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SERPENT -  LIBERTAIRE

anarchiste individualiste

Les experts de l’« antiterrorisme »

Les experts de l’« antiterrorisme »

par Thomas Deltombe
6 juin 2014

Depuis les années 1990, et surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et les États de l’Union européenne ont multiplié les initiatives censées « répondre aux menaces du terrorisme islamiste » : durcissement des législations, renforcement de la coopération antiterroriste internationale, actions ouvertes ou clandestines violant souvent le droit international. Les effets de sidération produits par des attentats spectaculaires et meurtriers ont largement inhibé l’attention critique des citoyens face aux autres menaces que beaucoup de ces initiatives font peser sur les démocraties. C’est de ce constat qu’est né ans un important livre collectif, plus que jamais d’actualité : Au nom du 11 septembre. Coordonné par Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe, il analyse la centralité de cet « antiterrorisme » dans la nouvelle géopolitique mondiale et son impact sur la vie politique des États démocratiques : opérations militaires, surveillance généralisée, pratiques d’exception et de désinformation... Entrons donc dans l’univers plutôt viril (et, de fait, 100% masculin) des marchands de peur – pardon : des experts de l’anti-terrorisme...

Première partie

On comprend mieux leur adaptation à l’alarmisme ambiant lorsqu’on sait que le « directeur de l’Observatoire des pays arabes » (Antoine Basbous), le « président de l’Observatoire international du terrorisme » (Roland Jacquard) et le « président du Centre d’études et de réflexion sur le Proche-Orient » (Antoine Sfeir) sont aussi, et surtout, des consultants. En dépit de son aspect universitaire, l’« Observatoire des pays arabes » est une SARL, comme l’explique son site Web (www.opa-conseils.fr) :

« Créé en 1992, ce cabinet de conseil en stratégie aide les décideurs des secteurs privés ou publics à comprendre le fonctionnement des États et des sociétés de cette zone [“arabo-islamique”], à évaluer le risque économique, à anticiper le risque politique, à identifier les marchés porteurs et à réaliser des études de marché et des études de clientèle. Depuis sa création, l’Observatoire des pays arabes a réalisé des travaux pour le compte de l’Union européenne (Bruxelles), pour plusieurs sociétés d’énergie, des banques, des groupes dans la grande distribution, dans le BTP et pour l’administration. »

Plus énigmatique, l’« Observatoire international du terrorisme » de Roland Jacquard consiste en une simple page Web dont tous les liens renvoient à un autre site, « Sentinel, analyses et solutions », lettre confidentielle fondée par Roland Jacquard en 1986 qui propose aux entreprises des « sessions de sensibilisation et de formation » et des « services opérationnels : audits, enquêtes financières, etc. ».

Quant à Antoine Sfeir, il travaille comme consultant pour assurer l’implantation de certaines entreprises dans le « monde arabe » et rédige des rapports pour diverses administrations françaises (Secrétariat général de la défense nationale, Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, etc.) [1]. Comme le constate l’universitaire Olivier Roy :

« Ça fonctionne en boucle. On ne sait plus très bien quelle est la source de revenu. Faire des contrats avec des boîtes vous permet de passer pour un expert en sécurité, ce qui vous permet ensuite de faire un livre, puis de passer dans les médias pour le vendre, puis de faire des conférences rémunérées qui permettent à l’occasion de rencontrer des clients. » [2]

Une « économie intégrée » suffisamment profitable, depuis le 11 septembre, pour que de nouveaux entrepreneurs, issus pour la plupart du journalisme ou de l’intelligence économique, tentent de pénétrer le marché de l’expertise télévisuelle antiterroriste. Brouillant quelque peu les deux pôles que nous avons mentionnés – « expertise opérationnelle » et « expertise géostratégique » –, les nouveaux entrants ont tendance à présenter un degré supérieur de spécialisation : « expert » du financement du terrorisme (Jean-Charles Brisard), du renseignement (Éric Denécé), de la sûreté aérienne (Christophe Naudin), du Web djihadiste (Anne Giudicelli), etc. Ainsi se constituent des sous-marchés que les médias peuvent solliciter en fonction de l’actualité, sachant pertinemment que rares seront les experts qui refuseront, une fois devant le micro, d’élargir leurs analyses à n’importe quel autre sujet connexe.

