». Nous ne devrions pas nous intéresser aux étiquettes, ni déterminer ce qui est bien et ce qui est mal en fonction des pratiques des médias. Cela s’applique aussi bien aux médias du capitalisme d’État qu’à ceux de sociétés fascistes, staliniennes, théocratiques ou autres.

Et, répondant à la question de Jean Brichmont qui demandait si les médias n’ignoreraient pas tout simplement les manifestations alter mondialistes sans les actions du « Black bloc» :

On n’entreprend pas des actions pour attirer l’attention des médias. … Quant aux médias, il vaudrait mieux les laisser passer sous silence ces manifestations plutôt que d’adopter des tactiques qui leur offrent l’occasion de les diffamer ou de passer sous silence leurs objectifs réels. … le but de ces manifestations n’est pas de s’assurer l’attention des médias. Ces manifestations font partie d’un processus continu d’éducation, d’organisation, de résistance et de construction d’alternatives.

Au-delà des récupérations, des fausses interprétations, des surinterprétations, qu’il dénonce, Chomsky me semble adopter un discours d’une modestie plutôt sympathique conduisant à relativiser toute théorie qui voudrait donner un sens univoque aux actions humaines, par exemple, dans l’entretien avec Jean Bricmont « Raison contre pourvoir, le pari de Pascal », 2009 :

Je ne vois pas l’utilité de faire de grandes déclarations sur le cours de l’histoire. Une perspective modeste nous fournit des lignes de conduite suffisantes pour déterminer nos actions.

Ou encore, dans « Les victoires de l’activisme », 1998, en réponse à une question sur la théorie de Marx :

Je pense que les théories sont fantastiques. Je travaille dessus tout le temps. Mais il ne faut pas abuser du mot « théorie ». On a une théorie sitôt qu’on dispose de quelques principes hétérodoxes à partir desquels tirer des conclusions expliquant de façon surprenante certains des phénomènes méritant d’être étudiés… Cela se pratique dans les sciences exactes… Même dans les sciences, sitôt que vous touchez à des questions un peu complexes, la compréhension théorique décline brutalement.
Lorsqu’on aborde l’humain, je n’en vois pas une seule qui mérite le terme de « théorie ». Marx mérite sans doute qu’on l’étudie. C’était un théoricien du capitalisme. Il n’y a rien de répréhensible dans les idéalisations abstraites. … Il a cherché ce qui pouvait se produire dans ce genre de système. Mais on doit se demander quelle relation cela avait avec le monde réel de telle ou telle époque. Il n’avait pratiquement rien à dire du socialisme, quelques phrases éparses de-ci, de-là. Il n’avait aucune théorie de la révolution ou du changement social. Mais l’on étudie ce qu’il a apporté à cet important domaine et il faut le reconnaître. Si vous voulez baptiser cela « théorie », libre à vous.
Une grande partie de ce qu’on appelle « théories » dans les sciences sociales – les théories littéraires et autres – constitue en réalité un obscurcissement. … Si vous prétendez avoir une théorie déduisant des conséquences inattendues de principes qui ne soient pas dérisoires, montrez-la-moi.

3) Chomsky dénonçant les mensonges du discours dominant sur l’économie, sur le « droit d’ingérence » ou sur les pays du « bloc socialiste »

Cette position très prudente sur la valeur des théories, lui permet de critiquer d’autant plus facilement l’idéologie économique en revenant encore et toujours au concret, par exemple dans « De l’anarchisme, du marxisme & de l’espoir en l’avenir », 1995 :

Ce qu’on appelle « capitalisme » n’est essentiellement qu’un système mercantile de grandes corporations qui exercent un contrôle démesuré sur l’économie, sur les systèmes politiques et sur la vie sociale et culturelle, de concert avec les États puissants, qui eux interviennent de façon massive sur l’économie nationale et les affaires internationales. Malgré tout ce qu’on pourrait penser, c’est malheureusement le cas des Etats-Unis. De nos jours, comme par le passé, les riches et les privilégiés veulent se soustraire aux rigueurs du marché alors qu’ils n’éprouvent aucune réticence à les imposer à la population. Les dirigeants de l’administration Reagan, pour ne citer que quelques exemples de ce phénomène, se délectaient des discours sur le libre marché alors qu’ils se vantaient auprès des milieux d’affaires de faire partie du plus protectionniste des gouvernements américains de l’après-guerre. En fait, ce gouvernement fut plus protectionniste que tous les autres gouvernements d’après-guerre réunis.

Ou dans l’entretien de 2001, « Sur la nature humaine, le changement et la science » :

Nous devrions pourtant reconnaître que cette notion, « les idées du marché libre pur », contient, au départ, une grande part de mythe. Les marchés, peu importe leur forme, sont institués, souvent par la force ; le fait qu’ils soient des reliquats de l’histoire leur impose de sérieuses distorsions. Les riches et les puissants ne les ont jamais tolérés pour eux-mêmes, bien qu’ils se plaisent à les imposer à leurs sujets. Même au moment classique du « laisser-faire » moderne – l’expérimentation de la Grande-Bretagne dans les dernières décennies du XIXe siècle, qui n’a pas duré longtemps –, le puissant État britannique s’est livré à des ingérences massives dans le fonctionnement du marché libre, en créant par exemple le plus grand empire narcotrafiquant de l’histoire, sur lequel reposait de façon décisive tout le système impérial ; il a utilisé à cet effet les marchés contrôlés de l’Inde et de l’Afrique de l’Est pour ses exportations, etc.

