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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Mikhaïl Bakounine, itinéraire d’un révolutionnaire

Mikhaïl Bakounine, itinéraire d’un révolutionnaire

La jeunesse
Mikhaïl Bakounine naît le 8 mai 1814 à Priamoukhino (gouvernement de Tver, en Russie) où il est élevé jusqu’à l’âge de quatorze ans. Ses parents font partie de ce que l’on appelle la « petite noblesse ». Son père ayant choisi pour lui la carrière militaire, il l’envoie donc à l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg. Après avoir mené quelque temps la vie insouciante des jeunes aristocrates, futurs officiers de l’empire, Bakounine se désintéresse bientôt de la caserne et fait tout pour s’y soustraire. Il y parviendra au bout de quelques années, ce qui lui vaudra quelques ennuis et une brouille avec son père.
Il décide brusquement de s’inscrire à l’université de Moscou où il se liera d’amitié avec Herzen et Ogarev, exilés pour plusieurs années de Saint-Pétersbourg. Bakounine est loin d’être assidu aux cours, mais il se passionne pour la philosophie allemande. Lorsque les vacances arrivent, il retourne à Priamoukhino, mais il n’a plus qu’un désir maintenant : quitter la Russie pour aller en Allemagne étudier la pensée d’Hegel. C’est Hertzen qui lui avance l’argent nécessaire pour réaliser ce projet. Nous sommes en 1840, Bakounine a vingt-six ans. À Berlin, il fréquente les cours de Werder considéré comme le chef de l’école hégélienne. La pensée d’Hegel lui fera parcourir le même cheminement que de nombreux jeunes philosophes à la même époque, parmi lesquels Marx et Engels. Cette voie mènera à la révolution. Déjà il le pressent et décide de ne jamais retourner en Russie.
Il se met à fréquenter les milieux démocrates et, du même coup, la police secrète commence à s’intéresser à lui. De ce fait, Bakounine préfère quitter l’Allemagne pour aller en Suisse, puis en Belgique, et enfin en France.
C’est à Paris qu’il rencontre Marx et Engels, car il fréquente les milieux allemands et polonais exilés. Surtout, il va connaître Proudhon avec lequel il sympathise très vite. Il faut dire que nous sommes en 1845 et que la maison de Proudhon est alors considérée comme « la Mecque » des révolutionnaires du monde entier. Bakounine sera fortement impressionné par les théories proudhoniennes. Toutefois, dans les années qui suivent, la seule activité de Bakounine semble être de discuter avec tous les démocrates résidant à Paris. À la demande de jeunes Polonais, il prononce un discours pour la commémoration de la révolution polonaise. Ce sera sa première expérience d’orateur. L’ambassade russe réagit et, à sa demande, le gouvernement français expulse Bakounine qui se réfugie en Belgique.

La barricade
Nous sommes au début de l’année 1848. En février, la révolution éclate à Paris. Bakounine y retourne aussitôt et se plonge dans cette ambiance exaltée, assistant aux réunions, défilant dans la rue, participant aux barricades. Il écrit un article pour le journal La Réforme dans lequel il déclare que « la révolution périra si la royauté ne disparaît pas complètement de la surface de l’Europe ». Pour lui, toutes les nations doivent se débarrasser de leurs tyrans, et il pense surtout – évidemment – aux nations slaves. Il part pour la Pologne où une insurrection vient d’éclater ; celle-ci est écrasée alors qu’il se trouve encore en Allemagne. Il interrompt donc son voyage et se rend à Prague où doit se tenir un congrès des Slaves autrichiens. De nombreux incidents éclatent dans la ville pendant la tenue du congrès et dégénèrent en émeutes qui dureront cinq jours au terme desquels les congressistes seront obligés de quitter l’Autriche.
Bakounine se rend alors à Dresde où la révolution éclate aussi. Bien entendu, il en sera un des principaux participants. Mais là aussi la réaction triomphe et il est fait prisonnier. Son procès traîne en longueur et c’est en janvier 1850 qu’il est condamné à mort. Cette peine est ensuite commuée en travaux forcés à perpétuité. L’Autriche et la Russie demandent son extradition. La Saxe finit par le livrer à l’Autriche qui elle-même le livrera à la Russie en mai 1851.

La prison
Bakounine revient donc dans ce pays qu’il ne voulait plus revoir. Il est enfermé dans la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg. C’est là qu’il rédigera sa fameuse Confession au tsar, document ambigu où Bakounine (qui en principe doit finir ses jours sans jamais ressortir du cachot) emploie un ton tantôt déférent envers le tsar, en semblant « regretter » son attitude passée, et tantôt enthousiaste lorsqu’il décrit les journées d’émeutes auxquelles il a participé.
Toutefois, il arrive à faire parvenir clandestinement à sa sœur Tatiana une lettre dans laquelle l’équivoque est levée ; il ne désire qu’une chose : recouvrer la liberté pour reprendre l’action révolutionnaire.
Au bout de huit ans, Bakounine voit sa peine commuée en déportation à perpétuité en Sibérie. Il y restera jusqu’en 1861, puis tentera et réussira une évasion en passant par le Japon, San Francisco, New York et Londres où il arrivera à la fin de l’année 1861.

Le retour
Bakounine reprend aussitôt contact avec les révolutionnaires qu’il avait connus avant 1848. Une nouvelle insurrection éclate en Pologne. Une expédition est montée pour transporter des volontaires par bateau en territoire russe. Bakounine y participe, mais après de multiples péripéties rocambolesques et deux voyages en Suède, il abandonne définitivement ce projet de libération des peuples slaves.