Éric Denécé représente sans doute l’exemple le plus abouti de cette génération d’experts post-11 septembre [3]. Ayant travaillé dans sa jeunesse comme analyste au SGDN (1986-1989), il s’est ensuite engagé « à titre personnel » dans « les maquis cambodgiens luttant contre les Vietnamiens » avant de devenir ingénieur commercial chez Matra Défense. Reconverti dans l’intelligence et la sécurité économique, il s’occupera dans les années 1990 de la défense des intérêts de Total en Birmanie : dans la jungle, en coordination avec l’armée birmane, et sur le papier, en dénonçant des « opérations de déstabilisation »initiées, selon lui, par les Américains contre le pétrolier français. Anticommuniste fervent, fin connaisseur des méthodes contre-insurrectionnelles et passionné par les services secrets, il crée en 2000 une association baptisée « Centre français de recherche sur le renseignement » (CF2R).

En bon spécialiste des opérations psychologiques, Éric Denécé connaît les recettes pour se faire inviter sur les plateaux de télévision. Il faut, dit-il, « être disponible » quand on vous appelle, « avoir un titre ronflant qui crédibilise », savoir « faire des phrases courtes, pour permettre aux journalistes de vous couper au montage ». Appliquant toutes ces règles à la lettre, il deviendra en tant qu’« ancien du renseignement » et « directeur du CF2R » un des experts en terrorisme les plus convoités. Ses activités de consultant, de conférencier, de formateur et d’essayiste ne semblent pas souffrir de la grande disponibilité qu’il accorde aux médias. Auteur en 2005 d’une étude aussi remarquée qu’angoissante sur le « développement de l’islam fondamentaliste en France » (pour le compte d’une entreprise de la grande distribution) et d’un ouvrage sur le risque terroriste pesant sur l’industrie touristique, Éric Denécé a pour objectif avoué de « créer une culture du renseignement »dans la société française : il a publié en 2007 un livre sur le sujet, qui a été pensé, dit-il, « pour être vendu chez Auchan, dans les gares, pour que les gens lisent ça sur les plages en vacances » ; et il travaillait la même année sur un projet de parc d’attraction, Spyland, consacré au monde mystérieux de l’espionnage…

« Il faut être sérieux quand on parle de ces choses ! »

Quels liens ces experts-consultants entretiennent-ils avec les services de police et de renseignement ? Difficile de donner une réponse précise. Il faut souvent se contenter de rumeurs : untel serait « très proche de la DST », tel autre serait une « excroissance du Mossad », ce troisième aurait étrangement accès à une « foule de documents classifiés », alors que celui-ci serait « à l’évidence un complet imposteur ». La question est évidemment délicate, puisque l’ambiguïté qu’ils entretiennent sur leurs éventuels« contacts » est la clé de voûte de leur business et de leur légitimité médiatique. Laissant en permanence entendre qu’ils ont un « accès privilégié » à certaines « sources sensibles », ils ne spécifient jamais la nature de cet accès et l’identité de ces sources. Le halo de mystère dont ils s’entourent ressemble fort à un écran de fumée : leur cadre conceptuel n’est le plus souvent qu’une simple copie de celui des services et les « informations » non sourcées qu’ils « dévoilent » divergent rarement de celles que les journalistes rubricards tirent des sources policières ou judiciaires.

En pratique, ce sont souvent les mêmes faits et les mêmes idées qui sont colportées de plateau en livre et de livre en plateau. En matière de terrorisme, les vraies informations sont en effet aussi rares que nombreux les porte-parole. C’est ainsi, par exemple, que le rapport d’Éric Denécé sur le « développement de l’islam fondamentaliste en France » s’appuie très largement sur des écrits journalistiques. On y trouve notamment une « excellente description » du développement de l’islamisme extraite du livre du journaliste algérien Mohamed Sifaoui, Lettre aux islamistes de France et de Navarre [4], et de nombreuses citations tirées de l’ouvrage signé par les journalistes Christophe Deloire et Christophe Dubois, Les Islamistes sont déjà là [5].