Ou encore dans l’entretien avec Jean Bricmont « Raison contre pourvoir, le pari de Pascal » en 2009 :

Mais il ne faut pas oublier que les riches et les puissants n’ont jamais été assez niais pour faire confiance au « capitalisme du marché libre » qu’ils prêchent aux pauvres et aux vulnérables.

Chomsky montre ainsi que les puissants jugent toujours les problèmes du monde à leur aune et agissent en conséquence. Entretien avec Jean Bricmont « Raison contre pourvoir, le pari de Pascal », 2009 :

Au Bangladesh, le journal New Nation écrit : « Que l’on ait déjà déboursé des milliers de milliards de dollars pour rafistoler les principales institutions financières du monde est très significatif, tandis que seul un milliard de dollars a été déboursé pour faire face à la crise alimentaire, sur la somme relativement modeste de 12,3 milliards promise à Rome au mois de juin 2008...»

Ce constat d’une définition des priorités et d’une construction des jugements en fonction du point de vue occidental dominant (pour faire simple) permet à Chomsky de dénoncer les diverses falsifications du principe d’ingérence humanitaire ou, comme il l’appelle, de la « responsabilité à protéger ». Entretien avec Jean Bricmont, « Raison contre pourvoir, le pari de Pascal », 2009 :

Pour ceux qui soutiennent la position défendue – appelée désormais la responsabilité de protéger – il y a quelques cas qui sont réellement convaincants. Mais ceux-ci sont soigneusement passés sous silence. Les deux cas les plus frappants sont l’invasion indienne de l’est du Pakistan (qui est aujourd’hui le Bangladesh), qui mit fin à des crimes horribles, et l’invasion vietnamienne du Cambodge qui expulsa les Khmers rouges alors que leurs crimes se multipliaient sans relâche. Or ces deux exemple crédibles n’entrent pas dans le modèle occidental de la responsabilité de protéger, pour une bonne raison : Washington était opposé aux deux.

Et ici encore, dans un registre plus cinglant :

Il est vrai que les Kosovars ont accueilli à bras ouverts le fait d’être libérés des Serbes. Ceux qui en font état devraient donc aussi appeler l’OTAN à bombarder Israël : des millions de Palestiniens (ainsi que beaucoup d’autres) accueilleraient, sans nul doute, avec une grande joie leur libération de l’autorité israélienne soutenue par les Etats-Unis. Et, tant qu’on y est, ils devraient aussi soutenir l’appel d’Al-Qaeda à lancer des attaques terroristes contre les Etats-Unis, pour mettre fin à leurs ravages dans le monde, un résultat qui serait applaudi par des milliards de personnes.

Le discours tout aussi mensonger sur la réalité du socialisme en union soviétique, et satisfaisant en réalité les deux blocs ennemis, était pareillement dénoncé par Chomsky dès les années 80. Par exemple dans « Union soviétique & socialisme » en 1981 :

Une de ces doctrines veut que la société créée par Lénine et Trotski, puis façonnée par la suite par Staline et ses successeurs, ait un lien significatifs ou historique avec le concept de socialisme. En fait, si ce lien existe, il s’agit d’un rapport de contradiction.

Depuis ses origines, l’État soviétique tente de mettre l’énergie de sa population et des opprimés d’ailleurs au service de ceux qui, en 1917, ont profité de la ferveur populaire en Russie afin de s’emparer du pouvoir étatique. Une des principales armes idéologiques employées à cette fin consiste en la prétention que les dirigeants d’État mènent leur société et le reste du monde vers l’idéal socialiste ; comme devrait l’avoir compris tout socialiste – et peut-être même tout bon marxiste –, c’est là chose impossible, et l’histoire, depuis le début du régime bolchevique, a démontré que c’est aussi un énorme mensonge.

Quant au second système mondial de propagande majeur, le fait que le socialisme soit associé à l’Union soviétique et à ses dirigeants sert d’arme idéologique puissante destinée à renforcer la conformité et l’obéissance de la population aux institutions des états capitalistes. Cette arme sert aussi à assurer que les gens continuent de voir la nécessité de se louer aux propriétaires et aux directeurs de ces institutions comme s’il s’agissait pratiquement d’une loi de la nature, la seule qui permette d’échapper au donjon « socialiste ».
La puissance soviétique tient donc à se donner l’image d’un État socialiste pour protéger son droit de brandir la matraque, alors que les idéologues occidentaux tiennent les mêmes propos afin de se prémunir contre la menace d’une société plus libre et plus juste. Jusqu’ici, cette attaque conjointe contre le socialisme s’est révélée très efficace et, à notre époque, elle continue de le saper.
Les idéologues des États capitalistes, au service du pouvoir et des privilèges existants, font aussi usage d’un autre stratagème très efficace : en dénonçant systématiquement des prétendus États « socialistes », ils déforment la vérité, et ont même souvent recours à de purs mensonges… Rien n’est plus facile que de dénoncer l’ennemi officiel et de lui attribuer tous les crimes… Il existe pourtant des critiques du monde occidental. Ceux-ci tentent d’en dénoncer les supercheries visant à préserver la violence, les atrocités et les répressions criminelles qui y règnent. Mais ces dénonciations sont systématiquement perçues comme étant l’apologie de l’empire du mal » et de ses larbins. Ainsi, « le droit fondamental à mentir au nom de l’État » est préservé, et toute critique de la violence et des atrocités de l’État est dénigrée.