L’anarchie
Bakounine s’installe en Italie. Auparavant il se rend à Londres où il a une entrevue avec Marx, et à Paris où il revoit Proudhon, peu avant la mort de ce dernier. C’est toujours par les théories de Proudhon qu’il se sent attiré. La période du démocrate bourgeois va bientôt prendre fin. Après avoir rompu avec l’aristocratie il va rompre avec ses dernières attaches bourgeoises. Il est devenu antiautoritaire ou, comme dirait Proudhon, anarchiste. Il fonde une société secrète : la Fraternité internationale. Il adhère même à la franc-maçonnerie, organisation traditionnellement bourgeoise et dont il n’a que faire si ce n’est de recruter quelques jeunes démocrates attirés par la révolution.
Il rédige le Catéchisme révolutionnaire (à ne pas confondre avec le Catéchisme du révolutionnaire de Netchaïev), qui est en quelque sorte le programme de la Fraternité internationale. Ce texte est une véritable profession de foi anarchiste (le socialisme, le fédéralisme, l’athéisme, l’antimilitarisme, etc., y sont prêchés).
En 1867, Bakounine se rend au congrès de la Ligue de la paix et de la liberté qui a lieu à Genève. Il est nommé membre du comité chargé d’élaborer un programme. C’est à cette occasion qu’il rédigera Fédéralisme, Socialisme, Antithéologisme. C’est également pour lui l’occasion de rencontrer James Guillaume, qui deviendra en quelque sorte son fils spirituel. Bakounine fonde alors l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, organisation publique calquée sur la Fraternité internationale qui, elle, reste secrète. Les buts que se fixe l’Alliance sont l’abolition des classes, l’égalité économique et sociale, etc.
Nous sommes en 1868 et c’est l’année où Bakounine adhère individuellement à l’Association internationale des travailleurs (AIT). Puis, il demande l’adhésion de l’Alliance, qui est d’abord refusée puis acceptée, non pas en tant qu’Alliance mais en tant que sections locales de l’Alliance.
Au sein de l’AIT, Bakounine et Marx vont très vite s’affronter ; il ne s’agit pas d’une simple querelle de personnes mais bien d’une lutte de deux tendances qui ont des conceptions différentes de l’organisation révolutionnaire (une antiautoritaire – Bakounine –, une autoritaire – Marx). Le congrès de Bâle (1869) renforce les positions des partisans de Bakounine, mais la lutte entre les deux fractions va continuer sans répit et par tous les moyens (lettres et circulaires confidentielles, calomnies, injures, etc.).
En France, les armées de Napoléon III sont vaincues par celles de Bismarck. La république est proclamée. Bakounine se rend à Lyon et, avec l’aide de révolutionnaires français, s’empare de l’hôtel de ville pour « décréter » la suppression de l’État. Mais les masses ne sont pas encore préparées et ne suivent pas cette poignée d’internationalistes. Une fois de plus Bakounine doit s’enfuir. Il se cache un mois à Marseille, passe en Italie et enfin va retrouver ses amis jurassiens. Dans le même temps a lieu la Commune de Paris. Celle-ci succombe sous les coups des versaillais, mais Bakounine peut voir nombre de ses théories reprises instinctivement par le prolétariat parisien. C’est durant toute cette période (Communes de Lyon et de Paris) qu’il va rédiger L’Empire knouto-germanique.
Nous le retrouvons de nouveau en Italie où le démocrate Mazzini a publié une critique sévère de la Commune et des communards parisiens. Bakounine y répond par une série d’articles dans la presse italienne. La polémique tourne à l’avantage de Bakounine et l’influence de l’Internationale grandit en Italie. Parallèlement, l’influence des antiautoritaires prend de l’ampleur au sein de l’AIT. Marx va tout tenter pour enrayer cette progression. À la suite de nombreuses manœuvres (choix du lieu, mode de représentativité des délégués, etc.), le dénouement a lieu au congrès de La Haye en 1872. Bakounine (qui ne peut s’y rendre) et James Guillaume sont exclus de l’AIT, dont le siège est transféré à New York. Il ne faudra pas plus de deux ans pour que ce qui reste de cette organisation (c’est-à-dire les partisans de Marx) disparaisse totalement.
Bakounine restera jusqu’à la fin de l’année 1873 dans la Fédération jurassienne, puis en démissionnera, car la vieillesse réduit de plus en plus ses activités. Il participe encore en 1874 à une tentative de soulèvement populaire à Bologne. En fait, il ne croit pas à une issue favorable, il espère simplement y mourir comme il l’a toujours désiré : sur une barricade. Mais le projet est découvert par la police et la tentative avorte. C’est, encore une fois, la fuite devant les forces réactionnaires.
Bakounine passera les deux dernières années de son existence retiré de la vie politique, résidant tantôt en Italie, tantôt en Suisse. C’est à Berne qu’il meurt le 1er juillet 1876.

Ramon Pino

Michel Bakounine

Dieu et l'État

Les idéalistes de toutes les Écoles, aristocrates et bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux, philosophes ou poètes — sans oublier les économistes libéraux, adorateurs effrénés de l'idéal, comme on sait —, s'offensent beaucoup lorsqu'on leur dit que l'homme, avec son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses aspirations infinies, n'est, aussi bien que toutes les autres choses qui existent dans le monde, rien que matière, rien qu'un produit de cette vile matière.