Ce dernier ouvrage, presque exclusivement bâti sur des rapports et des déclarations issus des RG, de la DST et du SGDN, revient sur de nombreuses affaires de « terrorisme islamiste » qui avaient déjà fait l’objet de centaines d’articles et d’ouvrages. Le « rapport » d’Éric Denécé n’en fut pas moins ovationné par l’éditorialiste du FigaroYvan Rioufol, et il a reçu les hommages appuyés de Philippe de Villiers, qui consacrera quatre pages de son pamphlet islamophobe Les Mosquées de Roissy [6] à « ce document remarquable de précision et de courage [qui] inquiète les pouvoirs publics car son contenu est alarmant ».

Si les experts-consultants sont en général des obsessionnels du consensus, ils n’ont pas toujours les mêmes avis sur telle ou telle politique, ou tel ou tel régime. Fondateur au lendemain du 11 septembre d’un « centre de recherche » aux impressionnantes connotations anglo-saxonnes, le European Strategic Intelligence & Security Center, le journaliste Claude Moniquet défend par exemple contre vents et marées la war on terror de George W. Bush. En janvier 2002, il déclare notamment, à propos du camp de Guantanamo :

« Ne polémiquons pas. Je crois que cette polémique est ridicule de toute façon. Je pense qu’il n’y a pas de vrai problème de droits de l’homme à Guantanamo. Il faut être sérieux quand on parle de ces choses ! Ces gens ne sont pas torturés, ces gens sont traités de manière décente. Il faut se rappeler que ces gens, lorsqu’ils étaient au pouvoir, il y a deux mois, lapidaient les femmes, égorgeaient les gens dans les stades, coupaient les mains et empêchaient les femmes de travailler, d’aller à l’école. » [7]

Antoine Sfeir, plus critique quant à lui à l’égard de Washington, est en revanche moins loquace à propos de la dictature tunisienne. Certains voient dans ce silence un lien avec le livre on ne peut plus élogieux qu’il a consacré à la Tunisie en 2006, dans lequel il justifie ainsi les restrictions démocratiques imposées par le président Ben Ali à ses compatriotes :

« Faudrait-il accepter que les États-Unis se protègent contre l’islamisme et non la Tunisie, où le danger est pourtant bien plus réel et pressant ? » [8]

Ainsi peuvent naître d’intéressants « débats » d’experts sur les meilleures méthodes pour éradiquer l’« islamisme » : celles de George W. Bush ou celles de Zine el-Abidine Ben Ali ?

La politique de l’administration Bush est un sujet sensible pour les « experts ». On comprend leur embarras : comment trouver une juste position entre une politique américaine qui réclame, comme eux, une guerre tous azimuts contre le « terrorisme » et des autorités françaises qui ont tout fait, notamment en 2002-2003, pour prendre leurs distances avec la propagande américaine ? Alors que la guerre en Afghanistan paraissait d’autant plus justifiée que les dirigeants français s’y étaient résolument engagés, la préparation de l’invasion de l’Irak et la « guerre médiatique » que menèrent à l’époque les États-Unis constituèrent pour les experts une rude épreuve du feu :

Roland Jacquard « révéla » que Saddam Hussein avait toujours en sa possession les « souches d’anthrax » qu’il avait « détournées » de l’Institut Pasteur dans les années 1980 [9] ;

auteur de Géopolitique de l’apocalypse [10], Frédéric Encel déclara solennellement qu’« on savait très bien » que le même Saddam possédait« en réalité encore » des armes biologiques et bactériologiques prêtes à servir [11] ;

François Heisbourg, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), produisit en tant que président du think tank britannique International Institute for Strategic Studies (IISS) un rapport que Tony Blair ne manqua pas de brandir pour justifier l’envoi des troupes britanniques en Irak [12].