Entretien « Sur la nature humaine, le changement et la science », 2001 :

Bien sûr, le mot « socialisme » n’est la propriété de personne. On peut choisir d’utiliser ce terme pour désigner un système de gestion centralisée par des autorités dictatoriales, commandant une « armée ouvrière » qui suit les ordres avec une discipline stricte (dans la terminologie de Lénine). Dans ce sens du mot, on a effectivement essayé de construire le socialisme, et heureusement, il s’est effondré.

Chomsky en profite pour fustiger à cet égard l’attitude des intellectuels occidentaux :

Il convient aussi de remarquer l’attrait qu’exerce la doctrine léniniste sur l’intelligentsia moderne en période conflit et de bouleversement. Cette doctrine octroie aux « intellectuels radicaux » le droit de s’emparer du pouvoir et d’imposer les principes drastiques de la « bureaucratie rouge », la « nouvelle classe » - comme l’appelait Bakounine il y a plus d’un siècle dans son analyse prophétique.

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que les intellectuels trouvent si facile la transition du « communisme révolutionnaire » à la « célébration de l’Occident », reproduisant un scénario qui est passé, au cours du XIXe siècle, de la tragédie au burlesque. Au fond, le seul changement survenu est l’idée qu’ils se font du lieu du pouvoir.

Chomsky explique en tout cas en quoi, selon lui, le léninisme se distingue de sa conception du socialisme, le socialisme auquel il fait allusion étant un socialisme libertaire :

Pour les léninistes, la population doit être soumise à une discipline sévère, alors que la lutte des socialistes vise plutôt à atteindre un ordre social « qui rendra la discipline superflue », les travailleurs « travaillant de leur plein gré » (Marx). De plus, les objectifs du socialisme libertaire ne se limitent pas au contrôle démocratique de la production par les producteurs, mais comprennent aussi l’abolition de toute forme de domination et de hiérarchie dans tous les aspects de la vie sociale et personnelle.

Bien qu’elle prenne ses racines dans les théories de Marx, l’intelligentsia léniniste a toujours été profondément hostile au socialisme. Notre incapacité à comprendre ce lien et à reconnaître le malentendu que représente le modèle léniniste s’est révélé dévastatrice pour les luttes menées en vue de la création d’une société plus décente et plus vivable, en Occident comme ailleurs. Il nous faut chercher le moyen de sauver l’idéal socialiste des ennemis qu’il trouve à la fois dans chacune des grandes concentrations de pouvoir, de même qu’en ceux qui chercheront toujours à être les prêtres d’État et les gestionnaires sociaux, détruisant ainsi la liberté au nom de la libération.

Enfin, sur les conclusions à tirer de l’effondrement du bloc soviétique, Chomsky note dans « De l’anarchisme, du marxisme & de l’espoir en l’avenir » en 1995

A mon avis, la guerre froide était d’abord et avant tout une manifestation particulière du « conflit Nord-Sud », pour utiliser l’euphémisme courant qui nous sert à désigner la conquête d’une grande partie du monde par l’Europe. A l’origine, l’Europe de l’Est, c’était le « tiers-monde » et la guerre froide, dès 1917, ressemblait considérablement aux efforts d’émancipation mise en œuvre dans les autres régions du tiers-monde…

Le second motif d’inquiétude relève de la question de la dissuasion et du non-alignement. Malgré toute l’absurdité de l’empire soviétique, son existence a rendu possible la création d’un certain espace pour le non-alignement, et a permis d’aider, pour des raisons bien cyniques, certaines victimes de l’agression occidentale. A présent, cette possibilité n’existe plus et c’est le Sud qui en subit les conséquences.
Troisièmement, vient la question de ce phénomène que la presse des affaires appelle « les travailleurs nantis de l’Occident » et leur « vie de luxe ». Depuis qu’une bonne partie de l’Europe de l’Est a battu en retraite, les propriétaires et les gestionnaires de compagnies disposent de nouvelles armes très puissantes contre les travailleurs et les pauvres de chez nous. Non seulement General Motors et Volkswagen peuvent transférer leur production au Mexique et au Brésil –ou, à tout le moins menacer de le faire, ce qui équivaut souvent à la même chose), mais elles peuvent désormais également aller en Pologne et en Hongrie, où il est possible de trouver des travailleurs qualifiés et formés pour une fraction seulement de leur valeur en Occident.

On peut apprendre beaucoup de choses sur la guerre froide (ou sur tout autre conflit) en identifiant ceux qui se réjouissent et ceux qui se plaignent, une fois le conflit terminé. Dans ce cas-ci, les vainqueurs sont les membres de l’élite occidentale et de l’ex-nomenklatura, devenus plus riches que dans leurs rêves les plus fous. Alors que du côté des perdants, on retrouve la majeure partie de la population de l’Est, les pauvres et les travailleurs de l’Ouest et les membres des secteurs populaires des pays du Sud qui cherchaient la voie de l’indépendance2.

4) Chomsky et le contre-pouvoir militant

Sur les possibilités de changements sociaux, Chomsky indique dans son entretien avec Jean Bricmont, « Raison contre pourvoir, le pari de Pascal », 2009 :

L’optimisme de la volonté suggère qu’un changement substantiel est possible dans les institutions destructrices qui dominent le système économique et politique, ouvrant peut-être la voie à une économie soutenable, accompagnée d’une mondialisation en faveur de la population et non des investisseurs, ainsi qu’à une utilisation des contributions de « l’âge techno-scientifique » pour ces mêmes intérêts.