Nous pourrions leur répondre que la matière dont parlent les matérialistes, matière spontanément. éternellement mobile, active, productive, matière chimiquement ou organiquement déterminée, et manifestée par les propriétés ou les forces mécaniques, physiques, animales et intelligentes qui lui sont foncièrement inhérentes, que cette matière n'a rien de commun avec la vile matière des idéalistes. Cette dernière, produit de leur fausse abstraction, est effectivement un être stupide, inanimé, immobile, incapable de produire la moindre des choses, un caput mortuum,une vilaineimagination opposée à cette belle imagination qu'ils appellent Dieu, l'Être suprême vis-à-vis duquel la matière, leur matière à eux, dépouillée par eux-mêmes de tout ce qui en constitue la nature réelle, représente nécessairement le suprême Néant. Ils ont enlevé à la matière l'intelligence, la vie, toutes les qualités déterminantes, les rapports actifs ou les forces, le mouvement même, sans lequel la matière ne serait pas même pesante, ne lui laissant rien que l'impénétrabilité et l'immobilité absolue dans l'espace ; ils ont attribué toutes ces forces, propriétés et manifestations naturelles, à l'Être imaginaire créé par leur fantaisie abstractive ; puis, intervertissant les rôles, ils ont appelé ce produit de leur imagination, ce fantôme, ce Dieu qui est le Néant : "l'Être suprême" ; et, par une conséquence nécessaire, ils ont déclaré que l'Être réel, la matière, le monde, était le Néant. Après quoi ils viennent nous déclarer gravement que cette matière est incapable de rien produire, ni même de se mettre en mouvement par elle-même, et que par conséquent elle a dû être créée par leur Dieu.

Qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes ? Une fois que la question se pose ainsi, l'hésitation devient impossible. Sans doute, les idéalistes ont tort, et seuls les matérialistes ont raison. Oui, les faits priment les idées, oui, l'idéal, comme l'a dit Proudhon, n'est qu'une fleur dont les conditions matérielles d'existence constituent la racine. Oui, toute l'histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de l'humanité est un reflet de son histoire économique.

Toutes les branches de la science moderne, consciencieuse et sérieuse, convergent à proclamer cette mande, cette fondamentale et cette décisive vérité : oui, le monde social, le monde proprement humain, l'humanité en un mot, n'est autre chose que le développement dernier et suprême — suprême pour nous au moins et relativement à notre planète —, la manifestation la plus haute de l'animalité. Mais comme tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ, l'humanité est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et progressive de l'animalité dans les hommes ; et c'est précisément cette négation aussi rationnelle que naturelle, et qui n'est rationnelle que parce qu'elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatale comme le sont les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le monde - c'est elle qui constitue et qui crée l'idéal, le monde des convictions intellectuelles et morales, les idées.

Oui, nos premiers ancêtres, nos Adams et nos Èves, furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorille, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées, à un degré infiniment plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés précieuses : la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter.

Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l'histoire, représentent proprement le moment, le côté, la puissance négative dans le développement positif de l'animalité humaine, et créent par conséquent tout ce qui constitue l'humanité dans les hommes.

La Bible, qui est un livre très intéressant et parfois très profond, lorsqu'on le considère comme l'une des plus anciennes manifestations, parvenues jusqu'à nous, de la sagesse et de la fantaisie humaines, exprime cette vérité d'une manière fort naïve dans son mythe du péché originel. Jéhovah, qui, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les hommes, est certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, ayant créé Adam et Ève, par on ne sait quel caprice, sans doute pour tromper son ennui qui doit être terrible dans son éternellement égoïste solitude, ou pour se donner des esclaves nouveaux, avait mis généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous les fruits et tous les animaux de la terre, et il n'avait posé à cette complète jouissance qu'une seule limite. Il leur avait expressément défendu de toucher aux fruits de l'arbre de la science. Il voulait donc que l'homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête, toujours à quatre pattes devant le Dieu éternel, son Créateur et son Maître. Mais voici que vient Satan, l'éternel révolté, le premier libre penseur et l'émancipateur des mondes. Il fait honte à l'homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l'émancipe et imprime sur son front le sceau de la liberté et de l'humanité en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science.

On sait le reste. Le bon Dieu, dont la prescience, qui constitue une de ses divines facultés, aurait dû pourtant l'avertir de ce qui devait arriver, se mit dans une terrible et ridicule fureur : il maudit Satan, l'homme et le monde créés par lui-même, se frappant pour ainsi dire lui-même dans sa création propre, comme font les enfants lorsqu'ils se mettent en colère ; et, non content de frapper nos ancêtres dans le présent, il les maudit dans toutes les générations à venir, innocentes du crime commis par leurs ancêtres. Nos théologiens catholiques et protestants trouvent cela très profond et très juste, précisément parce que c'est monstrueusement inique et absurde ! Puis, se rappelant qu'il n'était pas seulement un Dieu de vengeance et de colère, mais encore un Dieu d'amour, après avoir tourmenté l'existence de quelques milliards de pauvres êtres humains et les avoir condamnés à un enfer éternel, il eut pitié du reste, et, pour le sauver, pour réconcilier son amour éternel et divin avec sa colère éternelle et divine, toujours avide de victimes et de sang, il envoya au monde, comme une victime expiatoire, son fils unique, afin qu'il fût tué par les hommes. Cela s'appelle le mystère de la Rédemption, base de toutes les religions chrétiennes. Et encore si le divin Sauveur avait sauvé le monde humain ! Mais non ; dans le Paradis promis par le Christ, on le sait, puisque c'est formellement annoncé, il n'y aura que fort peu d'élus. Le reste, l'immense majorité des générations présentes et à venir, grillera éternellement dans l'Enfer. En attendant, pour nous consoler, Dieu, toujours juste, toujours bon, livre la terre au gouvernement des Napoléon III, des Guillaume 1er, des Ferdinand d'Autriche et des Alexandre de toutes les Russies.