Dernière partie : « La nouvelle bataille des idées »

p.-s.

Ce texte est paru initialement sous le titre « “Armer les esprits”, le business des “experts” à la télévision française » dans le recueil Au nom du 11 septembre, coordonné par Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe, publié aux éditions La Découverte, et accessible intégralement pour les usagers des bibliothèques abonnées à Cairn.info en cliquant ici. Nous le publions avec l’amicale autorisation des coordonnateurs et éditeurs.

notes

[1] Bernard Godard et Sylvie Taussig, Les Musulmans en France. Courants, institutions, communautés : un état des lieux, Robert Laffont, Paris, 2007, p. 324.

[2] Entretien avec l’auteur, 19 juin 2007.

[3] Les informations et citations qui suivent proviennent d’un entretien réalisé avec l’auteur le 19 juin 2007 et de la biographie officielle d’Éric Denécé (sur www.cf2r.org).

[4] Publié par Le Cherche-Midi en 2004

[5] Publié par Albin Michel en 2004

[6] Publié par Albin Michel en 2004

[7] « Ben Laden est-il mort ? », C dans l’air, France 5, 24 janvier 2002.

[8] Voir : « La Sfeir tunisienne », Bakchich, 23 août 2006 ; et Alain Gresh, « Illustration et apologie de la dictature tunisienne », Carnet du Diplo, 20 septembre 2006.

[9] Les 4 vérités, France 2, 14 février 2003.

[10] Frédéric Encel, Géopolitique de l’apocalypse. La démocratie à l’épreuve de l’islamisme, Flammarion, Paris, 2002.

[11] « La guerre imminente », C dans l’air, France 5, 18 mars 2003.

[12] « Armes irakiennes : l’embarras des spécialistes du désarmement », Le Monde, 17 juillet 2003.

la nouvelle « bataille des idées »

Au nom du 11 septembre (Troisième partie)

par Thomas Deltombe
11 septembre 2011

Depuis les années 1990, et surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et les États de l’Union européenne ont multiplié les initiatives censées « répondre aux menaces du terrorisme islamiste » : durcissement des législations, renforcement de la coopération antiterroriste internationale, actions ouvertes ou clandestines violant souvent le droit international. Les effets de sidération produits par des attentats spectaculaires et meurtriers ont largement inhibé l’attention critique des citoyens face aux autres menaces que beaucoup de ces initiatives font peser sur les démocraties. C’est de ce constat qu’est né un important livre collectif, plus que jamais d’actualité : Au nom du 11 septembre. Coordonné par Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe, il analyse la centralité de cet « antiterrorisme » dans la nouvelle géopolitique mondiale et son impact sur la vie politique des États démocratiques : opérations militaires, surveillance généralisée, pratiques d’exception et de désinformation... Entrons donc dans l’univers plutôt viril (et, de fait, 100% masculin) des marchands de peur – pardon : des experts de l’anti-terrorisme...

Première partie

Deuxième partie

Quelles que soient leurs positions sur la politique irakienne des États-Unis, les experts sont en revanche d’accord sur un point, le caractère psychologique de la « guerre contre le terrorisme ». Déterminés à empêcher les terroristes de manipuler les foules occidentales, ils s’arment de pédagogie et s’engagent corps et âmes dans ce que le Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme appelait en 2006 la « bataille des idées » [1], laquelle vise, selon ce document officiel, deux « groupes-cibles » prioritaires :

« La population dans son ensemble, y compris les enfants et les adolescents » et « les populations dont les terroristes se prévalent »

(c’est-à-dire les musulmans, ou ceux qui ont l’air de l’être).