A la question : « …existe-t-il une base sociale qui supporterait de telles transformations ? Qui sont les acteurs majeurs du changement social actuel ? », il répond :

Les acteurs majeurs sont des organisations populaires : le mouvement des sans-terre au Brésil, la Via Campesina et sa base paysanne mondiale, les organisations indigènes de Bolivie ou d’ailleurs en Amérique latine etc. Autre exemple : la communauté ouvrière de Youngstown en Ohio, qui a essayé de reprendre les usines de cette ville sidérurgique après que l’US Steel Corporation a décidé de les fermer…

Mais Chomsky fait reposer ces actions sur une « prise de conscience », longuement préparée. Il évoque à ce propos l’exemple espagnol dans « Réflexions sur l’anarchisme » en 1970 :

Les réalisations de la révolution populaire, en Espagne en particulier, étaient fondées sur un patient travail d’organisation et d’éducation de plusieurs années et sur une longue tradition de dévouement et de militantisme.

Et dans « Comprendre le pouvoir », en 2005/2006 :

De toute évidence, on ne peut rien faire sans prise de conscience. … Mais la véritable prise de conscience vient de l’expérience et de la confrontation au monde. Vous ne prenez pas d’abord conscience et agissez ensuite, vous prenez conscience en agissant … On parvient ainsi à une lucidité à laquelle jamais on ne parviendrait en assistant à une conférence. Il y a donc une interaction entre prise de conscience et action.

…Nous n’allons pas développer ce type d’intégration via les institutions traditionnelles - ce serait insensé. Vous ne pouvez pas vous attendre à ce qu’une institution vous dise : “ Aidez-moi à m’autodétruire ”. Ce n’est pas comme cela que les institutions fonctionnent. Et si quiconque à l’intérieur de l’institution essayait de faire ça, il n’y resterait pas longtemps. Cela ne signifie pas que vous ne pouvez rien faire si, par exemple, vous travaillez dans un média de masse. Ceux qui défendent les mouvements populaires de l’intérieur peuvent avoir un certain effet.

Mais au bout du compte, seuls de petits changements peuvent se produire à l’intérieur des grosses institutions parce qu’elles ont leurs propres obligations vis-à-vis du pouvoir privé. Dans le cas des médias, ceux-ci ont une obligation d’endoctrinement dans l’intérêt du pouvoir, et cela leur impose des limites très strictes quant à leur marge de manoeuvre.
Nous devons donc créer des alternatives, et ces alternatives doivent intégrer cette masse de préoccupations et d’intérêts différents dans un mouvement. Pas nécessairement dans un seul dont quelqu’un pourrait faire tomber la tête, mais dans une série de mouvements reliés entre eux. C’est-à-dire de multiples associations de gens aux préoccupations similaires, qui gardent en tête que les gens d’à côté ont des intérêts liés aux leurs, et qui peuvent se joindre à eux pour oeuvrer au changement. Peut-être qu’alors, on pourra finalement créer des médias alternatifs sérieux. Je ne veux pas dire que les médias alternatifs qui existent ne sont pas « sérieux ». Je veux dire sérieux en terme d’importance, pour qu’ils puissent, de manière régulière, présenter aux gens une vision du monde différente de celle que donne le système d’endoctrinement basé sur le contrôle privé des ressources.

5) Chomsky et l’anarchie

L’adhésion revendiquée de Chomsky à l’anarchisme peut paraître étonnante, surtout lorsque l’on a en tête sa critique des mots « mots polysyllabiques » et des étiquettes idéologiques. En fait, au-delà de l’ « étiquette », Chomsky semble vouloir se rattacher à une certaine tradition de militants et de « théoriciens » (il faut bien les nommer ainsi, malgré tout le mal que Chomsky dit des théories) anarchistes.
Le problème est que Chomsky donne un contenu assez précis à son « anarchisme » et que celui-ci parait souvent en contradiction avec les idées que l’on considère généralement comme relevant de la tradition anarchiste.
Mais au-delà même du caractère peu orthodoxe de son « anarchisme », sa conception de la société libertaire « idéale » me parait plutôt critiquable et ce, quelque soit l’étiquette idéologique que l’on voudra lui coller.

Il me semble en tout cas que Chomsky définit l’anarchisme de deux manières : d’une façon abstraite tout d’abord, afin d’en préciser les buts généraux, et d’une façon concrète ensuite, pour indiquer la manière donc il doit être pratiqué.

Sur sa définition « abstraite », on lit par exemple dans « De l’anarchisme, du marxisme & de l’espoir en l’avenir » en 1995 :

… Je pense qu’il est bien naturel de rechercher et d’identifier les structures d’autorité, de hiérarchie et de domination dans tous les aspects de la vie, et de les remettre en question ; à moins qu’elles puissent être justifiées, elles sont illégitimes et devraient être démantelées, de façon à faire place à une plus grande liberté humaine. Je parle ici du pouvoir politique, du droit de propriété et du patronat, des relations entre hommes et femmes, entre parents et enfants, de notre contrôle sur le sort des générations futures (qui est à mon avis le fondement moral du mouvement environnemental), et de bien d ‘autres choses encore.

Ce que j’ai toujours considéré comme étant l’essence de l’anarchisme, c’est précisément cette conviction que le fardeau de la preuve doit être imposé à toute forme d’autorité, qui doit être démantelée si cette preuve de légitimité ne peut pas être faite.