Tels sont les contes absurdes qu'on raconte et telles sont les doctrines monstrueuses qu'on enseigne, en plein XIXème siècle, dans toutes les écoles populaires de l'Europe, sur l'ordre exprès des gouvernements. On appelle cela civiliser les peuples ! N'est-il pas évident que tous ces gouvernements sont les empoisonneurs systématiques, les abêtisseurs intéressés des masses populaires ?

Je me suis laissé entraîner loin de mon sujet par la colère qui s'empare de moi toutes les fois que je pense aux ignobles et criminels moyens qu'on emploie pour retenir les nations dans un esclavage éternel, afin de pouvoir mieux les tondre, sans doute. Que sont les crimes de tous les Troppmann du monde, en présence de ce crime de lèse-humanité qui se commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du monde civilisé, par ceux-là mêmes qui osent s'appeler les tuteurs et les pères des peuples ? Je reviens au mythe du péché originel.

Dieu donna raison à Satan et reconnut que Satan n'avait pas trompé Adam et Ève en leur promettant la science et la liberté, comme récompense de l'acte de désobéissance qu'il les avait induits à commettre : car aussitôt qu'ils eurent mangé du fruit défendu Dieu se dit en lui-même (voir la Bible) : «Voilà que l'homme est devenu comme l'un de Nous, il sait le bien et le mal ; empêchons-le donc de manger du fruit de la vie éternelle, afin qu'il ne devienne pas immortel comme Nous.»

Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce mythe et considérons-en le vrai sens. Le sens en est très clair. L'homme s'est émancipé, il s'est séparé de l'animalité et s'est constitué comme homme : il a commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance et de science, c'est-à-dire par la révolte et par la pensée.

Le système des idéalistes nous présente tout à fait le contraire. C'est le renversement absolu detoutes les expériences humaines et de ce bon sens universel et commun qui est la condition essentielle de toute entente humaine et qui, en s'élevant de cette vérité si simple et si unanimement reconnue, que deux fois deux font quatre jusqu'aux considérations scientifiques les plus sublimes et les plus compliquées, n'admettant d'ailleurs jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l'expérience ou par l'observation des choses et des faits, constitue la seule base sérieuse des connaissances humaines.

On conçoit parfaitement le développement successif du monde matériel, aussi bien que de la vie organique, animale, et de l'intelligence historiquement progressive, tant individuelle que sociale, de l'homme, dans ce monde. C'est un mouvement tout à fait naturel du simple au composé, de bas en haut ou de l'inférieur au supérieur ; un mouvement conforme à toutes nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre logique naturelle, aux propres lois de notre esprit qui, ne se formant jamais et ne pouvant se développer qu'à l'aide de ces mêmes expériences, n'en est pour ainsi dire rien que la reproduction mentale, cérébrale, ou le résumé réfléchi.

Au lieu de suivre la voie naturelle de bas en haut, de l'inférieur au supérieur, et du relativement simple au plus compliqué ; au lieu d'accompagner sagement, rationnellement, le mouvement progressif et réel du monde appelé inorganique au monde organique, végétal, et puis animal, et puis spécialement humain ; de la matière ou de l'être chimique à la matière ou à l'être vivant, et de l'être vivant à l'être pensant, les penseurs idéalistes, obsédés, aveuglés et poussés par le fantôme divin qu'ils ont hérité de la théologie, prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas, du supérieur à l'inférieur, du compliqué au simple. Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu'ils font est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l'éternel idéal dans la fange du monde matériel ; de la perfection absolue dans l'imperfection absolue ; de la pensée à l'Être, ou plutôt de l'Être suprême dans le Néant. Quand, comment et pourquoi l'Etre divin, éternel, infini, le Parfait absolu, probablement ennuyé de lui-même, s'est-il décidé à ce salto mortaledésespéré, voilà ce qu'aucun idéaliste, ni théologien, ni métaphysicien, ni poète, n'a jamais su ni comprendre lui-même, ni expliquer aux profanes. Toutes les religions passées et présentes et tous les systèmes de philosophie transcendants roulent sur cet unique et inique mystère. De saints hommes, des législateurs inspirés, des prophètes, des Messies y ont cherché la vie, et n'y ont trouvé que la torture et la mort. Comme le sphinx antique, il les a dévorés, parce qu'ils n'ont pas su l'expliquer. De grands philosophes, depuis Héraclite et Platon jusqu'à Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, sans parler des philosophes indiens, ont écrit des tas de volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes dans lesquels ils ont dit en passant beaucoup de belles et de grandes choses et découvert des vérités immortelles, mais qui ont laissé ce mystère, objet principal de leurs investigations transcendantes, aussi insondable qu'il l'avait été avant eux. Mais, puisque les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde connaisse, et qui, l'un après l'autre pendant trente siècles au moins, ayant entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe, n'ont abouti qu'à rendre ce mystère plus incompréhensible encore, pouvons-nous espérer qu'il nous sera dévoilé, aujourd'hui, par les spéculations routinières de quelque disciple pédant d'une métaphysique artificiellement réchauffée, et cela à une époque où tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science équivoque, issue d'unetransaction, historiquement explicable sans doute, entre la déraison de la foi et la saine raison scientifique ?

Il est évident que ce terrible mystère est inexplicable, c'est-à-dire qu'il est absurde, parce que l'absurde seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et, retournant s'il le peut à la foi naïve, aveugle, stupide, répéter, avec Tertullien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de la théologie : «Je crois en ce qui est absurde.»Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi. Mais alors s'élève aussitôt une autre question : Comment peut naître dans un homme intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère ?