Le schéma mental qui sous-tend cette « bataille des idées » est celui, convoqué en permanence par tous les experts, des « poupées russes » (Éric Denécé) ou des « ondes qui se propagent à la surface de l’eau » (Antoine Sfeir). Appliquée dans les premiers temps à la structure opérationnelle d’Al-Qaida, qui aurait Ben Laden en son centre, quelques fidèles dans son entourage et des combattants disséminés sur la surface du globe, cette structuration « en cercles concentriques »s’élargit progressivement lorsque les experts s’accordent pour reconnaître qu’« Al-Qaida n’est qu’un label », que « l’attentat-qu’on-redoute-pour-demain » se fait toujours attendre et que « c’est avant tout une idéologie qui nourrit le terrorisme ». S’opère ainsi, courant 2002, un élargissement de la cible : l’ennemi principal n’est plus simplement le « terroriste » qui rêve de nous foudroyer avec des Boeing détournés, c’est surtout le cancer « islamiste » qui grignote en silence les piliers de la société occidentale. On retrouve là, sous une forme rénovée, la théorie du général Jean Delaunay, auteur d’un ouvrage intitulé La Foudre et le Cancer [2] qui militait pour redonner de la vigueur aux théories contre-subversives (contre le cancer) face à la focalisation sur la force de frappe nucléaire (la foudre). Il expliquait en mars 2003 :

« Ce que j’écrivais il y a dix-huit ans me paraît d’ailleurs encore plus vrai aujourd’hui » [3].

Alors que l’administration américaine s’apprête à pilonner en Irak les positions supposées d’Al-Qaida pour imposer sa démocratie, la télévision française bombarde le public de considérations quasi propagandistes sur l’« assimilation », la « République » et la « laïcité », pour refouler la « gangrène islamiste ». Le concept d’« islamisme », qu’aucun expert ne se risque à définir autrement que par des formules creuses, devient ainsi l’alpha et l’oméga de l’expertise antiterroriste télévisée. Il permet d’unifier toute une série de mouvements, de courants ou de personnalités sous une même bannière, indépendamment de leurs objectifs, de leurs modalités d’action et des contextes politiques, historiques et géographiques dans lesquels ils s’inscrivent. Catégorie infiniment élastique, l’islamisme crée un ennemi aussi artificiel que consensuel, que stigmatisent de concert les experts de la tolérance zéro et ceux de la guerre de l’information, les spécialistes du terrorisme et les « géopoliticiens ». Si tous prennent soin de distinguer rituellement l’islamisme de l’islam, par souci de respectabilité et pour désamorcer rhétoriquement le potentiel raciste dont est chargée l’appellation, ils n’en soulignent pas moins la ressemblance de l’« islamiste » et du « musulman ». Car l’ennemi est partout, tapi, masqué, invisible. C’est la vieille théorie du « poisson dans l’eau », utilisée par Charles Pasqua dans les années 1990 et, avant lui, par tous les théoriciens de la contre-subversion.

Publié dès janvier 2002, le livre d’Alain Bauer et de Xavier Raufer, La Guerre ne fait que commencer, participe au déplacement de la cible du « terroriste » à l’« islamiste », et à l’articulation des fronts extérieur et intérieur dans la « guerre ». Adaptant les théories de la tolérance zéro à la conjoncture post-11 septembre, les auteurs, qui se drapent dans les habits de la scientificité et d’un mystérieux « savoir qui pressent », expliquent que le danger consiste peut-être moins en un festival de bombes atomiques qu’en la diffusion au plus profond de la société française d’un virus subversif. Ou plus précisément : que si tout devient techniquement possible, à commencer par un nouvel« Hiroshima », il faut surtout prendre conscience que les« millénaristes hantés par l’Apocalypse » peuvent surgir de partout, et singulièrement des quartiers « en voie de sécession » que sont les banlieues [4]. Guillaume Bigot et le syndicaliste policier Stéphane Berthomet stigmatisent eux aussi les quartiers populaires, considérés comme la source la plus certaine de la désintégration nationale. DansLe Jour où la France tremblera, ils écrivent :

« En 1940, nos dirigeants se rassuraient en répétant que la première armée du monde [l’armée française] avait la situation bien en main. On connaît la suite. Qu’on se le dise, le périphérique ne sera pas plus infranchissable que la ligne Maginot. » [5]