Voilà qui me semble assez compatible avec l’idée que je me fais moi-même de l’anarchie. Mais on remarquera qu’un peu plus tard, en 2001, Chomsky livre une autre conception, similaire mais affaiblie. Ainsi dans son entretien « Sur la nature humaine, le changement et la science » :

L’anarchisme, du moins tel que je le comprends …, est une tendance de la pensée et de l’action humaines qui cherche à identifier les structures d’autorité et de domination, et à les appeler à se justifier, et dès qu’elles s’en montrent incapables (ce qui arrive fréquemment), à travailler à les surmonter.

On remarquera qu’il ne s’agit plus de démanteler les structures d’autorité, mais de les surmonter ou peut-être tout simplement de « les appeler à se justifier », sans forcément les remettre en cause.

Bien, mais quelque soit la conception que l’on se fait de cette contestation abstraite de l’autorité, comment la met-on en œuvre concrètement ? Chomsky tente d’y répondre. Nous avons vu plus haut qu’il s’opposait au Léninisme au nom du socialisme libertaire dont les objectifs « ne se limitent pas au contrôle démocratique de la production par les producteurs, mais comprennent aussi l’abolition de toute forme de domination et de hiérarchie dans tous les aspects de la vie sociale et personnelle. »

Chomsky va donc caractériser plus précisément ce socialisme libertaire, en précisant son principe général : entretien « Sur la nature humaine, le changement et la science », 2001 :

Le socialisme tel que je le comprends implique, au minimum, le contrôle démocratique de la production et des autres domaines de la vie. Si l’on accepte ce point de vue, alors le socialisme n’a pas été entrepris en Europe de l’Est, pas plus que sous le national-socialisme.

en se référant à l’exemple du Kibboutz, Théorie & pratique de l’anarcho-Syndicalisme, 1976 :

Je pense que l’exemple le plus significatif est sans doute celui des kibboutzim israéliens, qui pendant longtemps étaient réellement fondés sur des principes anarchistes : l’autogestion, le contrôle ouvrier direct, l’intégration de l’agriculture, de l’industrie et des services ainsi que la participation individuelle à l’autogestion.

Je crois pourtant qu’en tant qu’institutions socialistes libertaires fonctionnelles les kibboutzim présentent un modèle intéressant qui est encore plus pertinent pour les sociétés industrielles avancés que bien s’autres modèles ayant existé par le passé.

, et en expliquant sur quelles bases il pourrait être généralisé. Pour ce faire il fait appel à des auteurs anarchistes, comme Abad de Santillan ou Rudolf Rocker, mais aussi, et un peu paradoxalement, à des « marxistes de gauche ».

Ainsi, Citant l’historien anarchiste allemand Rudolf Rocker (1873-1958) dans Réflexions sur l’anarchisme, 1970 :

Rocker prend pour acquis que « l’émancipation véritable, finale et complète des travailleurs n’est possible qu’à une condition : l’appropriation du capital, (c'est-à-dire des matières premières et de tous les instruments de travail, y compris la terre) par l’ensemble du prolétariat »…. « A la place du gouvernement, nous allons faire place àl’organisation industrielle. … Les anarcho-syndicalistes sont convaincus qu’un ordre économique socialiste ne peut être créé par les décrets et des statuts gouvernementaux, mais seulement par la collaboration solidaire du cerveau et des bras des travailleurs dans chaque branche de la production. »

(c’est moi qui souligne)

Chomsky poursuit en évoquant le marxiste hollandais Anton Pannekoek :


Donc, l’anarchisme logique sera socialiste, mais d’une façon particulière. Il ne s’opposera pas seulement au travail aliéné et spécialisé, il ne cherchera pas uniquement l’approbation du capital par l’ensemble des travailleurs, mais il insistera aussi pour que cette appropriation soit directe, et non pas exercée par une force élitiste agissant au nom du prolétariat. Bref, il sera contre « l’organisation de la production par le gouvernement. Car en ce cas il s’agit d’un socialisme d’État… »

Et en citant le marxiste britannique William Paul (1884-1958) :

Le socialisme sera fondamentalement un système industriel ; ses constituants auront un caractère industriel. Ainsi, ceux qui auront des activités sociales et industrielles dans la société seront directement représentés dans les conseils locaux et centraux de l’administration sociale.

(c’est moi qui souligne)

Certes, Chomsky ne veut pas d’un « socialiste d’État », mais à travers les citations qu’il nous propose, il ne semble pas vouloir remettre en cause son caractère « industriel » ni même son organisation en branche (voir la citation de Rocker).
Bizarrement Chomsky n’envisage pas que « le contrôle démocratique de la production » puisse aboutir à remettre en cause l’organisation en branches industrielles héritée du vieux monde.

Et lorsqu’il affirme, toujours dans ces Réflexions sur l’anarchisme,

Ainsi l’État capitaliste, politique ou géographique, sera remplacé par le comité administratif industriel du socialisme. La transition d’un système social à l’autre marquera la révolution sociale. … la république socialiste sera le gouvernement de l’industrie gérée pour le bien de la communauté entière.

on pourrait ironiquement feindre de croire que Chomsky veut confier « Tout le pouvoir au conseil économique et social ! ».
Ce « comité administratif industriel du socialisme », ce « gouvernement de l’industrie » parait bien peu conforme à l’idéal libertaire. Ne s’agit-il pas d’une « administration », d’un « centre de pouvoir » au main d’une « bureaucratie » ? Chomsky pense peut-être échapper à ce travers par l’implication directe des travailleurs, « Théorie & pratique de l’anarcho-Syndicalisme », 1976 :

Pour commencer, prenons d’abord les deux formes d’organisation et de contrôle en milieu de travail et dans la communauté : on peut imaginer un réseau de conseil de travailleurs et, à un niveau plus élevé, des représentants d’usines ou de secteurs industriels ou corporatifs, et des assemblées générales de conseils de travailleurs qui pourraient être régionales, nationales ou internationales. D’un autre point de vue, on peut penser à un système de gouvernance qui impliquerait des assemblées locales qui seraient également fédérées au niveau régional, qui s’occuperaient de questions régionales touchant à la fois les métiers d’art, les industries, les échanges, etc. ; et de même au niveau national – ou à un niveau plus vaste – par l’intermédiaire de fédérations, etc.