Que la croyance en Dieu, créateur, ordonnateur, juge, maître, maudisseur, sauveur et bienfaiteur du monde, se soit conservée dans le peuple, et surtout dans les populations rurales, beaucoup plus encore que dans le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple, malheureusement, est encore très ignorant, et maintenu dans cette ignorance par les efforts systématiques de tous les gouvernements, qui la considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l'une des conditions les plus essentielles de leur propre puissance. Écrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d'une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent sans critique et en bloc les traditions religieuses qui, l'enveloppant dès le plus jeune âge dans toutes les circonstances de sa vie, et artificiellement entretenues en son sein par une foule d'empoisonneurs officiels de toute espèce, prêtres et laïques, se transforment chez lui en une sorte d'habitude mentale et morale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel.

Il est une autre raison qui explique et qui légitime en quelque sorte les croyances absurdes du peuple. Cette raison, c'est la situation misérable à laquelle il se trouve fatalement condamné par l'organisation économique de la société, dans les pays les plus civilisés de l'Europe. Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le rapport matériel, au minimum d'une existence humaine, enfermé dans sa vie comme un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir même, si l'on en croit les économistes, le peuple devrait avoir l'âme singulièrement étroite et l'instinct aplati des bourgeois pour ne point éprouver le besoin d'en sortir ; mais pour cela il n'a que trois moyens, dont deux fantastiques, et le troisième réel.

Les deux premiers, c'est le cabaret et l'église, la débauche du corps ou la débauche de l'esprit ; le troisième, c'est la révolution sociale. D'où je conclus que cette dernière seule, beaucoup plus, au moins, que toutes les propagandes théoriques des libres penseurs, sera capable de détruire jusqu'aux dernières traces des croyances religieuses et des habitudes débauchées dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus intimement liées qu'on ne le pense ; et que, en substituant aux jouissances à la fois illusoires et brutales de ce dévergondage corporel et spirituel, les jouissances aussi délicates que réelles de l'humanité pleinement accomplie dans chacun et dans tous, la révolution sociale seule aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises.

Jusque-là le peuple, pris en masse, croira, et, s'il n'a pas raison de croire, il en aura au moins le droit. Il est une catégorie de gens qui, s'ils ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l'humanité. Prêtres, monarques, hommes d'État, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, monopoleurs capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu'au dernier vendeur d'épices, tous répéteront à l'unisson ces paroles de Voltaire :

«Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.»

Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C'est la soupape de sûreté. Il existe enfin une catégorie assez nombreuse d'âmes honnêtes mais faibles qui, trop intelligentes pour prendre les dogmes chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n'ont pas le courage, ni la force, ni la résolution nécessaires pour les repousser en gros. Elles abandonnent à votre critique toutes les absurdités particulières de la religion, elles font fi de tous les miracles, mais elles se cramponnent avec désespoir à l'absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui explique et légitime tous les autres miracles, à l'existence de Dieu. Leur Dieu n'est point l'Être vigoureux et puissant, le Dieu brutalement positif de la théologie. C'est un Être nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire que, quand on croit le saisir, il se transforme en Néant : c'est un mirage, un feu follet qui ne réchauffe ni n'éclaire. Et pourtant ils y tiennent, et ils croient que s'il allait disparaître, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des âmes incertaines, maladives, désorientées dans la civilisation actuelle, n'appartenant ni au présent ni à l'avenir, de pâles fantômes éternellement suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise et le socialisme du prolétariat absolument la même position. Ils ne se sentent la force ni de penser jusqu'à la fin, ni de vouloir, ni de se résoudre et ils perdent leur temps et leur peine en s'efforçant toujours de concilier l'inconciliable. Dans la vie publique, ils s'appellent les socialistes bourgeois.

Aucune discussion avec eux, ni contre eux, n'est possible. Ils sont trop malades.

Mais il est un petit nombre d'hommes illustres, dont aucun n'osera parler sans respect, et dont nul ne songera à mettre en doute ni la santé vigoureuse, ni la force d'esprit, ni la bonne foi. Qu'il me suffise de citer les noms de Mazzini, de Michelet, de Quinet, de John Stuart Mill. Âmes généreuses et fortes, grands coeurs, grands esprits, grands écrivains, et, le premier, restaurateur héroïque et révolutionnaire d'une grande nation, ils sont tous les apôtres de l'idéalisme et les contempteurs, les adversaires passionnés du matérialisme, et par conséquent aussi du socialisme, en philosophie aussi bien qu'en politique. C'est donc contre eux qu'il faut discuter cette question.

Constatons d'abord qu'aucun des hommes illustres que je viens de nommer, ni aucun autre penseur idéaliste quelque peu important de nos jours, ne s'est occupé proprement de la partie logique de cette question. Aucun n'a essayé de résoudre philosophiquement la possibilité du salto mortaledivin des régions éternelles et pures de l'esprit dans la fange du monde matériel. Ont-ils craint d'aborder cette insoluble contradiction et désespéré de la résoudre, après que les plus grands génies de l'histoire y ont échoué, ou bien l'ont-ils considérée comme déjà suffisamment résolue ? C'est leur secret. Le fait est qu'ils ont laissé de côté la démonstration théorique de l'existence d'un Dieu, et qu'ils n'en ont développé que les raisons et les conséquences pratiques. Ils en ont parlé tous comme d'un fait universellement accepté, et, comme tel, ne pouvant plus devenir l'objet d'un doute quelconque, se sont bornés, pour toute preuve, à constater l'antiquité et cette universalité même de la croyance en Dieu.