L’analogie omniprésente avec le cancer, propre à affoler les téléspectateurs d’un certain âge, s’accompagne assez souvent de comparaisons avec les virus informatiques, plus propices à sensibiliser les jeunes générations : l’islamisme s’introduirait dans notre « disque dur » collectif comme un redoutable « cheval de Troie », de sorte que les « cellules dormantes », infiltrées dans « nos universités », « nos hôpitaux », « nos entreprises », peuvent se réveiller au moindre stimulus. La chose fut en tout cas l’objet de multiples débats télévisés après la tentative manquée d’attentat en Grande-Bretagne fin juin 2007 : les « médecins islamistes »s’étaient-ils « auto-allumés » à force de surfer sur les sites Web djihadistes, ou avaient-ils répondu à un signal venu « de la frontière pakistano-afghane » ? [6] Débats qui s’achevèrent immanquablement par une certitude : il faut mettre à jour « notre logiciel » défensif.

C’est pour cette « mise à jour » que militent la plupart des experts sécuritaires. Claude Moniquet, par exemple, ne manque pas une occasion de mettre en garde contre les plus invisibles des terroristes, infiltrés à l’intérieur de la « ligne Maginot ». Ce fut le cas lorsque la justice française interpella, début 2003, un bagagiste arabe de Roissy inconnu des services de police. Moniquet expliqua alors :

« Si l’enquête confirme la piste terroriste, cela voudra dire que le cancer est encore plus profond – ou ses métastases plus largement répandues – qu’on ne pouvait le penser jusqu’à présent. » [7]

Victime d’une simple vengeance familiale, le bagagiste sera rapidement blanchi par la justice. Ce qui ne gênera aucunement l’expert, dont l’objectif est moins de dire ce qui est que de dévoiler ce qui pourrait être, et de trouver n’importe quel prétexte pour vendre les remèdes aux maladies qu’il diagnostique. Il n’hésitera donc pas, deux ans plus tard, à donner des leçons d’antiterrorisme aux services du monde entier :

« Cinq ans après le 11 septembre 2001, le “monde occidental”, et singulièrement l’Europe, en est toujours à combattre les symptômes d’une maladie mortelle et non la maladie elle-même. En d’autres termes, la justice, la police, les services de sécurité et de renseignement traquent les cellules terroristes et combattent le djihadisme, mais se désintéressent trop souvent de l’islamisme qui, lui, progresse jour après jour. […] Notre système de sécurité est donc en tout point comparable à un État qui, pour combattre la malaria, s’emploierait à tuer les moustiques plutôt qu’à assécher les marécages dans lesquels ils naissent et prospèrent. » [8]

Des citoyens-policiers ?

Puisque l’ennemi est « chez nous comme un poisson dans l’eau », la seule solution pour mener à bien la nécessaire thérapeutique de choc « que nous impose l’islamisme » est de mettre sur le pied de guerre la totalité de la population. Les services de police et de renseignement français font certes un travail formidable, ne cessent de rappeler les experts médiatiques. Mais on ne peut laisser les fonctionnaires seuls face aux graves périls qui nous menacent. Les citoyens-téléspectateurs doivent donc non seulement accepter docilement les contrôles d’identité, les fouilles au corps et les caméras de surveillance, mais ils doivent aussi aider activement les autorités à dépister le cancer intérieur. Antoine Sfeir prévient en octobre 2006 :

« La France doit compter sur ses propres citoyens pour lutter contre le terrorisme, parce que sinon on ne pourra pas y échapper. Il y aura un jour un attentat : ce n’est pas une question d’alarmisme, c’est vraiment une question de vigilance. Chacun de nous doit être un maillon de la lutte antiterroriste. » [9]

Dans ce combat, le maillon faible est naturellement le « musulman », plus susceptible que d’autres de céder aux sirènes « islamistes ». Ou, en termes politiquement plus corrects : « Les musulmans sont les premières victimes de l’islamisme. » Jouant pleinement le rôle de vigie auquel sont assignés les « musulmans modérés » (c’est-à-dire les musulmans modèles, abstraits et, à tous les sens du terme, sans histoire), certaines âmes généreuses entreprennent de mettre en avant leur « identité musulmane » pour inciter leurs « semblables » à rejeter les mauvaises influences hors de la « communauté ». Dans la guerre de l’information anti-islamiste, le rôle des « musulmans modérés » devient dès lors ambigu : propagandistes à l’intérieur de la « communauté musulmane », ils doivent se faire délateurs à l’extérieur.