Mais n’avons-nous pas là une forme raffinée de corporatisme ? Chomsky ne veut pas en tout cas renoncer au caractère « industriel » de son socialisme, ainsi dans Théorie & pratique de l’anarcho-Syndicalisme, 1976

Autrement dit, l’anarchisme doit-il nécessairement relever d’un contexte social préindustriel ou est-il simplement la façon rationnelle d’organiser une société industrielle extrêmement avancée ? Je partage cette dernière opinion, et je pense que l’industrialisation et le progrès technologique entraînent des possibilités d’autogestion à grande échelle, qui étaient encore totalement inexistantes à l’époque précédente.

On croit deviner ses raisons : la technologie « libère » l’homme de travaux pénibles et envahissants et lui donne « des possibilités d’autogestion à grande échelle, qui étaient encore totalement inexistantes à l’époque précédente ». Mais Chomsky n’évoque pas les contraintes qu’elle impose en retour : une plus grande division du travail et donc une diminution de son intérêt, le pouvoir d’une caste d’experts qu’elle peut contribuer à ériger etc....

Mais même si l’on écarte le caractère plus ou moins industriel ou technologique de son socialisme, Chomsky ne songe pas à des communautés ou des territoires développant une large autonomie (ou bien il ne semble l'envisager qu'à un niveau « national »). Il n’envisage pas de « communes autonomes », il ignore les « bolos », mais se réfère à une structure centralisée fédérant des activités productives bien séparées.

Chomsky ne remet pas même en cause les communautés nationales, puisqu’il semble considérer la nation comme un niveau pertinent de prise de décision, Théorie & pratique de l’anarcho-Syndicalisme, 1976 :

… Il me semble que les structures anarchistes – ou, dans ce cas, les structures de la gauche marxistes –, fondées sur le système de conseils de travailleurs et de fédérations, offrent justement un ensemble de niveaux de prise de décision qui permet de décider nationalement. Les sociétés socialistes étatiques comportent de même un niveau de prise de décision, disons national, auquel les plans peuvent être appliqués. …

Plus inquiétant encore, ce rôle de planification qu’il voudrait voir confier à des agents spécialisés chargés d’informer les conseils ouvriers :

Aux yeux des anarchistes et des marxistes de gauche (ou comme pour les conseils de travailleurs ou les conseils communistes qui étaient marxistes), ces décisions sont prise par la classe ouvrière informée et au moyen de leurs représentants directs, qui vivent et travaillent parmi eux. Dans le système socialiste étatique, le plan national est élaboré par la bureaucratie nationale qui accumule toutes les informations pertinentes, prend des décisions et les offre à la population. Et parfois, certaines années, la bureaucratie s’adresse à la population en disant : « Vous pouvez désignez celui-ci ou moi-même, mais nous faisons tous deux partie de cette bureaucratie distante. »

Il est certain que dans toute société industrielle complexe, il devrait y avoir un groupe de techniciens dont la tâche serait de faire des plans, d’exposer aux gens qui doivent prendre les décisions que si la décision va dans tel sens nous aurons probablement telle conséquence – puisque c’est ce que le modèle de programmation indique –, et ainsi de suite. Mais l’important est que ces systèmes de planification soient des industries en soi, qui aient leurs conseils de travailleurs et qui soient partie intégrante du système global. La différence est que ces systèmes de planification ne prendront pas de décision. Ils produisent des plans, tout comme un constructeur automobile fait des voitures. Les plans sont alors mis à la disposition des conseils de travailleurs et des assemblées de conseils, tout comme les voitures sont mises à la disposition des usagers. Bien sûr, cela suppose une classe de travailleurs informée et instruite. Mais c’est précisément ce que nous pouvons réaliser dans les sociétés industrielles avancées.

On reproche parfois à Chomsky d’être un anarchiste d’état… Il semble être plus précisément un anarchiste de « branche industrielle », un « anarcho-corporatiste » adepte de la planification centralisée !

Enfin, sur les moyens d’atteindre le socialisme libertaire, il faut revenir sur le « réformisme » de Chomsky. Cet aspect a notamment été critiqué par Claude Guillon, l’un de ceux qui reprochent à Chomsky d’être « anarchiste d’État ».

Citant un extrait du texte « Responsabilité des intellectuels » de 1998 :

L’idéal anarchiste, quelle qu’en soit la forme, a toujours tendu, par définition, vers un démantèlement du pouvoir étatique. Je partage cet idéal. Pourtant, il entre souvent en conflit direct avec mes objectifs immédiats, qui sont de défendre, voire de renforcer certains aspects de l’autorité de l’État [...]. Aujourd’hui, dans le cadre de nos sociétés, j’estime que la stratégie des anarchistes sincères doit être de défendre certaines institutions de l’État contre les assauts qu’elles subissent, tout en s’efforçant de les contraindre à s’ouvrir à une participation populaire plus large et plus effective. Cette démarche n’est pas minée de l’intérieur par une contradiction apparente entre stratégie et idéal ; elle procède tout naturellement d’une hiérarchisation pratique des idéaux et d’une évaluation, tout aussi pratique, des moyens d’action.