Cette unanimité imposante, selon l'avis de beaucoup d'hommes et d'écrivains illustres, et, pour ne citer que les plus renommés d'entre eux, selon l'opinion éloquemment exprimée de Joseph de Maistre et du grand patriote italien Giuseppe Mazzini, vaut plus que toutes les démonstrations de la science : et si la logique d'un petit nombre de penseurs conséquents et même très puissants, mais isolés, lui est contraire, tant pis, disent-ils, pour ces penseurs et pour leur logique, car le consentement universel, l'adoption universelle et antique d'une idée ont été considérés de tout temps comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité. Le sentiment de tout le monde, une conviction qui se retrouve et se maintient toujours et partout ne sauraient se tromper. Ils doivent avoir leur racine dans une nécessité absolument inhérente à la nature même de l'homme. Et puisqu'il a été constaté que tous les peuples passés et présents ont cru et croient à l'existence de Dieu, il est évident que ceux qui ont le malheur d'en douter, quelle que soit la logique qui les a entraînés dans ce doute, sont des exceptions anormales, des monstres. Ainsi donc, l'antiquité et l'universalité d'une croyance seraient, contre toute science et contre toute logique une preuve suffisante et irrécusable de sa vérité. Et pourquoi ? Jusqu'au siècle de Galilée et de Copernic, tout le monde avait cru que le Soleil tournait autour de la Terre. Tout le monde ne s'était-il pas trompé ? Qu'y a-t-il de plus antique et de plus universel que l'esclavage ? L'anthropophagie, peut-être. Dès l'origine de la société historique jusqu'à nos jours, il y a eu toujours et partout exploitation du travail forcé des masses, esclaves, serves ou salariées, par quelque minorité dominante ; oppression des peuples par l'Église et par l'État. Faut-il en conclure que cette exploitation et cette oppression sont des nécessités absolument inhérentes à l'existence même de la société humaine ? Voilà des exemples qui prouvent que l'argumentation des avocats du bon Dieu ne prouve rien. Rien n'est, en effet, ni aussi universel ni aussi antique que l'inique et l'absurde, et c'est au contraire la vérité, la justice qui, dans le développement des sociétés humaines, sont les moins universelles, les plus jeunes ; ce qui explique aussi le phénomène historique constant des persécutions inouïes dont leurs proclamateurs premiers ont été et continuent d'être toujours les objets de la part des représentants officiels, patentés et intéressés des croyances universelleset antiques,et souvent de la part de ces mêmes masses populaires, qui, après les avoir bien tourmentés, finissent toujours par adopter et par faire triompher leurs idées.

Pour nous, matérialistes et socialistes révolutionnaires, il n'est rien qui nous étonne ni nous effraie dans ce phénomène historique. Forts de notre conscience, de notre amour pour la vérité quand même, de cette passion logique qui constitue à elle seule une grande puissance, et en dehors de laquelle il n'est point de pensée ; forts de notre passion pour la justice et de notre foi inébranlable dans le triomphe de l'humanité sur toutes les bestialités théoriques et pratiques ; forts enfin de la confiance et de l'appui mutuels que se donnent le petit nombre de ceux qui partagent nos convictions, nous nous résignons pour nous-mêmes à toutes les conséquences de ce phénomène historique, dans lequel nous voyons la manifestation d'une loi sociale aussi naturelle, aussi nécessaire et aussi invariable que toutes les autres lois qui gouvernent le monde.

Cette loi est une conséquence logique, inévitable, de l'origine animalede la société humaine, et au regard de toutes les preuves scientifiques, physiologiques, psychologiques, historiques qui se sont accumulées de nos jours, aussi bien qu'au regard des exploits des Allemands, conquérants de la France, qui en donnent aujourd'hui une démonstration aussi éclatante, il n'est plus possible vraiment d'en douter. Mais du moment qu'on accepte cette origine animale de l'homme, tout s'explique. Toute l'histoire nous apparaît alors comme la négation révolutionnaire, tantôt lente, apathique, endormie, tantôt passionnée et puissante, du passé. Elle consiste précisément dans la négation progressive de l'animalité première de l'homme par le développement de son humanité. L'homme, bête féroce, cousin du gorille, est parti de la nuit profonde de l'instinct animal pour arriver à la lumière de l'esprit, ce qui explique d'une manière tout à fait naturelle toutes ses divagations passées, et nous console en partie de ses erreurs présentes. Il est parti de l'esclavage animal, et, traversant l'esclavage divin, terme transitoire entre son animalité et son humanité, il marche aujourd'hui à la conquête et à la réalisation de son humaine liberté. D'où il résulte que l'antiquité d'une croyance, d'une idée, loin de prouver quelque chose en sa faveur, doit au contraire nous la rendre suspecte. Car derrière nous est notre animalité et devant nous notre humanité, et la lumière humaine, la seule qui puisse nous réchauffer et nous éclairer, la seule qui puisse nous émanciper, nous rendre dignes, libres, heureux, et réaliser la fraternité parmi nous, n'est jamais au début, mais, relativement à l'époque où l'on vit, toujours à la fin de l'histoire. Ne regardons donc jamais en arrière, regardons toujours en avant, car en avant sont notre soleil et notre salut ; et s'il nous est permis, s'il est même utile, nécessaire, de nous retourner, en vue de l'étude de notre passé, ce n'est que pour constater ce que nous avons été et ce que nous ne devons plus être, ce que nous avons cru et pensé, et ce que nous ne devons plus ni croire ni penser, ce que nous avons fait et ce que nous ne devons plus jamais faire. Voilà pour l'antiquité. Quant à l'universalité d'une erreur, elle ne prouve qu'une chose : la similitude, sinon la parfaite identité, de la nature humaine dans tous les temps et sous tous les climats. Et, puisqu'il est constaté que tous les peuples, à toutes les époques de leur vie, ont cru et croient encore en Dieu, nous devons en conclure simplement que l'idée divine, issue de nous-mêmes, est une erreur historiquement nécessaire dans le développement de l'humanité, et nous demander pourquoi et comment elle s'est produite dans l'histoire, pourquoi l'immense majorité de l'espèce humaine l'accepte encore aujourd'hui comme une vérité. Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l'idée d'un monde surnaturel ou divin s'est produite et a dû fatalement se produire dans le développement historique de la conscience humaine, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l'absurdité de cette idée, nous ne parviendrons jamais à la détruire dans l'opinion de la majorité ; parce que nous ne saurons jamais l'attaquer dans les profondeurs mêmes de l'être humain, où elle a pris naissance, et, condamnés à une lutte stérile, sans issue et sans fin, nous devrons toujours nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses innombrables manifestations, dont l'absurdité, a peine abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt sous une forme nouvelle et non moins insensée. Tant que la racine de toutes les absurdités qui tourmentent le monde, la croyance en Dieu, restera intacte, elle ne manquera jamais de pousser des rejetons nouveaux. C'est ainsi que de nos jours, dans certaines régions de la plus haute société, le spiritisme tend à s'installer sur les ruines du christianisme.