Guillaume Bigot explique cette logique sur un plateau de télévision, quelques mois après le 11 septembre :

« On est dans une guerre asymétrique, c’est-à-dire que des gens qui ont très peu de moyens [s’affrontent à] une grosse puissance [les États-Unis]. Mais il y a une autre asymétrie derrière : c’est l’asymétrie de l’information, c’est-à-dire que les gens qui nous agressent ou qui agressent l’Occident ont infiniment plus d’informations sur nous que nous n’en avons sur eux. Ils nous connaissent parfaitement. Et pour cause : ils sont très occidentalisés, ils se fondent intégralement dans la population. » [10]

Conscient du problème, le journaliste Mohamed Sifaoui entreprendra en 2003 de montrer l’exemple à « ses coreligionnaires » : il s’« infiltre », avec une caméra cachée, dans ce qu’il décrit de façon parfaitement invraisemblable comme une « cellule parisienne d’Al-Qaida » [11]. Consacré « expert » grâce à cette ahurissante opération de dépistage de cancer islamiste, il multipliera ensuite les livres à succès et les reportages sensationnalistes, et recyclera sur tous les plateaux de télévision la théorie combinée de la « tolérance zéro » et du « péril islamiste ».

Mais les musulmans, ou présumés tels, ne sont pas les seuls à devoir faire preuve de vigilance. C’est la nation entière qui doit se mobiliser pour assécher préventivement les foyers « islamistes ». Et comme l’ennemi est infiltré, il faut déployer notre force de persuasion au-delà des frontières, dans les « zones grises » à travers lesquelles s’infiltre jusqu’à « nous » un dangereux venin – comme celui du GSPC algérien, rebaptisé en janvier 2007 « Al-Qaida au Maghreb » [12]. Pour cela, estiment les experts, la nation peut trouver dans sa connaissance des « sociétés musulmanes », grâce à son histoire coloniale, une arme efficace. Antoine Sfeir s’exalte par exemple en octobre 2006 :

« Fabriquons des démocrates ! Créons des universités, des lycées partout dans le monde ! Transformons la moitié de notre armée en agents culturels… mais en uniforme, parce que, de l’autre côté de la Méditerranée, on aime l’uniforme : souvenez-vous comment les Lyautey, les Sarrail, les Gouraud étaient accueillis ! » [13]

Parce qu’ils aiment franchir préventivement les frontières, les experts ont déjà prévu la pénétration du virus hors de la « communauté musulmane » : mutant, le poisson terroriste sortira bientôt de son bocal. Aussi peuvent-ils étendre leur champ de « compétence » – et leur clientèle potentielle – à une gamme extrêmement large de problèmes politiques et sociaux. Éric Denécé explique par exemple :

« La sphère de préoccupation des entreprises s’élargit désormais à de nouveaux domaines qui viennent perturber leur développement et leur imposent de nouvelles conditions de fonctionnement ».

Parmi les nouveaux dangers :

« Les multiples mouvements contestataires qui s’opposent de manière parfois violente à tout ou partie de l’évolution qu’est en train de connaître notre société libérale. […] L’opposition active à la mondialisation vise d’abord les grandes entreprises, puis le “pouvoir de l’argent”. » [14]

Dès lors, étendant leur domaine d’intervention à toutes les formes de contestation, et réactivant les réflexes anticommunistes d’antan, les experts du terrorisme sont légitimement invités sur les plateaux de télévision à commenter les manifestations syndicales ou altermondialistes.