Claude Guillon montre que Chomsky présente comme un objectif, ce qui ne devrait être que la conséquence passagère de la lutte contre la privatisation croissante des « services », créant ainsi un faux conflit et une inutile hiérarchisation entre des idéaux présentés comme opposés.

Il est vrai que la position de Chomsky sur le réformisme est plutôt ambiguë. Ainsi dans l’entretien « Sur la nature humaine, le changement et la science » de 2001 :

Si « réformiste » signifie se soucier des conditions de vie des gens qui souffrent, et travailler pour les améliorer, alors, toute personne avec qui il vaut la peine de parler est « réformiste ». Pour être concret, les « réformistes », dans ce sens, militent pour des mesures qui visent à améliorer la sécurité sur les lieux de travail, à s’assurer qu’il y ait de la nourriture, des soins de santé et de l’eau potable pour tout le monde, etc.

Je passerais sur la très critiquable manœuvre rhétorique consistant à donner une définition qui oblige à adhérer au réformisme, si du moins on veut se ranger du côté des personnes « avec qui il vaut la peine de parler ». Claude Guillon dénonce d'ailleurs ce genre de procédé dans son article.

On pourrait nuancer en remarquant que Chomsky répond – peut-être de manière agacée – à la question « Vous êtes parfois accusé par d’autres anarchistes d’être réformiste. Quelle est votre réponse ? ». Mais il semble bien poser une pétition de principe lorsqu’il affirme : « …les réformistes… militent pour des mesures… » (C’est moi qui souligne).

Cela semble signifier qu’il y a une instance (l’état ?) qui doit appliquer des « mesures » préalablement revendiquées. Et effectivement, telle est bien l’attitude réformiste, mais elle n’est pas la seule attitude possible, si l’on se soucie « des conditions de vie des gens qui souffrent ». Car on peut améliorer ces conditions sans « réclamer des mesures », mais par des actions concrètes, par des productions autonomes, par un refus des circuits marchands. Il est vrai que ces actions ne peuvent aboutir ou avoir un effet véritable, que si l’on dispose des conditions matérielles d’émancipation. Mais là encore, ces n’est pas nécessairement par des « mesures » que l’on peut y parvenir, ainsi que Chomsky semble lui-même le reconnaître comme nous l’avons vu dans l’extrait de « Comprendre le pouvoir » : « Vous ne pouvez pas vous attendre à ce qu’une institution vous dise : “ Aidez-moi à m’autodétruire ”. Ce n’est pas comme cela que les institutions fonctionnent. »

Lorsque Chomsky affirme :

La révolution est un moyen, pas un but. Si nous nous engageons en faveur d’objectifs donnés, quels qu’ils soient, nous chercherons à les réaliser pacifiquement, par la persuasion et le consensus si possible – du moins, si nous ne sommes pas fous et si nous avons un minimum de sens moral. Cela est vrai, notre but fût-il révolutionnaire ou pas. Il n’existe pas de formule générale pour savoir si – ou quand – d’autres moyens seraient nécessaires et appropriés. Même le révolutionnaire le plus ardent est d’accord avec cela – à supposer qu’il ne soit pas fou et qu’il possède un minimum de sens moral.

il nuance son propos, puisqu’il admet au moins que la révolution est un moyen, à n’employer – peut-être – qu’en cas d’échec du réformisme. Chomsky semble prétendre qu’on ne peut pas savoir quand la révolution se justifie. Il demeure cependant plutôt ambigu en la circonstance, notamment parce que, contrairement à son habitude, il n’a pas défini sérieusement ce qu’il entendant par « réformisme » et par « révolution ».

Lorsqu’il répond à la question de Jean Bricmont « Par contre, le réformisme n’est-il pas toujours récupéré par le système ? » :

Si par « récupération » on entend que demeurent certains aspects d’un ordre injuste, malgré les progrès humain, cela est sans doute vrai ? Mais personne ne pense sérieusement atteindre l’utopie d’un seul coup – ou même l’atteindre un jour. Le progrès dans les affaires humaines est un peu comme l’alpinisme.

il dévoile sa conception du « progrès humain » qui n’est pas sans rappeler l’idéal scientiste. Enfin, lorsqu’il avance :

Mais supposons qu’un jour, nous découvrions des preuves convaincantes montrant qu’il faille maintenir une certaine forme de gouvernement pour que la société puisse survivre. Dans ce cas-là, aucune personne sensée n’irait rejeter cette conclusion pour le plaisir de se dire « anarchiste ». Ce serait là une forme d’égocentrisme obsessionnel frôlant la démence. Il n’est pas très utile d’agiter des drapeaux et de crier des slogans. Nous devons essayer de découvrir quelles sont les formes d’interaction et d’organisation susceptibles de favoriser la liberté, la justice l’épanouissement de chacun, ainsi que de nos autres valeurs.

on pourrait se demander à quels types de « preuve » il fait allusion lui qui avait admis que lorsqu’on abordait de « l’humain », il n’existait pas de véritables théories. Certes, il n’est pas utile « d’agiter des drapeaux et de crier des slogans » pour le plaisir de se dire « anarchiste », mais c’est bien lui qui a revendiqué cette étiquette et agité ce tissu noir.