Ce n'est pas seulement dans l'intérêt des masses, c'est dans celui de la santé de notre propre esprit que nous devons nous efforcer de comprendre la genèse historique, la succession des causes qui ont développé et produit l'idée de Dieu dans la conscience des hommes. Car nous aurons beau nous dire et nous croire athées : tant que nous n'aurons pas compris ces causes, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les clameurs de cette conscience universelle dont nous n'aurons pas surpris le secret ; et, vu la faiblesse naturelle de l'individu même le plus fort contre l'influence toute-puissante du milieu social qui l'entoure, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard, et d'une manière ou d'une autre, dans l'abîme de l'absurdité religieuse. Les exemples de ces conversions honteuses sont fréquents dans la société actuelle.

J'ai dit la raison pratique principale de la puissance exercée encore aujourd'hui par les croyances religieuses sur les masses. Ces dispositions mystiques ne dénotent pas tant, chez elles, une aberration de l'esprit qu'un profond mécontentement du coeur. C'est la protestation instinctive et passionnée de l'être humain contre les étroitesses, les platitudes, les douleurs et les hontes d'une existence misérable. Contre cette maladie, ai-je dit, il n'est qu'un seul remède : c'est la Révolution sociale. En d'autres écrits, j'ai tâché d'exposer les causes qui ont présidé à la naissance et au développement historique des hallucinations religieuses dans la conscience de l'homme. Ici, je ne veux traiter cette question de l'existence d'un Dieu, ou de l'origine divine du monde et de l'homme, qu'au point de vue de son utilité morale et sociale, et je ne dirai, sur la raison théorique de cette croyance, que peu de mots seulement, afin de mieux expliquer ma pensée.

Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux, et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles ; en conséquence de quoi le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage où l'homme, exalté par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n'est donc rien que le développement de l'intelligence et de la conscience collectives des hommes. À mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité ou même un grand défaut quelconques, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la terre devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l'arbitre et le dispensateur absolu de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout ; et l'homme, son vrai créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave.

Le christianisme est précisément la religion par excellence parce qu'il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l'appauvrissement, l'asservissement et l'anéantissement de l'humanité au profit de la Divinité.Dieu étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme est le mensonge, l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la mort. Dieu étant le maître, l'homme est l'esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu'au moyen d'une révélation divine. Mais qui dit révélation, dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs inspirés par Dieu même ; et ceux-là une fois reconnus comme les représentants de la Divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l'humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, ils doivent nécessairement exercer un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance illimitée et passive, car contre la Raison divine il n'y a point de raison humaine, et contre la Justice de Dieu il n'y a point de justice terrestre qui tiennent. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l'être aussi de l'Église et de l'État en tant que ce dernier est consacré par l'Église.Voilà ce que, de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le christianisme a mieux compris que les autres, sans excepter même les antiques religions orientales, qui d'ailleurs n'ont embrassé que des peuples distincts et privilégiés, tandis que le christianisme a la prétention d'embrasser l'humanité tout entière ; et voilà ce que, de toutes les sectes chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec uneconséquence rigoureuse. C'est pourquoi le christianisme est la religion absolue, la dernière religion ; et pourquoi l'Église apostolique et romaine est la seule conséquente, légitime et divine.

N'en déplaise donc aux métaphysiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes : l'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines, elle est la négation la plus décisive de l'humaine liberté et aboutit nécessairement à l'esclavage des hommes, tant en théorie qu'en pratique.

À moins donc de vouloir l'esclavage et l'avilissement des hommes, comme le veulent les jésuites, comme le veulent les momiers, les piétistes ou les méthodistes protestants, nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession ni au Dieu de la théologie ni à celui de la métaphysique. Car dans cet alphabet mystique, qui commence par dire: «A devra fatalement finir par dire Z», qui veut adorer Dieu doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité. Si Dieu est, l'homme est esclave ; or l'homme peut, doit être libre, donc Dieu n'existe pas. Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle ; et maintenant, qu'on choisisse.

Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions abêtissent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison, ce principal instrument de l'émancipation humaine, et les réduisent à l'imbécillité, condition essentielle de leur esclavage. Elles déshonorent le travail humain et en font un signe et une source de servitude. Elles tuent la notion et le sentiment de la justice humaine dans leur sein, faisant toujours pencher la balance du côté des coquins triomphants, objets privilégiés de la grâce divine. Elles tuent l'humaine fierté et l'humaine dignité, ne protégeant que les rampants et les humbles. Elles étouffent dans le coeur des peuples tout sentiment d'humaine fraternité en le remplissant de divine cruauté.

Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang, car toutes reposent principalement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation perpétuelle de l'humanité à l'inextinguible vengeance de la Divinité. Dans ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains. les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur coeur — et, sinon dans le coeur, dans leur imagination, dans l'esprit — quelque chose de cruel et de sanguinaire.

Tout cela, nos illustres idéalistes contemporains le savent mieux que personne. Ce sont des hommes savants qui savent leur histoire par coeur, et comme ils sont en même temps des hommes vivants, de grandes âmes pénétrées d'un amour sincère et profond pour le bien de l'humanité, ils ont maudit et flétri tous ces méfaits, tous ces crimes de la religion avec une éloquence sans pareille. Ils repoussent avec indignation toute solidarité avec le Dieu des religions positives et avec ses représentants passés et présents sur la terre.

Le Dieu qu'ils adorent ou qu'ils croient adorer se distingue précisément des dieux réels de l'histoire, en ce qu'il n'est pas du tout un Dieu positif, ni déterminé de quelque manière que ce soit, ni théologiquement. ni même métaphysiquement. Ce n'est ni l'Être suprême de Robespierre et de Jean-Jacques Rousseau, ni le Dieu panthéiste de Spinoza, ni même le Dieu à la fois immanent et transcendant et fort équivoque de Hegel. Ils prennent bien garde de lui donner une détermination positive quelconque, sentant fort bien que toute détermination le soumettrait à l'action dissolvante de la critique. Ils ne diront pas de lui s'il est un Dieu personnel ou impersonnel, s'il a créé ou s'il n'a pas créé le monde ; ils ne parleront même pas de sa divine providence. Tout cela pourrait le compromettre. Ils se contenteront de dire : Dieu, et rien de plus. Mais alors qu'est-ce que leur Dieu ? Ce n'est pas un être, ce n'est pas même une idée, c'est une aspiration.

C'est le nom générique de tout ce qui leur paraît grand, bon, beau, noble, humain. Mais pourquoi ne disent-ils pas alors : l'Homme ? Ah ! c'est que le roi Guillaume de Prusse et Napoléon III et tous leurs pareils sont également des hommes ; et voilà ce qui les embarrasse beaucoup. L'humanité réelle nous présente l'assemblage de tout ce qu'il y a de plus sublime, de plus beau, et de tout ce qu'il y a de plus vil et de plus monstrueux dans le monde. Comment s'en tirer ! Alors, ils appellent l'un, divin, et l'autre, bestial, en se représentant la divinité et l'animalité comme deux pôles entre lesquels ils placent l'humanité. Ils ne veulent ou ne peuvent pas comprendre que ces trois termes n'en forment qu'un, et que, si on les sépare, on les détruit.

Ils ne sont pas forts en logique, et on dirait qu'ils la méprisent. C'est là ce qui les distingue des métaphysiciens panthéistes et déistes, et ce qui imprime à leurs idées le caractère d'un idéalisme pratique, puisant ses inspirations beaucoup moins dans le développement sévère d'une pensée que dans les expériences, je dirai presque dans les émotions, tant historiques et collectives qu'individuelles, de la vie. Cela donne à leur propagande une apparence de richesse et de puissance vitale, mais une apparence seulement, car la vie elle-même devient stérile lorsqu'elle est paralysée par une contradiction logique.

Cette contradiction est celle-ci : ils veulent Dieu et ils veulent l'humanité. Ils s'obstinent à mettre ensemble deux termes qui, une fois séparés, ne peuvent plus se rencontrer que pour s'entre-détruire. Ils disent d'une seule haleine : Dieu, et la liberté de l'homme ; Dieu, et la dignité et la justice et l'égalité et la fraternité et la prospérité des hommes - sans se soucier de la logique fatale conformément à laquelle, si Dieu existe, tout cela est condamné à la non-existence. Car si Dieu est, il est nécessairement le Maître éternel, suprême, absolu, et si ce Maître existe, l'homme est esclave ; mais s'il est esclave, il n'y a pour lui ni justice, ni égalité, ni fraternité, ni prospérité possibles. Ils auront beau, contrairement au bon sens et à toutes les expériences de l'histoire, se représenter leur Dieu animé du plus tendre amour pour la liberté humaine, un maître, quoi qu'il fasse et quelque libéral qu'il veuille se montrer, n'en reste pas moins toujours un maître, et son existence implique nécessairement l'esclavage de tout ce qui se trouve au-dessous de lui. Donc, si Dieu existait, il n'y aurait pour lui qu'un seul moyen de servir la liberté humaine, ce serait de cesser d'exister.

Amoureux et jaloux de la liberté humaine, et la considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et respectons dans l'humanité, je retourne la phrase de Voltaire, et je dis : Si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître.

La sévère logique qui me dicte ces paroles est par trop évidente pour que j'aie besoin de la développer davantage. Et il me paraît impossible que les hommes illustres dont j'ai cité les noms, si célèbres et si justement respectés, n'en aient pas été frappés eux-mêmes, et qu'ils n'aient point aperçu la contradiction dans laquelle ils tombent en parlant de Dieu et de la liberté humaine à la fois. Pour qu'ils aient passé outre, il a donc fallu qu'ils aient pensé que cette inconséquence ou que ce passe-droit logique était pratiquementnécessaire pour le bien même de l'humanité.

Document en langue espagnole.

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