Évoluant dans un univers mental qui considère les rapports sociaux comme naturels ou mécaniques (la société comme corps, l’islamisme comme cancer, l’économie libérale comme système nerveux, etc.), toute remise en cause de cet essentialisme est considérée comme une preuve de mollesse, d’abdication, voire de complicité avec l’ennemi. Le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy déclarait en 2006, à propos de présumés « terroristes islamistes » qu’il s’apprêtait à faire arrêter sous l’œil des caméras :

« Quand on commence par vouloir expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable : c’est une bande d’assassins et on doit les traiter en tant que tel » [15].

La politique et la sociologie, qui ne peuvent mener qu’au « pourrissement moral » et à la « culture de l’excuse », deviennent dès lors presque aussi criminelles que le « terrorisme » lui-même. Pour défendre cette idée, Xavier Raufer parle de« sociologisme » :

« Ce dogme, écrit-il, qui est à la science sociale ce que l’islamisme est à l’islam, […] a débuté sur le mode révolutionnaire, pour sombrer récemment dans le formalisme et le “politiquement correct”, se bornant à jouer la police de la pensée et traitant machinalement de “fasciste” quiconque s’aventure à parler du réel et ose décrire ce qu’il a sous les yeux. » [16]

Ainsi se propage, légitimée par les médias de masse, une singulière vision du « réel », inspirée par une idéologie sécuritaire et apocalyptique, où chaque citoyen-spectateur est sommé de combattre l’ennemi chimérique qu’on lui met sous les yeux.

p.-s.

Ce texte est paru initialement sous le titre « “Armer les esprits”, le business des “experts” à la télévision française » dans le recueil Au nom du 11 septembre, coordonné par Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe, publié aux éditions La Découverte, et accessible intégralement pour les usagers des bibliothèques abonnées à Cairn.info en cliquant ici. Nous le publions avec l’amicale autorisation des coordonnateurs et éditeurs.

notes

[1] La France face au terrorisme. Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme, La Documentation française, Paris, 2006, p. 96

[2] Publié par les Editions Pygmalion en 1985

[3]

<www.francevaleurs.org> ;

[4] Alain Bauer et Xavier Raufer, La Guerre ne fait que commencer, J.-C. Lattès, Paris, 2002, p. 223 et 307.

[5] Stéphane Berthomet et Guillaume Bigot, Le Jour où la France tremblera. Terrorisme islamiste, les vrais risques pour l’Hexagone, Ramsay, Paris, 2005, p. 229.

[6] « Terrorisme : les nouveaux acteurs », Le Débat, France 24, 3 juillet 2007.

[7] « France. Une nouvelle espèce de terroristes ? », VSD, 9 janvier 2003

[8] Claude Moniquet, « Islamisme et djihadisme : combattre la maladie et non ses symptômes », in Claude Moniquet (dir.), 11 septembre 2001-11 septembre 2006. Islamisme, djihadisme et contre-terrorisme cinq ans après le 09.11, ESISC, 2006,

<www.esisc.org> ;

[9] « L’invité d’Olivier Mazerolle », BFM TV, 19 octobre 2006.

[10] « Ben Laden, les alertes américaines », C dans l’air, France 5, 22 mai 2002

[11] Mohamed Sifaoui, « J’ai infiltré une cellule terroriste au cœur de Paris », Zone interdite, M6, 23 mars 2003.

[12] Voir par exemple : « Al-Qaida à nos portes », C dans l’air, France 5, 11 avril 2007.

[13] « L’invité d’Olivier Mazerolle », BFM TV, 19 octobre 2006.

[14] « Les entreprises confrontées aux nouveaux risques liés à la sûreté », CF2R, novembre 2006 ; « Les entreprises face aux nouveaux risques contestataires », CF2R, février 2007.

[15] Pièces à conviction, France 3, 26 septembre 2006.

[16] Xavier Raufer, « Une féconde alliance face aux dangers du monde », Défense nationale et sécurité collective, n° 5, mai 2005,

<www.xavier-raufer.com> ;

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