6) Quel usage faire de Noam Chomsky ou « le moins pire des intellectuels »

Ainsi donc, notre bon monsieur Chomsky est loin d’être infaillible (mais qui l’est ?) et semble même ignorer complètement certaines problématiques. Il est par exemple peu bavard sur les OGM qu’il ne veut considérer que sous l’aspect de leur risque « sanitaire » et non pas sous l’aspect du risque environnemental et social induit par leur pouvoir contaminant, «Sur la nature humaine, le changement et la science », 2001 :

Le fait est que je ne connais aucune preuve montrant que les OGM comportent des risques sérieux pour la santé, ou même des risques tout court.

Peut-être a-t-il changé d’avis depuis 2001. Sinon, on pourrait y voir les effets d’un « scientisme latent », de même que l’on pourrait regretter son silence (à ma connaissance) à propos de la problématique de la décroissance (mais on l'a vu, Chomsky est très imprégné de cette vision « industrielle » et « technologique » du socialisme qui souvent se concilie avec l’adhésion inconditionnée au productivisme).

Chomsky a également été beaucoup critiqué à propos de « l’affaire Faurisson ». On sait qu’il a signé une pétition appelant à défendre la liberté d’expression du négationniste français et rédigé un texte expliquant sa décision.
Cette prise de position était tout à fait compréhensible, Chomsky étant un défenseur farouche de la plus complète liberté d’expression, défense d’autant plus crédible qu’elle se rapporte à des opinions contraire à celles que l’on soutient habituellement (Chomsky fait remarquer à cet égard que même Hitler et Staline défendaient la « liberté d’expression »… de ceux qui propageaient leurs idées !). Le problème est que son texte, confié à une tierce personne, s’est retrouvé en préface d’un ouvrage de Robert Faurisson paru en 1980, lui apportant une bien inopportune caution.
Évidemment, nombre d’intellectuels et d’éditorialistes français – dont l’ignoble Philippe Val – n’ont cessé depuis, d’évoquer cette l’affaire pour discréditer Noam Chomsky en l’accusant d’être lui-même un négationniste.
Cette manœuvre révèle d’abord la mauvaise foi et le recours systématique au mensonge de l’intelligentsia française. Mais elle pourrait également dévoiler une certaine rigidité de Chomsky, qui aurait peut-être du admettre un peu plus clairement qu’il avait été trompé et que l’insertion de son texte – quelque soit même son contenu – en préface d’un des ouvrage de Faurisson pouvait avoir de très regrettables effets.

Car Chomsky sait bien qu’il est considéré, autant par ses détracteurs que par ses admirateurs, comme « le plus grand intellectuel vivant ». Même si lui-même s’en amuse, il doit en supporter la responsabilité. Surtout, il devrait plus facilement admettre ses erreurs3, pour à dissiper cette aura d’infaillibilité qui l’entoure parfois et pour empêcher qu’un quelconque culte de la personnalité ne s’érige autour de lui (à cet égard, le début de Manufacturing consent me semble entretenir ce travers).

Mais c’est sans doute son statut même d’intellectuel que Chomsky devrait plus ou moins questionner.

Car qu’est-ce qu’un intellectuel ? Au nom de qui et au nom de quoi parle-t-il ?

Chomsky nous explique patiemment que les intellectuels contribuent à la « fabrique de l’opinion publique », qu’ils déforment la vérité pour plaire au pouvoir ou bien qu’ils confisquent les idéaux d’émancipation pour imposer les règles de la « bureaucratie rouge ».
Mais lui-même, qui est-il alors ? Un traître à cette caste ? Un agent infiltré dans le camp des exploiteurs ?
Chomsky pourrait répondre qu’il est avant tout un être humain qui essaye de dépasser ses propres déterminants de classe pour défendre une conception générale de l’émancipation et qu’à cet égard, il serait stupide de ne pas profiter des avantages que lui offre son statut pour diffuser son propre discours et contredire le discours dominant imposé par les pouvoirs économique et politique.
Cette position est très certainement soutenable. Peut-être serait-elle encore mieux perçue si l’attitude de Chomsky était moins dogmatique et plus systématiquement modeste.

En définitive, à quoi peut donc bien servir Noam Chomsky ?

Je pense qu’il est beaucoup plus efficace et crédible dans son rôle de dénonciateur, lorsqu’il s’agit de dévoiler les horreurs de l’ordre existant, ses mensonges et ses falsifications. La rigueur et l’abondance de ses arguments y concourent, mais aussi précisément son « statut » de professeur reconnu, qui permet à un certain public – qui n’est pas disposé à se pencher sur les sources d’information trop radicales ou tout simplement indépendantes – de s’intéresser à son discours.
Ce public, c’est celui de la classe moyenne ou moyenne-supérieure, dont Chomsky explique qu’il est précisément le premier à se laisser prendre aux mensonges des médias.
Pour ce public, Chomsky peut en effet constituer une sorte d’antidote au mensonge médiatique et une étape en vue d’une prise de conscience plus complète. C’est d’ailleurs sans doute précisément pour cela que les intellectuels vendus au pouvoir l’attaquent avec tant de hargne.
Mais passé cette étape, Chomsky doit être mis de côté, car sa contribution positive, sa conception de la société « idéale » paraît bien contestable. Tout au plus permet-elle d’engager un débat.

Ainsi donc, je suis tenté de considérer le « renégat » Chomsky comme entrant dans la catégorie des « moins pires intellectuels ».

Lucrèce, janvier 2010

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